"L’Iran et le nucléaire. Les tourments perses"

Par François GERE, le 1er juin 2006  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Président de l’Institut français d’analyse stratégique

L’accession de l’Iran au rang de puissance nucléaire est un cauchemar pour beaucoup en Occident. Instabilité au Moyen-Orient, prix du pétrole plus haut, risques terroristes persistants : la crise nucléaire iranienne est un nouveau facteur de tension, l’un des plus menaçants.

Cet ouvrage de François Géré, remarquablement bien informé, s’adresse à ceux qui cherchent à comprendre la genèse de la crise actuelle. Comprendre en quoi le programme nucléaire iranien résulte d’une mise à l’épreuve du pays lui-même, un pays en proie aux tourments perses. Savoir en quoi le programme nucléaire est en gestation depuis les années du Shah, avant l’Iran des ayatollahs. Estimer le degré d’avancement de l’Iran vers un programme nucléaire militaire. Mesurer comment la négociation et le compromis peuvent éviter l’ultima ratio de la guerre.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com vous présente en exclusivité sur Internet un extrait d’un ouvrage de François Géré publié en mai 2006 par les éditions Lignes de Repères (176 pages, 16€, ISBN : 2-915752-12-5). Pour en savoir plus, consultez le dossier de cet ouvrage et suivez son actualisation sur www.lignes-de-reperes.com

Les premiers pas

1. La période du shah

L’IRAN adhère immédiatement à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et entre dès 1957 dans une coopération de recherche nucléaire avec les Etats-Unis. Très logiquement, Téhéran rejoint le TNP, qu’il ratifie en 1970, et crée en 1974 l’Organisation pour l’énergie atomique de l’Iran (OEAI). Le Centre de recherches de Téhéran devient le cerveau qui prend l’initiative de nombreuses entreprises de petites dimensions à caractère expérimental, visant à faire progresser connaissances et savoir-faire dans l’ensemble du vaste domaine nucléaire. Par exemple, dès cette époque, l’Iran s’intéresse à l’enrichissement par laser, afin d’étudier la physique des plasmas. Cette activité fait l’objet de quelques achats en 1979 auprès de firmes américaines.

Dans cette phase initiale, avec un appétit juvénile et quelque peu brouillon, les responsables iraniens explorent toutes les voies, toutes les dimensions. Ce sont les Etats-Unis qui, les premiers, fournissent un petit réacteur nucléaire de recherche plutonigène. Nous sommes dans une phase d’euphorie nucléaire qui commence à retomber après l’essai indien de 1974. Deux ans plus tard, l’Administration Carter va largement contribuer à un retour à la rigueur de la lutte contre la prolifération.

Parallèlement, la « grande industrie » électronucléaire cherche les voies de son développement. Le premier grand programme industriel iranien correspond à la construction du complexe de Busher, au sud du pays, le long du golfe Persique, conclu avec les firmes allemandes, notamment Krafwerke et Siemens. Second projet, avec la France, cette fois, dont la diplomatie gaullienne favorise le rapprochement avec l’Iran. En outre, Paris mesure tout l’intérêt qu’il y a à équilibrer la facture pétrolière par une « contre facture » nucléaire.

Téhéran et Paris s’accordent sur un site à Darquin, au nord du golfe Persique, à proximité de la frontière koweïto-irakienne Ainsi qu’à Karum (1 000 MW), au sud-ouest de Téhéran, avec Framatome. Mais quelques mois avant même la révolution islamique, ces contrats jugés trop onéreux sont dénoncés par l’ultime Premier ministre du shah, Chapour Bakhtiar.

La troisième grande entreprise est Eurodif. Afin de mener à bien un vaste programme très coûteux, les autorités françaises ont l’idée de créer en 1975, à Tricastin, un consortium pour l’enrichissement de l’uranium. Il comporte, outre la France, la Belgique, l’Italie et l’Espagne ; l’Iran y prend une part de 10 %. Immédiatement après la révolution, le contentieux entre la France et le nouveau gouvernement iranien prend une tournure particulièrement désagréable et dangereuse, comportant la forte suspicion d’activités masquées de terrorisme indirect pour faire plier Paris.

Les premiers pas du nucléaire iranien comportent, très classiquement, la mise en place de filières d’approvisionnement et de formation. L’entreprise iranienne prend son essor, touchant le monde entier, tirant partie des opportunités qui se font jour. Téhéran, avec astuce, exploite les intérêts des uns et les difficultés des autres. Voilà qui ne va pas sans créer des situations baroques : il y a coopération avec l’Afrique du Sud, où Téhéran achète du « yellow cake » provenant de Sud-Namibie, ceci au moment même où, clandestinement, le pays de l’apartheid coopère avec Israël et construit secrètement un petit nombre d’armes nucléaires ! Pour former ses experts, l’Iran a cherché des places partout dans les possibles laboratoires d’accueil : en Inde et en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, en Algérie et en France.

En soi, ces activités n’ont rien d’illégal pour un Etat membre du TNP qui entend se doter d’une industrie électronucléaire. Il est toutefois dans l’obligation d’en faire la déclaration, ce qui fut largement omis par les gouvernements iraniens ultérieurs. Mais, pour l’heure, la création de ces multiples filières ne fait l’objet d’aucune objection. C’est la détérioration des relations entre le régime révolutionnaire iranien, d’une part, et les Etats-Unis et les Européens, de l’autre, qui va conduire ceux-ci à exercer des pressions pour fermer les voies d’approvisionnement et de formation.

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2. Les effets de la révolution de 1979

Contrairement à une idée généralement reçue, la révolution de 1979 n’a pas constitué un coup d’arrêt décisif au programme nucléaire. Dès 1984, le gouvernement iranien propose à Siemens de poursuivre les travaux à Busher ; l’entreprise décline l’offre, eu égard aux dangers. En effet, entre 1984 et 1988, les Irakiens ont bombardé à huit reprises les deux unités du site, endommageant les chantiers de construction dont l’activité était déjà suspendue. Ce sont les refus des industriels allemands de reprise de la construction après la guerre qui ont fait qu’au début de 2006, Busher n’a pas encore commencé à entrer en service puisqu’il a fallu passer par le relais de l’assistance russe.

On fait aussi état du départ d’un grand nombre de scientifiques. Mais aucun chiffre précis n’a pu être avancé. En outre, nul n’est en mesure de comptabiliser ceux qui sont revenus. Enfin, plusieurs centaines de jeunes scientifiques se trouvaient en formation dans des laboratoires étrangers dans divers domaines touchant de plus ou moins près aux activités nucléaires, notamment la chimie liée à la conversion de l’uranium. Ils étaient d’autant plus nombreux qu’on les avait placés en formation dans la perspective du développement de l’industrie électronucléaire de l’Iran. Or la plupart sont revenus, une fois les troubles apaisés.

Le programme actuel apparaît donc comme la continuité de ce qui avait été envisagé dès 1974. La volonté d’aller de l’avant a été amplifiée par les perspectives de relance de l’économie, alors que les effets de la guerre contre l’Irak ont pesé sur la mentalité des dirigeants…

Finalement, ce ne sont pas tant les problèmes financiers ou les difficultés techniques qui dressent des obstacles, mais bien plutôt la méfiance politique. En reprenant la comparaison avec le Japon, George Perkovich finit par lever le voile sur les véritables raisons : « Contrairement au Japon, l’Iran ne reconnaît pas l’existence de l’Etat d’Israël, remet en cause ses frontières avec ses voisins, soutient des organisations qui mènent un combat de nature terroriste et a menti pendant près de vingt ans sur la nature de ses activités nucléaires[i]. »

En raison de ses mobiles idéologiques et des orientations politiques qui en procèdent, l’Iran est donc toujours perçu, de plus en plus, comme un perturbateur régional dont la capacité de nuisance peut se hausser au niveau mondial. L’Iran apparaît comme le pays le plus intéressé et le plus compétent pour développer, par des voies multiples, une authentique stratégie indirecte au plan géopolitique. Dès lors, ni la confiance, ni même la tolérance ne sont plus de mise. Au sortir de la guerre contre l’Irak, en 1990, l’Iran, bien que membre du TNP, fait l’objet d’un ostracisme tout particulier, résultant largement de la stratégie du « double endiguement » élaborée par les États-unis : Bagdad et Téhéran, soupçonnés de vouloir déstabiliser à leur profit le Moyen-Orient et de se doter d’armes de destruction massives, doivent être soigneusement contenus dans leurs entreprises, notamment à travers un contrôle aussi étroit que possible de leurs acquisitions technologiques. Mis en difficulté, le régime iranien va donc chercher des voies détournées.

Dans le domaine nucléaire, la question des coopérations et des aides étrangères n’est jamais simple. Les enjeux industriels sont déjà considérables. Lorsque s’y ajoute la préoccupation d’une éventuelle dérive vers le nucléaire militaire, la complexité s’accroît. Dans cette crise riche en paradoxes, l’un des plus frappants est qu’à mesure de sa bonne volonté à coopérer –au compte-goutte – avec l’AIEA, Téhéran permet de mesurer rétrospectivement la diversité et l’ampleur des manquements iraniens, notamment à partir du premier accord avec le Pakistan, en 1987. Ce sont plus de quinze années d’activités occultes, fortement soupçonnées, qui sont avouées : les achats au Pakistan, les expérimentations laser, les sites de Natanz, Arak, etc. Pour justifier cette dissimulation, les officiels iraniens se retranchent derrière leurs difficultés, réelles et bien connues, à se procurer normalement les matériels nécessaires au développement d’une industrie électronucléaire. Ils excipent du fait que leur pays a fait l’objet d’une discrimination de la part des pays disposant des meilleures technologies nucléaires et qu’ils se sont vus, de toutes parts, rejetés.
La liste des rebuffades est en effet longue. Elle commence en 1984 avec le retrait allemand de Busher, puis, en 1987, avec la rétractation de l’Argentine d’un projet de fourniture d’un réacteur de recherche. Puis la Chine, cédant aux instances américaines, refuse à son tour de fournir un réacteur de recherche (ce qu’elle avait accordé à l’Algérie). Même attitude de l’Inde en 1991. Tout se passe comme si, pour assurer leur propre développement nucléaire, partiellement tributaire de transferts de technologies nord-américaines et européennes, ces grands Etats préféraient sacrifier – momentanément ? – leurs relations commerciales nucléaires avec le « petit » Iran, alors fortement marginalisé sur la scène mondiale.

Enfin, la Russie elle-même se retire d’un engagement pour fournir une usine d’enrichissement par centrifugation gazeuse ou un réacteur de recherche. On aura relevé au passage que la demande iranienne reste constante, toujours de l’ordre de 15 à 30 mégawatts (MW).

Ne pouvant se procurer certains matériels par les voies légales, progressivement fermées, l’Iran va donc finir par se comporter comme un acquéreur clandestin, créateur de réseaux plus ou moins opaques. C’est toute l’importance de la filière pakistanaise qui se dévoile en 2003 et 2004.

Dès 1987, l’Iran signe avec l’Agence de l’énergie atomique pakistanaise un premier accord de coopération, marqué par la visite d’Abdel Kader Khan. Bien que discret, cet accord n’est pas parvenu à rester secret. Plusieurs revues en font immédiatement état, indiquant que trente-neuf scientifiques iraniens seront accueillis au Pakistan [ii]. Or, sachant que M. Khan est un spécialiste de l’enrichissement, il n’est pas trop difficile d’en déduire à quel type de procédé les Iraniens vont être formés. Sitôt qu’il s’agit du Pakistan, la rumeur – qui ne circule pas par hasard – commence à raviver le thème de la « bombe islamique ». Ce thème qui relève de la guerre psychologique suppose des solidarités idéologiques qui méconnaissent la profonde différence entre le Pakistan sunnite et l’Iran chiite. En revanche, les intérêts économiques bien compris jouent un rôle considérable, nettement plus sérieux. Cela ne signifie certainement pas que le Pakistan ait jamais été disposé à livrer (gratuitement ?) une bombe clefs en main. Au contraire, l’examen des relations entre les deux agences de l’énergie atomique fait apparaître des tractations difficiles, passablement mesquines, très éloignées de la grande solidarité mythique panislamique.

Mentionnons qu’à cette époque, l’Administration Reagan trouvait dans le Pakistan son meilleur allié contre l’occupation militaire soviétique de l’Afghanistan, et que le Congrès à majorité démocrate avait bien de la peine à bloquer la vente de F-16 à double capacité conventionnelle et militaire au bénéfice du gouvernement de la séduisante et totalement corrompue Benazir Bhutto. C’est à travers les mailles de ce filet que l’Iran a pu progresser dans sa voie vers l’enrichissement.

Copyright mai 2006-Géré / Lignes de Repères

Le site des éditions Lignes de Repères


Notes :

[i] George Perkovich, « The Only Way to Change the Rules », International Herald Tribune, 6 avril 2005.

[ii] Ahmed Hashim, « The Crisis of the Iranian State », Adelphi Paper, n° 296, p. 62.


Présentation de l’ouvrage

L’accession de l’Iran au rang de puissance nucléaire est un cauchemar pour beaucoup en Occident. Instabilité au Moyen-Orient, prix du pétrole plus haut, risques terroristes persistants : la crise nucléaire iranienne est un nouveau facteur de tension, l’un des plus menaçants.

L’ouvrage de François Géré, remarquablement bien informé, s’adresse à ceux qui cherchent à comprendre la genèse de la crise actuelle. Comprendre en quoi le programme nucléaire iranien résulte d’une mise à l’épreuve du pays lui-même, un pays en proie aux tourments perses. Savoir en quoi le programme nucléaire est en gestation depuis les années du Shah, avant l’Iran des ayatollahs. Estimer le degré d’avancement de l’Iran vers un programme nucléaire militaire. Mesurer comment la négociation et le compromis peuvent éviter l’ultima ratio de la guerre.


Présentation de l’auteur

François Géré, président de l’Institut français d’analyse stratégique, spécialiste de géostratégie, est notamment l’auteur de La nouvelle géopolitique, guerres et paix aujourd’hui (Larousse, 2005), et Les volontaires de la mort (Bayard, 2003).



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