Agrégé d’histoire, ancien élève de l’Ecole normale supérieure (Ulm), ancien pensionnaire de la Fondation Thiers (Institut de France – CNRS), François David est maître de conférences, habilité à diriger des recherches, à l’Université Jean Moulin, Lyon 3. Il y préside la section de science politique et dirige le laboratoire E.A. 4586 "Francophonie, mondialisation et relations internationales". Il a travaillé, entre autres, sur les relations transatlantiques (John Foster Dulles, secrétaire d’Etat « Cold Warrior » et père de l’Europe, PUPS, 2010), les questions diplomatiques et militaires, ainsi que sur le renseignement américain (L’aigle et le vautour – La naissance de la CIA 1945-1961, Nouveau monde Editions, 2016).
En quoi, D. Trump révèle-t-il la démocratie américaine et occidentale, parfois bien malgré lui ? Sur le fond, le moment Trump revient aux fondements du politique : la démographie, la religion, le territoire et ses frontières, l’Etat, le demos face à ses élites. Sur la forme et la méthode employée, le 45ème président a démontré sa maîtrise des règlements et les législations. A titre personnel, il a épuisé toutes les lacunes du code fiscal, en payant probablement peu d’impôt sur le revenu. Puis, en 2016, quoique novice, il a essoré le code électoral en gagnant avec les grands électeurs. Probablement, sa politique étrangère éreintera à son tour le droit international et en testera le système jusqu’à ses limites.
AU SENS PHOTOGRAPHIQUE du terme, la tornade Donald Trump révèle notre système politique occidental. En négatif, cette anomalie démocratique nous apprend autant des Etats-Unis d’Amérique que de nous-mêmes, Européens. Nous parvenons au terme d’un cycle démocratique comme si s’inversaient les postulats de la Fin de l’histoire de F. Fukuyama [1] : les guerres et les affrontements géopolitiques ne s’interrompraient pas sous l’égide de la démocratie universelle. C’est la démocratie libérale vieille de 150 ans qui progresserait vers une impasse et une contradiction insoluble entre volonté populaire et exigence de rationalité et d’efficacité, incarnée par certaines élites : le fameux « cercle de la raison » d’Alain Minc.
Première leçon, ou confirmation : la scène intérieure américaine est définitivement connectée au théâtre mondial. Si le monde entier intéresse l’Amérique au nom de sa sécurité ou de sa prospérité commerciale, la planète entière se considère elle aussi concernée par les développements internes des Etats-Unis. Tel un soft power inversé, les populations du monde estiment exercer des droits sur l’évolution culturelle et morale des Etats-Unis, comme le prouvent les manifestations et les réactions hostiles à l’élection de Trump, y compris au sein de milieux arabes foncièrement antiaméricains, hérissés par le Travelban.
On doit au journaliste John O’Sullivan, en 1845, lors de l’annexion du Texas, l’expression de « Destinée manifeste » pour caractériser le droit sacré des Américains à conquérir le Far West. Par la suite, cette expression peut s’étendre au projet mondial des Etats-Unis : elle désigne à partir du président W. Wilson la propension à imposer les valeurs et les normes américaines au monde entier. « Un monde plus sûr pour la démocratie », sous-entendu « Un monde plus démocratique pour plus de sécurité », sous-entendu aussi « Ce qui est bon pour la démocratie est bon pour l’Amérique ». Cent ans après les Quatorze Points, ce paradigme souffre. Les accrocs et les exceptions deviennent la règle.
Le cas Trump constitue-t-il une aberration isolée ou le symptôme d’un phénomène plus universel ? Comment met-il à jour les failles et lacunes de la démocratie libérale ? En quoi, l’identité en devenir du peuple américain se pose-t-elle en variable principale de ce cycle politique ?
D’abord, nous reviendrons sur la portée et la signification réelles, en Occident, de la volonté populaire et nationale exprimée au suffrage universel, à la lumière de la présidentielle américaine de 2016 (I). Après avoir questionné le concept de « majorité », nous analyserons ensuite comment Trump a placé l’accent sur le protestantisme WASP vis-à-vis du catholicisme hispanique (II). Enfin, après six mois de pouvoir, un premier bilan s’esquisse sur trois dossiers-clés de la politique étrangère : le climat, la défense et le commerce extérieur (III).
Comment gagner un scrutin avec moins de voix que son adversaire ? Qu’est-ce qu’une majorité ? En partant de la victoire de Trump au collège électoral, nous observerons comment les élections occidentales débouchent sur des situations parfois bien curieuses (A). En second lieu, nous questionnerons la notion de « populisme » et de son inverse supposé, le « système », pour leur préférer les concepts de « pays réel », « pays légal » et de « suffrage néo-censitaire » (B). Dès lors, parmi les facteurs (socio-)logiques de la victoire de Trump, émergent la question migratoire et la modification de l’identité et de la composition des Etats-Unis par celle-ci, alors que les WASP perdent leur statut majoritaire (C).
La première anomalie dérangeante vient évidemment de la victoire de Trump, élu avec trois millions de voix de moins que sa compétitrice, Hillary Clinton. Etonnamment, les Américains refusent de remettre en cause le système électoral hérité du XVIIIe s., à savoir les grands électeurs désignés par chaque Etat fédéré. Au nom du « Winner takes all » et, surtout, grâce à la surreprésentation des petits Etats conservateurs du Middle West (nombre d’électeurs présidentiels = nombre de sénateurs, toujours deux + nombre de représentants, proportionnels aux nombre d’habitants), un candidat conservateur peut se faire élire avec moins de voix que son adversaire (en jouant serré, 35% du vote populaire suffirait).
Dans un passé récent, cela a réussi à G.W. Bush, dans des conditions finalement plus scandaleuses que pour Trump : si Bush-fils et son camp n’ont pas fraudé, le dysfonctionnement des machines à voter de Floride et le refus de la Cour suprême d’autoriser un recomptage manuel des voix ont fait perdre Albert Gore Jr. [2]. Or, déjà, personne n’a réellement contesté ce résultat acrobatique. Le gagnant du vote populaire n’a jamais appelé à une révolte des grands électeurs. Aucune procédure de révision de la constitution n’a été lancée depuis [3]. Entretemps, Hillary Clinton, en tête, a accepté la règle du jeu à l’avance. En 2016-2017, on note certes un appel de certains activistes (le parti Vert) pour que les grands électeurs républicains changent d’avis. Ironiquement, lors du vote officiel de décembre 2016, la candidate démocrate déplore plus de défections à son détriment que Trump.
Cette absence de réelle protestation atteste de la solidité de l’attachement au fédéralisme. Géographiquement, les citoyens américains se reconnaissent dans leur enracinement local.
Quelques remarques supplémentaires :
1. Beaucoup plus inaperçu est le déséquilibre à l’occasion entre le vote populaire et le vote institutionnel à la chambre des représentants. Les députés républicains ont obtenu la majorité des sièges en 2012 avec moins de voix au niveau national que les démocrates, grâce au découpage des circonscriptions, organisé par leurs soins [4]. Cette profonde anomalie démocratique n’émeut quasiment personne. D’un autre côté, en 2016, le parti républicain a emporté le vote populaire alors qu’on lui prédisait une défaite certaine dans le sillage de Trump. C’est même la majorité populaire à l’élection des représentants qui a fini par donner une légitimité à Trump.
2. Transportons-nous en Grande-Bretagne, la patrie des excentricités électorales. Aux législatives de 2015, David Cameron a emporté la majorité absolue. Sur le papier, cela paraissait mission impossible, vu le découpage électoral en faveur des travaillistes, sous Tony Blair, quelques années auparavant. Cependant, en 2015, les tories obtiennent la majorité absolue, avec seulement 36,8% des voix. Deux Britanniques sur trois votèrent donc contre la majorité parlementaire entrante. Enfin, en 2017, le successeur de D. Cameron, Mme Theresa May échoue à confirmer cette majorité alors que son parti a cependant progressé de 6 points (42,3%).
3. Dernier exemple d’une démocratie occidentale bien complexe : en Allemagne, en 2013, Les sociaux-démocrates essuient la plus humiliante défaite d’après-guerre : 25,7% des voix. Malgré cela, en raison d’un scrutin proportionnel intégral, la chancelière Angela Merkel échoue à obtenir la majorité absolue et doit former une grande coalition avec les socialistes. Résultat : tandis que trois électeurs sur quatre ont voté contre la SPD, cette dernière participe au pouvoir (vice-chancellerie et ministère des Affaires étrangères).
En conséquence, l’élection de Donald J. Trump avec très nettement moins de voix que son adversaire rehausse la nature bien étrange de cette démocratie multipartite occidentale que les Etats-Unis et l’Union européenne entendent bien pourtant imposer au reste du monde.
Terme répandu chez les « électorialistes », le mot « populisme » dispute son absence de scientificité à celui de « système ». En premier ressort, le populisme ne saurait seulement se réduire à la « démagogie » des acteurs politiques incriminés. A ce compte-là, Benoît Hamon (projet de revenu universel) ou Jérémy Corbyn (retour des nationalisations et de l’Etat providence), seraient des populistes lorsqu’ils promettent aux catégories dites « populaires » une augmentation de leur pouvoir d’achat par l’expansion du déficit budgétaire.
Le terme de populisme fut majoritairement réservé à des candidats issus de la droite conservatrice comme Nigel Farage en Grande-Bretagne. On doit attendre l’émergence en Italie de l’humoriste Beppe Grillo et du mouvement « Cinq étoiles », pour évoquer un populisme de gauche. Pourquoi ? Parce que le pseudo-concept de populisme a remplacé l’insulte de « fasciste » réservée jusqu’aux années 1990 aux candidats d’une droite réputée « autoritaire », sans tenir compte alors des spécificités doctrinales, historiques et nationales du fascisme d’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, cette rhétorique ne fonctionne plus auprès des électeurs, surtout lorsque ces derniers se sentent à leur tour visés. Aux Etats-Unis, en matière de démagogie électorale, sinon de populisme, c’est la totalité du système politique américain qui se voit atteinte par le phénomène. La virulence du ton adopté par Trump a fait oublier la démagogie d’Hillary Clinton. Son programme électoral n’en était pas un, mais plutôt un vrai catalogue de dispositions susceptibles d’attirer le maximum des segments du spectre électoral, en négligeant au passage le ressentiment des Noirs à l’égard du grand enfermement promu par Bill Clinton dans sa lutte contre la drogue [5]. Autant que Donald Trump, Hillary Clinton a voulu le pouvoir pour le pouvoir, sans savoir ce qu’elle ferait au juste, une fois installée dans le bureau ovale. F. D. Roosevelt lui-même en 1932, ignorait au juste comment agir contre la grande dépression. C’est seulement après son arrivée à la Maison-Blanche qu’il conçoit les modalités du New Deal. Face au populisme, la notion de « système » pourfendue par Trump cette fois-ci, ne semble pas plus rigoureuse. Après tout, Trump appartient lui aussi à un système désastreux pour la vie des Américains : celui des spéculateurs immobiliers de Manhattan.
Pays légal vs Pays réel
Cette fable d’un prétendu populisme qui affronterait un pseudo-système (puisque tous sont démagogues et membres d’un système) occulte l’opposition entre « pays légal » et « pays réel » qui elle-même renvoie à la distinction du XIXe s. entre « suffrage censitaire » et « suffrage universel ». Le monde occidental vit aujourd’hui une forme de retour au suffrage censitaire, c’est-à-dire de méfiance - sinon d’opposition - envers la souveraineté populaire ou nationale. C’est vrai, seule la France a poussé en 2008 la caricature jusqu’au bout avec la ratification du traité de Lisbonne par 85% des parlementaires [6] alors que les Français avaient rejeté le même texte, à 54,67%, trois ans plus tôt. En 2016-2017, on reproche au premier ministre britannique Theresa May, après avoir voté pour le « Remain », de ne pas contourner la volonté du suffrage universel, ni de vider le Brexit de sa substance.
Un suffrage néo-censitaire impose ses mécanismes, par le refus du résultat électoral, pour jouer les prolongations et adopter les vraies décisions à la troisième mi-temps. Aux Etats-Unis, on a interdit à Trump d’exister dès le début (la relecture du New York Times de 2016 en convainc). Dès sa victoire aux primaires, les éditorialistes prophétisèrent qu’il n’irait pas au terme de son mandat. Naît alors la petite musique de l’impeachement : d’abord pour des conflits d’intérêt supposés entre ses investissements internationaux et la diplomatie des Etats-Unis, ensuite pour les péripéties liées à la Russie et au FBI. Comme souvent aux Etats-Unis, le fond de la question se trouve vite évacué : on ne parle plus du scandale d’origine (les hackers russes ont découvert comment l’état-major démocrate avait saboté la campagne de Bernie Sanders) et tant que les preuves d’une collusion entre Trump et Poutine peinent à émerger, on se réfugie dans des questions procédurales effectivement très graves aux Etats-Unis (mensonge et obstruction à la justice). De façon générale, l’impeachment (une procédure judiciaire selon la constitution américaine) tend politiquement à devenir une motion de censure parlementaire déguisée qui contourne le suffrage universel (Cf. Brésil, Corée du Sud, et sans doute un jour la France grâce à la révision constitutionnelle de 2008)).
En 2016, malgré le fossé entre le vote populaire et les grands électeurs, les instituts de sondage ne se trompèrent pas lorsque, inlassablement, ils annonçaient la victoire démocrate. Simplement, les sondeurs apparaissent incapables d’abaisser leur degré de résolution au niveau des 50 Etats fédérés. Handicapés par cette myopie méthodologique, ils surestimèrent les bastions démocrates comme la Pennsylvanie, le Michigan, l’Ohio, et le Wisconsin (le fameux firewall d’Hillary Clinton). Ils sous-estimèrent la force du verbe d’un Donald J. Trump infatigable (71 ans) qui enchaîne 7 meetings le dernier jour, dont l’ultime réunion dans le Michigan ultra-démocrate, à minuit, alors que l’élection semblait perdue. Bref, on a clairement sous-évalué le génie politique de Trump : emporter une élection présidentielle en insultant la moitié de l’électorat, en dénigrant les médias, en échouant aux trois débats présidentiels (un grand n’importe quoi), enfin avec un budget inférieur de 40% à celui de sa compétitrice. Ce n’est pas donné à tout le monde. L’élection de Trump n’aurait jamais dû arriver. Elle ne surgit pas non plus par hasard : Trump a fédéré une majorité relative indéfectible (40 %) et a su attaquer les Etats les plus solidement arrimés au camp démocrate, où Hillary Clinton ne mettait plus les pieds depuis les primaires, trop sûre de sa victoire.
La campagne brouillonne de Trump fait oublier la mauvaise performance d’Hillary Clinton. Pour commencer, celle-ci a commis l’erreur d’affirmer qu’on devait l’élire, parce que le moment advenait de crever le « plafond de verre » et de placer une femme à la Maison-Blanche. Barack Obama, lui, n’a jamais revendiqué un Black Power. Il ne s’est jamais présenté comme un Jesse Jackson en mode 2.0, ni en successeur de Martin Luther King. Certes, son deuxième mandat se caractérisa par une inflexion nettement plus communautariste (Cf. les toilettes transgenres) qu’au fond, Hillary Clinton a amplifiée, à ses risques et périls. Au final, la défaite démocrate s’explique si on comprend que le principal débat a porté sur l’identité et la modification de cette identité par l’immigration. Deux Amériques s’opposent : celle d’Hillary Clinton conçoit les Etats-Unis comme une nation « globale » (i.e. planétaire), c’est-à-dire susceptible d’attirer les ressortissants du monde entier, peu importe la civilisation de départ. L’Amérique doit devenir une chance pour tous et tous sont capables d’honorer le projet américain par le travail, « et en se rendant utile à la communauté » (3ème débat présidentiel). Le projet trumpien (celui en particulier de son conseiller Stephen Bannon) revient aux sources WASP, c’est-à-dire à une immigration majoritairement européenne et chrétienne, comme au XIXe s. C’est le retour d’un mouvement de résistance à l’effacement des Blancs protestants, commencé dès la fin du XIXe s. et dont la loi de quotas de 1921 (abrogée en 1965) pose la borne miliaire.
En fait, le camp démocrate a commis un déni des réalités sociologiques. La crise des subprimes (2007) est passée par là. L’insatisfaction ne concerne pas que les ouvriers expulsés de leur maison et réduits au chômage pour certains, par les délocalisations en Chine, au Mexique ou ailleurs. A un autre niveau, les cadres moyens et supérieurs souffrent aussi du chômage, de la baisse des salaires et plus généralement de la précarité de l’emploi. Pour la première fois, des étudiants ne peuvent plus rembourser leurs emprunts, alors que les frais d’inscription des meilleures universités culminent à 60 000 dollars par an. Pour résumer l’état d’esprit, toute une génération de « bons Américains » et de « bons élèves » qui ont fait tout ce qu’on leur demandait (étudier, s’impliquer dans les réseaux et les fraternités, empiler les stages, se surendetter), voit se fracasser ses espoirs contre un rêve américain en panne. Exemple caractéristique : lors des primaires républicaines, Trump l’a emporté dans le Massachusetts (49%), paradis pourtant des cols blancs bienpensants de Nouvelle-Angleterre.
L’Amérique est un pays religieux. C’est intrinsèquement, un pays chrétien. C’est surtout un pays protestant. Adepte d’un calvinisme hédoniste (!) largement répandu parmi ses concitoyens, Donald J. Trump inscrit son accession au pouvoir dans une phase-clé de l’évolution protestante anglo-saxonne (A), et illustre un nouvel épisode de la querelle du pape et de l’empereur (B).
Au premier abord, les trois mariages du candidat républicain et son aval au mariage homosexuel n’en faisaient guère le protégé de la droite chrétienne, ni des born again (au point de s’adjoindre Mike Pence pour équilibrer). Néanmoins, sa religion qualifie Trump pour incarner une tradition américaine, à défaut d’une Amérique traditionnelle. Né calviniste, Trump et ses parents quittent le Queens plébéien pour rejoindre le Marble Collegiate Church du pasteur Norman Vincent Peale (1898-1993) [7], à Manhattan, à la fin des années 1960. On y pratique un protestantisme complaisant qui pousse à fond le dogme de la prédestination et du salut par la foi, attesté par la réussite sociale. Des pasteurs américains de renom ont exprimé leur profond scepticisme envers cette méthode Coué spiritualiste. Citons le prédicateur new-yorkais et politologue Reinhold Niebuhr, qui nous dépeint en creux la spiritualité de l’actuel président, avec 70 ans d’avance : « Le péché fondamental [dans la philosophie de Peale], c’est son égocentrisme. Il place l’ego plutôt que la croix, au centre du tableau » [8]. Du reste, ce protestantisme hédoniste n’est pas propre à Trump. On le retrouve chez les télévangélistes, d’inspiration baptiste. Car si l’Amérique est une aventure humaine, c’est surtout un business. Prier pour sa réussite matérielle autant que pour son salut participe de l’ordre universel. « Réussir dans la vie » et « réussir sa vie » se confondent.
Or, durant la campagne, Hilary Clinton et, auparavant Barack Obama ont ignoré cette Amérique WASP, et laissé entendre qu’elle pourrait perdre un jour sa majorité chrétienne. Cette évidence imposée à l’électorat a pesé très lourd dans l’inconscient collectif. La polémique au moment des primaires sur la société Starbucks qui ne propose plus de gobelets spécial « Noël », ou bien la question tout simplement de se souhaiter un joyeux Noël, alors que l’ultime carte de vœux du président Obama cesse de mentionner le terme « Chrismas » n’ont pas peu pesé dans la révolte de certains électeurs américains contre une atteinte profonde, selon eux, à leur identité profonde.
It’s the demography, stupid !
Là-dessus, se pose la question centrale du catholicisme dans un pays d’origine antipapiste. Le futur indépendantiste et fédéraliste Hamilton éructe par exemple en son temps, lorsque les autorités britanniques accordent des droits particuliers aux catholiques québécois (acte de Québec, 1774) en redoutant que la métropole n’impose des statuts dérogatoires aux catholiques de Nouvelle Angleterre. On attendra la présidence R. Reagan pour que s’ouvre enfin une ambassade des Etats-unis près le Saint-Siège. Ronald Reagan a clairement forgé une entente, à défaut d’une alliance, avec Jean-Paul II contre Moscou. Sur la scène intérieure, les anathèmes réciproques ont pour ainsi dire disparu.
Mais si le protestantisme américain a su se reconnaître un allié géopolitique dans le catholicisme romain, il est vrai que, depuis J. F. Kennedy, les catholiques ont assimilé les valeurs WASP (par exemple le fait de célébrer une messe pour Thanksgiving, une fête authentiquement puritaine). Un vecteur très sûr de la puissance américaine aujourd’hui découle de l’alliance informelle du protestantisme et du catholicisme, symbolisée par l’agenouillement des trois présidents américains (William J. Clinton, Bush père et fils) devant la dépouille du pape Jean-Paul II, en 2005 : scène tout à fait inconcevable pour les WASP en 1980, encore. Aussi inconcevable, une génération plus tôt : que le cardinal-archevêque de New York ouvre les prières de l’inauguration présidentielle de 2017.
Toutefois, malgré cette concordance de vue entre catholiques et protestants américains, forgée par la Guerre froide (1947-1991), on peut se demander si la présidence Trump ne renoue pas, en parallèle, avec la lutte cyclique entre le catholicisme latin et le protestantisme anglo-saxon. Depuis les années 1990, le catholicisme devient, en valeur relative, la religion la plus pratiquée aux Etats-Unis, si on considère la fragmentation des dénominations protestantes [9]. La solidité du dogme catholique, l’uniformité de la liturgie et l’unité de la hiérarchie de l’Eglise romaine ont fini par contraster avec la tendance à la scissiparité des Eglises réformées, la dilution des dogmes (la prédestination en particulier), et la variété des liturgies selon les paroisses.
Aujourd’hui, l’Eglise catholique compte sur l’immigration massive mexicaine pour devenir l’élément religieux majoritaire. Les Etats-Unis resteront-ils une nation réformée ? Le débat n’est pas nouveau. Il a d’abord concerné les Irlandais et les Italiens dans les années 1920. Lors de son voyage à New York, le romancier français Paul Bourget jugeait ces derniers incapables de s’intégrer dans le melting pot américain [10]. La suite a démenti ce pessimisme. Toutefois, l’énorme différence aujourd’hui, tient à ce qu’actuellement la majorité WASP devient minoritaire et perd 2% de sa position dans le corps électoral, à chaque mandat présidentiel [11].
Trump a parlé à ce cœur protestant anglo-saxon avec son projet de mur séparant les Etats-Unis du Mexique. A l’inverse, le catholicisme n’a pas encore gagné aux Etats-Unis, pas plus que dans le reste des Amériques. Les conversions au baptisme charismatique (les born again) s’accumulent chez les Italo-Américains et les Irlandais – fait inouï, voici encore 20 ans. Des descendants de Polonais peuvent rejoindre à l’occasion une dénomination protestante. Or, dans l’Amérique latine elle-même le mouvement born again gagne du terrain comme en témoignent les 30 à 40% de députés brésiliens qui ont déserté l’Eglise catholique. Par conséquent, la rivalité surgie en 2016 entre le pape François (qui ne considère pas Trump comme chrétien) et Trump (qui a rappelé qu’en fait de mur, le Vatican était une citadelle menacée par Daech) rouvre la possibilité d’un retour à un affrontement séculaire entre la religion catholique et la religion protestante dans un contexte cette fois mondialisé – c’est-à-dire dominé par l’interpénétration des cultures, des consciences et des valeurs. L’avenir dira si le pape François, Argentin, sera aux Etats-Unis de Trump ce que Jean-Paul II, Polonais, fut à la Russie communiste, mutatis mutandis. De toute évidence, nous avons affaire sinon à un clash, du moins à un enjeu des civilisations, qui n’est plus celui auquel nous pensons aujourd’hui, mais qui remonte aux XVIe-XVIIe siècles.
Si nous nous attaquons aux dossiers plus classiques de la diplomatie et de la politique américaines, force est de constater que Trump renoue avec le débat sur l’engagement américain dans le monde, soit la dialectique bien connue entre unilatéralisme et multilatéralisme, isolationnisme et internationalisme.
Isolationnisme et internationalisme : Trump n’est pas isolationniste, sinon par abus de langage. Le vrai isolationnisme rejette les engagements internationaux contraignants. Le mètre étalon demeure le refus du Congrès de ratifier la SDN à travers le traité de Versailles. A tort et à raison, les isolationnistes américains reprochaient à la charte de la SDN d’obliger les Etats-Unis, sans passer par le Sénat, à entrer en guerre pour secourir un Etat agressé. Nous ne vivons pas une telle situation. Pour s’affirmer isolationniste, Trump devrait retirer les Etats-Unis du commandement intégré de l’OTAN et/ou quitter les Nations Unies, du moins y pratiquer la politique de la chaise vide. Le vrai enjeu pour lui consiste plutôt à revoir le dosage entre les innombrables engagements à la fois juridiques, militaires et commerciaux à travers la planète. Le nationalisme constitue le fil directeur du trumpisme, c’est-à-dire la recherche de l’intérêt national américain sans devoir en rendre compte à d’autres Etats.
Après un semestre à la Maison Blanche, concentrons-nous sur trois dossiers attestant d’un semblant de consistance de la part du 45ème président des Etats-Unis : le rejet prévisible des conclusions de la COP 21 (A) ; la réaffirmation (sous conditions) de l’implication américaine dans l’OTAN (B) ; et la remise en causes d’accords commerciaux jugés inégaux (C).
L’indépendance nationale forme la variable explicative de la répudiation de l’accord de Paris sur le climat. Sur la forme, tout part d’un malentendu : là où François Hollande exigeait un accord contraignant (et contraignant, il le sera pour la France), Barack Obama a entériné selon lui un accord technique qui dispense d’une ratification sénatoriale. Sur le fond, là où les Européens voient un accord écologique, les milieux républicains perçoivent surtout un immense programme supplémentaire d’aides aux pays en développement avec une péréquation entre pays du Nord et pays du Sud, officiellement pour favoriser leur transition énergétique. Or, la notion d’assistanat suscite un rejet pavlovien des conservateurs américains. Enfin, si la transition énergétique créera des emplois technologiques de très haut niveau, elle détruira aussi des postes à faible qualification dans les filières industrielles classiques. Ce qui s’est passé pour le protocole de Kyoto se renouvelle pour l’accord de Paris : un programme environnemental mondial incompatible avec l’emploi américain a peu de chance de survivre. Le royaume du capitalisme et de la haute technologie est aussi un pays d’ouvriers. Comme l’a twitté le 45ème président : « J’ai été élu par l’ouvrier de Pittsburgh, pas par le citoyen de Paris ».
Quel président a-t-il proféré : « Les Etats-Unis doivent insister sur le fait que nous ne serons pas toujours la pierre angulaire de toute l’alliance. Notre contribution originelle envers l’OTAN, en divisions et autres forces, devait rester temporaire par nature. Maintenant, nous y voici englués pour toujours. Mais enfin ! Quand tous ces gens feront-ils leur devoir ? Nous devons les traiter plus durement. » ? Réponse : le placide et réservé général de l’Armée Dwight Eisenhower, en 1958 [12]. Déjà !
Se pose la question majeure : pourquoil’Union européenne s’avère-t-elle incapable de projeter un minimum de 60 000 hommes, d’un coup durant un an à 8 000 km du continent (objectif officiel [13]) ? Rappelons qu’Obama lui aussi avait inauguré sa présidence sur une ligne dure en exigeant une mise à plat totale des financements des uns et des autres. Le sommet anniversaire de l’OTAN à Strasbourg et Kehl de 2009 devait signifier un nouveau départ des relations militaires transatlantiques sur la base d’une plus grande réciprocité européenne. On ne sait trop pourquoi Obama renonça vite. Par conséquent, deux mandats présidentiels plus tard, les diatribes de Trump contre l’OTAN, qualifiée d’ « obsolète » durant la campagne, expriment peut-être le dernier avertissement sans frais avant un départ américain de l’Organisation intégrée ou, au minimum, un désengagement matériel et humain significatif.
En 2017, la Chine est devenue ce que l’administration Bush-père, au lendemain de Tien An Men (1989) souhaitait : une puissance commerciale qui s’imbrique dans le concert des nations par le « doux commerce » à la Montesquieu et se libéralise progressivement au contact des élites occidentales, à défaut de se démocratiser pour l’instant. Business as usual. Désormais, le 45ème président des Etats-Unis se heurte vis-à-vis de la Chine à cette même contradiction fondamentale que les Etats-Unis face à l’Europe après 1945 : aider l’Allemagne et l’Europe à se pacifier par le biais de l’économie, quitte à les transformer plus tard en des concurrents redoutables. Après avoir soutenu l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001, l’Amérique souffre indubitablement d’une rivalité déloyale (monnaie, environnement, droit du travail), alimentée sans vergogne par les propres délocalisations de ses entreprises nationales.
La Chine n’est, certes, pas la seule visée. En première ligne, bien sûr, le Mexique et le Canada se voient priés par Trump de réviser à la baisse certaines clauses du traité ALENA entré en vigueur en 1994. Ils acceptent la négociation, préférant un mauvais accord à la dénonciation intégrale de l’ALENA. Par contraste, la politique européenne, et spécialement allemande, favorise ouvertement les transferts d’activités jugées « non rentables » du vieux continent vers la Chine et l’Asie. La multiplication des lignes de chemin de fer entre la Chine et l’Europe, dont la Zhengzhou-Hambourg ouverte en 2017 (12 jours de trajet), renforcent la Chine comme atelier de l’Europe. Tant mieux pour le pouvoir d’achat des Européens. Tant pis pour leurs emplois.
En Europe comme aux Etats-Unis, la légèreté du débat étonne. Trump ne se soucie pas de l’augmentation du prix des produits de consommation courante si on les relocalisait aux Etats-Unis. En face, le camp Clinton ne s’est guère interrogé sur le chômage dans les branches économiques dévastées par la concurrence des pays émergents. L’économie mondialisée est devenue un piège mortel pour ce qui reste de prolétariat dans les pays développés. La paupérisation apparaît inexorable : chômage de masse et/ou emploi précaire, et/ou baisse du pouvoir d’achat. A cela, ni Trump, ni les partisans du libre-échange complaisant n’apportent de réponse.
En matière commerciale, la seule décision franche et nette est la répudiation du traité transpacifique négocié par l’administration Obama (et finalement… désavoué par la candidate Clinton). Signé avec une dizaine d’Etats asiatiques, le TRANSPAC aurait ignoré ostensiblement la Chine. Deux lectures semblent donc possibles. 1. Ou bien Trump n’a pas vu que le traité transpacifique aurait circonscrit la Chine en lui imposant des normes sociales, environnementales, techniques et surtout juridiques à l’avenir. 2. Ou bien, certes, cet accord eût imposé certaines normes américaines à l’Asie, mais le prix à payer pour l’économie des Etats-Unis serait resté encore trop élevé en maintenant des distorsions considérables pour l’industrie américaine.
En quoi, D. Trump révèle-t-il la démocratie américaine et occidentale, parfois bien malgré lui ? Sur le fond, le moment Trump revient aux fondements du politique : la démographie, la religion, le territoire et ses frontières, l’Etat, le demos face à ses élites. Sur la forme et la méthode employée, le 45ème président a démontré sa maîtrise des règlements et les législations. A titre personnel, il a épuisé toutes les lacunes du code fiscal, en payant probablement peu d’impôt sur le revenu. Puis, en 2016, quoique novice, il a essoré le code électoral en gagnant avec les grands électeurs. Probablement, sa politique étrangère éreintera à son tour le droit international et en testera le système jusqu’à ses limites.
America First. Le point inquiétant vient de l’absence d’autorité au-dessus de Trump, à moins de chercher la parade aux Etats-Unis eux-mêmes, auprès de la Cour suprême qui pourrait innover en se mêlant des traités (passés ou présents), des législations à caractère international (récentes ou passées comme le Trade with the ennemy act de 1917, qui autorise à rompre les accords commerciaux au nom du simple intérêt national) ou des décrets trumpiens qu’elle jugerait contraire à la constitution des Etats-Unis ou à ses valeurs, authentiques ou fantasmées.
Manuscrit clos en août 2017.
Copyright Septembre 2017-David/Diploweb.com
Découvrez les livres géopolitiques publiés par Diploweb : des références disponibles via Amazon sous deux formats, Kindle et papier broché
[1] NDLR : Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire et le dernier homme » (titre original anglais : « The End of History and the Last Man »), Paris, Flammarion, 1992, 452 p.
[2] George W. Bush, et al., Petitioners vs Albert Gore, Jr., et al. on writ of certiriorari to the Florida Supreme Court, Supreme Court, 12 décembre 2000.
[3] Seul Jimmy Carter tenta une réforme constitutionnelle : Jimmy Carter Letter to Congress, 22 mars 1977.
[4] Vote populaire : 59,64 millions pour les démocrates ; 58,228 pour les républicains. Sièges : 234 pour les républicains ; 201 pour les démocrates.
[5] Violent Crime Control and Law Enforcement Act, Pub. L. 103-322.
[6] Assemblée nationale : 336 pour, 52 contre. Sénat : 265 pour, 42 contre, 13 abstentions.
[7] N.V. Peale, Power of positive thinking, New York, Prentice-Hall, 1952.
[8] William Peters, "The Case Against Easy Religion.", Redbook, septembre, 1955, p. 92.
[9] En 2012, catholiques : 25,1% (en hausse de 12,4% entre 2001 et 2008 grâce à l’immigration) / baptistes : 15, 8% / Ensemble des dénominations protestantes (presbytériens, méthodistes, unitariens, quakers…) : 35,1%. Sans religion (en hausse) : 15%. Gérard-François Dumont, Population et Avenir, n° 706.
[10] Paul Bourget, New York (rééd.), Paris, Magellan & Cie, 2012.
[11] Annual Estimates of the Resident Population : April 1, 2010 to July 1, 2015, US Census Bureau, mars 2016.
Lire Gérard-François Dumont, « Les Etats-Unis, un Etat-monde », dans Population & Avenir, 2013, n° 713.Ainsi que l’analyse du professeur de sociologie Kenneth Johnson, « D’ici à 2050, les Blancs seront minoritaires aux Etats-Unis », La Croix, 26 février 2016.
[12] 390ème Conseil de sécurité nationale, 11 décembre 1958, bibliothèque Eisenhower, Abilene, Ks, Ann Whitman File, NSC Records.
[13] Conseil européen des 10-11 décembre 1999 (objectifs pour 2003…), Helsinki, conclusions de la présidence, titre II « Politique européenne commune en matière de sécurité et de défense ».
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le vendredi 11 octobre 2024 |