Conférences géopolitiques #10 : la synthèse du Diploweb

Par Aude PEPINSTER, Charlotte BEZAMAT-MANTES, CLIONAUTES, Joséphine BOUCHER, Noé PENNETIER, le 18 décembre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Synthèses rédigées par : Charlotte Bezamat-Mantes, doctorante à l’IFG de l’Université Paris 8 ; Aude Pepinster, étudiante au MRIAE de l’Université Paris 1 ; Noé Pennetier et Joséphine Boucher, étudiants en Master à l’Institut de Géographie, de l’Université Paris 1 ; Camille Guillon et Adeline Abrioux des Clionautes. Secrétariat de rédaction et édition : P. Verluise.

Voici les précieuses synthèses de 12 conférences de qualité sur les questions internationales, géopolitiques et stratégiques initiées par différents acteurs du domaine à Paris, Lyon, Saint Dié (FIG) et Blois (RDV de l’Histoire). Elles sont organisées autour de trois thèmes : Migrations, diasporas, frontières et barrières (I), Monde, Moyen-Orient et Asie (II), Varia (III).

Le Diploweb.com publie cette dixième édition dans l’intention d’étendre dans l’espace et le temps le bénéfice de ces moments d’intelligence du monde. Faire rayonner l’intelligence du monde, c’est dans l’ADN du Diploweb.com. Si vous aussi vous croyez à ces valeurs, vous pouvez participer par un "pourboire" (Tip)

I. Migrations, diasporas, frontières et barrières

Cette première partie présente quatre conférences : Migrations : flux, insertion, croissance (A) ; Pourquoi les diasporas sont-elles stratégiques ? (B) ; L’Union européenne a-t-elle surmonté la « crise migratoire » ? (C) ; Les barrières frontalières comme dispositifs anti-migrants (D).

A. Migrations : flux, insertion, croissance

Conférence organisée à Lyon, par la Fondation pour l’Université de Lyon dans le cadre des Journées de l’Economie, les 5, 6 et 7 novembre 2019, avec El Mouhoub Mouhoud, professeur de sciences économiques à Paris-Dauphine ; Shoshana Fine, chercheuse post-doctorale au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po, Hugo Observatory - Université de Liège et German Institute for Global and Security Studies (GIGA) ; Jean-Christophe Dumont, chef de la Division des migrations internationales de l’OCDE ; et Pascale Brice, ancien Directeur général de l’OFPRA (2008-2012) ; animée par Yann Mens, rédacteur en chef International d’Alternatives Economiques. Synthèse par Charlotte Bezamat-Mantes pour Diploweb.com

El Mouhoub Mouhoud fait le constat d’une double irrationalité des politiques migratoires du point de vue économique des pays de départ et d’accueil. Les migrations économiques et volontaires sont très restreintes : ce qui a augmenté ces dernières années, ce sont les migrations forcées dues à la situation domestique (choc économique, guerres civiles, instabilité) des pays de départ. Ainsi, il n’y a pas de politique migratoire rationnelle des pays de départ, fondée sur l’export de main-d’œuvre dans le cadre d’un marché du travail domestique insuffisant. Les régimes d’immigration des pays d’accueil ne sont pas non plus fondés sur une rationalité d’ordre économique (le besoin de main-d’œuvre face à la situation démographique de ces pays par exemple). A l’aide de chiffres, il s’attache à déconstruire des idées reçues sur l’immigration.

A la fin des années 1990, la majorité des migrations internationales suivait un chemin Sud-Nord ; en 2019, les migrations sont majoritairement de nature intra-régionales. Ainsi en 2017, 53 % des migrants internationaux en Afrique sont eux-mêmes africains, 60 % en Asie et 67 % en Europe. Il n’y a donc pas de globalisation migratoire.

Mouhoud rappelle que les pays riches ne reçoivent pas « la misère du monde ». Entre 2000 et 2015, la part des migrants provenant des pays pauvres est restée stable et faible ; ce sont les pays à revenus intermédiaires qui envoient le plus de migrants à l’étranger. Le nombre de migrants internationaux par région d’origine le montre : en 2017, 105,7 millions viennent d’Asie, 61,2 d’Europe et 36,3 d’Afrique – qui est donc loin d’être la région de départ la plus importante.

Il déconstruit enfin l’idée selon laquelle « plus on est pauvres, plus il y a un écart de revenus par rapport aux pays riches, plus on devrait partir ». Ce sont les pays à revenus intermédiaires qui envoient le plus de migrants à l’étranger. Cette sélection s’explique par les coûts de mobilité, prohibitifs pour les personnes venant de pays pauvres. Dans ces derniers, ce sont les plus qualifiés qui émigrent le plus facilement. Un double processus de sélection est ainsi à l’œuvre : d’abord, la sélection des pays départ et ensuite des individus : jeunes, qualifiés et désormais en majorité des femmes.

Shoshana Fine se penche sur la politique migratoire européenne en Turquie. Dans le contexte de la « soi-disant crise migratoire » de 2015, la Turquie est devenue une préoccupation centrale de l’Union européenne (UE) : c’est un pays de transit accueillant des flux importants, notamment de Syriens, à destination de l’UE. L’accord passé en 2016 par la Turquie et l’UE a conduit à l’endiguement des flux de personnes, notamment grâce au renforcement des frontières. Elle rappelle que l’accord s’inscrit dans une politique d’externalisation de l’UE, produisant une « déterritorialisation des frontières » (comme avec le financement européen des garde-côtes libyens). L’accord de 2016 prévoit également l’installation en UE d’un Syrien pour chaque Syrien réinstallé de l’UE vers la Turquie, devant concerner jusqu’à 72 000 personnes. Dans les faits, seuls 21 000 Syriens ont pu s’installer en UE, tandis que la Turquie accueille environ 4 millions de réfugiés syriens.

Elle souligne ensuite trois travers de l’accord entre UE et Turquie : 1) la loi turque de 2013 sur l’asile n’est pas mise en œuvre et l’accès à la scolarité, la santé ou le marché du travail des demandeurs est bafoué ; 2) depuis 2011, l’ONG Human Rights Watch a décompté la mort de 400 personnes cherchant à entrer en Turquie, tuées par les gardes-frontières turcs ; 3) depuis janvier 2019, on constate une hausse du nombre des expulsions de personnes n’ayant pu enregistrer une demande de droit d’asile vers leur pays d’origine, des départs qualifiés de « volontaires ».

Ce constat amène Fine à se poser la question du prix humain de l’accord entre Turquie et UE. Plutôt que de « coopération », elle affirme qu’il vaudrait mieux parler de « délégation » du contrôle migratoire et de l’asile. Enfin, elle invite à s’interroger sur le rôle de l’UE dans la « désintégration » de la mise en œuvre du droit à l’asile, tant dans l’Union européenne qu’à l’étranger.

Jean-Christophe Dumont compare les débats publics sur la question migratoire dans les pays d’accueil à un « dialogue entre un sourd et un aveugle ». L’aveuglement vis-à-vis du phénomène migratoire provient principalement du déficit d’informations des citoyens. Il cite ainsi des sondages montrant que les Français estiment la part des immigrés à 27 % de la population totale (environ 12 % dans la réalité) et que la moitié des immigrés sont en situation irrégulière (5 % maximum d’après J-C Dumont). Il y a ainsi un véritable décalage entre la perception des phénomènes migratoires dans l’opinion publique et la réalité des chiffres.

La surdité caractéristique du débat public provient de l’incapacité des décideurs à prendre en compte un certain nombre de préoccupations des citoyens des pays d’accueil en relation avec la question migratoire mais s’inscrivant dans un contexte plus large. Il cite ainsi les transformations du marché du travail ou la mise sous pression des classes moyennes, dont les revenus n’ont pas augmenté depuis une vingtaine d’années.

Il propose trois éléments pour dépasser les clivages traversant les sociétés accueillant des immigrants et « recréer du dialogue ». Premièrement, il invite à « utiliser les justes mots » pour parler des questions migratoires et à mettre les réalités statistiques en avant dans les débats publics pour se fonder sur la réalité des phénomènes migratoires et non leur perception. Par exemple, les titres de séjour octroyés annuellement représentent 0,4 % de la population totale : ainsi, « la France n’est pas un grand pays d’immigration » contrairement à une idée reçue.

Deuxièmement, il estime qu’il faut « mieux gérer les flux et ouvrir des voies légales » à l’immigration. Il souligne que le système d’immigration professionnelle français est à la fois « obsolète et inéquitable sur le territoire », posant de nombreux obstacles à l’immigration régulière dont le pays a besoin.

Troisièmement, il rappelle l’importance de « l’intégration ou de l’inclusion sociale » des migrants. Il cite le taux d’emploi insuffisant des immigrés en France (56 % contre 65 % pour les « natifs ») qui ne s’explique pas par le manque de compétences des individus en question : un immigré sur trois en France détient un diplôme de l’enseignement supérieur mais la moitié d’entre eux est inactif, au chômage ou est déclassé dans son emploi. L’intégration des migrants aux sociétés des pays d’accueil nécessite selon lui un accompagnement des primo-arrivants par les pouvoirs publics et la nécessité de « repenser les politiques publiques » pour donner la possibilité aux immigrants de trouver leur place dans le pays d’accueil.

Pascal Brice s’interroge sur le « désajustement » entre les besoins économiques des pays de l’OCDE et la manière dont le droit français aborde la question migratoire.

Il fait le constat qu’en France, la non-application du droit au séjour crée des situations de non-droit, citant les « ni-ni » - ces personnes qui ne sont ni régularisables ni expulsables. Il explique que « l’on fonctionne depuis des décennies sur un mode qui est celui d’un constat d’un échec collectif » : le droit qui existe n’est pas ou mal appliqué, donnant lieu tous les dix ans environ à des régularisations collectives massives – ce qui, dans un contexte de mise en concurrence des économies dans le cadre de la mondialisation, est de moins en moins accepté.

La France doit « reconstruire de la norme de droit » pour avoir « un droit juste, digne, efficace, appliqué parce qu’applicable ». Il identifie quatre champs d’actions prioritaires. Premièrement, le droit d’asile, dont les conditions d’application sont problématiques dans l’UE, notamment à cause des règles de Dublin. La mise en œuvre rationnelle du droit d’asile passe par un abandon des logiques dissuasives et une meilleure coopération entre Etats membres.

Deuxièmement, la France doit reconstruire un droit applicable pour les personnes relevant de la protection humanitaire complémentaire, en situation de détresse humanitaire mais ne relevant pas du droit d’asile. Reconstruire un droit au séjour de ces personnes selon des critères clairs, transparents, qui peuvent être compris par les citoyens français, permettra de cesser le recours aux régularisations collectives massives.

Troisièmement, la politique migratoire concernant les travailleurs doit évoluer : actuellement, elle ne permet pas de remplir les besoins français en termes de main-d’œuvre et elle fait peser une pression majeure sur le droit d’asile – il rappelle ainsi que 60 % des demandeurs d’asile ne relèvent pas des critères qui leur permettraient d’obtenir le statut.

Enfin, il estime que pour parvenir à sortir du désajustement entre droit et réalité migratoire et mettre fin au malaise sur la question migratoire, et une fois que la France aura mis en œuvre un cadre légal du droit au séjour « qui tient la route », il est impératif de faire en sorte que ceux et celles qui n’ont pas droit au séjour quitte effectivement le territoire.

Pour aller plus loin :


. El Mouhoub Mouhoud, L’immigration en France : mythes et réalités, Fayard, 2017.

. Shoshana Fine, All at sea : European crisis of solidarity on migrations et False moves : Migration and Development aid, European Council on Foreign Relations, 2019.

. OCDE, Perspectives des migrations internationales 2019 (rapports annuels).

. Pascal Brice, Sur le fil de l’asile, Fayard, 2019.

B. Pourquoi les diasporas sont-elles stratégiques ?

Conférence du 20 novembre 2019, co-organisée à Paris, en Sorbonne, par le Diploweb.com et l’association étudiante du MRIAE, avec Gérard-François Dumont, géographe, économiste et démographe, professeur émérite à la Sorbonne, Ingrid Therwath, qui a réalisé son doctorat sur la diaspora indienne à SciencesPo Paris, chercheuse et journaliste pour Courrier International, et Pierre Vermeren, historien et professeur à l’université Paris I, spécialiste du Maghreb contemporain. Synthèse par Aude Pepinster, Diploweb.com

Conférences géopolitiques #10 : la synthèse du Diploweb
Pourquoi les diasporas sont-elles stratégiques ?
Conférence co-organisée en Sorbonne par Diploweb.com et l’ADEA MRIAE Paris 1. Crédit photographique : Pierre Verluise
Verluise/Diploweb.com

L’emploi du terme « diaspora » n’est pas stable. Dans son édition de 1965, le Larousse donne une définition unique de « Diaspora », désignant à l’époque l’ensemble de la communauté juive installée en dehors de la Palestine. En 1992, le Larousse inclut dans « les diasporas » toute ethnie ou communauté dispersée, qu’elles qu’en soient les causes. Ce passage du singulier au pluriel a pu opérer grâce au progrès technique et technologique qui a joué un rôle crucial dans le processus de diasporisation. Auparavant, une personne qui migrait vers un autre pays ne pouvait pas conserver de relation avec des proches de son pays d’origine. Aujourd’hui, les immigrants et leurs descendants peuvent conserver des liens réels ou mythifiés avec leur pays souche et développer des relations spécifiques dans le pays d’accueil avec ceux qui partagent la même situation. Une fois constituées, les diasporas peuvent devenir de véritables acteurs géopolitiques. Comment les diasporas se construisent-elles et en quoi sont-elles stratégiques ?


Vidéo de la conférence


Les pays n’ont pas immédiatement perçu l’intérêt stratégique des diasporas. Dans les années 1960, les migrations maghrébines vers l’Europe sont perçues comme un phénomène purement conjoncturel. Dans le contexte de décolonisation de l’époque, l’immigration concerne principalement d’anciens travailleurs des colonies qui suivent les capitaux français rapatriés en métropole. Les pays, émetteur comme récepteur, présupposent le retour de ces populations dans leur pays d’origine. Cependant, dans le cas de la France, les décisions prises par le gouvernement dans les années soixante-dix participent de l’installation pérenne de la migration maghrébine dans le pays. Le regroupement familial, autorisé en 1978, donne lieu à l’arrivée massive de femmes et d’enfants maghrébins qui rejoignent les pères en émigration. Bien que l’installation pérenne de populations en dehors du territoire national ait été longtemps ressentie comme une humiliation par les pays maghrébins, l’immigration des années 1960 et 1970 ont ouvert la voie à une prise de conscience par ces pays de l’importance des diasporas, dont ils ont rapidement pressenti l’intérêt économique pour les populations restées dans le pays. Aujourd’hui, l’intégration économique du Maghreb resterait très faible sans l’apport des diasporas installées en Europe. Les revenus des 14 millions de personnes d’origine maghrébine installées en Europe correspondent à l’ensemble du PIB maghrébin.

De son côté, la diaspora indienne est un acteur géopolitique de longue date. Son importance a été cruciale dans la construction de l’idée contemporaine de l’Inde. A l’époque coloniale, les élites indiennes expatriées ont été les principaux médiateurs des mauvais traitements qui touchaient les sujets indiens au sein-même de l’Empire. Cela a motivé leurs revendications en faveur de l’indépendance de l’Inde. Pourtant, en 1947, lorsque le pays obtient son indépendance, la perception des Indiens de l’étranger change en même temps que l’idée de l’Inde se réduit à l’idée d’un Etat-Nation fondé sur ses frontières continentales. Le pays prend ses distances avec la diaspora, alors perçue comme des complices de la Grande-Bretagne s’adonnant au jeu des « blancs ». L’arrivée au pouvoir du parti nationaliste en 1998 puis sa réélection en 2014 ont instauré une nouvelle vision de la nationalité indienne, fondée sur le sang, l’ethnie et la religion. Ce changement de politique intérieure modifie de facto le statut de la diaspora, qui se voit à nouveau inclue au sein de l’Etat-Nation, pendant que les nationaux d’appartenance ethnique ou religieuse différente en sont exclus.

Aujourd’hui, au-delà de l’Inde et du Maghreb, nombreux sont les pays qui ont compris l’importance des diasporas. En matière géopolitique interne d’une part, les diasporas bousculent les décisions politiques de leur pays de résidence. Par exemple, en 1990, pendant la Guerre du Golfe, le Koweït a exclu les Palestiniens du territoire national suite au soutien apporté à Sadam Hussein par Yasser Arafat. A l’inverse, certains pays étrangers utilisent leurs diasporas à des fins politiques. Ainsi, le Président turc Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu plusieurs fois en Europe pour susciter le vote de ses diasporas en sa faveur. Ses déplacements semblent d’ailleurs efficaces, puisque les Turcs français votent plus massivement pour l’AKP que les Turcs de Turquie. Les diasporas permettent aussi aux pays d’origine d’exercer leur influence culturelle à l’étranger, à travers, par exemple, Jamel Debbouze et Zinedine Zidane pour les pays du Maghreb. Enfin, les diasporas constituent un relai d’influence politique à l’étranger. Ainsi, New Delhi s’appuie sur un lobby hindou pour faire valoir ses objectifs en matière de politique étrangère aux Etats-Unis. Il est dès lors tentant pour les pays de résidence d’instrumentaliser les diasporas pour influencer les rapports de force avec leur pays d’origine comme l’a fait Hugo Chavez, ancien président de la République du Venezuela, en menaçant la Colombie d’expulser la diaspora colombienne de son pays si la Colombie refusait de modifier sa politique étrangère.

Bien que la question des diasporas soit aujourd’hui méconnue et peu étudiée, elles constituent des acteurs internationaux non négligeables. La diaspora française, quant à elle, compte plus de deux millions de personnes à travers le monde et participe du « hard » et de « soft power » de la France en dehors de ses frontières.

C. L’Union européenne a-t-elle surmonté la « crise migratoire » ?

Conférence organisée à Paris par la Fondation Dauphine (Université Paris-Dauphine), le 25 septembre 2019. Yves Doutriaux, ancien ministre plénipotentiaire et professeur associé à l’Université Paris-I dresse un tableau de la situation de la « crise migratoire » en Europe. Synthèse par Noé Pennetier pour Diploweb.com.

C’est un sujet en débat à l’Assemblée Nationale le 30 septembre 2019 (5 jours après cette conférence). Pour comprendre cette « crise » migratoire, Yves Doutriaux dresse un schéma de la situation depuis 2013. A cette date, la « crise » commence. Elle atteint un pic en 2015 avec plus d’un million de migrants qui franchissent les frontières de l’Europe. Les causes principales seraient les révolutions arabes des années 2010 et les conflits qu’elles auraient entraînés (guerre en Syrie et en Libye). Force est d’évoquer aussi les vastes mouvements migratoires provenant des régions déstabilisées de l’Afghanistan, de la guerre au Yémen, de la présence de groupuscules terroristes (Boko Haram, Etat Islamique, etc.), de l’éclatement du Darfour au Soudan, etc. Dès fin 2015, une baisse significative du nombre de migrants se perçoit.

L’Afrique compterait, d’ici 2050, près d’un habitant de la planète sur quatre. Cette projection nourrit des sentiments de peur : la peur que des zones aujourd’hui en tension restent déstabilisées tout en augmentant démographiquement. Dans cette perspective, l’avenir des jeunes semblerait compromis et les conduirait à migrer. Cette idée instrumentalise des climats de craintes en vue d’une vague migratoire supposée. S’y ajoute l’imaginaire d’une migration comme rite de passage qui accentuerait l’idée de submersion : pour les garçons, il faudrait migrer en Europe et revenir après l’obtention d’une épargne pour être considéré comme un homme...

Aujourd’hui, ces migrations empruntent différentes voies et entraînent des décisions politiques de la part des pays de transit et d’accueil. Par exemple, l’accord politique entre l’Union européenne et la Turquie en mars 2016 entraîne une baisse des migrations : renvoie des migrants irréguliers en Turquie (ceux qui ne demandent pas l’asile ou pour les déboutés de ce droit d’asile), et la prise de mesures de la part de la Turquie pour éviter que de nouvelles routes migratoires s’ouvrent au départ de son territoire vers l’Europe. En échange, l’Union européenne devrait faciliter l’entrée des turcs sur son territoire. Elle accélère le versement de 3 milliards d’euros initialement alloués pour la gestion des réfugiés en Turquie et doit assurer le versement de 3 milliards d’euros supplémentaires. Et enfin, le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne devrait être relancé.

D’autres réactions existent à l’échelle des états. Un climat d’hostilité émerge fortement et mène au pouvoir des partis anti-immigration dans plusieurs pays européens. Par exemple, Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur de l’Italie en 2018, menaçait de fermer les ports italiens aux bateaux de sauvetage qui sillonnent la Méditerranée pour sauver des migrants. Cette menace s’inscrit cependant à l’encontre de la convention de Montego Bay de 1982 qui stipule l’impératif de « sauver les personnes en danger ». De plus, en 2004 est instauré le devoir des bateaux de sauvetage de se rabattre vers le port le plus près du lieu de sauvetage. Dans la « crise » actuelle, ces ports sont pour beaucoup en Italie. Les Organisations Non Gouvernementales de défense des droits de l’homme s’aident de ces conventions pour défendre leurs causes.

L’espace Schengen entraîne une liberté de circulation de personnes sans contrôle des frontières internes mais renforce les contrôles aux frontières externes. Les pays intégrés à l’espace Schengen mais qui se trouvent aux frontières externes de cette union sont de fait plus concernés par l’afflux des bateaux de sauvetage par exemple (comme c’est le cas en Italie). De plus, la liberté de circulation en Europe est un droit, mais ce droit peut être menacé. Les récents attentats terroristes conduisent la France à instaurer l’état d’urgence. C’est-à-dire le rétablissement des contrôles aux frontières internes de l’espace Schengen. Au niveau des frontières externes, l’agence européenne des gardes-frontières et des gardes côtes, anciennement Frontex (de 2004 à 2016), est en charge des contrôles et de la gestion des frontières. Cette agence commune connaît des disparités au niveau des aides des états membres. Il y a des manques de solidarité entre les pays des frontières internes envers ceux des frontières externes. Ces disparités sont causes de tensions.

Des réactions d’oppositions émergent en force. On retrouve dans toute l’Europe des acteurs qui s’opposent. En Hongrie, le milliardaire américain d’origine hongroise, George Soros, qui conteste des lois anti-migrants récentes du gouvernement Orban, se voit instrumentalisé. Le mouvement « Stop Soros » rentre dans la législation hongroise comme le fait de rendre une action de soutien aux demandeurs d’asile préjudiciables pénalement. La Cours de justice de l’Union européenne est saisie contre la Hongrie face à cette législation. Ainsi, les disparités évoquées s’inscrivent politiquement et font l’objet de virulentes campagnes. L’arrivée de populistes au pouvoir se justifie par les climats de peur qu’insinue, par exemple, « la théorie du grand remplacement ».

Comment situer donc l’imaginaire d’une « submersion migratoire » face à la nécessité d’accueillir les personnes dans le besoin ? La visualisation des routes migratoires est une première approche. Les différentes voies empruntées font l’objet de trafics. En Libye, il est courant d’entendre parler de crime contre l’humanité. On y trouve des trafiquants de migrants. Ce business prend en compte l’ouverture et la fermeture des différentes voies. Afin de lutter contre cette marchandisation et l’afflux de migrants, des contrôles s’installent. En conséquence, c’est près de 5000 personnes qui trouvent la mort en Méditerranée dans la seule année 2016. Par la suite, le nombre de morts baisse. En revanche la proportion de morts / migrants augmente très significativement.

D. Les barrières frontalières comme dispositifs anti-migrants

FIG 2019, Saint Dié, conférence de Stéphane Rosière, 4 octobre 2019.

Stéphane Rosière est Professeur de géographie au laboratoire Habiter de l’Université de Reims. Spécialiste de la Hongrie et des minorités, il s’est intéressé de plus en plus aux frontières et notamment à la question des barrières frontalières. Il est l’auteur de Géographie politique et géopolitique : une grammaire de l’espace politique chez Ellipses, régulièrement rééditée. Synthèse par Camille Guillon des Clionautes.

Murs, barrières et barbelés…

Stéphane Rosière rappelle tout d’abord qu’il vaut mieux privilégier le terme de « barrières » à celui de « murs » car ces barrières sont rarement des éléments maçonnés. Le point de départ a été les attentats du 11 septembre 2001. Cette impulsion n’empêche pas les passages, y compris là où la barrière est forte comme à Ceuta et Melilla ; de nombreuses photographies en témoignent. La crise économique de 2007-2008 a renforcé le phénomène, tout comme ensuite la « vague » migratoire de 2015 (il vaut mieux privilégier l’expression de « vague » à celle de « crise », connotée négativement). Le monde connaît un processus de cloisonnement plus que de fermeture car le but n’est pas de se fermer, mais de créer des points de passage afin de contrôler. Il s’agit plus d’un contrôle des flux que d’une interdiction. Ainsi, la frontière entre États-Unis et Mexique, connue pour son mur, est la plus franchie au monde ! Elle est très médiatisée et montre que les murs n’empêchent pas les flux. L’étude des barrières a été appelée par Stéphane Rosière et Florine Ballif « teichopolitique », du terme grec désignant le mur ; cela concerne tant les barrières frontalières que les gated communities, qui se construisent selon le modèle du cloisonnement ou du checkpoint. Les dispositifs de cloisonnement ne devraient pas être appelés « dispositifs de sécurité » ; en effet, la sécurité renvoie à un danger pour la vie et des vies ne sont pas en jeu dans le franchissement des frontières. Les terroristes ne franchissent pas illégalement les frontières en général, sauf exception (Palestiniens avec des explosifs pour se faire sauter en Israël) : les terroristes du 11 septembre étaient entrés légalement et les attentats de 2015 à Paris ont été faits par des personnes légalement présentes sur le territoire, à quelques kilomètres de chez elles. La question migratoire n’est donc pas à lier à un enjeu de sécurité ; c’est même un paradoxe effrayant dans le sens où ce sont les migrants qui fuient la guerre et qui ont donc un problème de sécurité. Certains dispositifs de type barbelés tranchants les font risquer leur vie.

Il existe une grande diversité dans les dispositifs anti-migrants aux frontières. Les clôtures et grillages représentent potentiellement 95 % du total de barrières, au sens où ils sont même présents au niveau des aéroports mais aussi des zones commerciales. Il faut y ajouter des barbelés (plus rare pour les zones commerciales…). Les murs eux-mêmes sont assez rares car chers ; ils sont à longueur égale au bas mot 10 fois plus chers qu’une clôture. Il existe aussi des remblais, des tranchées, comme au niveau du Sahara occidental où le Maroc a créé un remblai de sable avec des bulldozers et pelleteuses. Les barrières peuvent souvent être électroniques ou optroniques (ex : caméras thermiques). Enfin, des armes létales peuvent être mises en place, pour tuer avec des processus de tir à vue/de tir automatique. Le mur de Berlin incarnait la combinaison de presque l’ensemble de ces dispositifs, à l’exception peut-être de l’optronique, pas encore inventée ; mais il existait déjà des capteurs de présence. Pour définir les barrières, la gestion du seuil à prendre en compte est cruciale. Travailler sur les barrières pose aussi des difficultés liées au secret qui les entoure. Ces dispositifs sont visibles du point de vue du matériel mais leur coût est un tabou. Le coût de construction est déjà élevé et difficile à atteindre mais c’est surtout le coût de fonctionnement qui est inaccessible. La construction d’un mur crée un cercle vicieux ; un morceau isolé ne sert à rien : il faut tout murer. Le meilleur exemple en la matière est celui de la frontière entre Arabie Saoudite et l’Iraq, qui doit déborder sur la dyade entre l’Arabie Saoudite et la Jordanie.

Géographie des barrières frontalières

Il y a aujourd’hui environ 27 000 km de barrières frontalières, contre 25 000, il y a seulement quelques années. Cela représente 11 % du linéaire de frontières dans le monde. Un quart seulement de ces lignes sont des lignes de front (comme au Sahara occidental ou au Haut-Karabakh) ou des lignes de cessez-le-feu (comme entre les deux Corée, au Cachemire, à Chypre entre nord et sud de l’île). Trois quarts des barrières sont donc tracées entre des pays qui entretiennent sinon de bonnes relations du moins des relations correctes. On peut proposer une triple typologie de dualités pour ces barrières : militaire/civile, terrestre/maritime, continue/discontinue. La barriérisation est un phénomène qui progresse aujourd’hui en Afrique mais c’est peu efficace dans le désert. Les informations restent lacunaires sur certaines zones et l’extension exacte des barrières reste imprécise. Par exemple, en Mongolie, la frontière n’est pas entièrement murée selon Stéphane Rosière, notamment dans les montagnes ; mais un article de la revue PLOS Biology (sciences naturelles) dédié à l’impact des murs sur la faune estime que si. Au sein de ces barrières, la plus grande est celle entre Inde et Bangladesh qui mesure 3 326 km, de l’aveu même du gouvernement indien. Derrière la progression des barrières, le nombre de démantèlements reste réduit. Le principal cas est la frontière entre Éthiopie et Érythrée il y a quelques mois, lors du rapprochement entre les deux pays qui a vu le nouveau premier ministre supprimer ce dispositif. Il y a quelques années, les trois quarts des barrières étaient postérieures à 2001 ; aujourd’hui, ce sont sans doute les 4/5. Le phénomène est très contemporain.

Certains pays ont joué un rôle d’entraînement. Ce sont tout d’abord les États-Unis, avec l’opération Gatekeeper en 1994 puis le Secure Fence Act de 2006 et enfin la politique de Donald Trump. Israël est le second moteur, à partir de 2002, suite à la seconde Intifada. Voir le travail de Cédric Parisot dans À l’ombre du mur, qui montre l’efficacité de la barrière et ses limites, en soulignant que la baisse du nombre d’attaques vient, non de la barrière, mais des services secrets qui filtrent les individus et les arrêtent, en laissant passer les autres. Le mur conduit aussi à grignoter le territorien palestinien, qui devient un véritable archipel. Enfin, l’Inde en tant que pays qui a le plus de barrières au monde est également un « modèle » au sein des Pays du Sud. Un regard historique permet de rappeler que tout cela n’est pas nouveau : entre Égypte et Cyrénaïque libyenne, une barrière électrifiée a été construite par le colonisateur italien dès 1930, afin de se protéger des incursions venues du désert égyptien. De la même manière, les lignes Morice et Challes pendant la guerre d’Algérie visaient à protéger les positions françaises. Enfin, le rideau de fer et notamment le mur de Berlin sont un exemple marquant. On peut à nouveau souligner l’hétérogénéité des dispositifs, du mur bétonné à Jérusalem à la clôture virtuelle entre Slovaquie et Ukraine ; selon Stéphane Rosière, le coût serait de 100 millions d’euros, soit 1 à 3 millions d’euros par km. Autant d’argent qui n’est pas dépensé dans la santé, l’éducation, les retraites, etc. Et tout cela n’est que la partie émergée de l’iceberg ; derrière la barrière, il y a tout un système de surveillance, avec des moyens humains et technologiques.

Des barrières face aux migrants

Il existe 3 types de discours justifiant la construction de barrières frontalières : ceux liés à la lutte contre les trafics, ceux liés à la lutte contre le terrorisme et ceux liés à la lutte contre l’immigration illégale. En réalité, les ¾ des murs ont été édifiés contre les pauvres. Cela se voit avec une double logique de corrélation. D’une part, la quasi-totalité des barrières ont été construites par des pays riches contre des pays pauvres : c’est là où l’asymétrie de développement est la plus forte que les murs prolifèrent, notamment en Eurasie, premier pôle de barriérisation du monde. Évidemment, c’est un peu réducteur car les migrants ne viennent pas nécessairement du pays voisin mais une partie importante en provient souvent. Par ailleurs, si le différentiel de développement entre Bulgarie et Turquie est fiable (voire inversé), la Bulgarie est en réalité membre de l’UE ; le mur a bien été suggéré par l’UE pour se protéger. Et l’asymétrie de développent entre Turquie et UE est réelle ; changer d’échelle permet de rétablir la logique. D’autre part, les barrières sont aussi perpendiculaires aux routes migratoires : « dites-moi où sont les routes, je vous dirai où sont les barrières ! ». Les barrières physiques sont le prolongement des barrières administratives. Par exemple, les Occidentaux bénéficient d’un passeport qui ouvre en général l’accès sans visa à plus de 150 États dans le monde (soit plus des ¾). Pour les pays pauvres, c’est l’inverse : un passeport afghan ne donne accès qu’à 19 pays sans visa…

Les conséquences des logiques de cloisonnement

La barrière stimule les trafics. Elle enrichit les mafias et les grandes firmes multinationales (aujourd’hui, la sécurité est devenu un marché ; par exemple, Dassault vit surtout grâce à des services dans l’aviation civile, le militaire ayant débouché sur un marché civil). Les barrières ont un coût humain immense, avec des milliers de morts chaque année (au moins 4 000 à 5 000, qui sont surtout des morts maritimes, en Méditerranée mais aussi dans le Golfe d’Aden et autour de Mayotte, les chiffres importants dans ce dernier venant sans doute de la relative transparence de la France tandis que de nombreuses morts ailleurs dans les monde ne sont pas comptabilisées). Les décès sont en augmentation, conduisant le laboratoire Migrinter a parlé d’une « guerre migratoire ». En outre, elles sont l’occasion d’un fichage généralisé de la population qui fait froid dans le dos, même s’il faut éviter tout catastrophisme. Les coûts sont colossaux pour les migrants : il faut compter quelques centaines d’euros pour traverser la Méditerranée en avion en classe affaires mais entre 10 000 et 12 000 euros pour passer en bateau avec un passeur. Le plus riches paient peu pour aller au sud ; les plus pauvres paient beaucoup pour se rendre au nord. Les barrières profitent aux gangs, à la traite humaine.

Stéphane Rosière rappelle combien le libre-échange est différent de la libre-circulation des individus ; c’est très important. Les enjeux des barrières migratoires et de leur construction sont évoqués dans le livre Frontières de fer, à paraître en février 2020.

II. Monde, Moyen-Orient et Asie

Cette deuxième partie présente quatre conférences : France, États-Unis, Iran, Israël, Russie. Le choc des grandes stratégies : comprendre et analyser les mutations de l’ordre international (A) ; Nucléaire iranien : où en sont les négociations ? (B) ; L’islam en Asie : quel avenir pour les minorités musulmanes en Asie ? (C) ; La Chine au cœur du monde (D).

A. France, États-Unis, Iran, Israël, Russie. Le choc des grandes stratégies : comprendre et analyser les mutations de l’ordre international

Conférence du 14 octobre 2019, organisée à Paris par l’INALCO avec Thierry Balzacq, enseignant chercheur à SciencesPo Paris, Wendy Ramadan Alban, qui a rédigé une thèse sur la grande stratégie iranienne à l’EHESS et l’Université de Namur, Eitan Shamir, enseignant en Sciences Politiques à l’Université Bar Ilan, membre du Begin-Sadat Center for Strategic Studies, et Céline Marangé, chercheuse au sein de l’Institut de Recherches stratégiques de l’École militaire. Synthèse par Aude Pepinster, Diploweb.com

L’étude de la Grande Stratégie est traditionnellement réservée aux grandes puissances militaires comme les Etats-Unis, la Russie et la Chine. Pourtant, certains pays déploient des stratégies diplomatiques avec succès sans qu’elles ne soient fondées sur l’usage de la force militaire.

Définir la Grande Stratégie est un exercice périlleux car il y a autant de stratégies qu’il y a de pays. La Grande Stratégie est un concept intrinsèquement variable, d’où l’importance de mener une recherche empirique comparative à son sujet. Empiriquement, on peut dire que la Grande Stratégie correspond à l’architecture intellectuelle qui donne forme à la politique étrangère d’un Etat. Les piliers de cette architecture sont les plans adoptés délibérément par les Etats pour exploiter leurs ressources politiques, économiques, militaires et diplomatiques dans l’intérêt national. Quelles stratégies des pays étudiés ?

La Russie suit-elle sa propre stratégie ?

Aujourd’hui, les dirigeants russes ne parlent pas explicitement de Grande Stratégie, mais la virulence avec laquelle ils exposent leur vision de l’ordre mondial laisse penser que leurs décisions diplomatiques répondent à une Grande Stratégie qui n’en porte pas le nom. Les dirigeants russes développent une vision pessimiste du monde, soumis à l’omniprésence des Etats-Unis et des pays occidentaux qui chercheraient à limiter l’influence russe dans le monde. Les documents de doctrine émis par les russes désignent unanimement l’OTAN comme menace capitale pour le pays. La stratégie russe est alors éminemment défensive, même si elle trouve sa concrétisation dans des actions militaires offensives. Si l’armée russe a envahi la Crimée en 2014, c’est certainement par la peur de voir des opposants laisser l’OTAN s’étendre aux frontières de la Russie. En définitive, il existe une grande stratégie russe, mais elle pas novatrice. Elle est profondément marquée par la structure stratégique de l’ex- Union soviétique, dont la puissance d’antan reste un idéal à reconstruire pour rétablir le statut de puissance régionale et mondiale de la Russie.

L’Iran : un Etat-pivot entre quête de souveraineté et isolement

Le principe directeur de la stratégie iranienne depuis la fin du XIXe siècle est le non-alignement et son objectif constant a été la quête de souveraineté et d’indépendance vis-à-vis des grandes puissances. En effet, si le pays n’a pas connu la colonisation, il se trouvait néanmoins au cœur les rivalités impériales, à travers par exemple la Convention anglo-russe qui a conduit à la partition de l’Iran en zones d’influence entre 1907 et 1917. D’un point de vue géopolitique et stratégique, l’Iran constitue un véritable Etat-pivot autour duquel les puissances gravitent. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont compris l’importance stratégique de l’Iran avec qui ils ont conclu le pacte de Bagdad, intégrant le pays au bloc occidental entre 1955 et 1970. Les découvertes successives de ressources en gaz et en pétrole n’ont fait que renforcer son statut de pivot.

Perçu comme humiliant par les élites intellectuelles iraniennes, ce statut a alimenté la soif d’indépendance du pays au XXe siècle. La grande marche vers l’indépendance entamée par le dernier Shah d’Iran Palhavi prend cependant une nouvelle tournure avec l’instauration de la République Islamique d’Iran le 1er avril 1979. Le comportement révolutionnaire de l’ayatollah Khomeiny modifie la perception de l’Iran auprès des puissances occidentales. Jusqu’alors considéré comme progressiste, l’Iran se voit attribuer l’image d’« Etat voyou » que l’on connait aujourd’hui alors que les Etats-Unis imposent de nouvelles sanctions à l’Iran. Dès lors, la stratégie iranienne devrait moins reposer sur l’usage de la force militaire que sur une revalorisation des représentations. A ce titre, le discours de victimisation développé par l’actuel Président Rohani dénonçant les fautes de son voisin irakien témoigne de la prise de conscience des élites politiques iraniennes que l’irano-phobie constitue le premier obstacle à l’extension de la stratégie nationale qui doit désormais inclure en son sein-même le jeu sur les représentations.

La stratégie d’Israël est-elle expansionniste ?

Au premier regard, on pourrait penser qu’Israël mène une stratégie militaire offensive dans sa région. La réputation de la Tsahal n’est plus à faire et l’on connait la place qu’occupent la sécurité et la défense dans le monde entrepreneurial israélien. Dans les années 1950, l’ancien Président David Ben Gurion rappelait néanmoins que l’identité militariste israélienne était le résultat des circonstances dans lesquelles l’Etat d’Israël avait été fondé en 1948. Situé dans une région où il n’avait que des ennemis, Israël se trouvait dans une situation d’infériorité nette en matière de ressources et de pouvoir. La survie du pays dépendait de sa force militaire. Pour autant, l’objectif de l’armée n’est pas expansionniste. Les ennemis d’Israël peuvent se battre dans l’optique d’une victoire finale, qui serait la mort d’Israël. En revanche, pour Israël, la lutte armée ne peut aboutir à aucune victoire. En définitive, la stratégie israélienne vise moins à étendre son influence dans la région qu’au maintien de sa situation au statu quo. [1]

La France entre puissance et influence

Le « hard power » français semble remis en cause par l’émergence de nouvelles grandes puissances. Les entreprises françaises sont mises à mal par la concurrence chinoise. La Chine bouscule la France dans des régions où elle était implantée de longue date, comme en Afrique Subsaharienne. Le levier militaire français occupe une place de second rang dans la stratégie du pays. Alors qu’en 1994, le gouvernement Balladur développait l’idée que la sécurité globale n’était une priorité presque exclusive de la France, ce même pays désigne en 2008 l’OTAN comme institution « essentielle » à sa sécurité.

Les années 1990 marquent l’émergence d’une grande stratégie française de nature nouvelle, visant moins à maximiser la puissance du pays qu’à garantir la sécurité internationale. Cette stratégie d’engagement libéral n’exclut pas l’usage du militaire, mais elle préconise d’avantage l’emploi du droit international comme instrument de sécurité. Si la France est aujourd’hui une puissance, c’est par l’influence qu’elle exerce sur les pays pour les enchâsser dans les structures internationales, outil clé de l’engagement libéral.

B. Nucléaire iranien : où en sont les négociations ?

Conférence organisée à Paris par la Fondation Jean-Jaurès, le 14 octobre 2019. Les intervenants sont l’ambassadeur et analyste politique Francois Nicoullaud, ainsi que le géographe spécialiste de l’Iran Bernard Hourcade. Ces deux experts animent une conférence de grande qualité sur la situation de l’Iran, sa place comme puissance stratégique, régionale et nucléaire. Synthèse par Noé Pennetier pour Diploweb.com.

L’accord de 2015, un tournant dans les relations

La question iranienne est prégnante sur la scène internationale. La relance de son programme nucléaire interroge et inquiète. Cet enjeu en suspens entraîne des conséquences au sein de nos gouvernements européens actuel. Mais il faut avant tout comprendre le déroulement des politiques entre l’Iran et ceux qui se sont saisis de la question. Face à la menace du programme nucléaire iranien, des négociations s’entament en 2003 sous l’égide de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de la France. Elles aboutissent en 2015 après une reprise en main du dossier, notamment par les américains. Ces 12 années illustrent la volonté des iraniens de ne pas abandonner leur politique nucléaire et leur développement d’uranium enrichi. En contrepartie, des sanctions sont mises en place par les pays médiateurs. D’une part, ces sanctions sont perçues comme un échec car elles n’interrompent pas le programme nucléaire. D’autre part, elles acculent les iraniens d’un point de vue économique. Cette situation mène Hassan Rohani à la tête de la République islamique d’Iran en 2013. Celui-ci siège à la table des négociations. En juillet 2015 est signé l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien entre l’Iran, les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni, France) auxquels s’ajoutent l’Allemagne et l’Union européenne. Ce résultat est aussi l’œuvre de concessions américaines, principalement l’abandon du « 0 centrifugeuses ». Force est de rappeler que les États-Unis n’abandonnent pas entièrement les sanctions. En effet, votées par le Congrès, elles s’inscrivent dans les lois américaines et il est difficile de revenir dessus.

La fin du « miracle » : Trump, Arabie Saoudite et résistance

L’élection de Donald Trump conduit les États-Unis à quitter l’accord en mai 2018 (22 mois après sa signature). Les sanctions sont rétablies à leur plus fort niveau, et même durcies par la suite. L’Iran réagit par une « résistance maximale », à commencer par une série d’infractions : dépassement du plafond autorisé d’uranium enrichi, relance du programme de recherche et de développement des centrifuges avancées, etc. Parallèlement, sur le plan régional, plusieurs attaques ont lieu dont l’Iran est tenu pour responsable. Une attaque se déroule le 13 juin 2019 contre deux pétroliers (un japonais et un norvégien). Une autre a lieu le 20 juin 2019, où un drone américain est abattu. Une autre encore se déroule le 14 septembre 2019 contre deux installations pétrolières saoudiennes par des drones. Cette dernière est revendiquée par les rebelles yéménites soutenus par l’Iran. Ainsi, la puissance iranienne est à chaque fois pointée du doigt. Cependant, la « ligne rouge » reste infranchie. Ces attaques ne conduisent à aucun mort direct. On assiste à un nouveau type de négociations : un pays qui s’impose comme une menace. En ce sens, « l’Iran a perdu toutes les guerres mais a gagné la paix ». Cette stratégie est efficace puisque D. Trump ne contre-attaque pas. Et l’Arabie Saoudite, ennemi principal de l’Iran dans la région, est fragilisée. Alors que sa production approchait les 10 millions de barils par jour, la production saoudienne se réduit à 5,7 millions de barils par jour après l’attaque des deux sites pétroliers. L’Iran cependant ne développe pas un désir d’expansion et d’hégémonie territoriale, d’autant qu’il n’en a pas les moyens. De fait, l’Iran soutient des minorités chiites, à l’instar des houthis au Yémen. A l’aide de quelques millions de dollars, l’Iran peut agir stratégiquement sur les terrains en tensions.

Une stratégie bénéfique ?

Ainsi, de ce mal des sanctions naît du bien selon les intervenants. Par exemple, les Emirats arabes unis reprennent les discussions avec l’Iran. Le ministre iranien des Affaires étrangères reçoit une invitation du président français au G7 de Biarritz le 25 août 2019. Ce dernier tente de faire se rencontrer H. Rohani et D. Trump. La ligne fatidique du « premier mort » n’étant pas atteinte, il semble possible de croire à un apaisement. Une rencontre entre les chef d’État américain et iranien irait dans ce sens. D’autant plus qu’ils doivent chacun parfaire leur image en raison d’élections prochaines pour l’un et pour l’autre. La situation semblerait aller dans un « bon » sens. De plus, la société iranienne est révolutionnaire, elle vote. 98% des femmes iraniennes sont scolarisées. Il y a plus d’ingénieurs produits en Iran qu’en France. L’Iran connaît dans ses ressortissants deux médaillés de la médaille Field (mathématique), en 2014 et en 2018, dont la première femme récompensée par cette distinction. Cependant, l’Iran est souvent fustigé par l’instauration de son régime islamique, mais c’est le seul pays à avoir essayé un tel régime. Il est très critiqué sur la scène internationale, les droits de l’homme font office de comparaison. Ces critiques bénéficient grandement aux ennemis de l’Iran. Assistons-nous à une stratégie visant à dévaloriser l’Iran, l’empêchant de construire des relations alliées ?

C. L’islam en Asie : quel avenir pour les minorités musulmanes en Asie ?

Conférence du 15 octobre 2019, co-organisée à Paris par l’INALCO et Asialyst, avec Rémi Castets, chercheur spécialiste de la Chine et des Ouïghours, Charlotte Thomas, chercheure spécialiste de la minorité musulmane en Inde, Alexandra de Mersan, enseignante chercheur à l’INALCO, spécialiste de la Birmanie, des migrations et des religions. Synthèse par Aude Pepinster, Diploweb.com.

Les minorités musulmanes d’Asie sont victimes de persécutions croissantes. En Birmanie, en Chine et en Inde, les chiffres sont éloquents. Les contextes politiques et socio-ethniques de ces pays varient, mais renvoient tous à une certaine forme d’exclusion des musulmans.

Quel rapport entre citoyenneté et religion dans ces pays ?

En Birmanie. La communauté musulmane Rohingya habite l’actuel État d’Arakan, rattaché à la Birmanie en 1948. Pourtant, en 1982, le pays retire l’accès à la nationalité aux Rohingyas. Ils sont désormais considérés comme des musulmans « étrangers » et exclus de la « race nationale », qui elle est bouddhiste.

En Inde. Les Hindous ont idée ethnique de la nation. Ainsi, par leur religion et leur culture, seuls les hindous seraient des Indiens légitimes. Par conséquent, les minorités musulmanes, qui représentent 14% de la population indienne, sont considérées comme des corps étrangers enclavés dans le corps de la mère-patrie. Dès lors, les minorités sont invitées à quitter le pays ou à se convertir.

En Chine. La population chinoise est composée de 94% de Han, des « chinois d’origine », mais le pays reste une véritable mosaïque d’ethnies, dont 55 sont officiellement reconnues par l’État chinois. Plus de vingt millions de musulmans, les Hui, sont sinophones et se sentent parfaitement chinois. Vingt autres millions, les Ouïghours, sont des musulmans turcophones, principalement installés dans la province du Xinjiang. Les Ouïghours font partie des minorités nationales officiellement reconnues par l’État, mais Pékin mène une véritable politique de surveillance des Ouïghours, dont on attend qu’ils épousent l’idéal chinois et soutiennent les décisions prises par le Parti de façon inconditionnelle.

Quelles politiques d’exclusion par les différents gouvernements et dans quels buts ?

La politique d’exclusion des musulmans menée en Birmanie depuis 2016 s’apparente à un nettoyage ethnique. Dans le discours officiel Birman, cette politique d’exclusion trouve son fondement dans la lutte contre le terrorisme qui obsède les bouddhistes du pays depuis les attentats du 11 septembre 2001. Ainsi, en 2016 et en 2017, l’armée Birmane dit intervenir militairement en Arakan pour « contre-attaquer » et « nettoyer la zone » des terroristes, que l’on distingue mal des musulmans. Certes, il est commun pour l’armée Birmane en quête de légitimité de s’adonner à des démonstrations de force dans l’ensemble du pays. En Arakan, les répressions sont particulièrement violentes et plongées dans un silence frappant de la part de la Présidente Birmane Aung San Suu Kyi. Face à ces violences, des centaines de milliers de Rohingyas se sont réfugiés au Bangladesh. Leur retour en Birmanie semble très compromis étant donnée leur non-accession à la citoyenneté.

En Inde, l’exclusion des musulmans se fait par la loi et par la violence civile quotidienne. Au niveau juridique, le gouvernement utilise des mesures légales comme le Registre National des Citoyens (RNC), mis en place dans l’État d’Assam sous impulsion de la Cour Suprême par le parti nationaliste au pouvoir, le BJP. L’Assam est un territoire au Nord-Est du pays dans lequel de nombreux musulmans ont trouvé refuge lors de la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971. Le BJP présente le RNC comme une mesure de lutte contre l’immigration illégale. En effet, le RNC demande aux habitants d’Assam de prouver leur présence sur le sol Indien avant 1971 sous peine d’être privé de leur citoyenneté. Ainsi, en septembre 2019, près de deux millions de personnes ont officiellement perdu leur citoyenneté, dont des Hindous. Le comportement adopté par le gouvernement vis-à-vis des bavures du processus trahit l’objectif islamophobe de cette mesure légale, puisque les Indiens hindous ont pu récupérer leur citoyenneté aussitôt que l’on leur avait confisquée, tandis que les Indiens musulmans n’ont pas d’autre choix que d’entamer de lourdes procédures judiciaires qui souvent, n’aboutissent pas. Au quotidien et au-delà de l’Assam, certains hindous profitent du silence du gouvernement pour organiser des pogroms antimusulmans ou des lynchages en plein jour, dont les auteurs sont souvent blanchis par la justice.

En Chine, la reconnaissance des Ouïghours a été motivée par la volonté du Parti Communiste de rallier les minorités de son côté pour lutter contre le parti nationaliste chinois. Pour autant, les Ouïghours sont historiquement considérés comme des fossoyeurs de l’identité nationale du fait de de leur ancestralité turcique et des critiques formulées vis-à-vis du Parti par les élites Ouïghours, notamment en 2009 lors d’émeutes dans le Xinjiang. Or, la mentalité chinoise est empreinte de l’idée de réforme, qui s’applique aux individus dissidents. Ainsi, les pensées alternatives portées par les Ouïghours sont « pathologisées » et légitiment la création de camps pour traiter les « virus idéologiques » dont serait atteinte la minorité musulmane.

Pour conclure, quelle solidarité des musulmans face à ces évènements ? Malgré l’ampleur de la répression dans les trois pays étudiés, aucune solidarité n’a émergé au sein des communautés musulmanes dont la priorité est à la sécurité et la santé dans un contexte qui leur est défavorable. En revanche, la crise des Ouïghours est relativement populaire dans l’opinion publique turque avec qui ils partagent leur ancestralité. Il semblerait même que les Turcs éprouvent une certaine empathie pour les Ouïghours. Cependant, ni les civils trucs ni leur gouvernement n’ont encore ouvertement fait preuve de leur soutien.

D. La Chine au cœur du monde

Conférence organisée dans le cadre des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, 13 octobre 2019. Synthèse par Adeline Abrioux des Clionautes.

Entretien conduit par Antonella Romano, directrice d’études à l’EHESS . Timothy Brook est devenu le sinologue le plus connu de France. Son nouveau livre, « Le Léopard du Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine » publié aux éditions Payot en 2019.

Timothy BROOK : « Je suis historien de la Chine, mais je ne suis pas Chinois, même si mon chinois est meilleur que mon français ». Il écrit pour ceux qui ne sont pas Chinois. Il prend une perspective extérieure et pas intérieure. Il ne s’intéresse pas à écrire une histoire nationale, car elle a toujours un aspect politique. Il veut écrire une histoire mondiale, donc pas du point de vue de la Chine, mais de celui d’un citoyen du monde.
Comment la Chine a-t-elle développé des relations avec les autres régions du monde ?
On ne peut pas parler d’histoire de la Chine à l’exclusion du monde. La Chine est une création du monde, et le monde est une création de la Chine (c’est le cas pour tous les pays). En France, il existe la question de la différence entre histoire mondiale et globale. En Angleterre, il n’y a pas de « mondial history ». Timothy BROOK ne parle pas de l’histoire du monde : c’est plus une « global history ». Cette notion est proche d’une histoire mondiale. Patrice Boucheron a rédigé son histoire mondiale de la France dans la même perspective. Patrice Boucheron est un instrument utile.

Antonella ROMANO : Comment le met-il en œuvre dans ce livre ? Avec ces 13 scènes, ces 13 moments d’opéra ?
Timothy BROOK : Il aime l’histoire des gens dans les situations, avec les problèmes d’être dans le monde. Il ne veut pas donner au lecteur de grandes idées, il préfère donner des rencontres, des conversations entre un chinois et un non chinois : il en profite pour se faire rencontrer deux types de personnages.

Antonella ROMANO : Par exemple, la table des matières propose un voyage merveilleux (Vancouver 2019, Xanadu 1280, Shanghai 1946, …), un voyage dans le temps et dans l’espace.
Timothy BROOK : Il ne choisit pas seulement les localisations en Chine. Ses histoires se tiennent dans divers endroits du monde et partout dans le monde. Pour comprendre l’histoire de la Chine et ce que la Chine est, il faut comprendre que la Chine est partout dans le monde, d’où la perspective d’histoire mondiale. L’histoire n’est pas une chose abstraite, cela « déboule » quand les gens agissent.

Antonella ROMANO : Cela correspond au terme « agentivité », c’est-à-dire ce que font les gens, comment ils agissent. Est-ce la mise en relation de gens, d’objets et de contextes politiques qui caractérisent chacun des chapitres ?
Timothy BROOK : Oui, c’est une très bonne description. L’histoire matérielle est très importante pour lui. Ses étudiants comprennent mieux le monde quand il donne des exemples d’objets, de peintures. Un historien trouve des documents pour dépeindre ce qu’il décrit. La couverture représente une peinture chinoise qui date de 1280. C’est un document historique extraordinaire, car il représente les personnes qui constituent le gouvernement chinois en 1280. Il n’y a aucun document historique qui dépeigne aussi bien ce gouvernement que cette peinture. En plus, avec la peinture, on peut voir l’expérience concrète. Ce n’est pas une photo, mais cela porte les traces de ce temps-là. Sur la peinture, il y a 2 personnes noires, le gouvernement était multiculturel, multinational.

Antonella ROMANO : Il n’y a pas de document écrit sur la structure de ce nouvel état. Ce qui est extraordinaire, c’est comment T Brook arrive à tricoter des sources différentes. Tout un chapitre est construit sur cette peinture.
Timothy BROOK : Si l’on ne sait pas l‘histoire de la Chine, on connait Marco Polo : ce personnage est une très bonne ressource pour ses étudiants et pour l’historien : il est extérieur à l’histoire de la Chine, donc ce qu’il voit et ce qu’il pense est important pour reconstruire l’histoire de la Chine. Il est un point d’entrée dans cette histoire, il raconte beaucoup de choses dont les sources chinoises ne parlent pas.

Antonella ROMANO : Qu’est-ce que ce grand État ?
Timothy BROOK : En 1206, Gengis Khan a créé un État mongol. Avant lui, il n’y avait pas d’État mongol. Après, il commence sa conquête du monde. Pour cela, il a besoin de l’État : le « great state », le grand État. C’est le Grand État mongol. Ce sont toutes les régions qu’il possède.
La création du nouvel état s’inscrit dans une nouvelle formation politique, quand le grand État est créé, il ne peut pas devenir moins que cela.
En 1358, les Chinois ont chassé les Mongols de la Chine mais ils continuent avec l’idée du Grand État : le « Grand Min ». C’est une organisation politique qui subsiste aujourd’hui.

Antonella ROMANO : Il y a une composante d’histoire environnementale, en soulevant la question des transformations environnementales profondes et de l’impact qu’elles ont pu avoir sur la politique.
Timothy BROOK : La donnée de base est la taille, la grandeur topographique de la Chine. Comment la Chine est-elle devenue aussi grande ? C’est une question politique et environnementale. Une question Politique car l’État ne grandit pas naturellement. Quand un État croît, il croît toujours aux dépens d’un autre peuple. Aucun État n’a un espace naturel défini. En même temps, l’élément environnemental est important : au début du XIIIe siècle, à cause des changements climatiques, Gengis Khan s’est mue à partir des steppes. Vers 1260 a lieu un petit âge glaciaire : à partir de là, son petit-fils doit déplacer l’État à cause du froid. C’est le moment où Kubilai Khan conquière la Chine et l’occupe. Le résultat est que la Chine a de nouvelles difficultés avec les autres États de l’Asie. Ce sont ces problèmes que la Chine des Min, voire celle d’aujourd’hui, qu’elle n’arrive pas à résoudre.

Antonella ROMANO : Le changement climatique, le petit âge glaciaire, et la Peste ont un rôle. Ce qui est intéressant dans ce livre c’est qu’il nous met en défi nous même. L’histoire de la peste était enseignée comme un phénomène européen médiéval, avec des conséquences politiques importantes. Or, la perspective de citoyen du monde nous invite à nous regarder nous aussi différemment : l’histoire de la peste devient aussi une histoire de connexion sur l’immense continent eurasiatique. Elle remet en question les grandes hypothèses historiographiques sur la mondialisation bactériologique qui remonterait à la découverte de l’Amérique.
Timothy BROOK : Il y a des difficultés à écrire l’histoire globale de la peste. Il y a eu des épidémies concomitantes en Chine et en Europe. L’idée est apparue il y a une trentaine d’années que la peste a commencé en Chine et est ensuite allée en Europe. Timothy Brook a décidé de s’intéresser à la peste car on a un nouvel outil à disposition, le génome. Cela permet d’écrire une nouvelle histoire de la peste. Son but est de voir comment cette nouvelle science permet de reconfigurer la circulation de la peste. C’est un chapitre où il n’y a pas véritablement d’acteur, mais que la peste. Pour lui c’est un problème, les historiens européens ont abondance de sources par rapport à la peste, mais dans les sources chinoises, c’est le silence complet. Les généticiens sont très intéressants, mais il n’y a pas de séquençage pour le XIVe siècle : il n’y a pas de conclusion pour ce chapitre pour l’instant ! Il n’a pas voulu faire de conclusion, aussi pour montrer au public que l’historien n’a pas toujours la possibilité de faire une conclusion.

Antonella ROMANO : Dans cet ouvrage où les chapitres s’inscrivent dans une chronologie linéaire mais sans continuité d’un chapitre à l’autre, on entre par séquence, on se rapproche progressivement de l’époque contemporaine : le dernier chapitre concerne l’histoire de la Chine et du monde vue d’autres endroits. Ce que Timothy Brook nous invite à faire, c’est à relativiser cette histoire de la Chine que nous avons beaucoup travaillé comme une histoire centrée sur les relations Chine – Europe : au contraire, il y a une multiplicité des relations politiques avec différentes parties du monde, par exemple avec l’Afrique du Sud.
Timothy BROOK : Il y a un chapitre qui parle de l’histoire de l’esclavage. Au XIXème siècle, quand l’Europe veut arrêter le système d’esclavage : c’est un grand problème car les travailleurs étaient peu : comme l’esclavage est aboli, il faut trouver des travailleurs qu’on paye peu. En 1880-1890, l’Afrique du Sud cherche en Chine pour trouver des travailleurs à coût moindre. Les étudiants de Timothy Brook sont intéressés par Gandhi : il a découvert Gandhi écrivant sur les travailleurs, sur les mineurs d’or. Les Chinois en Afrique du Sud, recrutés par un Hollandais, étaient dans des conditions proches de l’esclavage.

Antonella ROMANO : Un dernier mot : ce livre est un livre qui s’adresse au monde. Mais s’adresse-t-il aussi à la Chine et aux historiens Chinois ?
Timothy BROOK : Il pense que les historiens pensent à deux choses en lisant ce livre : il faut arrêter de diviser l’histoire du passé entre les nations (c’est vrai pour les historiens de Chine et aussi pour les autres historiens). Pour les historiens chinois de la Chine, c’est une demande difficile en raison du climat politique en Chine, où il est difficile d’exprimer une opinion. Les historiens collègues chinois sont obligés de voir l’histoire de la Chine depuis 200 avant J.-C. jusqu’à aujourd’hui comme une continuité directe. Pour eux il s’agit de la grandeur de la Chine, Timothy Brook ne s’en préoccupe pas. Si on se fonde sur la perspective des Chinois, on ne peut pas comprendre leur histoire. Pour refonder la confiance, il faut se baser sur les connaissances.

III. Varia

Cette troisième partie présente quatre conférences : Le genre, enjeu géopolitique ? (A) ; Quels moteurs pour la croissance africaine ? (B) ; Les outre-mers caribéens occidentaux : une hétérogénéité de statuts (C) ; 2020 : Vers une nouvelle crise financière ? (D).

A. Le genre, enjeu géopolitique ?

Conférence organisée à Paris par l’IRIS, le 13 novembre 2019. Les intervenantes sont l’ancienne présidente et responsable d’Amnesty International France, Geneviève Garrigos ; l’experte « genre » de l’Agence Française de Développement, Ouafae Sananes ; la secrétaire générale du Forum de Bamako, Coumba Traoré-Peytavin ; et l’adjointe à la mairie de Paris pour l’égalité femmes-hommes, la lutte contre les discriminations et pour les droits humains, Hélène Bidard. Cette conférence de qualité est animée par Marie-Cécile Navez, chercheuse associée et Directrice de l’Observatoire Genre et Géopolitique de l’IRIS. Synthèse par Noé Pennetier pour Diploweb.com

Le genre comme enjeu géopolitique s’inscrit dans des rivalités à travers chaque régions du monde et concerne tous les acteurs : femmes, hommes, LGBTQI, etc. Cet enjeu dont la visibilité est relativement récente veut promouvoir la mise en place de droits, l’égalité entre les sexes ou encore l’autosuffisance des femmes. Ainsi, force est d’appréhender les rouages qui s’opposent : le néolibéralisme qui efface les droits, le conservatisme politique et religieux, le patriarcat, la violence, la domination, les discriminations, etc.

Lors de cette conférence, le regard est porté sur les femmes. Sont-elles des oubliées de la géopolitique ? Geneviève Garrigos ne peut cautionner une telle idée. Par exemple, l’enjeu du climat stipule selon elle une prégnante approche de la question féminine. Comme lorsque des femmes indigènes du Brésil ou d’Équateur figurent comme actrices des combats pour l’environnement. Ces dernières s’imprègnent des enjeux qui les menacent. C’est également le cas sur d’autres terrains en tension avec la question kurde. La place des femmes y est majeure. Ces exemples ne sont pas exhaustifs. Ils démontrent néanmoins que les femmes sont en première ligne dans différentes régions du monde. Elles sont aussi les premières victimes. Lors de la COP21 de 2015, le lien entre dégradation de l’environnement et la place des genres n’existait pas. L’entendement voulait qu’un impact environnemental touche de manière égale les deux sexes. Or, les impacts sont différenciés. Malgré la dureté des chiffres bruts, Oufae Sananes nous apprend qu’un tsunami impacte 14 fois plus les femmes que les hommes suivant les régions du monde : elles sont moins bien averties, elles savent moins bien nager, elles font passer les enfants avant elles, etc. C’est un enjeu transversal.

On peut néanmoins estimer le grand virage au début des années 2000. À partir de là, la femme n’est plus seulement une victime. La résolution 1325 de l’ONU (2000) devient le premier document formel qui impose le respect des droits des femmes. On retrouve aussi ces derniers dans les Objectifs du millénaire pour le développement. Le but étant l’égalité entre femmes et hommes et l’autonomisation des femmes. De plus, il s’agit de rendre ces combats visibles. D’ailleurs, toute la société doit les considérer, et pas uniquement les femmes. Il s’agit de produire des « masculinités positives », soit la prise de conscience, le fait de ne pas recourir à la violence, de s’émanciper du virilisme ou encore de la domination.

Les approches de l’Agence Française de Développement (AFD) devraient aller dans le sens de ces luttes pour les droits des femmes. La vision promue se veut en effet basée sur l’idée d’un monde en commun. Un combat contre l’inégalité, contre le viol, cette arme de guerre, ou encore pour l’intégration du genre comme enjeu véritablement géostratégique. La création d’un « marqueur genre » comme indicateur évaluant le niveau d’intégration du genre dans un programme pourra rendre visible cet enjeu à différentes échelles, et dénoncer en contrepartie ce qui doit l’être. La Convention d’Istanbul qui entre en vigueur en 2014 met au devant de la scène les violences domestiques, aujourd’hui reprises avec l’expression féminicide par exemple. Le G7 d’août 2019 en France s’est aussi engagé dans la lutte contre les discriminations envers les femmes. A côté, d’autres pays ne progressent pas dans ce combat. Ce sont les pays où les femmes ne peuvent pas avorter, les pays où le viol n’est pas puni, etc.

Cependant, l’émergence des femmes dans le débat public voit poindre des oppositions. Les femmes qui s’expriment sont couramment victimes d’attaques en tout genre, supposant une volonté de les faire taire. Cette recherche de visibilité tueuse est un combat géopolitique. On voit aussi une résurgence de partis conservateurs dont les femmes sont données en gage : la première mesure de Donald Trump en tant que président en 2016 a été de revenir sur le droit à l’avortement. Ainsi, dans le cadre conservateur, les droits sexuels des femmes sont directement assiégés. Leur corps ne leur appartient plus.

Un exemple est étudié, celui du G5 (Mauritanie, Mali, Tchad, Niger et Burkina Faso) dans le Sahel. Coumba Traoré-Peytavin parle des femmes de cette région en dénonçant l’engouement des sociétés européennes à s’intéresser à ces pays sous l’unique prisme du terrorisme ou du narcotrafic. Mais les nombreuses ressources naturelles, la richesse énergétique et la démographie feront de cette région un pilier majeur de l’Afrique dans le futur. Il faut cependant faire intervenir les femmes comme actrices à part entière. Or aujourd’hui, elles subissent des taux de mortalité maternelle parmi les plus élevés du monde, des taux d’analphabétisme fort, des espérances de vie très basses, des faibles taux de scolarité, de l’insécurité. Au Niger par exemple, 63% des nigériens vivent sous le seuil de pauvreté. 73% de ces derniers sont des femmes, soit environ 92% des femmes du Niger. Mais pour reprendre la phrase d’Hillary Clinton en 2011 « Si toutes les femmes d’Afrique décidaient de cesser de travailler, l’économie africaine s’effondrerait ». En effet, Madame Traoré-Peytavin pose la question suivante : « Entre les mains de qui se trouve réellement le pouvoir ? »

Hélène Bidard vient d’être primée pour la lutte qu’elle mène à la mairie de Paris contre les violences faites aux femmes. Ce prix intervient suite à la création d’un indicateur de violence, le violentomètre, inspiré par les femmes d’Amérique latine contre les maris violents. Ce type d’outil souhaite faire en sorte que les femmes osent parler, ne se terrent plus. Cet enjeu, aussi bien local que global, entraîne l’émergence de femmes qui s’imposent comme résistantes aux violations de leurs droits. Le mouvement #metoo qui survient en 2017 est à l’origine de la question du genre dans les institutions internationales par exemple. Cependant, il faut que derrière les gouvernements réagissent en allouant des budgets plus conséquents à cette géopolitique, sans quoi rien n’est faisable.

En 2019 la France affiche 46 ambassadrices à travers le monde : est-ce le début d’une diplomatie féministe ? En urbanisme est intégrée la fonction du genre, en sport les équipes féminines deviennent plus visibles, le langage également se modifie : au début des années 2000 on n’entendait pas l’expression « madame la maire ». La lutte cependant n’est pas finie. L’obstacle de l’hégémonie du néolibéralisme ou des thèses d’extrême droite planent dangereusement sur le progrès de ces luttes ...

B. Quels moteurs pour la croissance africaine ?

Conférence organisée à Lyon, par la Fondation pour l’Université de Lyon dans le cadre des Journées de l’Economie, les 5, 6 et 7 novembre 2019, avec Lisa Chauvet, chargée de recherche à l’IRD ; Gilles Dufrénot, professeur à l’Ecole d’Economie de Marseille et chercheur associé au CEPII ; François Bourguignon, chaire émérite à la Paris School of Economics ; et Jean-Michel Sévérino, président d’Investisseurs et Partenaires et ancien directeur général de l’AFD ; animée par Yann Mens, rédacteur en chef International d’Alternatives Economiques. Synthèse par Charlotte Bezamat-Mantes pour Diploweb.com.

Lisa Chauvet identifie trois groupes de pays africains selon leur Produit Intérieur Brut (PIB) et leur stabilité domestique entre 2010 et 2015. Le premier groupe rassemble de pays plutôt petits, à très forte croissance économique (environ 6 %), non-dépendants des richesses naturelles et ayant connu assez de stabilité pour mettre en place des politiques économiques favorables à la compétitivité (tels que Maroc, Ethiopie, Rwanda). Le deuxième groupe concerne des pays à forte croissance (autour de 5 %) avec des risques macroéconomiques ou socio-politiques plus importants et une dépendance aux ressources naturelles (Angola, Nigéria, République Démocratique du Congo). Le troisième groupe est constitué de pays ayant une croissance plus faible que la croissance mondiale (1,3 % en moyenne), ayant connu soit les « printemps arabes » soit des difficultés macroéconomiques (Afrique du Sud, Libye, Madagascar, Guinée équatoriale). Elle dresse ainsi un « tableau en demi-teinte » du continent africain, fruit d’une amélioration économique par rapport aux années 1980-1990, mais toujours sujet à une grande hétérogénéité et fragile à de nombreux égards.

L’enjeu principal de la croissance africaine est à ses yeux l’intégration des jeunes sur le marché du travail, qui peut être résolue par l’expansion du secteur manufacturier. Elle note toutefois que l’Afrique connaît une « désindustrialisation précoce », expliquée notamment par deux facteurs : son arrivée tardive dans ce secteur, à un moment où les exigences en termes de compétitivité se sont durcies, et le manque d’infrastructures. Les Investissements Directs Etrangers (IDE) peuvent représenter un outil pour pallier le manque d’infrastructures actuel.

Elle détaille deux évolutions récentes relatives aux IDE. D’abord, le changement récent de nature des IDE, traditionnellement massivement tournés vers les industries extractives, intensives en capital mais pas en main-d’œuvre. Chauvet souligne que les IDE en direction des pays peu riches en ressources naturelles sont passés de 25 à 40 % du total entre 2010 et 2019 ; toutefois, 92 % des nouveaux projets d’IDE sont concentrés dans 10 pays sur les 54 que compte le continent. Ensuite, elle note une prise de conscience croissante de l’importance du financement des infrastructures dans l’agenda international. On assiste à cet égard à l’émergence de nouveaux donateurs, au premier rang desquels la Chine qui totalise 25 % du financement des infrastructures en Afrique. Ces nouveaux donateurs impulsent une priorité sectorielle différente de leurs prédécesseurs : ils investissent d’abord dans les transports et les énergies.

Elle conclut que, même si les risques géopolitiques, climatiques, sécuritaires et du ré-endettement pèse sur l’Afrique, un certain optimisme est permis sur les perspectives de plus fort développement du continent dans les années à venir.

Gilles Dufrénot souligne le dynamisme de la croissance démographique africaine, dont la population à l’horizon 2050 devrait représenter 25 % de la population mondiale. Cette croissance démographique a pour conséquence un rajeunissement important de la population africaine et pose la question de l’accroissement de la très grande pauvreté qui risque de l’accompagner. De son point de vue, il faut toutefois envisager la démographie comme un « formidable outil » pour le continent, notamment en termes de croissance économique.

La croissance démographique va modeler de nouvelles dynamiques spatiales à deux égards. Le changement climatique (élévation des températures, sécheresses, pression accrue sur les ressources hydriques) accélérera les migrations intra-continentales, déjà importantes, vers les zones fluviales moins densément peuplées. Pour tirer profit de cette nouvelle dynamique démographique, il sera nécessaire de lier la question de la croissance économique avec des politiques d’aménagement territorial à l’échelle des régions (et non seulement des pays). En outre, la croissance démographique s’accompagnera d’une urbanisation importante. Pour accueillir ces nouvelles populations, il sera impératif de construire de nouvelles villes selon une logique multinodale et de sortir du modèle urbain macrocéphalique actuel, reposant sur la concentration des activités économiques et administratives dans une ou deux très grandes villes.

Deux défis attendent le continent du point de vue de l’amélioration du « capital humain ». Le premier concerne l’éducation : il ne suffit pas de scolariser les jeunes mais il faut créer un cadre dans lequel ils peuvent valoriser leurs compétences « sur place », à l’échelle locale. Le second concerne la santé publique. La croissance économique a entrainé des modifications du mode de vie (alimentation, sédentarisation) impactant la santé des Africains : aujourd’hui, les maladies telles que le diabète ou l’hypertension artérielle et les complications associées (AVC, maladies respiratoires) tuent plus que le paludisme ou la tuberculose sur lesquels se concentrent la majorité des efforts des politiques publiques ou d’aide étrangère.

François Bourguignon constate que les exportations de produits primaires (ressources naturelles et produits agricoles) représentent le moteur principal de la croissance africaine et ont permis un développement économique très rapide dans les années 1960-1970 ; l’écroulement du prix de ces matières premières dans les années 1980-1990 a toutefois entrainé une grave crise sur une vingtaine d’années, sans que le modèle économique soit modifié. Il estime que si l’objectif est d’éradiquer la pauvreté et d’améliorer le niveau de vie des habitants, ce « statu quo » économique ne suffira pas. La solution réside dans l’industrialisation et la diversification des activités économiques au-delà des matières premières.

Une des difficultés rencontrées dans l’industrialisation du continent africain réside dans la concurrence des pays asiatiques à laquelle certaines industries africaines, notamment textiles, n’ont pu résister. Il souligne toutefois à cet égard que le prix de la main-d’œuvre asiatique étant croissant, les pays comme la Chine ne pourront continuer à être des producteurs de produits manufacturés : il y a là une opportunité pour l’Afrique d’accueillir ces activités délocalisées, même si elle est en concurrence avec d’autres pays, tels le Cambodge, le Laos ou le Bangladesh. La captation des emplois délocalisés du continent asiatique impliquera toutefois le nécessaire renforcement des infrastructures, souligné par Lisa Chauvet.

Une autre voie que peut emprunter la croissance africaine réside dans l’avantage comparatif qu’elle détient dans le secteur de l’agriculture, avec des débouchés possibles dans l’agro-alimentaire, un domaine qui gagne en importance grâce à l’intégration croissante du continent aux mouvements de commerce mondiaux. En outre, le développement d’unions douanières entre pays africains peut permettre l’augmentation de la croissance économique sans dépendre du reste du monde.

Il rappelle toutefois que ces deux voies – industrialisation et renforcement du secteur agricole et agro-alimentaire – ne résolvent pas l’inquiétude liée à l’arrivée sur le marché du travail de jeunes nombreux et avec un niveau d’éducation supérieur à celui de leurs aînés, dont les compétences risquent de ne pas trouver de débouchés. Il note ainsi les tensions sociales potentielles à venir sur ce sujet.

Jean-Michel Sévérino se concentre sur le rôle des entrepreneurs africains dans la croissance économique présente et à venir du continent. Il estime que sur la période 2020-2050, l’apparition d’un « géant économique », représentant une masse démographique extrêmement importante, va transformer les relations économiques de l’Europe avec l’Afrique – un changement dont la France peine à prendre conscience. Entre 2005 et 2019, la France a perdu la moitié de ses parts de marché en Afrique alors que ses exportations ont doublé : cela s’explique par la diversification des partenaires économiques des pays africains et l’accroissement spectaculaire de la demande en biens et en services. La croissance démographique et ses corollaires – urbanisation et polarisation près des côtes, lacs et fleuves – ont créé des « marchés gigantesques » inexistants il y a une trentaine d’années.

Dans ce cadre, et avec l’amélioration du capital humain et la libéralisation de l’économie, « tous les ingrédients sont réunis pour une explosion entrepreneuriale », donnant lieu à de l’innovation inversée (développée d’abord dans un pays en développement puis utilisée dans des pays industrialisés). Il note ainsi deux domaines d’innovations entrepreneuriales. D’abord, en matière d’industries des services financiers liés aux télécoms, avec l’exemple de la Orange Bank de l’opérateur français Orange, inspirée de son expérience africaine ; ensuite, le développement de systèmes énergétiques décentralisés, provenant de ressources renouvelables (solaires, biogaz), distribués par des réseaux de proximité et organisés autour du paiement par mobile. Le retour des diasporas est un élément important de l’innovation inversée. Des individus ayant fait tout ou partie de leurs études supérieures à l’étranger et acquis une expérience professionnelle, un réseau et des capitaux, reviennent dans leur pays pour reprendre l’entreprise familiale ou développer la leur dans des domaines fort variés.

Le retour des diasporas et les innovations économiques que Sévérino a soulignés s’appuient sur une caractéristique importante de l’économie du continent : la croissance spectaculaire du marché intérieur, qui « remplit d’excitation et d’hybris les investisseurs internationaux et les entrepreneurs africains ». C’est en partie grâce à l’accroissement démographique que le marché intérieur africain se développe, offrant des débouchés plus faciles que les marchés européens ou nord-américains.

Il termine sur une note de précaution à plusieurs égards. Une croissance économique de 4 ou 5 % annuels dans un contexte où la croissance démographique s’approche des 3 % signifie qu’il n’y a pas de véritables gains de pouvoir d’achat, d’autant plus que les fruits de la croissance sont de fait mal répartis. Il souligne le risque de l’endettement envers la Chine, le premier créancier du continent, et les difficultés à accroître en qualité et en quantité les infrastructures nécessaires à une croissance rapide. Enfin, il rappelle que si la conflictualité entre pays est désormais quasi-nulle, les conditions de vie et de sécurité se sont profondément dégradées ces dernières années, dans la bande sahélienne notamment, et que le changement climatique fait peser un risque important sur le potentiel de la croissance économique provenant de l’agriculture et de l’agro-business.

C. Les outre-mers caribéens occidentaux : une hétérogénéité de statuts

FIG 2019, Saint Dié, conférence de Thomas Merle, 5 octobre 2019. Synthèse par Camille Guillon des Clionautes.

Thomas Merle, professeur agrégé de géographie et d’histoire à l’Université de Reims (laboratoire Habiter), prépare une thèse sur les États non reconnus de l’ex-URSS. Il présente ici une conférence liée à la fois à son intérêt pour les micro-territoires et leur degré d’autonomie et à la région invitée de cette 30e édition du FIG, les Antilles.

L’intervenant rappelle tout d’abord que les Antilles constituent l’une des régions les plus morcelées du globe sur un plan physique, de ce morcellement physique découlant un morcellement politique. S’il ne faut en effet pas faire de déterminisme puisque certains États regroupent plusieurs îles (comme l’Indonésie) et puisque certaines îles sont partagées en deux (comme Hispaniola avec Haïti et la République dominicaine), le morcellement insulaire favorise la structuration d’entités politiques indépendantes ou coloniales distinctes sur les différentes îles. Les Antilles ne sont pas totalement indépendantes ; les Occidentaux y contrôlent de nombreux outre-mers.

En quoi les outre-mers caribéens occidentaux sont-ils régis, entre dynamiques centrifuges (c’est-à-dire d’éloignement de leur métropole) et centripètes (rapprochement de leur métropole), selon un gradient de statuts issu des traditions colonisatrices et administratives de leurs propriétaires ?

La genèse d’un outre-mer occidental : de la colonisation aux indépendances partielles

Thomas Merle commence par une géohistoire des Antilles afin d’expliquer la situation actuelle des outre-mers caribéens. Les Antilles constituent tout d’abord des colonies occidentales parmi les plus anciennes, mises en place à l’époque de la première colonisation des XVIe-XVIIIe siècles. L’Espagne est en pointe et se partage le monde avec les Portugais, sous l’égide du pape ibérique Alexandre VI Borgia ; le traité de Tordesillas attribue les territoires de l’ouest aux Espagnols et ceux de l’est aux Portugais. Il est complété par le Traité de Saragosse de 1529, qui prend acte de la rotondité de la Terre prouvée par la circumnavigation de Magellan et El Cano en 1519-1521. Les Espagnols s’emparent des grosses îles comme Cuba et Porto Rico. Mais très vite, la concurrence se développe, en particulier de la part des Britanniques et des Français. Ces derniers arrivent dès 1524 sur l’île de Saint-Martin puis descendent vers le sud (Martinique, Dominique, Guadeloupe en 1635). Ils sont suivis par les Britanniques dans les années 1672 et même les Danois qui colonisent les Iles Vierges danoises en 1672. Pour plus de précisions, il est possible de se reporter au café géo donné par l’intervenant pour la 29eédition du FIG sur les outre-mers scandinaves.

Les rivalités coloniales sont fortes et aboutissent entre le milieu du XVIIIe siècle et 1917 à des changements de colonisateurs. En réalité, le ton est donné dès le XVIIe siècle par les Néerlandais, colonisateurs secondaires (c’est-à-dire qu’ils récupèrent de colonies d’autres puissances) qui créent la Compagnie des Indes Occidentales, sur le modèle de leur célèbre Compagnie des Indes Orientales, la VOC. Les Néerlandais s’emparent de quelques petites îles espagnoles ; mais c’est le XVIIIe siècle qui voit l’apogée de ce vaste mouvement d’échanges de colonies. Le plus grosses îles, mieux défendues et plus stratégiques, changent peu de propriétaires. Mais les petites îles sont régulièrement conquises car peu défendues ; une flotte importante et une armée conséquente peuvent s’en emparer facilement. Les occupations peuvent être éphémères (Montserrat est occupée en 1782-1783 par les Français) ou définitives (cessions de la France aux Britanniques en 1713, 1763 et 1783). Certaines acquisitions se font par des ventes : la France vend l’île de Sainte-Croix en 1733 aux Danois et Louis XVI échange un droit d’entrepôt à Göteborg en Suède contre Saint-Barthélemy, qui en a conservé le nom de sa capitale actuelle, Gustavia, d’après le nom du souverain scandinave. L’île est restituée en 1878. Mais ce sont surtout les États-Unis qui s’affirment comme les grands colonisateurs secondaires de la fin du XIXe siècle. Leur opinion publique se prend de pitié pour les Cubains, poussant le gouvernement à intervenir contre les Espagnols ; en 1898, l’explosion mystérieuse du navire états-unien USS Maine à Cuba déclenche l’entrée en guerre, avec le refus de l’Espagne de décoloniser l’île. L’armée espagnole est trop affaiblie. Les États-Unis récupèrent les Philippines (qu’ils décolonisent en 1946), Cuba (dont ils accompagnent l’indépendance jusqu’en 1898) et Porto Rico qu’ils conservent jusqu’à nos jours. En 1917, ils achètent les Iles vierges danoises, depuis lors connues comme les Iles vierges américaines.

Les indépendances dans la région n’ont été que partielles et ont débouché sur la situation actuelle. Elles ont principalement eu lieu entre 1898 et 1983, l’exception étant Haïti décolonisée en 1804 par une révolte à la fois anti-esclavagiste et anticoloniale réussie, sous la houlette de Toussaint Louverture. La décolonisation ne commence réellement que très tardivement, au début des années 1960 pour les îles les plus petites. Globalement, la date de décolonisation est inversement proportionnelle à la taille de l’île ; la Jamaïque, britannique et relevant des Grandes Antilles, ouvre le bal en 1962, avec Trinidad-et-Tobago la même année. Le processus se poursuit jusqu’en 1983 avec la dernière indépendance en date, celle de Saint-Kitts-et-Niévès. Mais les Britanniques conservent des territoires sur place et les trois autres colonisateurs occidentaux conservent leurs possessions. D’où la situation actuelle avec derrière les micro-États une multitude de territoires qui restent dépendants, sous influence occidentale.

Une autonomie à la carte particulièrement forte et croissante ?

Il existe tout un gradient de statuts, allant d’une intégration assez forte, à une quasi-indépendance. Le statut peut s’appréhender à différentes échelles : vis-à-vis de la métropole évidemment mais aussi (le cas échéant) vis-à-vis de l’UE et à l’échelle mondiale. La liste des « territoires non autonomes » de l’ONU comprend ainsi 17 territoires, dont une petite moitié se situe dans les Antilles, en comprenant les Iles vierges américaines et plusieurs territoires britanniques. À l’échelle mondiale, les Britanniques en particulier, et les Occidentaux membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU sont surreprésentés. Les territoires conservés sont administrés de manière distincte.

Dans le cas des États-Unis, il existe 4 statuts principaux pour l’outre-mer, auxquels s’ajoute le statut de droit commun (Hawaï, géographiquement outre-mer, est administrativement un des 50 États de l’Union) et celui des anciens territoires formellement décolonisés (comme les île Palos) et qui permettent aux États-Unis d’avoir plus de voix à l’ONU. Les territoires outre-mer des États sont incorporés ou non (si oui, ils sont inaliénables) et organisés ou non (si oui, le Congrès a décidé du mode de gouvernement local). Porto Rico comme les Iles vierges américaines sont tous deux dans un statut intermédiaire : ils sont organisés mais non incorporés et pourraient donc en théorie accéder à l’indépendance ou être cédés à des États tiers. Les habitants de Porto Rico sont citoyens des États-Unis mais ne votent pas pour le Président (tout en votant aux primaires républicaine et démocrate…).

Six îles relèvent des Antilles néerlandaises. Jusqu’en 1986, elles constituaient une fédération qui était un des pays constitutifs de l’État des Pays-Bas, avec les Pays-Bas européens. Aruba s’en est détachée à cette date pour devenir elle-même un pays constitutif mais les autres îles ont conservé leur statut jusqu’en 2010. Elles sont hors UE mais associées, à travers le statut de Pays et Territoires d’Outre-Mer (PTOM). Elles ne sont ni dans Schengen ni dans la zone euro mais leurs habitants sont citoyens européens et votent pour le Parlement européen.

Les Antilles britanniques sont composées de plusieurs territoires. En réalité, elles ne relèvent pas du Royaume-Uni mais sont des possessions de la couronne. Les 5 territoires (Anguilla, Montserrat, les îles Caïmans, les île Turques-et-Caïques et les îles vierges britanniques) sont elles aussi hors UE et constituent des PTOM. Comme leur métropole, elles sont hors Schengen et hors zone euro ; leurs habitants sont ressortissants européens mais ne votent pas au parlement. Les îles utilisent différentes monnaies : dollar états-unien pour les îles Turques-et-Caïques, dollar de la Caraïbe orientale pour Anguilla et Montserrat (monnaie des micro-États voisins) indexé sur le dollar états-unien, dollar des îles Caïmans pour les îles éponymes.

Les îles françaises sont celles dont le statut est le plus hétérogène. Certaines sont en effet très intégrées, en raison de la tradition centralisatrice et du mode d’administration coloniale direct de la France. Martinique et Guadeloupe sont ainsi dans l’UE et constituent des Départements et régions d’Outre-Mer (DROM). Elles sont hors Schengen mais dans la zone euro ; leurs habitants votent au Parlement européen et sont citoyens européens. Vis-à-vis de l’UE, ce sont des Régions Ultra-Périphériques. La partie française de Saint-Martin, détachée en 2007 de la Guadeloupe, a le même statut. En revanche, Saint-Barthélemy, autre Collectivité d’outre-Mer, est hors UE depuis 2011 ; c’est un PTOM.

Les statuts sont donc « à la carte » et évoluent avec des dynamiques centrifuges et centripètes. L’intervenant propose, à la suite des travaux de Jean-Christophe Gay, de classer les territoires sur un axe suivant leur statut et leur dynamique, avec un gradient d’intégration. Martinique et Guadeloupe cherchent à s’intégrer à la métropole sur un plan socio-économique tout en militant pour un autonomisme culturel, plus que pour une vraie indépendance. 3 îles des Antilles néerlandaises se sont rapprochées en 2010 des Pays-Bas en devenant des municipalités hors province tandis que Curaçao a décidé de devenir pays constitutif des Pays-Bas, souhaitant plus d’autonomie. Le statu quo voulu par les États-Unis séquelles Porto Rico qui se rêve pourtant en 51e État des États-Unis, d’autant plus avec la crise économique. Aux Iles Vierges aussi, aucune évolution n’a eu lieu depuis 1993. Les Iles Caïmans et les Iles vierges britanniques ne bougent pas. Aruba avait voté son indépendance en 1977 et négocié pour 1996 son indépendance mais en 1994 le gouvernement local y a renoncé, montrant que les dynamiques peuvent s’inverser. Montserrat a connu aussi une phase indépendantiste entre 1978 et 1991, largement disparue depuis l’éruption volcanique de 1997 qui a détruit la capitale et la moitié de l’île, toujours inhabitable. Quant aux îles Turques-et-Caïques, elles illustrent le fait que la dynamique centrifuge ne signifie pas nécessairement volonté d’indépendance : depuis 1917, il existe des velléités de rattachement au Canada, ancienne colonie britannique ; mais le gouvernement canadien a refusé en 2014, en dépit du soutien de députés et de la Nouvelle-Écosse… À Anguilla, un nouveau statut est en cours de définition depuis 2006. Saint-Martin et Saint-Barthélemy ont connu une dynamique centrifuge en jouant sur leur statut de « dépendances » d’un outre-mer : les île et archipels secondaires d’un DROM ou d’un COM peuvent constituer un COM en négociant directement leur statut avec le gouvernement français, ce qui constitue un statut d’autonomie accrue.

En conclusion, Thomas Merle souligne que chaque État a sa culture, ce qui influe sur la gestion de son outre-mer caribéen. La France par exemple est très centralisée et s’accommode mal du « give and keep » britannique (consistant à donner l’indépendance formelle mais en conservant des liens au sein du Commonwealth) ou du compromis scandinave (cf. Groenland pour le Danemark). De fait, les outre-mers antillais sont un laboratoire d’innovation administrative pour la décentralisation. Les Caraïbes se singularisent en tout cas par le maintien des Occidentaux (par opposition à l’Asie et à l’Afrique ou l’Amérique du Sud) ; à court terme, il est peu probable que de nouveaux États apparaissent dans les Antilles. Les derniers États créés par décolonisation l’ont été dans les années 1990 (îles Marshall en 1990 et Palaos en 1994, qui ont quitté le giron états-unien). La statogenèse, c’est-à-dire le processus de création d’États, s’est considérablement ralentie.

D. 2020 : Vers une nouvelle crise financière ?

Conférence organisée à Lyon par Patrimonia, les 26 et 27 septembre 2019, au Centre de Congrès de Lyon, avec Patrick Artus, Christophe Barraud, Pierre Verluise. Synthèse par Joséphine Boucher pour Diploweb.com

Les intervenants abordent lors de la conférence la question des enjeux économiques et géopolitiques à venir pour l’année 2020 et de manière générale pour la décennie qui s’ouvre, à l’occasion des 25 ans de Patrimonia (Lyon, 26 et 27 septembre 2019).

Onze ans après la faillite de Lehman Brothers, l’éclatement d’une nouvelle crise financière mondiale semble imminent pour certains. Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les causes de cette possible crise, et pourquoi ne pas avoir suffisamment tiré les conséquences de celle de 2008 ? C’est ce dont s’entretiennent les chefs économistes Patrick Artus et Christophe Barraud et Pierre Verluise, docteur en géopolitique.


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2020 : Vers une nouvelle crise financière ?


La discussion débute par les analyses du contexte géopolitique et macro-économique actuel. Christophe Barraud parle d’une période intéressante et inédite marquée par une montée en puissance de l’incertitude en particulier depuis la mi-2018 et l’amplification de la guerre commerciale menée par les États-Unis, au même moment qu’un ralentissement de la demande mondiale dû aux politiques restrictives de la réserve fédérale américaine et de la banque centrale chinoise. Dès lors, la croissance mondiale semble vouée à ralentir pour cette année, pour s’élever à 3% contre 3,8% pour 2017. Patrick Artus rappelle quant à lui que les droits de douane de D. Trump n’ont objectivement aucun effet sur l’économie mondiale. Le vrai sujet qui fonde le ralentissement économique actuel est la rupture de l’économie mondiale. C’est la crise industrielle globale liée à un phénomène finalement peu abordé, à savoir que le monde devient une économie de services, ce qui déstabilise les pays qui étaient essentiellement des économies industrielles. Notons que tous ces termes économiques de « défiance », « confiance » et « risque » font aussi partie de l’analyse géopolitique, laquelle est prodiguée par Pierre Verluise qui, abordant l’angle géopolitique et stratégique, mentionne l’inquiétude suscitée par la critique du président Trump au sujet de l’obsolescence de l’OTAN, organisation qui regroupe 22 des 28 pays membres de l’UE.

Quel impact va avoir la politique protectionniste américaine ? Christophe Barraud distingue les impacts direct et indirect de la guerre commerciale. Au-delà des droits de douane, c’est surtout le caractère incertain qu’il faut prendre en compte dans les anticipations des entreprises et dans les prises de décisions d’investissements. C’est ce climat anxiogène et cette incertitude permanente qui pénalisent de plus en plus les entreprises.

Autre sujet crucial par rapport à ces questions : le Brexit et les possibles conséquences économiques et financières d’un Brexit dur. Patrick Artus répond à cette question par quelques mots sur une évolution intéressante dans l’économie mondiale : le retour de chaînes de valeur mondiales à des chaînes de valeur régionales. Les grandes entreprises qui s’organisaient sur une base mondiale pour produire s’établissent aujourd’hui sur une base régionale. Autrement dit, le modèle des années 1990-2000 de la production pour une exportation lointaine laisse place à la production au voisinage des acheteurs des biens. Ainsi, les Allemands ont un marché européen, et s’ils veulent vendre aux Chinois, ils iront fabriquer en Chine. Par conséquent, le seul espoir du Royaume-Uni est l’intégration dans le marché économique européen et dans une union économique européenne, enjeu fondamental que les pays européens y compris les Anglais Brexiters doivent comprendre et prendre en compte.

Enfin, ce tour d’horizon se termine par le cas de la Russie, traité par P. Verluise. Le pays post-soviétique est sorti deux fois de ses frontières, en 2008 en Géorgie et en 2014 en Ukraine. Ces échappées ont eu un poids sur la nature et la qualité des relations avec l’UE et les États-Unis, à l’image de l’imposition de sanctions, et suscitent certaines inquiétudes, notamment sur des attaques cyber et sur le jeu possible de la Russie sur les processus électoraux au sein de l’UE.

La discussion se resserre ensuite sur le sujet central c’est-à-dire la potentielle crise financière. Comment les intervenants évaluent-ils la place des marchés financiers dans notre économie actuelle et de quelle manière impactent-ils ou non l’économie réelle ? Pour commencer, Patrick Artus définit la finance mondiale comme l’ensemble des marchés de financement, ce qui représente à peu près 500 000 milliards de dollars. Ce taux continue d’augmenter mais pas aux mêmes endroits qu’avant la crise (les banques dans les pays de l’OCDE). Lorsque l’on fait des prévisions, il est important de comprendre que l’économie réelle peut générer des cycles. Il faut donc les distinguer des crises, qui sont des crises de la finance et qui désignent des moments où un groupe important de personnes endettées devient insolvable. Par conséquent, il faut se demander aujourd’hui s’il est plausible qu’un groupe important d’emprunteurs soit insolvable. Il est intéressant de noter qu’auparavant, du temps où la finance n’avait pas ce rôle-là, les oscillations de croissance étaient largement dûes à des mécanismes de l’économie réelle, tandis que les grands chocs sont aujourd’hui reliés à la finance elle-même.

Avant d’aborder les possibles perspectives pour l’année 2020, il convient de définir et de comprendre ce qu’est une prévision. Christophe Barraud souligne que l’important n’est pas le chiffre projeté mais les risques associés et comment ils sont orientés. Pour l’année 2020, il estime que la croissance au niveau mondial se situera autour des 2,8%. Le principal symptôme de ce ralentissement global sera selon lui la Chine. Mais au-delà des estimations chiffrées, il faut prendre en compte les risques, clairement orientés vers un ralentissement plus marqué et long en raison d’une multiplicité de facteurs à venir d’ici la fin de l’année, parmi lesquels le verdict à court terme du conflit sino-américain et la dernière vague de droits de douane américains qui couvriraient l’ensemble des biens chinois. Quant à l’UE, Pierre Verluise note que les alliés américains sont devenus des alliés incertains et agressifs sous l’angle commercial, et il mentionne l’incertitude sur la Russie qui a une culture du rapport de force que nous n’avons pas et qui dispose de réseaux d’influence hors de son territoire.

Le niveau d’endettement des pays laisserait présager une possible crise financière. Mais selon Patrick Artus, il ne peut pas y avoir de crise financière à court terme. Les véritables questions qu’il convient de se poser sont les suivantes : qu’est-ce qui pourrait faire que les taux d’intérêt remontent ? Y a-t-il un risque que l’inflation revienne et donc que les banques centrales doivent réagir à une remontée de l’inflation ? Pour Christophe Barraud, le bilan consolidé des banques centrales des pays développés s’est remis à croître au deuxième semestre 2019, ce qui témoigne d’une politique monétaire accommodante et de la poursuite des rachats d’actifs. Pour autant, les niveaux d’incertitude restent très élevés. En effet, si l’état de l’économie mondiale baisse, il peut y avoir une possible réponse fiscale.

Mais alors, l’économie mondiale est-elle plus vulnérable en 2019-2020 qu’en 2008 ? La réponse est oui pour Christophe Barraud. En effet, les potentiels de croissance des économies ont été revus en baisse et la marge de manœuvre et la capacité de réponse semblent moins fortes qu’en 2008-2009. Ce n’est pas l’avis de Patrick Artus pour qui l’économie mondiale est bien moins fragile maintenant, avec des économies plus robustes, des banques plus solides, une dette privée plus faible, une profitabilité des entreprises désormais très élevée, et le remplacement de l’endettement par l’auto-financement. La crise de 2008 était une crise de la dette privée et des banques de l’OCDE, or l’expansion de la finance n’est plus la même qu’avant. Selon lui, le vrai danger est une remontée brutale et non graduelle des taux d’intérêts et son effet sur les dettes publiques de l’OCDE.

Si une nouvelle crise intervenait, il faudrait alors se demander pour quelle(s) raison(s) nous n’avons pas tiré les conséquences de la crise précédente et pourquoi le gonflement de la sphère financière a continué de progresser. Dans ce cas, quel rôle pourraient jouer les GAFA pour amortir ou intensifier une prochaine crise ? Pour Patrick Artus, cette question renvoie au débat sur le retour des monopoles aux États-Unis, et donc au sujet de la concurrence. La concentration des entreprises dans tous les secteurs d’activité a là-bas des effets négatifs sur l’économie car elle bloque l’innovation des plus petites entreprises. Pierre Verluise joint à cette réflexion le lien entre le problème démographique et le ralentissement économique qu’il pourrait induire. Pourraient-ils être des déclencheurs d’une possible crise financière ? Après avoir rappelé quels sont les fondamentaux de la puissance, à savoir les hommes, les territoires et le désir de puissance, il souligne qu’il y a de manière relative un effacement démographique de l’UE. L’UE à 28 fin 2019, Royaume-Uni inclus, représente 6,9% de la population mondiale et 5,9% si le Brexit devenait effectif en 2020. La diminution du poids relatif cumulée à un vieillissement de l’UE et au manque d’investissements en R&D par les États et les entreprises ne peuvent qu’aboutir à un manque de performance en termes d’innovation, de compétitivité et de balance commerciale. L’approche économique corrobore ce constat. En effet, l’espace de l’Union européenne à 28 représentait 31% du PIB mondial en 1980, quand il en constitue environ 18% en 2019, et bien moins en cas de Brexit effectif en 2020. L’UE est donc engagée dans un effacement économique relatif. Enfin, le dernier paramètre est le désir, la construction de la puissance étant le fruit d’un désir et d’une stratégie. Ainsi, la grande question quand on pense à l’UE de demain est la suivante : quelle puissance, et avec qui ?

Par conséquent, quels sont les leviers pour retrouver le chemin d’une croissance durable en 2020 ? On pourrait tout d’abord se demander, à l’image de Patrick Artus, comment discipliner la finance. Les politiques monétaires doivent d’une part devenir progressivement moins expansionnistes dans les périodes de croissance même sans inflation, et il faut d’autre part accepter l’idée qu’un certain type de contrôle des capitaux et de restriction de circulation des capitaux a du sens. Enfin, il faut revenir à de la gestion active de portefeuille, pour revenir à la volatilité de marché. Christophe Barraud ajoute de son côté que la vraie problématique en Europe tient dans les réformes structurelles. Il semble nécessaire d’appliquer des mesures, par la suite encadrées, certes coûteuses socialement et économiquement mais capables de relever les potentiels de croissance sur le long terme.

Enfin, finissons par une interrogation en écho à l’actualité. Une crise financière pourrait-elle précipiter une crise climatique ? Pour y répondre, Patrick Artus souligne le besoin d’investissements massifs pour respecter le scénario à 2°C. Nous avons besoin de la finance et d’une finance en bonne santé.

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[1NDLE : Au sujet d’Israël, signalons le chapitre de Samy Cohen, « Israël, dé-démocratiser sans le dire », in A. Dieckhoff et alii (dir.) Populismes au pouvoir, Paris, Les Presses de SciencesPo, 2019.

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