Synthèses rédigées par : Charlotte Bezamat-Mantes, doctorante à l’IFG de l’Université Paris 8 ; Aude Pepinster, étudiante au MRIAE de l’Université Paris 1 ; Joséphine Boucher, étudiante en Master à l’Institut de Géographie de l’Université Paris 1 ; Aliénor Vézinet étudiante à l’Institut de Géographie de l’Université Paris 1 ; Amandine Médard et Marie-Alice Pancher étudiantes en Prépa Hypokhâgne au lycée Blomet (Paris). Secrétariat de rédaction : Julie Mathelin en Master géopolitique à l’Institut catholique de Paris (ICP)
Voici les précieuses synthèses de 11 conférences de qualité sur les questions internationales, géopolitiques et stratégiques initiées par différents acteurs du domaine. Elles sont organisées autour de trois thèmes : Le Moyen-Orient au cœur des tensions stratégiques internationales (I) ; Renforcer la coopération internationale pour faire face à des défis majeurs à l’avenir (II) ; Vers de nouvelles perspectives d’évolution géopolitique ? (III)
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L’Iran au cœur des crises du Moyen-Orient ? (A) ; Quel avenir pour Idlib ? (B) ; L’Irak prit en étau entre les États-Unis et l’Iran (C).
Conférence co-organisée à Paris par Diploweb.com et la CPGE du lycée Blomet, en partenariat avec le Centre Géopolitique. Intervenant : Clément Therme, chercheur post-doctorant au sein de l’équipe « Savoirs nucléaires » du CERI, auteur d’articles sur l’Iran. Il dirige un nouveau livre au cœur de l’actualité, « L’Iran et ses rivaux. Entre nation et révolution », éd. Passés composés, 2020. Synthèse par Joséphine Boucher.
Le sujet de cette conférence, l’Iran au cœur des crises régionales, interroge une question au cœur de l’actualité début 2020. Le monde a en effet été témoin en janvier 2020 d’une escalade militaire entre l’Iran et les États-Unis. La forte médiatisation de cette actualité s’explique par le fait qu’elle nous amène à penser l’Iran avant tout en tant que risque de guerre.
Ici réside une première interrogation, qui porte sur le fonctionnement médiatique dès lors qu’apparaît ou que s’annonce un risque de conflit. L’attention médiatique est alors, on le voit, décuplée, et bien plus que lorsqu’il s’agit des mouvements démocratiques ou des manifestations en Iran du fait de la difficulté d’accéder au territoire ou encore de la fermeture du pays. Dans ces cas-là, il est beaucoup plus compliqué pour le public en Occident d’être informé de ce qu’il se passe en Iran. Notre regard sur l’Iran n’est-il donc pas surdéterminé par ce prisme médiatique ? Traiter de l’influence iranienne dans la région suppose de s’intéresser également au réseau constitué par la République islamique au Moyen-Orient depuis les années 1980 et la Révolution. Il est parfois mobilisé par le pays soit comme moyen de dissuasion face aux États-Unis soit pour diffuser l’idéologie de la Révolution islamique, comme c’est le cas en Irak pour cibler l’ambassade américaine. La France, alliée militaire des États-Unis, doit alors se demander si elle veut une politique indépendante des États-Unis ou si elle préfère s’aligner sur l’administration Trump. Enfin, à ces deux premières questions s’ajoute la dimension internationale de cette crise, avec un risque de guerre régionale qui pourrait affecter au-delà en raison des réserves pétrolières dans la région.
Il convient ici de relever un point intéressant, à savoir les contradictions dans le discours médiatique sur l’Iran, qui parfois présente le pays comme une super-puissance régionale aux ambitions hégémoniques puis comme une république sur le point de s’effondrer. Ces irrégularités semblent liées au récit américain sur l’Iran, dans la mesure où le gouvernement américain a mis en place une stratégie de changement de régime. Pour montrer que leur politique est efficace, pour la justifier, il faut à la fois dépeindre l’Iran comme une grande puissance dont l’“influence néfaste“ doit être fermement combattue et aussi montrer l’affaiblissement interne à la République islamique.
De manière plus globale se pose la question du nationalisme iranien : est-il représenté par la République islamique d’Iran ou est-ce un concept plus étendu que la définition qu’en donnent les élites politiques de la République ? Pour comprendre cela, il faut revenir aux origines, au moment de la Révolution. L’ayatollah Khomeini, fondateur et principal penseur de l’idéologie de la République islamique, rejette alors cette notion de nationalisme. Ce n’est que plus tard que les autorités ont recours au nationalisme iranien traditionnel pour affronter une crise de légitimité interne. Dès lors, cette question de l’identité iranienne fait émerger un double discours des autorités à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ce caractère multidimensionnel de l’identité iranienne a ainsi été résumé comme tel par le philosophe iranien Daryush Shayegan qui a émis et défini la notion de triple appartenance pour définir la communauté nationale iranienne : l’appartenance au monde pré-islamique de l’Iran, qui permet de définir le nationalisme iranien dans la longue durée, l’identité islamique chiite sur laquelle insiste la République, et l’importation des idées modernes en Iran. Il est intéressant de constater que la République islamique ne représente qu’une partie de cette identité en la réduisant à la défense de l’héritage idéologique de Khomeini. Face à cela émerge aujourd’hui dans les manifestations contre le système une autre forme de nationalisme, un patriotisme économique. C’est là une volonté de dé-idéologisation du système et d’un État défenseur des seuls intérêts économiques de sa population.
Pour comprendre l’Iran en tant qu’État au cœur des crises régionales, il faut donc s’intéresser à ce débat sur le nationalisme iranien, et remonter encore plus loin, plus précisément à la conquête arabe aux VIIe et VIIIe siècles. Pour certains, la conversion à l’islam est un phénomène positif dans le parcours historique du pays, tandis que d’autres Iraniens rejettent ce moment de l’histoire, cette conquête qui n’est pour eux qu’une humiliation nationale. Il faut pour ceux-ci revenir à une identité pré-islamique. Dès lors, le rapport avec la conquête arabe est un facteur important jusqu’à aujourd’hui pour comprendre l’Iran au cœur des crises régionales, pour saisir l’exception iranienne basée sur la conservation d’une identité culturelle non arabisée, et la complexité de ses relations avec le monde arabe.
Mais alors, quelles sont ces tensions entre l’Iran et ses voisins ? Tout d’abord, après la Révolution, l’État iranien est perçu dans son environnement régional comme ayant une double nature, combinant l’État en tant qu’État représenté aujourd’hui par le président Rohani, et l’État révolutionnaire mené par le guide suprême qui a une double nature religieuse et politique. Ainsi, entre sentiment d’insécurité, tensions régulières avec les pays frontaliers, notamment ceux où se trouvent des communautés chiites importantes comme l’Arabie Saoudite, et interrogations sur la nature de l’influence et d’une influence religieuse iranienne, l’État iranien fait face à de récurrentes accusations quant à sa politique étrangère qui se veut révolutionnaire depuis les années 1980. S’agit-il d’un pays qui veut avoir des relations de bon voisinage avec ses pays voisins ou d’un pays qui veut influencer les populations de ces derniers, sans passer par les relations de gouvernement à gouvernement ? Le deuxième facteur de tensions concerne la définition du leadership de la communauté musulmane. À partir de 1979, l’Iran développe un discours sur le vrai islam, annonçant des divergences quant à la caractérisation de l’identité islamique sur le plan politique. Enfin, on l’a vu dernièrement, se pose la question des relations avec les puissances extérieures à la zone. Après 1979, le tournant des États-Unis vers l’Arabie Saoudite et vers des alliances avec les pétro-monarchies du Golfe entraine un isolement de l’Iran dont bénéficient alors ses concurrents et voisins pour qui s’ouvrent des opportunités. De plus, les tensions dans la région créent un espace pour d’autres pays, notamment la Russie qui peut endosser un rôle de puissance médiatrice et se créer une nouvelle influence diplomatique dans la région.
Il est clair que la Révolution islamique a été un véritable point de rupture. C’est aussi le cas en ce qui concerne l’influence culturelle de l’Iran et donc sa perception de l’extérieur. C’est un point important mais pourtant rarement abordé de l’influence iranienne, à savoir l’affaiblissement de son rayonnement culturel sous la République islamique. Connaître l’Iran à l’époque du Shah suppose de développer une connaissance du pays, du persan, des études iraniennes. Aujourd’hui, celles-ci sont explicitement orientées vers la religion, vers l’étude du chiisme comme moyen de comprendre l’Iran, vers l’identité religieuse unique. De la Perse éternelle à la théocratie islamique, ces changements de perception jouent également un rôle dans l’image du pays à l’étranger.
Par conséquent, l’Iran a certes des limites mais la propagande américaine accentue le rôle de l’Iran, ce qu’utilise la République islamique pour mettre en avant son influence à travers son réseau à la fois idéologique, sécuritaire et économique. L’influence iranienne se fait donc aussi en fonction de la politique américaine, et comporte alors une dimension réactive, en témoignent les tirs de missile sur la base militaire américaine, en janvier 2020.
Pour conclure, peut-on assister à une évolution de la politique iranienne et finalement à une normalisation, notamment économique ? Est-ce possible dans le cadre de la République islamique ? Pour l’instant, toutes les tentatives de réformes ont échoué. De ce qui peut être considéré comme une obsession iranienne des États-Unis depuis la prise d’otages à l’obsession des partisans de l’ayatollah Khomeini pour l’anti-américanisme, les négociations et accords ont échoué et n’ont pas permis une normalisation des relations. Malgré quelques progrès en termes de négociations directes et de contacts diplomatiques, les blocages institutionnels subsistent des deux côtés. Dès lors, cela semble compliqué s’il n’y a pas un changement fondamental de la nature du régime en République islamique et une rupture avec l’héritage idéologique de l’ayatollah Khomeini. En effet, il y a encore aujourd’hui cette tension dans le système politique iranien entre la dimension révolutionnaire, perceptible dans les relations régionales et dans la stratégie de développement économique du pays, et la survie même du régime. L’anti-américanisme est une véritable limite au développement économique du pays. Pour assurer la survie du régime, il est nécessaire d’assurer un minimum de développement économique pour la population, mais en même temps, une normalisation avec les États-Unis signifie pour les élites révolutionnaires la fin de la République islamique. Ce blocage à l’intérieur même du système iranien est un obstacle pour la population iranienne, qui est la principale victime de ces tensions. Entre isolement du pays, récession interne, pression maximale et forte répression, n’oublions pas de rappeler les effets sur la société iranienne, l’effondrement des classes moyennes et la désagrégation de la société civile.
Discussion organisée à Paris dans le cadre du podcast « Comprendre le monde » de Pascal Boniface, paru le 4 mars 2020 avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS et spécialiste du Moyen-Orient. Synthèse par Aude Pepinster.
Bref panorama de la province syrienne d’Idlib
La situation humanitaire est grave à Idlib. Depuis 2011, la Syrie a connu de nombreux drames humains, faisant au total 500 000 morts et des millions de déplacés. Néanmoins, la seule crise d’Idlib serait, selon l’ONU, la plus terrible des crises qu’ait connu la Syrie ces dernières années. Parmi les trois millions d’habitants de la province d’Idlib, un million sont des personnes déplacées, et 500 000 d’entre elles se massent à la frontière turco-syrienne dans des conditions humanitaires alarmantes.
Le déplacement massif de ces populations s’explique par la reprise, depuis plusieurs mois, des bombardements par l’aviation russe secondée par l’aviation syrienne dans la province. D’un côté, Vladimir Poutine affirme vouloir en finir avec les groupes djihadistes, qui sont effectivement concentrés dans la province d’Idlib. De l’autre, Bachar al-Assad cherche à reconquérir l’ensemble de son territoire, dont Idlib constitue la pièce manquante.
De façon assez claire, la Syrie est victime de crimes de guerre de la part de la Russie qui pratique la politique de la terre brulée, ne distinguant pas les groupes djihadistes du reste de la population.
La Turquie est-elle complice à l’égard des groupes djihadistes ?
Si « complicité » est un terme fort, on peut tout de même avancer qu’il existe une forme de complaisance des turcs vis-à-vis des groupes djihadistes. Il y a quelques années, du moins, des exemples documentés ont révélé que certains convois militaires qui se rendaient dans des régions contrôlées par Daech pour des raisons officiellement humanitaires transportaient des armes livrées aux groupes djihadistes.
Aujourd’hui, la Turquie est plus prudente quant aux groupes avec lesquels elle travaille. Ainsi, l’armée turque entretient des relations plutôt conflictuelles avec Ahrar al-Cham, filière locale d’Al-Qaïda qui domine à Idlib. Pour autant, on sait aussi que l’armée turque coopère avec certains petits groupes-débris de l’Armée syrienne libre à tendance djihadiste.
Des négociations pour convaincre Erdogan de retirer ses troupes
Recep Tayyip Erdogan détient une part de responsabilité dans la situation à Idlib. Il a fait montre d’inconséquence dans ses choix politiques en pensant qu’il pouvait parvenir à désarmer les milices djihadistes et conclure un accord de cessez-le-feu. Début mars 2020, la tension est extrême puisque les deux pays recensent des morts, dont les 34 soldats turcs tués le 28 février 2020.
Il faudrait convaincre Erdogan de retirer ses troupes militaires la tête haute. Peut-être faudrait-il aider à la création d’une bande de sécurité démilitarisée le long de la frontière entre la province d’Idlib et la Turquie. De cette façon, les réfugiés pourraient bénéficier de l’aide humanitaire d’urgence dont ils ont besoin, et la Turquie d’Erdogan, se sentant protégée par cette bande de sécurité et par les garanties de la communauté internationale sur la gestion du flux de migrants à la frontière turco-syrienne, pourrait accepter de retirer ses troupes.
Pour l’heure, on ne peut pas espérer de V. Poutine qu’il rompe avec la Turquie. La Russie comme la Turquie ont intérêt à préserver le rapprochement qu’ils ont construit ces dernières années. Pour la Russie, il s’agit de garder comme partenaire étroit un État membre de l’OTAN. Pour la Turquie, il s’agit de pouvoir utiliser son partenariat russe comme moyen de pression dans des négociations parfois tendues avec les occidentaux.
Dès lors, la seule solution envisageable est l’usage de l’instrument politique. Il faut mettre la négociation au poste de commande si l’on veut sortir de cette crise humanitaire et militaire.
L’Europe prise au piège
Depuis février 2020, Erdogan s’adonne à une forme de chantage avec l’Union européenne (UE) en instrumentalisant la question des réfugiés. On compte plus de 4 millions de réfugiés en Turquie, dont 3,6 millions de syriens. En mars 2016, la Turquie et l’UE ont signé un accord fixant les réfugiés en Turquie en échange d’une aide financière de l’UE. Cet accord a soulagé les États européens qui disaient ne pas pouvoir assumer l’accueil de ces réfugiés, mais aucune politique applicable sur un plus long terme n’a été mise en place.
En mars 2020, la situation à Idlib risque d’entrainer un nouvel afflux de réfugiés aux portes de l’Europe. Or, la Turquie ne pourra pas faire face seule. Le chantage turc vise donc à pousser l’UE à plus de coopération. Précisément, Erdogan demande que la totalité des engagements financiers de l’UE soit versée à la Turquie et que les États européens prennent eux aussi part au défi en mettant en place un système de quotas ou des projets d’insertion des réfugiés en Turquie.
Marquée par ses erreurs successives depuis maintenant neuf ans, l’UE se trouve aujourd’hui dans un rôle de spectateur, incapable de prendre des initiatives concrètes et de négocier la crise syrienne. Un des leviers qui permettrait à l’UE de se projeter positivement en Syrie serait la coopération de l’UE avec la Turquie et la Russie. Or, V. Poutine connaissant la position de faiblesse de l’UE, se montre réticent à lui offrir la possibilité de participer positivement au règlement du dossier syrien. Il revient donc aux diplomates de négocier avec V. Poutine, en lui montrant ses faiblesses ; la question de la reconstruction de la Syrie en fait partie. L’état de l’économie russe ne permettra pas à V. Poutine de financer la reconstruction.
Après neuf ans de guerre, seule la poche d’Idlib est encore en dehors du contrôle d’Assad. Une fois qu’il aura conquis ce territoire, son autorité sera partiellement rétablie. Pour l’heure, la coopération quadripartite entre Ankara, Damas, Moscou et Bruxelles est compliquée, mais absolument nécessaire.
Conférence du 5 février 2020, organisée à Paris par l’iReMMO avec Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’IFRI, Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMo et spécialiste du Moyen-Orient et Adel Bakawan, directeur du Centre de Sociologie de l’Irak. Synthèse par Aude Pepinster.
Il y a moins de deux ans, l’Irak apparaissait aux yeux de nombreux Occidentaux comme un nouveau pivot où la démocratie avait des chances de se réaliser.
Fin 2019, le pays est retombé dans l’actualité de manière dramatique. La violence de la répression exercée contre la contestation populaire qui s’est manifestée à Bagdad et dans le sud du pays entre fin 2019 et début 2020 a réduit à néant l’image de nouveau pivot du pays. Selon l’ONU, la répression aurait fait plus de 460 morts et 9000 blessés.
L’influence de l’Iran en Irak et la soumission des responsables irakiens aux Iraniens étaient au centre des dénonciations portées par le mouvement. Il s’agit, dans cette conférence, d’analyser l’impossible appropriation de leur État par les Irakiens eux-mêmes.
La révolution islamique en Iran en 1979 remet en question la stratégie américaine « des deux piliers » au Moyen-Orient. La République Islamique d’Iran devient un adversaire des américains qui mettent sur pied une politique d’endiguement pour limiter son influence dans la région.
Lors de la Guerre des Six Jours en 1967, les relations diplomatiques entre l’Irak et les États-Unis ont été rompues. Néanmoins, l’opposition de Saddam Hussein à l’Iran à la fin des années 1970 change la donne. Partageant un ennemi commun, américains et irakiens esquissent un premier mouvement de rapprochement. En 1979, l’accès officiel de S. Hussein à la présidence renforce cette dynamique jusqu’à l’abolition de la rupture des relations diplomatiques entre Bagdad et Washington en 1985.
Cependant, en 1990, l’invasion du Koweït par l’Irak met fin à ce rapprochement. Les États-Unis se battent désormais pour le retrait de l’Irak au Koweït aux côtés de l’Iran.
À la suite des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis envahissent l’Irak et forcent le pays à changer de régime. En 2003, la chute de S. Hussein ouvre une ère de chaos politique en Irak, permettant paradoxalement aux Iraniens d’instaurer leur influence dans la sphère politique irakienne.
En effet, avant la Syrie, le Yémen ou le Liban, l’Irak présente un intérêt majeur dans la politique régionale de l’Iran. Les deux pays partagent d’abord des milliers de kilomètres de frontières. Par ailleurs, la majorité des irakiens se réclame de l’islam chiite. Enfin, l’Irak constitue un débouché économique à un Iran affaibli par les sanctions américaines.
En février 2020, Donald Trump organise le retrait des États-Unis au Moyen-Orient. Il réaffirme sa volonté de « contenir » le développement de l’influence de l’Iran, symbolisée par le rétablissement des sanctions américaines envers l’Iran. La politique américaine en Irak devient alors paradoxale. Malgré sa volonté de retrait au Moyen-Orient, D. Trump refuse de retirer ses troupes d’Irak sachant l’enjeu qu’il représente pour l’ennemi iranien. L’Irak se retrouve pris en étau entre l’Iran et les États-Unis qui s’affrontent sur le sol irakien. Exemple : l’assassinat par les États-Unis du général iranien Soleimani sur le sol irakien début janvier 2020.
Selon Adel Bakawan, l’Irak se trouvait dans la ligne de mire de l’Iran bien avant la révolution islamique de l’imam Khomeini.
En 1500 déjà, l’armée « iranienne » avait débarqué à Bagdad, ouvrant la voie à un bras de fer de plusieurs siècles entre l’Empire perse et l’Empire ottoman. Entre 1500 et 1914, l’Empire ottoman perd progressivement le contrôle sur la région et livre la province irakienne, majoritairement chiite, à des dirigeants sunnites. Entre 1914 et 1921, les britanniques occupent la province puis créent l’État d’Irak. La période est marquée par un fort mouvement de résistance anticoloniale par les irakiens, soutenus par les iraniens. À leur tour, les britanniques livrent le nouvel État irakien à une petite minorité sunnite qui n’a aucun projet national pour intégrer les différentes composantes de la société irakienne, à savoir la majorité absolue.Lorsque les américains arrivent en Irak en 2003, les chiites ont compris la leçon de l’histoire. Les élites chiites irakiennes et les élites chiites au pouvoir à Téhéran décident de ne pas entrer en guerre contre la puissance étrangère qui occupe l’Irak et se montrent prêts à coopérer pour la fondation d’un État où la majorité chiite aurait enfin accès au pouvoir.
Ainsi, la refondation de l’État irakien résulte d’une coopération inattendue entre la République Islamique d’Iran et les États-Unis. À titre d’exemple, la loi sur la « débaassification » interdisant aux membres de l’ancien parti au pouvoir sous S. Hussein d’exercer des postes de responsabilité au sein de l’armée et dans la fonction publique irakiennes a été présidée par le chiite irakien Ahmad Chalabi. À la fois pro-iranien et très proche des États-Unis, il est l’homme du consensus entre Washington et Téhéran. De la même façon, les deux puissances ont coopéré pour dissoudre et reconstituer l’armée irakienne à partir des milices d’anciens partis politiques iraniens opposés à S. Hussein
Selon A. Bakawan, l’État irakien n’existe pas. Il n’existe qu’un État-milice irakien qui a fonctionné de 2003 à 2018 grâce au seul partenariat entre Washington et Téhéran. Lorsque D. Trump déclare au cours de l’année 2018 sa méfiance envers l’Iran, il sème la panique au sein des élites irakiennes qui savent que cet État ne dispose pas des infrastructures pour fonctionner de manière autonome et souveraine.
Depuis septembre 2018, l’État, les ministères, l’armée et les unités anti-terroristes ne fonctionnent plus. L’Irak est entré dans une impasse entre Washington et Téhéran et entre le mouvement de contestation et le gouvernement. À ce jour, A. Bakawan craint qu’une guerre civile en Irak soit devant nous.
Climat : comment agir ? (A) ; Migrations : flux, insertion, croissance (B) ; Lumières sur les prisonniers politiques en Russie (C) ; Puissance, guerre et paix : quels rôles pour le multilatéralisme ? (D).
Conférence organisée en France, à Lyon, par l’Université de Lyon et l’École urbaine de Lyon, le 10 mars 2020, avec Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, directrice de recherche au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) et co-présidente du groupe n° 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Synthèse par Charlotte Bezamat-Mantes.
Valérie Masson-Delmotte propose de faire un point sur l’état des connaissances scientifiques sur le changement climatique, fondé sur le rapport spécial du GIEC de 2018. Ce rapport étudie les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C et fut commandé lors de la COP21 (2015) à la demande des pays les plus vulnérables aux risques climatiques (Arctique, petits États insulaires, pays en développement). La paléoclimatologue commence son intervention par un constat alarmant. Avec une augmentation de 0,2°C tous les dix ans, la température terrestre aura atteint +1,5°C entre 2030 et 2050 : il y a donc urgence à agir dès maintenant.
Masson-Delmotte rappelle le rôle des gaz à effet de serre (GAES) dans l’augmentation de la température terrestre. Trois GAES participent à l’accroissement de l’effet de serre naturel de la Terre : le dioxyde de carbone (provenant notamment de la déforestation, la combustion de charbon et de gaz et la production de ciment), le méthane (élevage intensif de ruminants, riziculture) et l’oxyde nitreux (agriculture, industrie). Les particules des GAES bloquent le renvoi infrarouge du rayonnement solaire reçu par la planète, produisant une accumulation d’énergie et, in fine, le réchauffement de la Terre, des océans et des basses couches de l’atmosphère.
Elle décrit ensuite les conséquences protéiformes du réchauffement climatique. On prévoit ainsi des vagues de chaleur, particulièrement sur le pourtour méditerranéen, avec une augmentation du nombre de jours très chauds. Par conséquent, l’aridité accroîtra le risque de propagation des incendies, notamment autour de la Méditerranée, en Asie de l’Ouest et du Sud-Est et dans certaines régions d’Amérique du Sud et d’Afrique. L’augmentation de la température globale aura un effet sur les précipitations, avec un accroissement de l’humidité de l’air : on envisage ainsi des pluies torrentielles, particulièrement dans les régions tropicales ; la chaleur et l’humidité dans les grandes villes tropicales créeront des conditions aux limites du supportable pour la physiologie humaine. L’augmentation de la température des océans produira leur acidification et un brassage moindre des eaux, conduisant à une déficience en oxygène, avec ses effets dévastateurs sur la faune et la flore. La fonte glaciaire sera la principale responsable de l’augmentation du niveau des océans, produisant une submersion côtière ; les glaciers contiennent deux fois plus de GAES que l’atmosphère : libérés par la fonte, ces GAES aggraveront le réchauffement climatique.
L’accroissement des aléas climatiques aura de nombreux effets négatifs sur la santé, l’économie et la faune et la flore. Elle cite entre autres l’augmentation de la morbidité et de la vulnérabilité sanitaire, la crise de l’industrie du tourisme (notamment de plage, dépendant des littoraux qui seront submergés, et de montagne, dépendant de l’enneigement amené à réduire considérablement), le bouleversement des écosystèmes terrestres, avec par exemple des changements dans la répartition des ressources halieutiques et une baisse du potentiel de pêche dans certaines régions, et des enjeux en termes de sécurité alimentaire et de pénurie d’eau douce. La paléoclimatologue note par ailleurs que 65 millions de personnes vivent dans de petits États insulaires en développement et 680 millions sur des côtes basses particulièrement sensibles au risque de submersion ; des populations que les inondations côtières et fluviales mettront en péril grave. Après ce noir tableau, Masson-Delmotte ébauche des propositions d’actions pour limiter le réchauffement climatique global.
Si l’on souhaite limiter le réchauffement à 1,5°C, il faut que l’on ait d’ici à 2030 diminué nos émissions de GAES de 50 % et que l’on ait atteint la neutralité carbone en 2050 (neutralité carbone : état d’équilibre entre les émissions de GAES d’origine humaine et leur retrait de l’atmosphère par les humains, ne prenant pas en compte la capacité d’absorption naturelle de la Terre grâce aux forêts, océans et sols). De nombreuses solutions existent. Elle cite notamment la nécessité de décarboner nos systèmes énergétiques, en réorientant les investissements actuels dans les énergies fossiles vers la recherche et développement liés aux énergies renouvelables. La transformation de l’utilisation des terres est une autre option. On pourrait ainsi utiliser l’agriculture pour stocker du dioxyde de carbone au lieu d’en émettre. Masson-Delmotte souligne qu’il faut limiter l’artificialisation des sols, qui participe au réchauffement climatique (l’artificialisation des sols en France représente l’équivalent d’un département tous les dix ans). Dans les villes, une transformation des mobilités et le développement de l’économie circulaire permettront de diminuer l’émission de GAES. Dans le secteur industriel, il faut s’attacher à remplacer les infrastructures, notamment liées à la mobilité, afin d’accroître l’efficacité énergétique de la production de biens. Enfin, elle insiste sur la nécessité de transformer nos systèmes alimentaires : la production, le stockage, la transformation et le transport des biens alimentaires sont responsables d’un tiers des émissions mondiales de GAES et ces systèmes alimentaires sont actuellement inefficaces (820 millions de personnes souffrant de la faim et deux milliards de personnes en surpoids ou obèses, 25 à 30 % de la production alimentaire perdue ou gaspillée).
La paléoclimatologue note qu’il existe de nombreuses options pour agir de manière multiscalaire sur l’émission et le captage de GAES mais que la littérature scientifique est encore insuffisante pour estimer les coûts de cette transition énergétique, ce qui pose la question de la capacité des acteurs à agir. Elle rappelle que le développement durable vise à permettre à chacun de vivre dignement et que la notion de « soutenabilité » implique un développement qui soit équitable, éthique et juste. Rappelant que les populations les plus vulnérables sont dans les faits celles qui ont le moins les moyens de faire face aux conséquences du réchauffement climatique, Masson-Delmotte insiste sur la nécessité de partager équitablement le fardeau des risques encourus et des efforts en fonction des capacités (ressources financières et technologiques) de chacun, ce qui implique une coopération internationale.
Enfin, notant que chaque expert l’est dans un domaine très précis, elle insiste sur deux éléments : d’abord, l’importance de créer un espace collectif pour débattre de la production scientifique sur le changement climatique, qui a considérablement augmenté dans les années 2000, afin d’identifier les limites des connaissances actuelles et d’agir pour les résorber ; ensuite, la nécessité d’un décloisonnement des disciplines, permettant d’acquérir une vision systématique des défis actuels et à venir et des solutions à apporter pour endiguer le réchauffement climatique.
Elle rappelle que le GIEC a élaboré différents scénarios pour l’avenir, chacun prenant en compte des choix de développement socio-économiques différents : ce sont des choix qui permettront, ou pas, d’endiguer le réchauffement climatique. Concluant sur ce constat, elle invite chacun, citoyens, entreprises et États, à passer à l’action sans délai.
Conférence organisée en France, à Lyon, par la Fondation pour l’Université de Lyon dans le cadre des Journées de l’Économie, les 5, 6 et 7 novembre 2019, avec El Mouhoub Mouhoud, professeur de sciences économiques à Paris-Dauphine ; Shoshana Fine, chercheuse post-doctorale au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po, Hugo Observatory - Université de Liège et German Institute for Global and Security Studies (GIGA) ; Jean-Christophe Dumont, chef de la Division des migrations internationales de l’OCDE ; et Pascal Brice, ancien Directeur général de l’OFPRA (2008-2012) ; animée par Yann Mens, rédacteur en chef International d’Alternatives économiques. Synthèse par Charlotte Bezamat-Mantes.
El Mouhoub Mouhoud fait le constat d’une double irrationalité des politiques migratoires du point de vue économique des pays de départ et d’accueil. Les migrations économiques et volontaires sont très restreintes : ce qui a augmenté ces dernières années, ce sont les migrations forcées dues à la situation domestique (choc économique, guerres civiles, instabilité) des pays de départ. Ainsi, il n’y a pas de politique migratoire rationnelle des pays de départ, fondée sur l’export de main-d’œuvre dans le cadre d’un marché du travail domestique insuffisant. Les régimes d’immigration des pays d’accueil ne sont pas non plus fondés sur une rationalité d’ordre économique (le besoin de main-d’œuvre face à la situation démographique de ces pays par exemple). À l’aide de chiffres, il s’attache à déconstruire des idées reçues sur l’immigration.
À la fin des années 1990, la majorité des migrations internationales suivait un chemin Sud-Nord ; aujourd’hui, les migrations sont majoritairement de nature intra-régionales. Ainsi en 2017, 53 % des migrants internationaux en Afrique sont eux-mêmes africains, 60 % en Asie et 67 % en Europe. Il n’y a donc pas de globalisation migratoire.
Mouhoud rappelle que les pays riches ne reçoivent pas « la misère du monde ». Entre 2000 et 2015, la part des migrants provenant des pays pauvres est restée stable et faible ; ce sont les pays à revenus intermédiaires qui envoient le plus de migrants à l’étranger. Le nombre de migrants internationaux par région d’origine le montre : en 2017, 105,7 millions viennent d’Asie, 61,2 d’Europe et 36,3 d’Afrique – qui est donc loin d’être la région de départ la plus importante.
Il déconstruit enfin l’idée selon laquelle « plus on est pauvres, plus il y a un écart de revenus par rapport aux pays riches, plus on devrait partir » : ce sont les pays à revenus intermédiaires qui envoient le plus de migrants à l’étranger. Cette sélection s’explique par les coûts de mobilité, prohibitifs pour les personnes venant de pays pauvres ; dans ces derniers, ce sont les plus qualifiés qui émigrent le plus facilement. Un double processus de sélection est ainsi à l’œuvre : d’abord, la sélection des pays de départ et ensuite des individus : jeunes, qualifiés et désormais en majorité des femmes.
Shoshana Fine
se penche sur la politique migratoire européenne en Turquie. Dans le contexte de la « soi-disant crise migratoire » de 2015, la Turquie est devenue une préoccupation centrale de l’Union européenne (UE) : c’est un pays de transit accueillant des flux importants, notamment de Syriens, à destination de l’UE. L’accord passé en 2016 par la Turquie et l’UE a conduit à l’endiguement des flux de personnes, notamment grâce au renforcement des frontières. Elle rappelle que l’accord s’inscrit dans une politique d’externalisation de l’UE, produisant une « déterritorialisation des frontières » (comme avec le financement européen des garde-côtes libyens). L’accord de 2016 prévoit également l’installation en UE d’un Syrien pour chaque Syrien réinstallé de l’UE vers la Turquie, devant concerner jusqu’à 72 000 personnes. Dans les faits, seuls 21 000 Syriens ont pu s’installer en UE, tandis que la Turquie accueille environ 4 millions de réfugiés syriens.Elle souligne ensuite trois travers de l’accord entre UE et Turquie : 1) la loi turque de 2013 sur l’asile n’est pas mise en œuvre et l’accès à la scolarité, la santé ou le marché du travail des demandeurs est bafoué ; 2) depuis 2011, l’ONG Human Rights Watch a décompté la mort de 400 personnes cherchant à entrer en Turquie, tuées par les gardes-frontières turcs ; 3) depuis janvier 2019, on constate une hausse du nombre des expulsions de personnes n’ayant pu enregistrer une demande de droit d’asile vers leur pays d’origine, des départs qualifiés de « volontaires ».
Ce constat amène in fine à se poser la question du prix humain de l’accord entre Turquie et UE. Plutôt que de « coopération », elle affirme qu’il vaudrait mieux parler de « délégation » du contrôle migratoire et de l’asile. Enfin, elle invite à s’interroger sur le rôle de l’UE dans la « désintégration » de la mise en œuvre du droit à l’asile, tant dans l’Union européenne qu’à l’étranger.
Jean-Christophe Dumont
compare les débats publics sur la question migratoire dans les pays d’accueil à un « dialogue entre un sourd et un aveugle ». L’aveuglement vis-à-vis du phénomène migratoire provient principalement du déficit d’informations des citoyens. Il cite ainsi des sondages montrant que les Français estiment la part des immigrés à 27 % de la population totale (environ 12 % dans la réalité) et que la moitié des immigrés sont en situation irrégulière (5 % maximum d’après Dumont). Il y a ainsi un véritable décalage entre la perception des phénomènes migratoires dans l’opinion publique et la réalité des chiffres.La surdité caractéristique du débat public provient de l’incapacité des décideurs à prendre en compte un certain nombre de préoccupations des citoyens des pays d’accueil en relation avec la question migratoire mais s’inscrivant dans un contexte plus large. Il cite ainsi les transformations du marché du travail ou la mise sous pression des classes moyennes, dont les revenus n’ont pas augmenté depuis une vingtaine d’années.
Il propose trois éléments pour dépasser les clivages traversant les sociétés accueillant des immigrants et « recréer du dialogue ». Premièrement, il invite à « utiliser les justes mots » pour parler des questions migratoires et à mettre les réalités statistiques en avant dans les débats publics pour se fonder sur la réalité des phénomènes migratoires et non leur perception. Par exemple, les titres de séjour octroyés annuellement représentent 0,4 % de la population totale : ainsi, « la France n’est pas un grand pays d’immigration » contrairement à une idée reçue.
Deuxièmement, il estime qu’il faut « mieux gérer les flux et ouvrir des voies légales » à l’immigration. Il souligne que le système d’immigration professionnelle français est à la fois « obsolète et inéquitable sur le territoire », posant de nombreux obstacles à l’immigration régulière dont le pays a besoin.
Troisièmement, il rappelle l’importance de « l’intégration ou de l’inclusion sociale » des migrants. Il cite le taux d’emploi insuffisant des immigrés en France (56 % contre 65 % pour les « natifs ») qui ne s’explique pas par le manque de compétences des individus en question : un immigré sur trois en France détient un diplôme de l’enseignement supérieur mais la moitié d’entre eux est inactif, au chômage ou est déclassé dans son emploi. L’intégration des migrants aux sociétés des pays d’accueil nécessite selon lui un accompagnement des primo-arrivants par les pouvoirs publics et la nécessité de « repenser les politiques publiques » pour donner la possibilité aux immigrants de trouver leur place dans le pays d’accueil.
Pascal Brice
s’interroge sur le « désajustement » entre les besoins économiques des pays de l’OCDE et la manière dont le droit français aborde la question migratoire.Il fait le constat qu’en France, la non-application du droit au séjour crée des situations de non-droit, citant les « ni-ni » - ces personnes qui ne sont ni régularisables ni expulsables. Il explique que « l’on fonctionne depuis des décennies sur un mode qui est celui d’un constat d’un échec collectif » : le droit qui existe n’est pas ou mal appliqué, donnant lieu tous les dix ans environ à des régularisations collectives massives – ce qui, dans un contexte de mise en concurrence des économies dans le cadre de la mondialisation, est de moins en moins accepté.
La France doit « reconstruire de la norme de droit » pour avoir « un droit juste, digne, efficace, appliqué parce qu’applicable ». Il identifie quatre champs d’actions prioritaires. Premièrement, le droit d’asile, dont les conditions d’application sont problématiques dans l’UE, notamment à cause des règles de Dublin. La mise en œuvre rationnelle du droit d’asile passe par un abandon des logiques dissuasives et une meilleure coopération entre États membres.
Deuxièmement, la France doit reconstruire un droit applicable pour les personnes relevant de la protection humanitaire complémentaire, en situation de détresse humanitaire mais ne relevant pas du droit d’asile. Reconstruire un droit au séjour de ces personnes selon des critères clairs, transparents, qui peuvent être compris par les citoyens français, permettra de cesser le recours aux régularisations collectives massives.
Troisièmement, la politique migratoire concernant les travailleurs doit évoluer : actuellement, elle ne permet pas de remplir les besoins français en termes de main-d’œuvre et elle fait peser une pression majeure sur le droit d’asile – il rappelle ainsi que 60 % des demandeurs d’asile ne relèvent pas des critères qui leur permettraient d’obtenir le statut.
Enfin, il estime que pour parvenir à sortir du désajustement entre droit et réalité migratoire et mettre fin au malaise sur la question migratoire, et une fois que la France aura mis en œuvre un cadre légal du droit au séjour « qui tient la route », il est impératif de faire en sorte que ceux et celles qui n’ont pas droit au séjour quitte effectivement le territoire.
Pour aller plus loin :
. El Mouhoub Mouhoud, L’immigration en France : mythes et réalités, Fayard, 2017.
. Shoshana Fine, All at sea : European crisis of solidarity on migrations et False moves : Migration and Development aid, European Council on Foreign Relations, 2019.
. OCDE, Perspectives des migrations internationales 2019 (rapports annuels).
. Pascal Brice, Sur le fil de l’asile, Fayard, 2019.
Table ronde organisée en France, à Paris, dans les locaux de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) le 6 février 2020 par la FIDH et le forum d’échange entre la Russie et la France D’EST, animée par Ilya Nuzov directeur des secteurs d’Europe de l’Est et d’Asie Centrale au sein de la FIDH, en présence de Svetlana Shmeleva et de Maria Eismont. Synthèse par Aliénor Vézinet.
Depuis 2011 et les scandales de fraudes électorales, on constate en Russie deux tendances : d’une part, un accroissement des mouvements de la société civile en opposition aux actions de l’État, qui peuvent se matérialiser en manifestations publiques ou en piquets individuels ; d’autre part, la riposte des autorités russes dès 2012 avec l’adoption d’une cinquantaine de lois liberticides. Selon la FIDH, la liste ne cesse d’augmenter. L’application de ces lois se manifeste par une répression brutale des policiers contre les manifestants ou par les peines disproportionnées données par les juges lors de procès inéquitables. Après 2011, on dénombre plus d’une trentaine de procès pénaux à l’encontre de manifestants.
La montée de l’opposition civile mais aussi des répressions étatiques se font de plus en plus remarquer, notamment lors des manifestations de 2016 et de 2017. Celles-ci protestaient contre la création de groupes artificiels appelés « Nouvelles Grandeurs » et « Le Réseau » par le FSB, successeur du KGB, qui ont servi à piéger de jeunes russes opposés au régime. Encore cet été 2019, ces tendances se sont fait ressentir. C’est dans ce contexte de tension sociale et de répression de la part des autorités russes, que l’on dénombre en février 2020 314 prisonniers politiques russes soumis aux répressions étatiques.
Svetlana Shmeleva, défenseur de droit de l’homme, activiste de droits civiques, nommée au prix "Boris Nemtsov" pour un piquet quotidien illimité "pour l’échange de tous pour tous" et la libération de tous les prisonniers russo-ukrainiens, tutrice permanente de l’École d’éducation civile de Moscou E. Nemirovskaya.
Szevtlana Shmeleva s’engage en 2018 alors qu’à travers ses piquets de manifestation elle s’efforce à défendre le cas de vingt-deux prisonniers russes retenus en Ukraine, avant d’être rejointe par d’autres activistes. Ensemble, ils se sont rendus devant les bâtiments de l’administration pénitentiaire pour réclamer des échanges de prisonniers entre la Russie et l’Ukraine. L’administration déclarait ne pas connaître l’existence de ces prisonniers. Avec l’aide de l’ambassade d’Ukraine, les activistes sont allés à la recherche de prisonniers marins ukrainiens pour procéder à un échange. L’administration russe a pendant longtemps bloqué l’accès des activistes au bâtiment de l’administration pénitentiaire, empêchant tout dépôt de dossiers de demande d’échanges de prisonniers, malgré une politique officielle du « tous contre tous ».
En Russie, le nombre de personnes reconnues prisonniers politiques ne cesse de croître. D’autant plus qu’on ne comptabilise pas les personnes persécutées pour des raisons politiques, mais seulement celles qui font l’objet de procédures administratives. Or, cet été à Moscou il y a eu plus de 3 000 arrestations illégales. Par ailleurs, les chiffres montrent que les réactions de la société civile sont largement plus importantes qu’auparavant. De plus en plus de revendications sont purement politiques, notamment celles relatives à l’absence d’élection libre. C’est en 2019 que, pour la première fois en Russie, l’expression « prisonnier politique » s’impose dans les discours. Les jeunes Russes, nés après 1990, participent aussi activement aux mouvements de l’opposition. Ils ont ainsi réussi à habituer les policiers à présenter leurs papiers lors des arrestations et à faire prévaloir quelques droits élémentaires auprès de ceux-ci. Aussi, on constate une forte mobilisation de la société civile par une nette augmentation des dons pour des ONG qui luttent en faveur des droits de l’Homme. Ainsi, l’association « Memorial » a été persécutée et a dû payer une amende de 6,5 millions de roubles, qui a finalement été réglée par les soutiens au sein de la société civile.
On dénonce également des cas de torture à l’encontre des interpellés ou prisonniers, même s’agissant de militaires russes qui portent les valeurs et les intérêts du gouvernement, comme le cas d’un certain Ivanov, mort à 45 ans dans sa cellule. Selon la version officielle, il aurait changé une ampoule dans sa cellule, une version peu plausible puisque le règlement n’autorise pas aux prisonniers de changer les ampoules. Aujourd’hui, soixante-dix personnes ont pu être libérées.
Maria Eismont avocate pour OVD-INFO (organisation du Centre des Droits de l’Homme Mémorial), représentante des intérêts des prisonniers politiques : Konstantin Kotov, Vyacheslav Egorov (article 212.1 du Code pénal de la Fédération de Russie), Pavel Rebrovsky (cas de la « Novoe Velichie »), Raim Aivazov (cas de « Hizb ut-Tahrir », « Solidarité de la Crimée »).
Hizb ut-Tahrir est un parti politique islamiste actif dans de nombreux pays, fondé en 1953 en Jordanie à la suite d’une scission avec les Frères Musulmans. Se présentant comme non-violente, cette organisation souhaite propager un califat à échelle mondiale. Jusqu’à maintenant aucune violence n’aurait été remarquée.
Hizb ut-Tahrir, ainsi que quatorze autres organisations telles que Al-Qaida, ont été jugées terroristes en 2003 par la Cour Suprême russe à la suite d’une décision prise à huis clos. Les personnes appartenant à ces organisations reçoivent des peines considérables qui s’élèvent à plus d’une quinzaine d’années d’emprisonnement. Cependant, en Ukraine, Hizb ut-Tahrir est autorisée et de nombreux membres de l’organisation appartiennent à la population musulmane ukrainienne. Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les autorités russes sont autorisées à poursuivre les personnes en Ukraine, alors pourtant libres d’appartenir à cette organisation. Les Tatars, qui constituent une frange de la population ukrainienne au sein de laquelle on retrouve de nombreux membres de Hizb ut-Tahrir, ont été persécutés, et 29 d’entre eux ont été incriminés. Ainsi, toute personne rattachée à Hizb ut-Tharir est susceptible d’être poursuivie.
La persécution des membres de cette organisation a eu peu de retentissement médiatique : la Crimée annexée par la Russie en violation des lois internationales reste une région périphérique qui nécessite une autorisation pour entrer sur son territoire. De plus, les incriminés sont tributaires de la mauvaise réputation et de l’idéologie peu partagée du parti islamiste.
Pour aller plus loin : le documentaire d’Olga Karavet, « Il commence à faire nuit », dont on peut lire la bande-annonce, prochainement disponible en intégralité auprès de la FIDH.
Conférence organisée le 2 décembre 2019, à Paris, CPGE lycée Blomet. Intervenants : Régine Perron, maîtresse de conférences Habilitée à diriger des recherches en Histoire des relations internationales à l’Université de Cergy-Pontoise, spécialiste des relations internationales économiques entre l’Europe et les États-Unis, puis avec le Tiers-Monde, et Alain Le Roy, diplomate, ambassadeur de France et ex-Secrétaire général adjoint de l’ONU et ex-Secrétaire général adjoint du Service européen pour l’action extérieure (UE). Synthèse par Joséphine Boucher.
La pandémie mondiale du Covid-19 démontre avec une terrible force la nécessité de repenser le multilatéralisme. Pour penser la période contemporaine et l’avenir, nous bénéficions dans cette conférence du 2 décembre 2019 des regards croisés d’une historienne du multilatéralisme et d’un praticien du multilatéralisme à l’ONU, à l’UE et au G7/8. La richesse de ces deux points de vue et expériences est bienvenue pour aborder un sujet d’autant plus essentiel que la France tente de réinventer ce système international, notamment via le Forum de Paris pour la Paix.
Qu’est-ce que le multilatéralisme ? En 1945, les États-Unis sont désormais une puissance à part entière, économique, financière, militaire et politique. Ils organisent le monde pour établir la paix sur la base d’un système international dont l’armature est le droit international fortement inspiré par la société et le droit américains, lesquels reposent sur la loi, le marché et l’individu. C’est le multilatéralisme. À partir de 1947, dans le contexte de la Guerre froide, il se régionalise : se concentrant d’abord sur l’Europe de l’Ouest dont les institutions naissent alors, les États-Unis ciblent ensuite le Tiers Monde allié (Amérique latine, Afrique, Asie) en créant des institutions régionales qui sont autant de remparts au communisme. Système international pour un et pour tous avec les États-Unis comme pôle dominant, la naissance du multilatéralisme marque alors l’entrée dans le siècle américain. Ce n’est pas une théorie économique comme peut l’être le libéralisme, mais plutôt un système international qui établit un équilibre entre le libéralisme de Smith et l’interventionnisme de Keynes. À une 1re phase d’inspiration keynésienne de 1945 à 1971 fait suite une 2e incarnée jusqu’à aujourd’hui par un courant néo-libéral. Ce système s’appuie sur des institutions multilatérales c’est-à-dire internationales et régionales définies par des principes moraux de non-ingérence, de non-discrimination et de respect des droits de l’Homme. Les pays qui y adhérent sont liés par la réciprocité et l’intérêt mutuel. Afin de réaliser l’ordre au-dessus du chaos, ils se fondent sur une base ternaire et égalitaire : la sécurité et la paix, la prospérité et le bien-être. Ces concepts de base sont omniprésents et dessinent une trame commune aux institutions du multilatéralisme qui, si elles ont pu être à l’origine de réalisations, ont aussi démontré leurs faiblesses. Notons en guise d’exemple le GATT et l’OMC qui ont certes mené au renforcement des échanges commerciaux et à la baisse des droits de douane, mais sans toutefois parvenir à inclure les pays du Sud au même niveau que les échanges des pays du Nord, et ce malgré le principe de non-discrimination. Quant au FMI, s’il a permis d’atteindre la stabilité du système monétaire (dollar, convertibilité des monnaies, stabilité des taux de change), il s’est engagé à partir des années 1970 dans la gestion des déficits des pays du Tiers-Monde avec des politiques d’austérité assez difficiles.
Véritable mode d’organisation des relations internationales, le multilatéralisme se traduit donc par la coopération d’au moins 3 États dans le but d’instaurer des règles communes. Il s’est incarné par des clubs, le G7 d’abord, créé en 1975, puis le G20 créé en 1999.
Mais son 1er symbole est évidemment l’ONU, créée en 1945 et garante proclamée du maintien de la paix internationale. La Charte des Nations Unies concentre et rassemble les principes fondamentaux, sinon les espoirs de 1945. Rappelons les premiers mots de son préambule : « Nous, peuples et nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances ». L’article 24 du chapitre 5, consacré au Conseil de sécurité, affirme quant à lui la responsabilité principale de l’organe exécutif dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, en lui reconnaissant un rôle d’action et de décision au nom de ses États membres. Toutefois, 2011 marque pour certains une césure dans l’état d’esprit du Conseil de sécurité, et plus précisément lors du vote de la résolution sur la Libye le 15 mars 2011. La Russie de Medvedev n’oppose alors pas son veto et accepte de s’abstenir. Pour certains, la méfiance de la Russie de Poutine à l’égard des Nations Unies et le durcissement de son rôle en particulier dans l’affaire syrienne (2011 - ) doivent beaucoup de cette résolution outrepassée. Hormis le cas russe, la vision post-2011 semble également être celle d’une paralysie sur certaines questions épineuses. Le Conseil de sécurité est en effet paralysé sur le processus de paix au Proche-Orient en raison des menaces de veto américain, et sur la Syrie à cause du veto russe. L’existence de ce droit de veto a d’ailleurs pu être remise en cause par les autorités françaises qui ont proposé une mesure en 2015 pour réduire son usage en cas d’atrocités de masse. Sans pour autant modifier la Charte des Nations Unies, une déclaration franco-mexicaine a ainsi été adoptée et signée depuis par 102 pays, qui s’engagent volontairement et collectivement à restreindre le recours au droit de veto. Malgré l’exercice de plus en plus fort du droit de veto dans l’enceinte onusienne, l’ONU, organe multilatéral s’il en est, a indéniablement un rôle toujours légitime aujourd’hui, à l’image de ses organisations multilatérales et de ses programmes, des Conférences des Parties (COP) au Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) en passant par le Programme alimentaire mondial (PAM).
Toutefois, force est de constater que le multilatéralisme souffre aujourd’hui de l’évolution des positions américaine et chinoise. Le retrait américain n’occulte en effet pas totalement leur intérêt pour les instances multilatérales. Était ainsi présente à la COP25 de Madrid non pas le président républicain Trump mais la présidente démocrate de la Chambre des représentants Nancy Pelosi. Quant à l’émergence de la Chine, elle reflète une tendance, celle de l’affirmation de son rôle et de sa position aux Nations Unies. À titre d’exemple, elle est à l’origine de la création d’organisations comme la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (2014) ou BAII qui se pose comme véritable concurrente de la Banque mondiale et confirme alors le poids émergent de la puissance chinoise dans le jeu global et dans un multilatéralisme selon ses normes.
Alors, quelles sont les évolutions possibles ou souhaitables du multilatéralisme ? À l’inverse d’une forteresse figée, il s’agit d’un système évolutif, miroir de son époque : keynésien au lendemain de la guerre, néolibéral et en crise aujourd’hui. Critiquées, les institutions multilatérales semblent être dans l’impasse face à des conflits qui s’enlisent, face à la guerre commerciale sino-américaine, face à une Chine ambitieuse voire source d’inquiétudes, et face à la crise climatique et environnementale qui s’impose comme le défi de ce siècle. Dès lors, quelles évolutions envisager ?
Tout d’abord, il ne faut pas oublier que le multilatéralisme est un système en constante évolution depuis 1945, et ce conjointement au capitalisme et aux enjeux de son temps. Depuis ses débuts, il est guidé par une théorie économique et un cadre contextuel donné. De 1945 à 1971, le système multilatéral était keynésien, en réaction au libéralisme spéculatif de 1929, à la crise sociale des années 1930 et au fascisme né des désordres de la Grande Guerre et de la crise. De 1971 à nos jours, le néo-libéralisme s’est forgé en réaction à la perte de valeur du dollar et face aux besoins de plus de facilité bancaire. Depuis les années 1970, le multilatéralisme avait intégré la théorie néo-libérale comme mode d’action (privatisation, dérégulation, libéralisation). En 2019, le néo-libéralisme a aussi atteint ses limites, sous la forme d’une crise du libéralisme accompagnée d’une crise du capitalisme accentuée depuis 2008. Ainsi, pour répondre aux enjeux et aux défis de notre temps quant à l’évolution du système multilatéral et du capitalisme, il peut être pertinent, pour penser des relations internationales renouvelées, transformées, de penser des utopies pour avancer.
En ce qui concerne la puissance américaine, cette crise est alimentée par le président Trump pour qui ce système est une émanation de la vision idéaliste des démocrates américains. Si les États-Unis ne veulent plus y participer alors qu’ils en sont encore aujourd’hui le moteur, devons-nous les laisser partir ou les convaincre de rester car il en va de notre survie ? Devrons-nous envisager une nouvelle puissance ? S’agira-t-il de la Chine, celle-là même qui exerce son influence dans le jeu global et organise en même temps, en périphérie, son propre maillage international avec les Nouvelles Routes de la Soie, véritable réseau d’obligations entre les États qui y adhèrent au niveau économique et financier ? Pourra-t-on parler d’une évolution du multilatéralisme à l’image de la Chine ?
Peut-être une autre solution serait-elle une coopération entre des institutions régionales, dont les représentants élus mettraient en place une gouvernance mondiale fondée sur les régions et non plus sur les États.
Tous ces périls auxquels fait face le multilatéralisme sont autant de dangers d’une désorganisation des échanges mondiaux, commerciaux et du système monétaire international, et de la montée du protectionnisme qui se double d’une idéologie marquée par un rejet du libre-échange. Ce sont aussi les dangers d’une restriction des libertés d’expression, de conscience, de la libre-circulation des personnes et de l’accès à la nourriture pour tous. Ces quatre dernières libertés, énoncées par Roosevelt avant-guerre, sont le fondement même de la Charte des Nations Unies et donc du système multilatéral de 1945 qui défendait la paix des armes, la paix économique et la paix sociale.
Pour conclure, ce sont trois urgences auxquelles le multilatéralisme pourrait ou devrait répondre aujourd’hui : l’urgence sociale et la construction d’une vision à long terme, la mise en place d’une institution phare pour l’environnement, et l’inclusion réelle des pays du Sud dans le système multilatéral. Il en va de l’équilibre et d’une certaine idée de l’ordre mondial, de l’humanité et du sens commun, pour forger un multilatéralisme rénové, plus inclusif et plus ouvert.
Quelle géopolitique du Brésil sous Bolsonaro ? (A) ; Que veut Poutine ? (B) ; Quels moteurs pour la croissance africaine ? (C) ; “Sovereignty and Identity in Britain and Poland” (D).
Conférence co-organisée par Diploweb.com et l’ADEA MRIAE de Paris I, le 27 février 2020 au Centre de colloques Condorcet (Paris-Aubervilliers). Intervenant : Hervé Théry, directeur de recherche émérite au Creda (CNRS et Paris Sorbonne Nouvelle) et professeur à l’Universidade de São Paulo (USP). Co-directeur de la revue en ligne Confins, il s’appuie pour cette conférence sur les travaux qu’il a récemment dirigés pour celle-ci et pour la revue Outre Terre (n°56) : « Le Brésil et la révolution géopolitique mondiale ». Synthèse par Joséphine Boucher.
« Quelle géopolitique du Brésil sous Bolsonaro ? » L’élément majeur de cette question est le point d’interrogation final. Il n’est en effet pas question ici de dire ce qui va se passer dans les mois et les années qui viennent et d’engager une spéculation sur l’avenir à court terme. Il s’agit plutôt de donner au cours de cette conférence des éléments qui permettent de comprendre la situation actuelle brésilienne et ses causes, ce qui s’est passé depuis un an maintenant et d’essayer d’imaginer ce qui pourrait arriver par la suite.
Il convient tout d’abord de rappeler une chose : beaucoup d’observateurs n’avaient pas anticipé l’élection de Jair Bolsonaro, de sorte qu’elle a pu être ressentie comme un véritable tremblement de terre politique au Brésil. Comment en est-on arrivé là ? Pour essayer de comprendre cela, il faut analyser des faits, mesurer des tendances, tenter de les expliquer. Pour ce faire, la réflexion s’appuie sur deux numéros des revues Outre Terre et Confins et sur des images, des photographies, des cartes commentées, autant de précieux avantages comparatifs de géographe et de sources signifiantes, qui donnent à voir un contexte.
Venons-en au premier point de réflexion, à savoir le contexte. Autrefois couvert d’éloges, le Brésil semblait décoller. Victime d’un brutal et inattendu changement de perception, il est devenu un pays sur le point de s’écraser, puis trahi. Tel qu’on le perçoit en France, c’est l’histoire d’un retournement de l’opinion et d’une déchéance. Le Brésil mérite-t-il tant d’éloges ou tant d’indignité ? À vrai dire, ni l’un ni l’autre.
Après l’élection de Jair Bolsonaro sont apparus nombre d’images détournées et de caricatures et autant de colloques interrogeant la nature fasciste ou pas du Brésil. Rappelons-nous ici la formule tirée d’une fameuse estampe du peintre espagnol Francisco de Goya : “Le silence de la raison produit des monstres“. Autrement dit, les instants où l’on baisse la garde d’une certaine rationalité, d’un certain bon sens, et où la raison endormie est envahie, assaillie par d’inquiétantes créatures, sont des moments de plus grande crédulité, de faillite de la raison et d’abandon des bases scientifiques de l’analyse.
Pour réfléchir à cette situation, il semble intéressant de parcourir quelques-unes des cartes qui ont été produites dans les revues Outre Terre et Confins et qui y sont présentées, afin de donner des éléments visuels pour penser et analyser la situation. Parmi eux, notons les deux cartes de représentation du monde selon Lula et selon Bolsonaro, créées avec Michel Korinman. Entre la manière dont les autorités brésiliennes voyaient le monde sous Lula (Triade, pays des BRICS, lusophonie) et ce que l’on peut imaginer de la façon dont Bolsonaro, qui se qualifie lui-même de Trump tropical, voit le monde réparti et divisé en pays respectables, dangereux et hostiles, voilà deux conceptions du monde bien distinctes. Quant aux cartes des premier et second tours des élections présidentielles de 2018, elles attestent et rendent visible une fracture brésilienne qui, si elle est observée depuis longtemps, est ici flagrante entre les régions où Haddad, le candidat désigné par Lula pour le parti des Travailleurs (PT), était en tête, et celles où Bolsonaro était en tête. La carte du deuxième tour, avec ses cercles correspondant au nombre d’électeurs et la couleur à la prédominance, témoigne à ce titre d’un Brésil coupé en deux. Quand le Sud le plus peuplé et l’axe vers le Nord-Ouest a voté Bolsonaro, le Nordeste au sens large a voté Haddad. Cette fracture territoriale et politique du pays se manifeste aussi dans l’observation des cartes des élections depuis 1998. Après avoir progressivement gagné du terrain pour ensuite prendre le pouvoir dans presque tous les États, le rouge du parti des Travailleurs fait face au reflux de la vague au profit des partis de centre-droite puis d’extrême-droite en 2018. Ce rejet massif et viscéral du parti des Travailleurs est l’un des ressorts majeurs de cette surprise de l’élection de Jair Bolsonaro.
Dès lors, il est possible de faire des rapprochements, en regardant si les phénomènes coïncident, concordent, se recoupent. La carte des familles bénéficiaires de la Bolsa familia est à ce titre intéressante. Cette sorte de système d’allocation familiale étendue permet à des gens très pauvres de recevoir de l’argent tous les mois, de façon assurée, à condition notamment que les enfants soient scolarisés et que les vaccinations soient effectuées. Ces montants, qui pour les individus des classes moyennes et supérieures sont bas, mais qui pour leurs bénéficiaires sont extrêmement importants, peuvent représenter jusqu’à la moitié de leurs revenus annuels, eux-mêmes très bas. Ainsi, attribué sous forme de carte de crédit tous les mois et dans 97% des cas aux femmes, c’est un revenu non négligeable, régulier, en liquide, et dont se sont souvenus au moment de l’élection les principaux bénéficiaires qui vivent dans le Nordeste. La fidélité du Nordeste jusqu’à ce jour au Parti des Travailleurs trouve ses racines dans ce système. L’analyse est similaire et conduit à des observations semblables lorsqu’on fait une étude intégratrice de toute une série d’indicateurs sociaux.
La production agricole, secteur majeur au Brésil, est aussi duale, tout comme il y a deux Brésil et deux lignes politiques actuellement. Avant que le Centre-Ouest devienne le grenier du Brésil (coton, soja, maïs), il était, jusque dans les années 70, une région presque vide et qui semblait dénuée d’intérêt. En votant massivement pour Bolsonaro, ces régions ont largement contribué au renversement politique du pays, et les cartes témoignent de la coïncidence marquée entre front pionnier, élevage bovin et vote à l’extrême droite. Il a d’ailleurs été dit que l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République avait été faite par les “3B“, à savoir le bœuf, la Bible et les balles. L’élevage des bœufs, les cultes néo-pentecôtistes et évangéliques, ainsi que la revendication de pouvoir faire un usage libre des armes dans un des pays les plus violents au monde coïncident fortement dans certaines régions.
Ainsi, pour comprendre le Brésil d’aujourd’hui, il faut mener une analyse associant conservatisme social, montée du protestantisme pentecôtiste sur le littoral et dans les grandes villes et progression des idées réactionnaires. Le Brésil est de fait un pays touché par une criminalité élevée, qui s’est déplacée dans les États du Nord Nord-Est, là où les problèmes sociaux sont les plus aigus, et par des violences, notamment des conflits agraires suscités par la politique de réforme agraire de redistribution des terres aux paysans pauvres.
Car il est une région singulière dans le Brésil d’aujourd’hui : le Nordeste. Depuis longtemps, elle est perçue comme la région à problèmes du Brésil. Mais est-ce toujours le cas ? Il semblerait que oui, à en juger par la concentration des industries de transformation dans le Sud du pays. Toutefois, il convient de prendre en compte deux éléments nouveaux : le Nordeste touristique et le Nordeste de l’agro-business. En effet, c’est dans cette région au climat aride que se développent des pôles de production de fruits et légumes, grâce à des systèmes d’irrigation qui permettent notamment de produire des vins de qualité moyenne et des alcools. Entre oasis de productions destinées à l’exportation européenne et américaine et beach parks et resorts du bord de mer, le Nordeste est une région décomposée, dans le sens où son unité fédérale se compose d’archipels de grande pauvreté et de richesse. S’y côtoient des situations sahéliennes et des pôles branchés sur le commerce international.
Enfin, il convient de faire un point sur un aspect majeur de la politique de Bolsonaro, à savoir le chemin choisi et suivi en termes de questions environnementales. Tout d’abord, un élément révélateur de la ligne politique du gouvernement actuel : le ministère de l’Environnement, d’abord considéré comme inutile, était voué à être supprimé. S’il ne l’a finalement pas été (à la demande du ministère de l’Agriculture), le ministre qui a été choisi pour l’occuper a été condamné pour crime écologique alors qu’il était secrétaire à l’Environnement de l’État de São Paulo. Sa politique est claire, explicite et assumée : démonter le système de protection de l’environnement du Brésil et protéger la production agricole, même dans les régions amazoniennes. Celles-ci, qui ont été au cœur de l’actualité lors des incendies de 2019, semblent être le reflet à elles seules du virage environnemental brésilien. En effet, la courbe du défrichement était dans les dernières années plutôt dans une tendance descendante, de l’ordre de 30 000 km2 par an jusqu’en 2000 - 2005, puis aux environs de 5 000 km2 soit 6 fois moins. En 2019, le défrichement a de nouveau triplé, ce qui illustre la politique actuelle d’anti-protection environnementale voire d’encouragement explicite au défrichement. Les cartes des feux par États en 2016 et en 2019 illustrent à ce titre l’augmentation fulgurante des foyers d’incendie presque partout dans le pays. Mentionnons également une autre grande ressource brésilienne et donc une autre inquiétude majeure notamment pour les populations indigènes, à savoir l’exploitation de son potentiel hydro-électrique. Les terres des peuples amérindiens sont en effet constamment menacées par le gouvernement de Bolsonaro.
Pour finir, il est nécessaire de tenir compte de la complexité du Brésil. Dirigé par un président appuyé par de larges secteurs de la société, qui gouverne par le verbe et qui accapare le débat, ce n’est pas pour autant un pays fasciste. Les parentés avec le régime militaire de 1964 à 1985 sont revendiquées, on peut certes penser à un retour réactionnaire actuel, et il est très difficile de prédire l’évolution du pays. Cependant, derrière la crise politique, n’oublions pas les atouts non négligeables d’un pays qui jouit d’une immensité territoriale, de vastes ressources agricoles et minières, d’une population stabilisée et assez qualifiée, et d’une indépendance énergétique presque totale.
Conférence tenue à l’ENS Ulm, Paris, le 3 mars 2020, organisée par Le Grand Continent, avec Galia Ackerman, historienne et journaliste spécialiste du monde ex-soviétique et russe, Pierre Vimont, diplomate, envoyé spécial du président de la République pour l’architecture de sécurité et de confiance avec la Russie et Nicolas Tenzer, haut fonctionnaire et philosophe politique, directeur de la revue du Centre d’Étude et de Réflexion pour l’Action politique (CERAP). Synthèse par Aude Pepinster.
En mars 2020, l’annexion de la Crimée par la Russie de Poutine a eu six ans. Au même moment, Vladislav Sourkov, conseiller historique de Vladimir Poutine, chargé entre autres du dossier ukrainien, quitte le Kremlin. En parallèle, V. Poutine organise son maintien au pouvoir en mettant sur pied une réforme constitutionnelle abrogeant la limite de deux mandats présidentiels consécutifs. Elle permettrait à l’actuel président russe de se présenter à nouveau en 2024 pour deux nouveaux mandats, témoignant d’une stratégie poutinienne qui se déploie sur le long-terme.
Il s’agit, dans cette conférence, de retracer les perspectives de la politique poutinienne et d’établir un bilan des relations russo-européennes à ce jour.
Aux origines du poutinisme
Pour comprendre le poutinisme, il faut parler le langage poutinien. C’est ce que préconise Galia Ackerman quand elle analyse les mots de Vladislav Sourkov, l’« éminence grise du pouvoir russe ». C’est à lui que l’on doit les concepts de « démocratie souveraine », de « verticale du pouvoir », d’« État long » [1]. En effet, pour Vladislav Sourkov, il convient de doter l’immense territoire russe d’une forme particulière d’État, différente de celle que nous connaissons en occident. Ainsi, l’État russe, c’est un pouvoir inchangeable (« démocratie souveraine ») représenté par un chef suprême dont les intérêts prévalent sur ceux des citoyens (« verticale du pouvoir ») et qui peut se projeter à long terme (« État long »).
Où va la Russie aujourd’hui ?
Au moment où V. Sourkov démissionne, V. Poutine annonce subitement la dissolution du gouvernement de Dimitri Medvedev et propose d’amender « dans l’esprit du temps » la Constitution adoptée en 1993 sous Boris Elstine.
Pour Galia Ackerman, la direction que prend V. Poutine en 2020 entre en contradiction totale avec celle qu’il suivait il y a encore quelques années. En 2008, il avait cédé son siège de président à D. Medvedev, se conformant tout à fait à la Constitution selon laquelle le président ne peut pas occuper ce poste plus de deux mandats consécutifs.
Pourquoi V. Poutine change-t-il de philosophie en 2020 alors que son mandat ne doit toucher son terme qu’en 2024 ? Pour Galia Ackerman, V. Poutine se prépare aux élections législatives de 2021. En effet, la Russie de Poutine a placé des pions dans de nombreux pays du globe, dont la Syrie de Bachar el-Assad et la Libye d’Haftar. En parallèle, le chef d’État russe sait combien la foi de la population en la verticale du pouvoir s’est détériorée ces dernières années, à cause notamment d’une réforme des retraites extrêmement impopulaire et d’un système de santé en très mauvais état. Dès lors, il est crucial pour V. Poutine de remporter les législatives de 2021. Sa victoire lui assurerait l’exercice de sa fin de mandat dans des conditions favorables pour apparaître sous un nouveau jour auprès du peuple russe dont il doit regagner la confiance d’ici 2024.
Pour Pierre Vimont, V. Poutine est plus tacticien que visionnaire. Avec flair et perspicacité, la Russie « attend son heure » : elle évite le conflit avant de s’ériger progressivement comme une alternative à l’Occident sur la scène internationale. Ainsi, pendant les Printemps arabes de 2010-2011, la Russie s’abstient d’intervenir et laisse les Occidentaux lancer leurs opérations en Libye. Aujourd’hui, la Russie s’est imposée comme un acteur incontournable dans le dossier libyen.
Selon Nicolas Tenzer, les manœuvres de V. Poutine en Libye, en Syrie, en Géorgie ou en Tchétchénie ont renforcé le poids de la Russie non seulement sur le plan stratégique, mais aussi sur le plan idéologique. Vladimir Poutine est en guerre contre les idées et principes libéraux. Ses actions à l’étranger sont autant d’offensives contre les institutions des Nations Unies, dont il sape la légitimité.
Que faire avec Poutine ?
Pour Pierre Vimont, il s’agit de retourner la situation à notre avantage. L’Europe se trouve aujourd’hui dans une situation d’infériorité face à la Russie. Il faut donc instaurer un dialogue, outil diplomatique pacificateur, avec V. Poutine. À ce titre, le président français Emmanuel Macron semble avoir compris l’enjeu du dialogue russe.
Nicolas Tenzer rejoint Pierre Vimont en rappelant que le dialogue avec la Russie n’est pas nouveau. En revanche, la France semble isolée dans cette initiative. Par ailleurs, Nicolas Tenzer souligne l’importance pour les Occidentaux de ne pas céder à la Russie. La Russie de Poutine commet des crimes de guerre en Ukraine et en Syrie qui ne sont pas acceptables. Si le dialogue est nécessaire, il ne doit en aucun cas remettre en cause les valeurs de l’occident.
Pour Galia Ackerman, certaines situations n’ont pas de solutions diplomatiques. À ce titre, une partie des accords de Minsk n’est pas réalisable, les deux parties en opposition disposant chacune d’une armée. La seule issue semble être le gel des conflits.
Pierre Vimont refuse tout fatalisme. Aucune situation n’est par nature vouée au gel. Au contraire, il faut se garder de réfléchir de manière trop statique. Les volontés respectives des États sont en constante mutation. Il faut ne faut pas renoncer à défendre les droits de l’homme et le droit international.
Conférence organisée en France, à Lyon, par la Fondation pour l’Université de Lyon dans le cadre des Journées de l’Économie, les 5, 6 et 7 novembre 2019, avec Lisa Chauvet, chargée de recherche à l’IRD ; Gilles Dufrénot, professeur à l’École d’Économie de Marseille et chercheur associé au CEPII ; François Bourguignon, chaire émérite à la Paris School of Economics ; et Jean-Michel Sévérino, président d’Investisseurs et Partenaires et ancien directeur général de l’AFD ; animée par Yann Mens, rédacteur en chef International d’Alternatives économiques. Synthèse par Charlotte Bezamat-Mantes.
Lisa Chauvet identifie trois groupes de pays africains selon leur Produit Intérieur Brut (PIB) et leur stabilité domestique entre 2010 et 2015. Le premier groupe rassemble de pays plutôt petits, à très forte croissance économique (environ 6 %), non-dépendants des richesses naturelles et ayant connu assez de stabilité pour mettre en place des politiques économiques favorables à la compétitivité (tels que Maroc, Ethiopie, Rwanda). Le deuxième groupe concerne des pays à forte croissance (autour de 5 %) avec des risques macroéconomiques ou socio-politiques plus importants et une dépendance aux ressources naturelles (Angola, Nigéria, République Démocratique du Congo). Le troisième groupe est constitué de pays ayant une croissance plus faible que la croissance mondiale (1,3 % en moyenne), ayant connu soit les « printemps arabes » soit des difficultés macroéconomiques (Afrique du Sud, Libye, Madagascar, Guinée équatoriale). Elle dresse ainsi un « tableau en demi-teinte » du continent africain, fruit d’une amélioration économique par rapport aux années 1980-1990, mais toujours sujet à une grande hétérogénéité et fragile à de nombreux égards.
L’enjeu principal de la croissance africaine est à ses yeux l’intégration des jeunes sur le marché du travail, qui peut être résolue par l’expansion du secteur manufacturier. Elle note toutefois que l’Afrique connaît une « désindustrialisation précoce », expliquée notamment par deux facteurs : son arrivée tardive dans ce secteur, à un moment où les exigences en termes de compétitivité se sont durcies, et le manque d’infrastructures. Les Investissements Directs Étrangers (IDE) peuvent représenter un outil pour pallier le manque d’infrastructures actuel.
Elle détaille deux évolutions récentes relatives aux IDE. D’abord, le changement récent de nature des IDE, traditionnellement massivement tournés vers les industries extractives, intensives en capital mais pas en main-d’œuvre. Chauvet souligne que les IDE en direction des pays peu riches en ressources naturelles sont passés de 25 à 40 % du total entre 2010 et 2019 ; toutefois, 92 % des nouveaux projets d’IDE sont concentrés dans 10 pays sur les 54 que compte le continent. Ensuite, elle note une prise de conscience croissante de l’importance du financement des infrastructures dans l’agenda international. On assiste à cet égard à l’émergence de nouveaux donateurs, au premier rang desquels la Chine qui totalise 25 % du financement des infrastructures en Afrique. Ces nouveaux donateurs impulsent une priorité sectorielle différente de leurs prédécesseurs : ils investissent d’abord dans les transports et les énergies.
Elle conclut que, même si les risques géopolitiques, climatiques, sécuritaires et du ré-endettement pèsent sur l’Afrique, un certain optimisme est permis sur les perspectives de plus fort développement du continent dans les années à venir.
Gilles Dufrénot souligne le dynamisme de la croissance démographique africaine, dont la population à l’horizon 2050 devrait représenter 25 % de la population mondiale. Cette croissance démographique a pour conséquence un rajeunissement important de la population africaine et pose la question de l’accroissement de la très grande pauvreté qui risque de l’accompagner. De son point de vue, il faut toutefois envisager la démographie comme un « formidable outil » pour le continent, notamment en termes de croissance économique.
La croissance démographique va modeler de nouvelles dynamiques spatiales à deux égards. Le changement climatique (élévation des températures, sécheresses, pression accrue sur les ressources hydriques) accélérera les migrations intra-continentales, déjà importantes, vers les zones fluviales moins densément peuplées. Pour tirer profit de cette nouvelle dynamique démographique, il sera nécessaire de lier la question de la croissance économique avec des politiques d’aménagement territorial à l’échelle des régions (et non seulement des pays). En outre, la croissance démographique s’accompagnera d’une urbanisation importante. Pour accueillir ces nouvelles populations, il sera impératif de construire de nouvelles villes selon une logique multinodale et de sortir du modèle urbain macrocéphalique actuel, reposant sur la concentration des activités économiques et administratives dans une ou deux très grandes villes.
Deux défis attendent le continent du point de vue de l’amélioration du « capital humain ». Le premier concerne l’éducation : il ne suffit pas de scolariser les jeunes mais il faut créer un cadre dans lequel ils peuvent valoriser leurs compétences « sur place », à l’échelle locale. Le second concerne la santé publique. La croissance économique a entraîné des modifications du mode de vie (alimentation, sédentarisation) impactant la santé des Africains : aujourd’hui, les maladies telles que le diabète ou l’hypertension artérielle et les complications associées (AVC, maladies respiratoires) tuent plus que le paludisme ou la tuberculose sur lesquels se concentrent la majorité des efforts des politiques publiques ou d’aide étrangère.
François Bourguignon constate que les exportations de produits primaires (ressources naturelles et produits agricoles) représentent le moteur principal de la croissance africaine et ont permis un développement économique très rapide dans les années 1960-1970 ; l’écroulement du prix de ces matières premières dans les années 1980-1990 a toutefois entraîné une grave crise sur une vingtaine d’années, sans que le modèle économique soit modifié. Il estime que si l’objectif est d’éradiquer la pauvreté et d’améliorer le niveau de vie des habitants, ce « statu quo » économique ne suffira pas. La solution réside dans l’industrialisation et la diversification des activités économiques au-delà des matières premières.
Une des difficultés rencontrées dans l’industrialisation du continent réside dans la concurrence des pays asiatiques à laquelle certaines industries africaines, notamment textiles, n’ont pu résister. Il souligne toutefois à cet égard que le prix de la main-d’œuvre asiatique étant croissant, les pays comme la Chine ne pourront continuer à être des producteurs de produits manufacturés : il y a là une opportunité pour l’Afrique d’accueillir ces activités délocalisées, même si elle est en concurrence avec d’autres pays, tels le Cambodge, le Laos ou le Bangladesh. La captation des emplois délocalisés du continent asiatique impliquera toutefois le nécessaire renforcement des infrastructures, souligné par Lisa Chauvet.
Une autre voie que peut emprunter la croissance africaine réside dans l’avantage comparatif qu’elle détient dans le secteur de l’agriculture, avec des débouchés possibles dans l’agro-alimentaire, un domaine qui gagne en importance grâce à l’intégration croissante du continent aux mouvements de commerce mondial. En outre, le développement d’unions douanières entre pays africains peut permettre l’augmentation de la croissance économique sans dépendre du reste du monde.
Il rappelle toutefois que ces deux voies – industrialisation et renforcement du secteur agricole et agro-alimentaire – ne résolvent pas l’inquiétude liée à l’arrivée sur le marché du travail de jeunes nombreux et avec un niveau d’éducation supérieur à celui de leurs aînés, dont les compétences risquent de ne pas trouver de débouchés. Il note ainsi les tensions sociales potentielles à venir sur ce sujet.
Jean-Michel Sévérino se concentre sur le rôle des entrepreneurs africains dans la croissance économique présente et à venir du continent. Il estime que sur la période 2020-2050, l’apparition d’un « géant économique », représentant une masse démographique extrêmement importante, va transformer les relations économiques de l’Europe avec l’Afrique – un changement dont la France peine à prendre conscience. Entre 2005 et 2019, la France a perdu la moitié de ses parts de marché en Afrique alors que ses exportations ont doublé : cela s’explique par la diversification des partenaires économiques des pays africains et l’accroissement spectaculaire de la demande en biens et en services. La croissance démographique et ses corollaires – urbanisation et polarisation près des côtes, lacs et fleuves – ont créé des « marchés gigantesques » inexistants il y a une trentaine d’années.
Dans ce cadre, et avec l’amélioration du capital humain et la libéralisation de l’économie, « tous les ingrédients sont réunis pour une explosion entrepreneuriale », donnant lieu à de l’innovation inversée (développée d’abord dans un pays en développement puis utilisée dans des pays industrialisés). Il note ainsi deux domaines d’innovations entrepreneuriales. D’abord, en matière d’industries des services financiers liés aux télécoms, avec l’exemple de la Orange Bank de l’opérateur français Orange, inspirée de son expérience africaine ; ensuite, le développement de systèmes énergétiques décentralisés, provenant de ressources renouvelables (solaires, biogaz), distribués par des réseaux de proximité et organisés autour du paiement par mobile. Le retour des diasporas est un élément important de l’innovation inversée. Des individus ayant fait tout ou partie de leurs études supérieures à l’étranger et acquis une expérience professionnelle, un réseau et des capitaux, reviennent dans leur pays pour reprendre l’entreprise familiale ou développer la leur dans des domaines fort variés.
Le retour des diasporas et les innovations économiques que Sévérino a soulignés s’appuient sur une caractéristique importante de l’économie du continent : la croissance spectaculaire du marché intérieur, qui « remplit d’excitation et d’hybris les investisseurs internationaux et les entrepreneurs africains ». C’est en partie grâce à l’accroissement démographique que le marché intérieur africain se développe, offrant des débouchés plus faciles que les marchés européens ou nord-américains.
Il termine sur une note de précaution à plusieurs égards. Une croissance économique annuelle de 4 ou 5 % dans un contexte où la croissance démographique s’approche des 3 % signifie qu’il n’y a pas de véritables gains de pouvoir d’achat, d’autant plus que les fruits de la croissance sont de fait mal répartis. Il souligne le risque de l’endettement envers la Chine, le premier créancier du continent, et les difficultés à accroître en qualité et en quantité les infrastructures nécessaires à une croissance rapide. Enfin, il rappelle que si la conflictualité entre pays est désormais quasi-nulle, les conditions de vie et de sécurité se sont profondément dégradées ces dernières années, dans la bande sahélienne notamment, et que le changement climatique fait peser un risque important sur le potentiel de la croissance économique provenant de l’agriculture et de l’agro-business.
La conférence “Sovereignty and Identity in Britain and Poland”, publiée le 4 mars 2020 sous forme vidéo par Chatham House (Londres, Royaume-Uni), dans le contexte du Forum Belvédère, donne la parole à Juliet Samuel, journaliste au Telegraph, Dariusz Rosiak, journaliste indépendant, Aleks Szczerbiak, professeur de Politiques et d’Études européennes contemporaines à l’Université de Sussex et Jill Rutter, maître de recherche à “UK in the changing Europe”. Ces intervenants traitent de la question de la souveraineté et de l’identité nationale en Pologne et en Grande-Bretagne. Il s’agit d’un sujet d’actualité, au cœur du débat politique et médiatique ces dernières années dans les deux pays, mais qui se trouve être également le produit d’une histoire. Quelles visions de la souveraineté et de l’identité culturelle et nationale ont ces deux pays ? Dans quelle mesure leur évolution historique a-t-elle influencé leur regard ? Quelles conséquences sur la relation avec l’Union européenne (UE) ? Synthèse par Amandine Medard et Marie-Alice Pancher.
Attitude face à la souveraineté et relation avec l’Union européenne
Pologne
La Pologne est sensible à cette question, en raison de son histoire : elle a passé 123 ans sans exister comme pays, et fût ensuite sous joug soviétique. 80-90% des Polonais sont favorables à l’UE. Quand la population a voté à grande majorité pour entrer dans l’UE, elle ne pensait pas à la question de la souveraineté, mais seulement à sa volonté de réintégrer le monde occidental, et ses structures internationales. En 2020 encore, la majorité demeure pro-européenne, et il n’existe pas de grand parti désirant une sortie de l’UE. La population accepte désormais des réductions de souveraineté en échange de bénéfices économiques (accès au marché commun) et géopolitiques (appartenance à l’Occident comme rempart contre la Russie), et de l’introduction d’un système de valeur et d’une défense des droits.
Néanmoins, leur tolérance à ce compromis tacite dépend de l’extension des compétences de l’UE et de leur vision sur les domaines concernés. Par exemple, l’Église catholique soutient l’adhésion à l’UE, tout en ne désirant pas que celle-ci intervienne dans des questions morales. Le gouvernement polonais, quant à lui, a tendance à penser que l’UE s’investit trop dans certains domaines, comme le judiciaire, mais ne conteste pas réellement par calcul politique et par conviction de pouvoir agir sur la question et faire reculer ses compétences poussées de l’UE (comme le pensaient également les Conservatives anglais dans les années 2010).
La Pologne est soulevée par une grande peur lors de la crise migratoire (2015), car le projet de répartition des migrants au sein de l’UE force le multiculturalisme, ce que le pays considère comme étant une compétence nationale : les sondages révèlent qu’une part de la population est disposée à perdre les fonds européens, voire à quitter l’UE, pour éviter de faire partie de ce plan sur les migrations.
Royaume-Uni
Le Brexit a illustré le désir de la Grande-Bretagne de réaffirmer sa souveraineté nationale, de “reprendre le contrôle” sur des domaines comme l’argent, la législation, et les frontières.
Comme le dévoile Bill Cash, membre de l’aile eurosceptique du parti conservateur, à qui l’on a demandé “si l’économie de la Grande-Bretagne chute de 50%, le Brexit en vaudrait quand même la peine ?”, ce à quoi il a répondu “oui”, la peur d’une dégradation économique n’a pas suffi à réduire l’adhésion au Brexit, car la souveraineté prime aux yeux des pro-Brexit.
Un sondage en 2018 a mis au jour que 18% seulement des personnes interrogées avaient une affiliation à un parti sur le long terme ; les autres ne s’identifient pas à un parti en particulier. Ainsi, il s’agit avant tout d’une question d’identité. Les individus qui se considèrent uniquement anglais sont par ailleurs plus à même d’avoir voté pour une sortie de l’UE.
De plus, la Grande-Bretagne a toujours possédé une tendance eurosceptique : elle n’a rejoint l’Europe communautaire qu’en 1973, a souvent désiré un traitement spécial, et a voulu élargir l’UE pour des raisons géopolitiques, mais surtout pour empêcher un approfondissement. Elle n’a jamais eu l’impression de réellement tirer bénéfice de ses sacrifices sur la question de la souveraineté.
Identité nationale et Histoire
Pologne
Les dernières décennies étaient marquées par le primat de l’économie, de la flexibilité, de l’international, mais un retour aux valeurs, telles que la sécurité de l’emploi, l’échelle locale, et l’identité culturelle émerge. L’identité nationale se situe au centre de la politique et des questions sociales en Pologne aujourd’hui.
Les grands évènements historiques du pays expliquent l’évolution de son rapport à l’UE. 1989 peut être vu comme une révolution, comme le début d’un système démocratique, ou bien comme une continuation, comme une prise de pouvoir de l’ancienne élite communiste et de l’élite démocrate en connivence. 2004 constitue aux yeux de nombreux polonais l’accomplissement de l’Histoire, le retour de la Pologne à sa place légitime. Il n’y a pas eu de réel débat médiatique sur les implications et conséquences de cette adhésion, car la portée symbolique du geste primait.
En 2015, lors de la crise migratoire, on réalise que le cœur du problème n’est pas les réfugiés, mais l’identité du pays : le fossé entre européens libéraux, et ceux attachés à une identité nationale, se creuse. La Pologne ne veut pas se voir imposer le multiculturalisme, car elle estime que la définition de son identité culturelle relève du domaine national, et non européen.
Contrairement à l’Angleterre, rejoindre l’UE semblait le résultat logique d’une suite d’événements historiques. Cependant, ce narratif commence à perdre de sa force et l’euroscepticisme s’observe davantage parmi les jeunes générations.
Royaume-Uni
La manière dont l’Histoire est enseignée ne permet pas de prendre conscience de la façon dont celle-ci a forgé l’identité nationale : les élèves passent de l’invasion des Normands en 1066, au Nazisme sans transition, en évoquant brièvement l’Empire Britannique. La Grande-Bretagne a oublié son Histoire, et donc n’a plus conscience de l’influence de sa culture.
La vision de son identité a été largement formée par la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle elle a fait face aux nazis, qui menaçaient son existence. Deux héritages politiques de cette période sont par conséquent une insurrection systémique face à toute forme d’intimidation et de contrôle sur ce que le pays peut faire, et un cynisme face à la volonté de s’unir (que son insularité a également contribué à former).
En Grande-Bretagne, la souveraineté est associée à la prospérité et à la démocratie, et “nation” et “patriotisme” ne sont pas des mots tabous. La population désire une souveraineté symbolique plutôt qu’un véritable contrôle à travers les négociations.
La nation demeure une échelle pertinente et compétente aux yeux des Britanniques, qui voient en l’UE une organisation indécise. De plus, ils ne considèrent pas que le progrès humain doit tendre vers l’homogénéisation. Comme le montre la crise sanitaire du coronavirus en 2020, les pays ont des approches différentes.
En retirant le sens de l’identité, la valeur de la communauté se délite autant que la volonté de s’entraider.
L’identité culturelle de ces deux pays, qui s’est forgée à travers les siècles, est le fruit d’une histoire. La valeur conférée à la souveraineté et cette identité détermine la nature du rapport de la Grande-Bretagne et de la Pologne à l’Union européenne.
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[1] « L’État long de Poutine », Vladislav Sourkov, Nezavisimaya Gazeta, février 2019{}
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