Conférences géopolitiques #06 : la synthèse du Diploweb

Par Estelle MENARD, Laurent CHAMONTIN, Léa GOBIN, Selma MIHOUBI, le 13 septembre 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Léa Gobin, étudiante en Master 2 de Géopolitique - Risques et Défense à l’Institut Français de Géopolitique (IFG), Université Paris VIII. Selma Mihoubi, journaliste et doctorante en Géographie mention Géopolitique à l’IFG (Paris VIII). Elle prépare une thèse sur sur la stratégie d’implantation des médias étrangers en Afrique sahélienne. Estelle Ménard, diplômée d’un Master 2 Relations internationales et Action à l’étranger de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, étudiante en Master 2 Géopolitique - Territoires et enjeux de pouvoir à l’Institut français de géopolitique (IFG, Université Paris VIII). Laurent Chamontin est diplômé de l’École Polytechnique, Membre du Conseil scientifique du Diploweb.

Voici une précieuse synthèse de 8 conférences de qualité sur les questions internationales, géopolitiques et stratégiques. Ces évènements améliorent notre compréhension de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient, et des ressources naturelles. Le Diploweb publie cette sixième édition dans l’intention d’étendre dans l’espace et le temps le bénéfice de ces moments d’intelligence du monde. Puisse cette idée originale du Diploweb être partagée, copiée, développée sur la planète entière. Faire rayonner l’intelligence du monde, c’est dans l’ADN du Diploweb.com.

Trois grands thèmes : l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient, les ressources naturelles.

EUROPE

Cette première partie présente les synthèses des conférences suivantes : Les populismes et l’euroscepticisme dans les pays de l’Union européenne. Vers le nouveau normal ? ; France Médias Monde, un outil précieux dans la bataille mondiale des idées ; Le passé comme prologue : quelle histoire pour l’Ukraine contemporaine ? ; Environnement du conflit syrien et dynamiques régionales au sud de l’Europe.

A. Les populismes et l’euroscepticisme dans les pays de l’Union européenne. Vers le nouveau normal ?

Conférence organisée le mercredi 13 juin 2018 par l’IHEDN – Les débats de l’actu, à l’École militaire à Paris. Intervenants : Marc Semo, journaliste en charge de la diplomatie au quotidien Le Monde  ; Sylvain Khan, Sylvain Kahn professeur agrégé au sein du master affaires européennes et du département d’histoire à Sciences Po ; Amélie Zima, chercheur au CNRS (EHSS-IRSEM) et Paolo Modugno, spécialiste de la vie politique italienne, enseigne la civilisation italienne à Sciences Po Paris.

Les élections de gouvernements populistes et eurosceptiques en Pologne (août 2015), en Autriche (décembre 2017), en Italie (mars 2018) et en Hongrie (mai 2018) sont-elles annonciatrices d’un nouveau « normal » dans l’Union européenne (UE) ? Positivement connoté au XIXème siècle aux États-Unis, le terme « populiste » est aujourd’hui utilisé pour désigner des partis anti-élite, xénophobes, eurosceptiques et s’adressant au peuple comme un bloc hétérogène. Mais les populismes ont des particularités : ils peuvent être d’extrême-droite, régionalistes ou de gauche. Il existe aussi des populismes atypiques ou pragmatiques, « ni de gauche, ni de droite », comme le Mouvement cinq étoiles (M5S) en Italie.

Initialement europhile, l’Italie a pris un tournant eurosceptique, avec deux leaders populistes au pouvoir, résultat de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Ligue. Au nord, la Ligue a trouvé un écho du côté de l’industrie, promettant la baisse d’impôts et la fermeture des frontières aux migrants. Le M5S, quant à lui, a séduit l’électorat du sud avec le revenu universel. L’arrivée des populistes trouve une partie de son explication dans le niveau de chômage, s’élevant à 11,2 % et dont 26 % sont des jeunes, contre 17 % en France. Conséquences : l’abaissement du niveau moyen de salaire et l’exode étudiant. Le sud souffre d’une concentration de ces problèmes. Un sondage de l’Eurobaromètre permet de prendre la mesure du sentiment anti-européen : 67 % des répondants considèrent avoir tiré bénéfice de l’UE, contre 44 % en Italie, où l’euro a contribué à l’inflation. Premier pays d’entrée de l’UE, recueillant 80 % des arrivées par la Méditerranée, l’utilisation politique du sentiment d’abandon par le nouveau gouvernement populiste a donné lieu à de fortes tensions diplomatiques avec la France en juin 2018.

Sylvain Kahn parle d’une « orbanisation » de l’Europe, c’est-à-dire de la généralisation de caractéristiques propres à Viktor Orban, en Hongrie, à d’autres leaders européens. Ce sont des populistes au pouvoir, et pas seulement dans l’opposition. Ils sont donc à même de mettre en œuvre leur programme. Ce ne sont pas des missionnaires : ils ne cherchent pas à convaincre les autres membres de l’UE. Pourtant, ils les influencent. Au Parlement européen, V. Orban semble avoir « colonisé » son groupe, le Parti Populaire européen (PPE), composé de partis de droite traditionnelle qui penchent de plus en plus vers les idées du leader hongrois : un « coup de maître », selon S. Kahn. Cette « orbanisation » signifie la mise en œuvre de l’illibéralisme, du nationalisme européen et du souverainisme communautaire.

Car le libéralisme politique, caractérisé notamment par le bipartisme et les élections libres, n’implique pas nécessairement le respect de l’État de droit. Un système qui conjugue ces particularités est ainsi caractérisé de démocratie illibérale, un style de gouvernance dont V. Orban se réclamait déjà en 2014. Ainsi, sans franchir la ligne rouge imposée par les règles de l’Union européenne (UE), sans (trop) truquer les élections, il abat petit à petit les fondations de l’État de droit. La Hongrie n’en est pas moins une démocratie parlementaire. Par exemple, il n’y a pas de censure. Mais est-ce bien nécessaire, quand l’État s’est débarrassé de la presse d’opposition par divers procédés tout à fait légaux, comme le rachat de journaux ?

Ces partis populistes prônent aussi un nationalisme européen. Durant l’entre-deux guerres, le nationalisme était une doctrine politique très mobilisatrice, défendue par des mouvements fascistes dans de nombreux pays d’Europe, mais elle supposait la supériorité d’une nation sur une autre. Aujourd’hui, il est plus stratégique pour l’extrême-droite de défendre un nationalisme européen, qui soutient que toutes les nations se valent mais qu’il ne faut pas les mélanger : il faut donc s’allier contre l’invasion étrangère. De plus, ces partis partagent l’idée d’un souverainisme communautaire. V. Orban joue sur l’idée que l’UE est bénéfique car, unies, les nations sont plus fortes pour se défendre… mais pas de là à déléguer la souveraineté régalienne (monnaie, diplomatie, frontières). Or, il va à l’encontre des principes de l’UE de faire son tri parmi les mesures à suivre ou à rejeter. Ainsi, en Pologne, un référendum posant la question « Le droit communautaire doit-il être supérieur au droit polonais ? » remet en cause l’intégration européenne.

Selon Amélie Zima, l’Europe de l’est est le berceau des populismes et des démocraties illibérales. En Pologne, le parti Droit et justice (PiS) s’est fait élire sur une promesse de « bon changement » pour redresser le pays et pour rompre avec les années 2007-2014 du gouvernement Plate-forme civique, dirigé par l’européiste Donald Tusk, qui a ensuite pris les fonctions de Président du Conseil européen. Le PiS mène une politique sociale mais conservatrice. D’une part, il met en place des allocations familiales, des aides pour la rentrée scolaire et l’abaissement de l’âge de la retraite. D’autre part, il attaque les médias, la justice et puise abondamment dans l’histoire pour justifier ses politiques. Celles-ci ont effectivement donné lieu à un recul de la pauvreté et à un retour de la croissance, passant de 2,6 % en 2016 à 5 % en 2018. Ces réussites s’accompagnent d’une image d’exemplarité gouvernement, dont l’actuel Premier ministre Mateusz Morawiecki a décidé de diminuer les salaires des députés de 20 %. Toutefois, les inégalités entre les sexes se creusent, d’abord parce que l’âge du départ à la retraite est de 60 ans pour les femmes contre 65 ans pour les hommes, mais aussi parce que le redressement économique permet aux ménages de se passer de la main d’œuvre féminine. Parmi les autres mesures restrictives des libertés, on cite l’ingérence politique dans le travail de la Cour Suprême ; la fusion des fonctions de ministre de la Justice et de procureur ; la diminution de la liberté de réunion ; la reprise en main des médias publics par le gouvernement et la disparition des débats parlementaires à la télévision afin de cacher les irrégularités aux téléspectateurs.

Face à ces dérives, l’UE réagit. En décembre 2017, la Commission européenne a déclenché contre la Pologne l’article 7 du traité de l’UE, menaçant son droit de vote dans les institutions communautaires. Pour calmer le jeu, le PiS s’est défait de sa Première ministre Beata Szydlo, remplacée par M. Morawiecki. Il a aussi limogé son ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense. Ces mesures, qu’A. Zima caractérise de « cosmétiques », n’ont pourtant pas ramené l’État de droit, et une audition formelle des dirigeants polonais a eu lieu, fin juin 2018. Elle démontre toutefois la volonté de la Pologne d’entretenir de bonnes relations avec l’UE. En effet, entre 80 et 84 % des Polonais y sont favorables. Par conséquent, le PiS ne parle pas de « Pol-exit », mais seulement de réformes.

Ainsi, face à une demande sociale, le populisme et l’illibéralisme se sont aisément insérées dans des démocraties européennes, en entretenant un jeu de prudence face aux lignes rouges et aux zones grises. S’il ne faut pas craindre un retour du fascisme de l’entre-deux guerres, il est important de rester attentif à l’évolution de ces régimes politiques dans l’Union européenne.

B. France Médias Monde, un outil précieux dans la bataille mondiale des idées

Conférence organisée le lundi 28 mai 2018 à l’École Militaire à Paris par l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale). Intervenante : Marie-Christine Saragosse, présidente directrice générale de France Médias Monde (FMM).

« À quelques exceptions près comme l’Allemagne ou le Qatar, les pays qui se sont dotés d’outils d’audiovisuel extérieur sont les membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU »

Très peu de pays dans le monde ont des outils d’Audiovisuel extérieur comme la France. Y-a-t-il un lien de cause à effet ? Pas forcément, mais cela montre que ces outils sont des éléments de statut. Grâce à la production de contenus et à la large diffusion internationale, ces médias ont un rapport coût/impact très efficient : chaque semaine, le groupe comptabilise « 150 millions de contacts ». Un résultat en constante évolution. Le contexte international aujourd’hui caractérisé par des batailles idéologiques à travers les frontières, rend les médias extérieurs nécessaires. Ces groupes répondent à de véritables enjeux géostratégiques et sont de plus en plus nombreux avec l’émergence de nouvelles puissances.

France Médias Monde est née en 2012 de la fusion entre Radio France Internationale (RFI), Monte Carlo Doualiya (MCD), radio internationale française arabophone, et la chaîne de télévision France 24. Il s’agit d’assurer la diffusion des valeurs de la France à travers des médias globaux en 15 langues différentes pour un budget de 270 millions d’euros. Face à la British Braodcasting Corporation (BBC, groupe d’audiovisuel extérieur britannique) et son budget de 345 millions d’euros, la France a su établir une entreprise efficace en ayant l’un des plus faibles budgets parmi les groupes de médias publics internationaux. Mais il n’y a pas que des rivalités : RFI collabore régulièrement avec sa partenaire allemande Deutsche Welle pour former une coopération à l’échelle européenne, afin de produire des programmes destinés à la jeunesse.

FMM diffuse de l’actualité en continu, grâce à une équipe de journalistes libres et indépendants. Ils sont d’ailleurs 1800 employés travaillant pour le groupe, depuis Paris ou l’étranger, dans l’une des quatre rédactions délocalisées. Selon l’intervenante, il n’y a pas d’alternatives privées à France Médias Monde, et la publicité ne permet pas de financer des projets à cette échelle, d’où la nécessité de fonds publics. Le groupe français revendique un savoir-faire et une maîtrise de la production et de la diffusion de contenus à travers le monde, qui en fait une entreprise stratégique pour l’influence de la France. Alors que le contexte international est parfois porteur de menaces, Marie-Christine Saragosse voit la France comme un repère : attendue et estimée, la France est reconnue dans le monde, notamment depuis le Brexit et les élections américaines. Elle attire et retient l’attention et doit s’exprimer. C’est d’ailleurs la déontologie et l’indépendance journalistiques qui font la force des rédactions de RFI, France 24 et MCD. Il est ainsi nécessaire d’affirmer que ces médias sont publics mais non gouvernementaux, une nuance essentielle pour ne pas être accusés de propagande.

Aussi, le passage aux technologies numériques suggère une période de mutations et de ruptures. Les informations se propagent de manière planétaire et des puissances émergentes utilisent ces mêmes moyens pour diffuser leurs idéologies. L’intervenante évoque ainsi une bataille des idées, et une bataille pour capter l’attention des utilisateurs. Nombreuses sont d’ailleurs les manœuvres de déstabilisation de la part de médias concurrents étrangers envers les médias de service public. Lorsque ces médias via diverses plateformes dénigrent des groupes audiovisuels publics, il s’agit bien de cyberattaques qui peuvent être considérées comme des actes de guerre. D’autres menaces extérieures touchent aussi les équipes du groupe, notamment ceux qui sont sur des terrains sensibles. C’est pourquoi FMM a mis en place des stages de sécurité afin de former les employés à faire face à ces nouvelles agressions.

Les médias du groupe FMM ne doivent pas être associées à « la voix de la France », mais plutôt à un moyen de diffuser la culture et la conscience françaises. Et ce message est défendu par des équipes de 66 nationalités différentes qui ont un socle de valeurs communes. La Francophonie est également un enjeu majeur pour le groupe : RFI est depuis longtemps engagée dans l’apprentissage du français, notamment en Afrique, cœur de l’avenir de cette langue. Grâce à ses médias, FMM souhaite participer à la construction de la paix en Afrique, notamment dans la bande sahélienne. D’où l’inauguration en 2015 d’une rédaction en Bambara, langue transnationale très usitée en Afrique de l’Ouest francophone.

Finalement, dans la bataille des idées, FMM se veut un outil pour imposer la culture face à des idéologies « mortifères », sectaires ou radicales.

C. Le passé comme prologue : quelle histoire pour l’Ukraine contemporaine ?

Conférence organisée le 14 mai 2018 à l’INALCO à Paris. Intervenant : Serhii Plokhii, historien et chercheur à l’université Harvard, directeur du Ukrainian Research Institute.

Le contexte de l’indépendance de l’Ukraine

La catastrophe de Tchernobyl (1986) est un élément fondateur dans la marche de l’Ukraine vers l’indépendance (1991). Lors de l’accident, les autorités de la République socialiste soviétique d’Ukraine sont ignorées par Moscou et livrées à elles-mêmes.

Le Roukh, mouvement de la société civile qui se transforme en parti politique et joue un grand rôle lors de l’indépendance, tire son origine de la catastrophe, comme l’a reconnu son fondateur et premier dirigeant Ivan Dratch. L’éco-nationalisme qui apparait à cette occasion concerne aussi les élites ukrainiennes, qui auparavant avaient fait du lobbying à Moscou pour obtenir une centrale nucléaire.

Lors de l’indépendance, trois forces se conjuguent :
. Le Roukh (voir ci-dessus) ;
. Les nationaux-communistes qui, avec Leonid Kravtchouk réagissent à la suspension par Eltsine des activités du PCUS sur le territoire de la Russie ;
. Le mouvement des syndicats du Donbass, qui souhaite prendre de la distance vis-à-vis de Moscou.

Le Donbass vote à 70 % pour l’indépendance, la Crimée à 54 % et Sébastopol à 56 %. Le vote sur l’indépendance de l’Ukraine précipite la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) car B. Eltsine et les russes ne peuvent imaginer l’URSS sans l’Ukraine – ni la Russie seule avec les républiques musulmanes d’Asie centrale.

L’évolution des relations avec la Russie (1991 – 2014)

Jusqu’en 1917, l’Ukraine était très multiethnique : tatars, russes, polonais, juifs, allemands…. Après 1945, ukrainiens et russes sont prédominants sur le territoire de l’Ukraine. Après 1991, l’ukrainien est déclaré seule langue nationale mais le russe reste dominant dans l’éducation, l’édition, la télévision…

Le clivage entre Est et Ouest (soviéto-nostalgie, pratique du russe) apparait dans les années 1990 et conduit aux oscillations des années 2000 (présidence de V. Youchtchenko puis de V. Yanoukovitch).

Le vote ukrainien pour l’indépendance a aussi pour conséquence l’indépendance de la Russie. Celle-ci développe une doctrine d’indépendance limitée pour les autres républiques de la Commuauté des États indépendants (CEI), dès la création de celle-ci en 1991. L’incompréhension sur l’interprétation de l’indépendance des républiques post-soviétiques est l’un des points d’achoppement de la relation entre Russie et États-Unis, par ailleurs très coopératives dans les années 1990.

L’approche russe vis-à-vis de l’Ukraine se caractérise par son caractère impérial et par un nationalisme inspiré du XIXe siècle (russité fondée sur la russophonie). La mémoire de la période soviétique est très différente en Russie et en Ukraine : la première privilégie le récit d’une nation de vainqueurs alors que la seconde en retient surtout la famine de 1933.

L’évolution de l’Ukraine depuis 2014

La réponse ukrainienne au projet impérial russe se caractérise par trois éléments :
. Le refus de la division sur une base linguistique. La présence des russophones dans les rangs des forces ukrainiennes est massive.
. La destruction des statues de Lénine. Il s’agit d’un mouvement spontané, surtout visible en Ukraine centrale, où il coïncide avec une pleine prise de conscience de la responsabilité soviétique dans la famine de 1933. Ce mouvement est ensuite amplifié par le Parlement ; il exprime le rejet du passé communiste autant que de la part que les Russes y ont joué.
. L’émergence d’une Église orthodoxe nationale qui bat en brèche l’influence de l’Église autocéphale du Patriarcat de Moscou.

La guerre avec la Russie a eu pour effet une importante consolidation de l’Ukraine. L’élection dès le premier tour de P. Porochenko en 2014 signale la fin du clivage Est-Ouest évoqué plus haut. L’Ukraine restera multi-ethnique et multilingue, mais le russe est devenu la langue d’une minorité. Les oligarques ukrainiens ont joué un rôle important dans la révolution de la Dignité, en réaction à une présidence autoritaire et de plus en plus inféodée à Moscou. Ils considèrent que la révolution a atteint ses objectifs mais la société civile, autre force motrice de la révolution, n’est pas sur la même ligne.

Le modèle autoritaire qui est la norme dans l’ex-URSS est remis en cause en Ukraine ; cela doit être mis en relation avec l’héritage composite de l’Ukraine, dont la partie occidentale a été exposée au modèle politique austro-hongrois au XIXe siècle. Le retour à l’Empire est impossible. Sa décomposition a commencé en 1917 avec l’octroi de concessions aux nationalités et continuera. La décomposition de l’Empire sous l’effet des forces nationalistes est en plein accord avec ce qui a été observé en Europe.

Signalons en complément des données très complètes sur l’Ukraine dans l’atlas en ligne publié par le Harvard Ukrainian Research Institute : http://gis.huri.harvard.edu

D. Environnement du conflit syrien et dynamiques régionales au sud de l’Europe

Conférence organisée le mardi 19 juin 2018 par la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) à Paris. Intervenant : Yannis Zepos, Ambassadeur, représentant permanent de la Grèce à l’OTAN de 2004 à 2007 et membre du « Groupe d’experts » coordonné par Madeleine Albright chargé de rédiger le nouveau concept stratégique de l’OTAN.

De par sa position géostratégique, la Grèce est une observatrice privilégiée du conflit syrien et des dynamiques régionales qui en résultent. Ainsi, comment se positionne-t-elle face à la Russie, la Turquie et l’Union européenne (UE), compte tenu d’une donnée majeure, la crise migratoire ?

Y. Zepos voit le conflit syrien comme l’acte final du « printemps arabe » qui débute en décembre 2010, dont les objectifs de répartition des richesses et de transparence politique ont vite été occultés par la croissance de mouvements islamiques et extrémistes. Huit ans plus tard, on observe l’ingérence d’acteurs tiers semblant plus disposés à trouver des arrangements répondant à leurs objectifs stratégiques qu’à trouver une solution juste au conflit. Celui-ci a permis le retour de la Russie sur la scène internationale sous prétexte de restaurer la sécurité sur le territoire syrien, dont elle est séparée par 1 500 kilomètres. L’ingérence turque et iranienne doivent, entre autres, se lire à travers le prisme de la question kurde. Le changement de frontières et la possibilité de créer un foyer national pour les Kurdes, bête noire de la Turquie, ne sont pas non plus souhaitables pour l’Irak, ni pour la Syrie. Ce conflit a engendré des dynamiques régionales qui affectent l’Europe par le biais de la Turquie, première station des réfugiés. Ils sont présentement 3,5 millions à attendre d’entrer en Europe, par voie légitime ou non. Pour assurer leur maintien, la Turquie doit recevoir de l’UE 3 milliards d’euros par année. Toutefois, la Grèce craint de voir s’intensifier les flux migratoires en provenance de la Turquie si celle-ci met fin au statu quo. Sur les îles grecques en Mer Égée, la population locale est de plus en plus hostile aux 100 000 réfugiés présents sur le territoire, une tendance xénophobe à laquelle les Grecs ne sont pourtant pas habitués. Ainsi, la crise migratoire est un véritable levier d’influence pour la Turquie, lui permettant d’exiger un rôle fort vis-à-vis de l’UE.

En effet, les relations gréco-turques se sont détériorées depuis 2012. Y. Zepos parle d’un « verbalisme agressif » de la part de la Turquie, se traduisant par des survols militaires constants, violant la zone aérienne grecque, mais aussi dans les relations diplomatiques, notamment au sujet de la République turque de Chypre du nord. Ainsi, des interlocuteurs turcs auraient fait référence aux Grecs morts noyés à la fin de la guerre gréco-turque entre 1919 et 1922. Inversement, certaines actions diplomatiques grecques ont choqué la Turquie, ainsi que le rappelle un conseiller de l’ambassade de la Turquie en France pendant la période de question qui a suivi la présentation d’Y. Zepos. D’abord, huit officiers turcs inquiétés suite à la tentative du coup d’État du 16 juillet 2016 et arrivés par hélicoptère sur le sol grec se sont vus donner l’asile politique. De plus, en 1999, un dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) fut brièvement protégé par l’ambassade grecque de Nairobi au Kenya. Dans ces conditions, le diplomate turc trouve difficile un apaisement des relations avec la Grèce.

Pour Y. Zepos, l’Organisation des Nations Unies (ONU) n’a pour l’instant qu’un rôle très limité dans la prévention d’une catastrophe humanitaire, étant donné l’absence de moyens du Conseil de sécurité (CS) et le droit de veto des membres permanents. Celui-ci est surtout utilisé par la Russie et la Chine, qui se focalisent sur leurs intérêts géopolitiques plutôt que sur la résolution du conflit. Le déploiement de contingents militaires de l’ONU est improbable, étant donné la zone couverte par le conflit et le précédent que constitue l’intervention en Libye. À l’ONU, la Grèce a adopté une démarche bilatérale. Le ministre des Affaires étrangères entretient des contacts avec tous les pays de la zone pour trouver une solution créative et durable. Si la Russie et la Grèce échangent des idées sur la crise, la première a son propre agenda et la seconde peut difficilement renverser ces ambitions.

Face aux crises qui s’articulent autour de la Méditerranée, la Grèce est en première ligne. Cette proximité géographique de la Turquie et du Moyen-Orient implique le risque de voir augmenter le nombre de migrants sur son territoire. Pendant ce temps, l’UE, dans laquelle elle a choisi de rester, est déstabilisée par des forces populistes en Italie, en Autriche, en Hongrie et en Pologne. Dans cette Europe traversée par des tendances dangereuses, Y. Zepos pense que la diplomatie grecque, réaliste et fidèle aux alliances, peut contribuer à la politique méditerranéenne. Il faut aller au-delà des égoïsmes nationaux, ou alors le monde fera face à des situations incontrôlables et à des phénomènes extrêmes, supportés par une partie de la population.

II. ASIE ET MOYEN-ORIENT

Cette deuxième partie présente les synthèses des conférences suivantes : Quel avenir pour l’Iran après la décision américaine ? ; L’Inde, pays émergent ou puissance mondiale ? ; L’Inde, l’autre puissance africaine.

A. Quel avenir pour l’Iran après la décision américaine ?

Conférence organisée le vendredi 18 mai 2018, à l’Institut français des relations internationales à Paris.
Intervenants : Alexandra De Hoop Scheffer, politologue spécialiste des États-Unis ; Clément Therme, chercheur spécialiste de l’Iran à l’International Institute for Strategic Studies ; Pierre Razoux, historien français spécialisé dans les conflits contemporains et les relations internationales ; Mathieu Etourneau, directeur général du Centre français des Affaires de Téhéran.

L’accord de limitation du nucléaire iranien trouve ses origines dans une initiative européenne de 2003. C’est Barack Obama qui signe l’entrée des États-Unis dans cet accord en 2015, alors qu’il était président. Or, l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en janvier 2017 s’est accompagnée d’un tournant idéologique à la Maison Blanche, sous le signe de « l’Amérique d’abord », du rejet en bloc des politiques de B. Obama et de la volonté d’accélérer la recomposition des rapports de force au Proche-Orient. Ce qui a poussé le nouveau président de se retirer de l’accord iranien le 8 mai 2018. Simultanément, les États-Unis menacent de sanctions les États qui entretiennent des liens économiques avec l’Iran : tous les établissements bancaires utilisant le riyal iranien seront sanctionnés dès le 6 août. Si l’obsession iranienne de Trump trouve des racines dans les administrations précédentes, dont les mesures ont contribué à renforcer l’influence de l’Iran dans la région, il faut aussi considérer cette décision, tout comme celle sur le transfert de l’ambassade à Jérusalem et la renégociation de l’ALENA, comme un moyen de renforcer sa base électorale, en se donnant des allures de président disruptif.

Reconfiguration géopolitique au Moyen-Orient

Aujourd’hui, Trump veut s’appuyer sur ses alliés régionaux : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Israël, la Jordanie et l’Égypte. C’est un rapprochement inévitable pour faire face aux défis que posent l’Irak, la Syrie et le Liban, soutenus par l’Iran et la Russie, qui consolident leur puissance dans la région. Selon Pierre Razoux, il s’agit d’un retour d’une « Guerre froide ». En effet, les lignes de tension sont nombreuses. On pense notamment au soutien saoudien au régime yémenite contre les rebelles houtis, conflit armé en cours depuis 2004. Il y a aussi le facteur géoéconomique et énergétique à prendre en compte, car la Méditerranée orientale constitue une zone d’intérêt majeure. Israël et l’Égypte veulent exporter leur gaz naturel offshore vers la Méditerranée et l’Europe, au grand dam de la Russie, première exportatrice, mais aussi des Iraniens qui souhaitent construire un corridor terrestre à cet effet. La confrontation entre Israël et l’Iran se déploie aussi en Syrie et au Liban : le premier utilisant la dissuasion classique (nucléaire et balistique), le second la dissuasion asymétrique, avec le proxy qu’est Hezbollah, mais aussi les missiles balistiques.

Quel rôle pour les Iraniens dans les négociations ?

Tant qu’Hassan Rohani est au pouvoir, c’est de façon modérée que l’Iran répondra, de peur de ne pas pouvoir survivre dans un contexte de sanctions renforcées, pense Clément Therme. Toutefois, il y a des raisons de s’inquiéter d’une « trumpisation » de l’Iran. En effet, le pays traverse une phase de contestation profonde depuis 2015 (grèves ouvrières, manifestations d’enseignants). La décision de Trump pourrait accentuer la crise de légitimité de Rohani, allié des Européens et au pouvoir depuis 2009, au profit des conservateurs qui prônent un rapprochement avec la Russie et la Chine et qui ont toujours vu d’un mauvais œil celui qui s’est opéré avec Obama. À moyen terme, la limitation des financements privés en raison des sanctions pourrait mener à des projets d’État à État, notamment un port et un corridor qui remonte à l’Afghanistan, projet porté par l’Inde. On assistera également à un renforcement des liens économiques entre l’Iran et les pays asiatiques, un processus déjà enclenché depuis 2008 en raison des sanctions américaines de la même année.

La prudence des milieux d’affaires français et européens

Malgré les efforts des dirigeants européens à composer avec la situation, le retrait massif des entreprises européennes est à craindre, celles-ci n’étant pas en position de mettre en péril leurs opérations aux États-Unis pour de modestes investissements en Iran. Toutefois, certaines entreprises allemandes pourront rester présentes en Iran, grâce aux structures bancaires régionales (par landers), moins dépendantes des banques américaines.

Vers une remise en cause des accords internationaux et la fragilisation du multilatéralisme

L’attitude agressive de Trump se retrouve aussi dans d’autres décisions, comme le retrait de l’Accord de Paris sur le climat ou l’augmentation des taxes douanières sur l’acier et l’aluminium. Ainsi, la perturbation des relations transatlantiques montre que la géopolitique se transforme et que l’ouverture à d’autres partenaires est inévitable, malgré les différences d’intérêts et de valeurs. Cela constitue un véritable défi. La Russie devient un passage obligé sur un certain nombre de sujets, tandis que la Chine développe une vision stratégique de long terme avec les Nouvelles Routes de la Soie. Entre ces deux puissances, une région cruciale : le Moyen-Orient. Toutefois, le lien transatlantique doit être préservé dans un dialogue ferme et constructif, « malgré l’élément conjoncturel qu’est Donald Trump », pour reprendre les mots d’Alexandra De Hoop-Scheffer. La rupture serait contre-productive, considérant la difficulté d’être autonome face à la première puissance mondiale. Il faut donc adopter une posture de négociation afin de gérer les conséquences des décisions de Trump, notamment en matière de climat. Pour ce faire, on peut continuer de travailler avec la société civile et les gouverneurs américains, de manière subnationale, comme l’a justement préconisé Emmanuel Macron. C’est une posture qu’il faudrait également adopter à l’égard des populismes européens.

« Mackinder se retournerait dans sa tombe »

Ce que révèlent les décisions de Donald Trump, c’est l’abandon progressif du rimland au heartland, donc d’acteurs périphériques comme l’Iran, l’Afghanistan et l’Irak à des acteurs centraux comme la Chine et la Russie : « Mackinder se retournerait dans sa tombe », plaisante Pierre Razoux. Toujours est-il que les démonstrations de force et l’art de la négociation brutale du président américain ont un impact important et exercent une pression forte sur l’Europe, ses dépenses militaires et son système d’alliances.

B. L’Inde, pays émergent ou puissance mondiale ?

Conférence co-organisée le mercredi 2 mai 2018 par Diploweb.com et GEM, à Paris.
Intervenant : Général de brigade (cr) Alain Lamballe, géopolitologue spécialisé sur l’Asie du Sud Il est docteur en sociologie politique et diplômé d’hindi et d’ourdou. Membre de l’Académie des sciences d’outre-mer et de l’équipe de recherche Asie 21 du groupe Futuribles.

Conférences géopolitiques #06 : la synthèse du Diploweb
Le général de brigade (cr) Alain Lamballe, géopolitologue spécialiste de l’Asie du Sud
Le général A. Lamballe à l’occasion d’une conférence co-organisée par Diploweb.com et GEM, le 2 mai 2018. Crédit photographique : Pierre Verluise
Pierre Verluise

L’Inde est un pays aux caractéristiques très diverses : le pays compte encore de nombreuses lacunes économiques et sociales. Néanmoins, les récentes évolutions démographiques et scientifiques permettent à l’Inde de rayonner au-delà du continent asiatique. Avant de se demander quels sont les points forts de l’Inde sur la scène régionale, puis mondiale, il semble nécessaire de noter que la puissance est une notion relative. Elle s’évalue par rapports aux autres acteurs, mais aussi dans le temps et dans différents domaines. À ce titre, l’Inde a un passé prestigieux.

Les chiffres arabes et notamment le zéro, par exemple, seraient indiens, et c’est aussi en Inde que l’un des premiers traités de science politique a été retrouvé, datant du IIIème Siècle. Cette excellence dans l’histoire se perpétue aujourd’hui par de grandes écoles prestigieuses. L’Inde rayonne à travers les continents par son soft power  : le yoga, la danse, le cinéma ou encore les sciences.


Un livre pour mieux comprendre l’Asie

Le Diploweb.com s’attache à vous en offrir les clés, avec des documents inédits rédigés par des experts, diplomates, universitaires, stratèges, etc. Bonus, il vient de publier un livre : Pierre Verluise (dir.), « Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Asie. Les dessous des cartes, enjeux et rapports de forces », éd. Diploweb, via Amazon


Mais tous ces éléments ne font pas d’un pays une puissance importante. Le hard power fait autorité et l’Inde bénéficie à ce titre de nombreux atouts. Le pays a une position géographique extrêmement favorable, une population nombreuse et en constante augmentation. L’Inde a des domaines d’excellence comme la pharmacie, la biologie, les hautes technologies et la recherche spatiale. La NASA souhaite d’ailleurs collaborer avec les ingénieurs indiens pour un projet d’expédition sur la planète Mars. D’un point de vue militaire, l’Inde a des capacités considérables et possède l’arme nucléaire. Elle excelle également dans le domaine paramilitaire et le milieu spatial.

Néanmoins, les équipements et infrastructures manquent, la bureaucratie excessive entrave le développement de la puissance militaire indienne, et il n’existe pas de chef d’État-major des armées. Aussi, l’industrie de défense est trop faible, d’où le classement de l’Inde au premier rang mondial des importateurs d’armes. Actuellement, les lacunes sont telles au sein de l’armée indienne que le matériel ne permettrait pas de mener une guerre. Les problèmes insurrectionnels internes affaiblissent l’armée et le pays, en termes humain mais aussi économique. L’Inde est très vulnérable sur le plan de la cyberdéfense, particulièrement face au Pakistan et à la Chine. En effet, l’Inde connait de nombreux problèmes avec ses voisins, notamment au niveau de la région du Cachemire, divisée avec la Chine et le Pakistan. Les tensions sont récurrentes avec ces deux pays, et l’Inde doit faire face à de nombreuses menaces avec 15 000 kilomètres de frontières terrestres à défendre.

Au niveau du continent asiatique,l’Inde est la troisième puissance économique après le Japon et la Chine. Les nombreuses firmes familiales indiennes comme Tata sont mondialement connues et rachètent pour certaines des entreprises occidentales. Mais les échanges entre l’Inde et les pays de la sous-région restent moindres. La diaspora indienne est aussi un attribut de puissance économique, pour les Indiens résidents au Moyen-Orient, tandis qu’elle a un rôle plus politique aux États-Unis. Les liens économiques et politiques de l’Inde se traduisent par son adhésion à de nombreuses organisations sous-régionales (ASEAN, SAARC, GMC, BISMTEC), mais aussi mondiales (G20, OMC, BRICS). Dans ce cadre, l’Inde et la Chine mettent souvent leurs rivalités de côté afin de faire peser le continent asiatique dans les décisions internationales. Cependant, si l’Inde a une croissance économique annuelle de 7 %, le pays stagne à cause d’une forte démographie. L’autosuffisance serait en passe d’être perdue, ce qui provoquerait une instabilité importante.

L’accumulation des problèmes internes fait défaut à l’Inde sur la scène internationale. Ses infrastructures diplomatiques sont elles aussi défaillantes. Une grande part de ses ambassades à l’étranger est vide et l’Inde n’a pas d’instituts culturels à travers le monde.

Sa posture internationale en souffre et Delhi n’a toujours pas de siège permanent au sein des Nations Unies, principalement à cause de l’opposition de Pékin.

Finalement, on peut tout dire de l’Inde et son contraire. Elle est certainement une puissance régionale, même si la Chine est loin devant. De par son poids démographique, le pays attire et influence le monde. L’Inde possède de nombreux attributs de puissance, mais elle n’atteindra son objectif qu’en assurant sa transition démographique et en maitrisant ses problèmes insurrectionnels. En effet, le plus grand problème du pays reste la rivalité entre hindous et musulmans. Les radicaux des deux côtés ont des idées réductrices qui freinent le progrès. Enfin, la violence au sein de la société favorise les problèmes économiques et ralentit le développement du pays.


Bonus. Vidéo de la conférence d’Alain Lamballe : L’Inde, pays émergent ou puissance mondiale ?

Cette vidéo peut facilement être diffusée en classe ou en amphi pour illustrer un cours ou un débat.


C. L’Inde, l’autre puissance africaine

Conférence organisée le lundi 9 juillet 2018 à Aix-Marseille Université, Campus Marseille Saint-Charles.
Intervenant : Xavier Aurégan, docteur de l’Institut Français de Géopolitique, enseignant et ingénieur de recherche à Mobis (International Research Institute for Transport and Innovative Supply Chain), laboratoire de recherche de NEOMAS BS.

L’évolution des relations indo-africaines peut se diviser en trois temps principaux. De 1947 à 1965, l’Inde est au cœur du mouvement des Non-Alignés, dans un contexte de Guerre Froide. Les pays du continent africain prennent également part au mouvement et s’allient avec les autorités indiennes pour faire face aux volontés hégémoniques des blocs de l’Est ou de l’Ouest. Mais dès lors, les rivalités sino-indiennes entravent les objectifs de politique étrangère de l’Inde, et la Chine fédère finalement plus d’alliés que son voisin. Ainsi, dès 1964, l’Inde lance une politique de coopération offensive vers le continent africain, mais n’a pas les moyens de ses ambitions.

De 1965 à 2008, les relations entre l’Inde et les pays d’Afrique stagnent, New-Delhi devant se concentrer sur le développement interne du pays, les relations internationales sont mises de côté. Pour cette période, Xavier Aurégan parle d’un « non-temps » de l’Inde en Afrique, en difficulté sur la scène internationale. Depuis 2008, l’Inde accuse donc un retard rédhibitoire par rapport à la Chine en Afrique, qui a développé son implantation avec une approche verticale : c’est le pouvoir chinois depuis Pékin qui impulse les coopérations avec les pays du continent africain.

Aujourd’hui, la présence indienne en Afrique est surtout entretenue grâce à des entreprises privées, qui opèrent des initiatives et partenariats sur le continent profitant au gouvernement indien. Aussi, l’Inde a l’un des plus importants taux d’IDE en Afrique, supérieur à celui de la Chine qui investit finalement peu en Afrique contrairement à certaines représentations ou idées reçues.

Mais la coopération indo-africaine est ternie par la puissance chinoise : en 2011, New-Delhi débloque 300 millions de dollars pour la construction du chemin de fer entre Addis-Abeba et Djibouti. C’est finalement la Chine qui remporte l’appel d’offres pour réaliser le chantier en question. Une lourde défaite pour l’Inde qui connaît des faiblesses économiques mais aussi sur plan culturel. En effet, New-Delhi n’a que 5 instituts culturels à travers le continent africain, face à 48 instituts Confucius qui permettent le rayonnement de la culture et de la langue chinoise.

Finalement, on peut affirmer que la faible implication politique du pouvoir indien dans sa coopération avec l’Afrique nuit à son implantation. Malgré la présence d’une diaspora indienne très importante à l’est du continent africain, plus importante que la diaspora chinoise, les faiblesses économiques et culturelles de l’Inde l’empêchent de supplanter son rival chinois dans leurs ambitions africaines.

III. RESSOURCES NATURELLES

Risques géopolitiques, crises et ressources naturelles du XXème siècle à nos jours : Approches transversales et apport des sciences humaines

Journée doctorale organisée à Paris le 30 mars 2018 par le Campus Condorcet, le « Pôle ressources naturelles » de l’Institut Français de Géopolitique-Paris 8 Vincennes-Saint Denis et le SIRICE de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Comité scientifique : Alain Beltran, Pierre Blanc, Roberto Cantoni, Nicolas Courtin, Teva Meyer, Nora Seni, Philippe Subra, Pierre Vermeren. Comité d’organisation : Noémie Rebière et Sarah Adjel.

Cette journée doctorale interdisciplinaire est organisée pour montrer l’apport des recherches en sciences humaines dans le traitement, l’analyse et la compréhension des enjeux géopolitiques et stratégiques que représentent les ressources naturelles. La notion des ressources naturelles regroupe les matières premières, l’eau, les denrées alimentaires et certains minerais. L’inégale répartition et les quantités limitées de ces ressources sur l’ensemble de la planète sont des enjeux fondamentaux pour différents acteurs (États, entreprises privées, armés, société civile) qui développent des rapports de forces à plusieurs niveaux d’analyses et des stratégies politiques pour contrôler les territoires et faire face aux risques liés à la sécurité énergétique. Afin de réduire leur potentiel de vulnérabilité et d’assurer leur sécurité d’approvisionnement, il est nécessaire pour les puissances d’appliquer des politiques de prévention des risques. La prise de conscience d’une dépendance énergétique est à la base de ces politiques à court et long termes. Les quatre interventions prises en notes pour cette synthèse reflètent des études de cas différentes qui interrogent une même notion, celle de la sécurité énergétique globale.

Noémie Rebière, doctorante à l’Institut Français de Géopolitique, travaille dans le cadre de sa thèse sur la sécurité énergétique de l’Union européenne (UE) et le rôle géostratégique de la Turquie. Elle met en lumière le rôle de l’énergie dans l’analyse des relations et des stratégies politiques entre pays consommateurs et producteurs. Elle questionne la place de la Turquie dans la redistribution des ressources énergétiques et la stratégie énergétique de l’UE. Environ 40 % du gaz consommé en Europe provient de la Russie et 50 % de ce gaz passe par l’Ukraine. De peur de dépendre de l’approvisionnement en gaz vis-à-vis d’un seul fournisseur et d’une seule route, l’UE a mis en place une politique de diversification des sources et des routes d’approvisionnements. Les crises gazières russo-ukrainienne en 2006 et 2014 sont un véritable moteur pour la relance énergétique de l’UE. La Commission européenne se rend compte de sa vulnérabilité et de sa dépendance envers la Russie. Dans ce contexte, l’UE propose un plan d’action pour assurer sa sécurité énergétique à travers une nouvelle politique de diversification des sources d’approvisionnement externes. Le projet du Corridor Sud-Européen composé de plusieurs tronçons et qui traverse six pays en est l’exemple. Cette infrastructure vise d’ici à 2020 à transporter le gaz d’Asie centrale et du Moyen-Orient vers les marchés européens via le territoire turc. Les gazoducs Trans-Caspian Pipeline (TANAP) et Trans-Adriatic Pipeline (TAP) sont les éléments constitutifs de ce corridor. La Turquie se présente comme une alternative pour alimenter en gaz l’UE. Ce hub énergétique régional est un pont entre les pays consommateurs de l’UE et les pays producteurs en gaz de la mer Caspienne. Pour faire face à la politique européenne de diversification, la Russie va de son côté chercher à multiplier ses routes d’exportations en se tournant vers d’autres marchés comme la Chine. La stratégie de la Russie est de contourner le territoire Ukrainien en annonçant la création de nouvelles infrastructures d’exports comme le Turkish Stream qui viendrait concurrencer les projets européens. Le rapprochement de la Russie avec l’Iran et les problèmes de tensions entre la Turquie et la Syrie pourraient perturber la stabilité du territoire turc et remettre en question la fiabilité de la stratégie énergétique de l’UE. On assiste à un véritable foisonnement des projets énergétiques de la part des puissances afin d’assurer leur sécurité énergétique. Depuis la découverte de gisements gaziers en mer Méditerranée orientale, d’autres alternatives pourraient venir alimenter l’UE comme le projet de pipeline EastMed qui permettrait de contourner la Turquie et d’arriver directement en Grèce.

Raphael Perraud-Danino, doctorant et chercheur en intelligence minérale, travaille dans le cadre de sa thèse financée par le Bureau des Ressources Géologiques et Minières sur les opportunités et les limites de l’initiative pour les matériaux critiques de l’UE. À travers l’analyse de la chaîne de valeur du lithium et du cobalt, il identifie les acteurs et les flux de minerais afin d’anticiper de potentielles hausses de prix et de pénuries pour permettre la sécurisation des approvisionnements européens. Il fait la différence entre les minerais stratégiques qui jouent un rôle indispensable dans les différentes filières de l’économie d’un pays, indépendamment des risques pouvant peser sur leur approvisionnement, et les minerais critiques dont la chaîne d’approvisionnement est menacée et pour lesquels l’impact d’une restriction serait néfaste à l’économie d’un pays. L’initiative pour les matériaux critiques lancée en 2008 par l’UE est une stratégie de sécurisation énergétique qui s’articule autour de trois piliers : la production soutenable et légale de matières premières minérales, la maîtrise des routes d’approvisionnement de l’UE et une stratégie d’efficience des ressources à travers le recyclage. L’action principale de l’UE réside dans la négociation des accords de libre-échange bilatéraux et multilatéraux. Les pénuries récurrentes et le fait que les minerais soient consommés loin des lieux d’extractions accentue l’enjeu principal du commerce et du transport pour l’UE. Actuellement, l’UE est en phase expérimentale d’exploration de gisements de terres rares au Groenland. Mais l’exploitation des sites prometteurs n’est pas avantageuse sur le marché actuel des métaux. Le quasi-monopole de la production mondiale des terres rares par la Chine peut poser des risques de dépendance énergétique pour les puissances occidentales. Il est donc urgent de réfléchir aux besoins et capacités d’approvisionnement de l’UE afin de diversifier les sources et les routes d’importation de ces matériaux hautement stratégiques.

Olivier Antoine, docteur en Géographie au sein de l’Institut Français de Géopolitique, travaille sur les enjeux géopolitiques des agrifirmes en Argentine. Depuis une vingtaine d’années, on observe une transformation brutale de l’agriculture en Argentine au profit de la « sojatisation » et un renforcement du partenariat sino-argentin pour répondre à la sécurité alimentaire chinoise. La volonté de la Chine d’être la première puissance mondiale s’accompagne de réponses politiques claires dans le domaine agricole. Pour faire face à sa dépendance vis-à-vis des importations alimentaires, Pékin fait le choix de prioriser des grains stratégiques à l’échelle locale avec le développement du maïs, riz et blé. Pour ne plus dépendre des importations des États-Unis concernant d’autres ressources, le gouvernement chinois choisit de diversifier ses fournisseurs en se tournant vers l’Argentine. La question de la sécurité alimentaire chinoise s’appuie sur une association stratégique avec l’Argentine dans la production de soja. La Chine a investi plus de 9 milliards de dollars en Argentine à travers le financement d’infrastructures et l’acquisition d’entreprises. Cette intensification agricole au profit de la sécurité énergétique chinoise n’est pas sans impact pour l’Argentine qui dépend de plus en plus de la Chine. La « sojatisation » a un coût environnemental sur les terres de la région. La délocalisation des activités agropastorales et la constitution de fronts agraires renforcent les conflits géopolitiques pour les ressources, notamment dans la province de Formosa.

Matthieu Brun, doctorant contractuel en science politique à Sciences Po Bordeaux, financé par la région Aquitaine DeMeTer, travaille sur la mémoire du développement avec une approche comparative au Maroc et à Madagascar. Il s’est interrogé sur le développement agricole et les stratégies de sécurisation des approvisionnements alimentaires dans les politiques publiques des monarchies du Golfe Arabo-persique. Les réformes des politiques dans la péninsule, en particulier depuis la crise sur les prix des produits de base en 2007-2008, ont modifié les trajectoires de développement dans des pays sans autre ressource que les hydrocarbures. La modernisation de l’agriculture en Arabie Saoudite se développe dans les années 1940 dans un contexte global de révolution verte. Le désert saoudien s’est rapidement transformé en jardin grâce à l’accès à l’eau et aux subventions massives du gouvernement. Cette mutation est la conséquence d’une volonté politique de réduction de la dépendance alimentaire auprès des États-Unis, leader dans la région. Afin d’être indépendant énergétiquement, le pays développe un modèle agricole hautement capitalistique, dit de firmes, grâce à la rente pétrolière. La question de l’agriculture est un prisme géopolitique puissant qui donne à voir les trajectoires historiques et politiques des États. Dans les deux exemples appréhendés ci-dessus, il est exprimé clairement un lien de causalité entre la valorisation de la terre et la puissance. Dans le dessin argentin, chinois et saoudien on retrouve un désir de sécuriser son alimentation en refusant de dépendre de l’inégale répartition des ressources.

Copyright Août 2018-Ménard-Mihoubi-Gobin-Chamontin/Diploweb.com


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