L’Iran et le nucléaire : quels enseignements sur la puissance ?

Par Pierre VERLUISE, le 31 juillet 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en géopolitique de l’Université Paris IV – Sorbonne. Fondateur associé de Diploweb. Chargé d’un cours semestriel de Géographie politique au sein du M.R.I.A.E de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, chercheur associé à la FRS. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine de livres, dont « Histoire, Géographie et Géopolitique du Proche et du Moyen-Orient », éd. Diploweb, diffusion Amazon.

Que nous apprend le revirement américain du 8 mai 2018 de la puissance de l’Iran, des Etats-Unis et de l’Union européenne ? L’Iran a été pendant un temps en capacité de « faire » et de « faire faire », jusqu’à perdre la main. Les Etats-Unis ont été en capacité de « faire et de faire faire » puis en « capacité à refuser de faire, et d’empêcher de faire ». Et l’Union européenne a été en incapacité d’ « empêcher de faire ».

LE 14 juillet 2015, un accord sur le nucléaire iranien est signé à Vienne par l’Iran [1] et les pays du « P 5+1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne). Cet événement semble alors marquer le retour sur la scène régionale, voire mondiale, d’un Etat paria depuis de nombreuses années.

Le 8 mai 2018, le président des Etats-Unis – Donald Trump - annonce unilatéralement le retrait des Etats-Unis de cet accord, au grand dam des pays de l’Union européenne. Si la puissance peut se définir selon Serge Sur comme « la capacité de faire, de faire faire, d’empêcher de faire ou de refuser de faire », que nous apprend ce revirement au sujet de la puissance des uns et des autres ?

Considérons successivement l’Iran, les Etats-Unis et l’Union européenne.

L’Iran

Dans les années 1970, pour combler le vide laissé par le départ des Britanniques de la région, les Etats-Unis élaborent la stratégie des « deux piliers » intronisant Iraniens et Saoudiens comme garants de la sécurité régionale [2]

Cette position de partenaire privilégié des Occidentaux connaît un coup d’arrêt brutal avec la Révolution islamique de 1979. Les dirigeants iraniens cherchent alors à exporter la révolution dans les pays voisins ce qui participe à leur isolement sur la scène internationale. L’Iran n’a cependant jamais renoncé à ses ambitions régionales et une véritable réorientation stratégique a lieu, favorisée par la fin de la Guerre froide (1990) et par les conséquences du 11 septembre 2001 au Moyen-Orient. Le pays s’impose comme le leader de la résistance contre les Etats Unis et Israël… qui disposent chacun de l’arme nucléaire mais dans des proportions différentes.

Afin d’appuyer son retour diplomatique et stratégique, Téhéran décide de développer son programme nucléaire. L’énergie atomique n’est pas une idée neuve dans ce pays. Dès les années 1950, Washington et Téhéran développent des partenariats dans le cadre du programme « atoms for peace ». Avec la Révolution de 1979, le programme nucléaire est arrêté puis réactivé à la fin de la guerre Iran Irak (1980-1988). L’objectif est double, il s’agit de garantir les frontières du pays et d’offrir une protection au régime.

A Téhéran deux camps se font face. Le premier, plus conservateur, souhaite développer son programme quitte à être mis au ban des nations. Ses partisans estiment que la « Bombe » est la seule assurance vie du régime, en tant que source de prestige, et qu’elle permettrait de développer autour de l’Iran et de ses alliés un dôme protecteur. De l’autre, un camp dit « modéré » craint que l’isolement de l’Iran ne soit un handicap économique et stratégique. Ils souhaitent se servir du programme comme argument de négociation pour être réintégré au concert des nations. Ils estiment par ailleurs que le simple fait d’être capable d’obtenir la bombe suffit à se prémunir de toute agression.

L'Iran et le nucléaire : quels enseignements sur la puissance ?
Carte géopolitique de l’Iran dans les tensions de son environnement, fin 2015, selon Jean-Paul Budry
La légende de cette carte de l’Iran dans les tensions de son environnement comprend trois parties : L’arrière plan confessionnel ; Facteurs et forces stratégiques vus d’Iran ; L’Iran acteur des conflits et ses alliés. Réalisation Sciences Po Atelier de cartographie pour Dila Questions internationales n°77.
Dila-Questions internationales

La signature de l’Accord de Genève en 2015 marque ainsi une victoire symbolique et diplomatique de l’Iran, lui permettant d’espérer consolider sa place d’acteur incontournable dans la stabilisation de la région. Ce qui suscite une grande inquiétude en Arabie Saoudite. L’Iran mise sur son ouverture économique en renonçant partiellement à son programme nucléaire jusqu’en 2040. Cet accord vise à ce que soit limitée l’accumulation de matière nucléaire fissile pour que l’Iran ne puisse pas développer d’arme nucléaire. L’espoir de la rapide levée des sanctions génère rapidement des flux d’entreprises étrangères dans l’intention de décrocher des contrats d’exploitation et de commercialisation des hydrocarbures ou d’accéder à un marché de 80,6 millions d’habitants en demande de consommation.

L’Iran en quelques chiffres

L’Iran en quelques chiffres
L’Iran en quelques chiffres : superficie, population mi-2017, projection population en 2050, accroissement naturel, accroissement migratoire, indicateur de fécondité, PNB/h PPA US dollars. Source : Population et Avenir, décembre 2017, n°735, p. 21.
Diploweb

Ainsi, l’Iran a mis en place une stratégie axée autour de l’énergie nucléaire afin d’assurer son retour sur la scène géopolitique et stratégique internationale. Celle-ci a permis, d’une part, de contraindre les Occidentaux à accepter la réémergence du pays et de les amener à la table des négociations, illustrant ainsi la capacité de l’Iran à « faire » et à « faire faire ». Du moins jusqu’à ce que les Etats-Unis de Donald Trump se retirent de l’accord de 2015.

Les Etats-Unis

En 2002, des opposants iraniens exilés aux Etats-Unis révèlent l’existence de deux sites nucléaires cachés. Une part de la société internationale prend alors conscience que l’Iran pourrait chercher à se doter de l’arme atomique. Suivent de nombreuses années de sanctions contre l’Iran, notamment soutenues par la France.

Cependant, le président des Etats-Unis, Barack Obama, engage secrètement des approches avec l’Iran au moins un an avant que la négociation d’un accord ne parvienne sur la place publique. A l’époque, la France du président François Hollande est réticente et apparaît souvent plus dure que Washington dans ses exigences, notamment en la personne de son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius. Il se dit alors que « les néoconservateurs sont à Paris ».

Quoi qu’il en soit, la capacité d’entraînement des Etats-Unis de B. Obama conduit le 14 juillet 2015 à la signature d’un accord sur le nucléaire iranien par l’Iran et les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies plus l’Allemagne (« P 5+1 »). Ce qui indique, à cet instant et durant quelques années que les Etats-Unis disposent d’une « capacité de faire et de faire faire ».

Cependant, durant la campagne présidentielle de 2016 aux Etats-Unis, le candidat républicain – Donald Trump – critique vertement ce qu’il présente comme un mauvais accord. Il annonce que s’il est élu – hypothèse qui semble peu probable à beaucoup d’Européens – il dénoncera cet accord. Après avoir été élu, il entre à la Maison Blanche en janvier 2017. Et poursuit ses diatribes contre Téhéran. En octobre 2017, le président Donald Trump déclare devant le Congrès américain que l’Iran viole ses engagements, contrairement à ce que dit l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Le 8 mai 2018, le président des Etats-Unis dénonce unilatéralement l’accord de 2015. Ce qui réactive les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran et les menaces pour les entreprises qui travailleraient avec l’Iran. Ce qui illustre à cet instant leur « capacité à refuser de faire, et d’empêcher de faire ». Au grand désarroi des pays de l’Union européenne.

L’Union européenne

Pensée pour construire la paix, l’Europe communautaire n’a pas dans son ADN la quête de puissance. Cependant, un début de stratégie se met en place à l’orée du XXIe siècle. Le mérite en revient au Haut représentant de l’UE pour la Politique étrangère et de sécurité commune, Javier Solana. Il fait adopter en 2003 par le Conseil européen la « Stratégie européenne de sécurité ». Cette stratégie vise principalement à mieux identifier les menaces, définir les objectifs stratégiques de l’Union et en dégager les implications politiques pour l’UE. La crise financière de 2008, puis les « Printemps arabes » à compter de 2011 réduisent sa concrétisation. Cependant, la mise en œuvre par étape du traité de Lisbonne (2007) à compter du 1er décembre 2009 se traduit par l’entrée en fonction d’une Haute Représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton. Sans expérience de la diplomatie, celle-ci laisse une œuvre modeste : la normalisation provisoire des relations Serbie-Kosovo et sa participation à la finalisation de l’accord au sujet du nucléaire iranien.

La deuxième Haute représentante, Federica Mogherini fait adopter le 28 juin 2016 un nouveau document de doctrine, « La Stratégie globale de l’Union européenne », dans une indifférence quasi-totale des médias, encore sous le choc du référendum en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’UE (23 juin 2016). Ce texte fait plusieurs fois explicitement référence à l’accord de 2015 comme l’alpha et l’oméga de la conception européenne du « soft power » par le multilatéralisme et la concertation.

En dépit des efforts des diplomates iraniens - notamment à Paris - pour mobiliser les pays européens afin qu’ils exercent des pressions sur D. Trump pour l’empêcher de dénoncer l’accord de 2015 [3], le président des Etats-Unis s’est pourtant retiré de cet accord le 8 mai 2018.

Ce qui indique pour l’Union européenne la mise en échec de son « soft power » et une incapacité à « empêcher de faire ». Soit tout le contraire de la puissance. En dépit des annonces faites dans les jours suivants par l’UE pour déclarer que Bruxelles allait continuer de porter l’accord de 2015, les entreprises européennes – dont Total – ont vite compris qu’elles manquaient de garanties si elles restaient en Iran. Courant juillet 2018, D. Trump s’occupe une nouvelle fois à souffler le chaud et le froid, tentant de rejouer la scène nord-coréenne. Avec des résultats à évaluer aussi bien pour la Corée du Nord que pour l’Iran...

*

Que nous apprend le revirement américain du 8 mai 2018 de la puissance des uns et des autres ? L’Iran a été pendant un temps en capacité de « faire » et de « faire faire », jusqu’à perdre la main. Les Etats-Unis ont été en capacité de « faire et de faire faire » puis en « capacité à refuser de faire, et d’empêcher de faire ». Et l’Union européenne a été en incapacité d’ « empêcher de faire ».

Nul doute que le coup a porté, reste à savoir les leçons que l’UE saura en tirer et les actions qu’elle pourra mettre en œuvre.


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Plus

Vidéo. J-F Daguzan (FRS) L’UE face au retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien

QUESTIONS :
. Quelle est la nouvelle stratégie européenne en terme de défense et de politique extérieure commune ?
. Quelles sont les conséquences de la remise en cause de l’accord sur le nucléaire iranien pour l’Union européenne ?

Cette vidéo peut facilement être diffusée en classe ou en amphi pour illustrer un cours ou un débat.


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[1Voir une carte de L’Iran dans les tensions de son environnement, fin 2015, sur Diploweb https://www.diploweb.com/L-Iran-dans-les-tensions-de-son-environnement-fin-2015-carte-selon-Jean-Paul-Burdy.html

[2Cette sous partie sur l’Iran reprend des extraits de la contribution de Margot Bouhnik et Thibault Fusco in "Géopolitique des énergies. Exposés géopolitiques des étudiants du M.R.I.A.E de l’Université Paris I". Des travaux dirigés par P. Verluise. https://www.diploweb.com/Geopolitique-des-energies-Exposes-geopolitiques-des-etudiants-du-M-R-I-A-E-de-l-Universite-Paris-I.html

[3Le président de la République française, Emmanuel Macron, consacre une part de son temps à défendre l’accord de 2015 à l’occasion de sa première visite à la Maison Blanche du 23 au 25 avril 2018.


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