Gérard-François Dumont est Professeur à l’Université Paris-Sorbonne et directeur de la revue Population & Avenir. Matthieu Seynaeve, diplômé d’un Master de l’IFG, est cartographe. Pierre Verluise, Directeur du Diploweb.com, est Chercheur associé à la FRS.
Alors que le retour des chars américains est annoncé en Europe, comment s’organisent les relations entre l’OTAN et l’UE ? La dynamique de l’OTAN comme le calendrier constant – l’OTAN d’abord, l’UE après – témoignent des relations non dites entre les élargissements de l’OTAN et de l’UE.
Illustré d’une carte inédite conçue par Pierre Verluise et réalisée par Matthieu Seynaeve, ce document s’appuie sur un extrait de l’ouvrage de Gérard-François Dumont et Pierre Verluise, "Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural", PUF.
LES Etats-Unis ont annoncé en février 2016 leur volonté de quadrupler en 2017 les dépenses destinées à muscler la présence militaire américaine en Europe. L’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, puis la saisie d’une partie du territoire ukrainien par des rebelles pro-russes ont provoqué l’inquiétude dans le camp occidental quant aux ambitions de Moscou en Europe orientale, notamment à l’égard des pays Baltes, à la fois membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE).
Un signal fort va être envoyé par les États-Unis pour dissuader toute velléité d’agression de Moscou en déployant à partir de février 2017 une brigade blindée de façon permanente en Europe de l’Est. Des chars américains seront de nouveau présents en permanence sur le continent européen, alors qu’ils avaient été progressivement retirés dans les deux décennies qui ont suivi l’effondrement du bloc soviétique.
Ainsi, en dépit de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE, l’OTAN se trouve encore au cœur des débats lorsqu’il est question de faire face à la Russie. Un quart de siècle après la fin de la guerre froide cela peut laisser perplexe. Pour le mettre en perspective, il faut reprendre le fil des relations entre l’OTAN et l’UE depuis la fin de la guerre froide.
Comment s’organisent les relations entre l’OTAN et l’UE [1] ? La dynamique de l’OTAN (I) comme le calendrier constant – l’OTAN d’abord, l’UE après – (II) témoignent des relations non dites entre les élargissements de l’OTAN et de l’UE. (III)
Cette carte – inédite – donne à voir l’extension géographique de l’OTAN à la faveur de la fin de la Guerre froide.
La carte haute qualité au format pdf
Une fois la guerre froide terminée, il devient légitime de s’interroger au sujet de la pérennité de l’OTAN. Certains stratèges américains considèrent que cette alliance militaire lourde, contraignante et coûteuse doit maintenant être dissoute. Après avoir mis fin à leur alliance militaire (pacte de Varsovie), les Russes attendent évidemment que les Américains en fassent de même avec l’OTAN. Les Français – qui regrettent secrètement la fin d’une situation stratégique qui leur permettait de valoriser une posture originale – avancent un raisonnement cartésien. « L’OTAN était le fruit de la guerre froide. La guerre froide est terminée. L’OTAN n’a plus de raison d’être. » Paris a le secret espoir de contribuer à reconfigurer l’architecture de sécurité européenne à son avantage, quitte à remettre dans le jeu une Russie à genoux durant la décennie 1990, et c’est peut-être pourquoi ses propositions échouent. Finalement, l’OTAN l’emporte par sa force d’inertie, sa capacité à se réinventer et son attractivité pour des pays à qui la Russie fait encore peur. En 1993-1994, lorsque le projet d’ouvrir l’OTAN à de nouveaux pays issus du bloc soviétique est dévoilé, la Russie proteste avec virulence. Les 10 et 11 janvier 1994, l’OTAN lance cependant son programme de coopération militaire avec les pays de l’Est : le Partenariat pour la Paix (PPP). Moscou accuse Washington de revenir à une posture de la guerre froide. Progressivement, les élargissements de l’OTAN et de l’UE se mettent pourtant en place.
Ainsi, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque deviennent membres de l’OTAN dès le 12 mars 1999, puis adhèrent à l’UE le 1er mai 2004, à l’occasion de son cinquième élargissement.
Le 29 mars 2004, l’OTAN ouvre ensuite sa porte à l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Slovaquie et la Slovénie, issue de l’explosion de la Yougoslavie, en 1991-1992. Ces pays deviennent également membres de l’UE le 1er mai 2004, soit quatre semaines plus tard, avec Malte et la République de Chypre.
Ce cinquième élargissement se fait donc au bénéfice de dix pays. D’une superficie cumulée de 738 300 km2, ils comptent 74 millions d’habitants. Notons qu’à cette époque, le contexte stratégique permet d’intégrer à l’OTAN non seulement d’anciens satellites de l’URSS, mais aussi trois anciennes Républiques soviétiques : Estonie, Lettonie et Lituanie. Le traité de Nice, signé en février 2001, est entré en vigueur pour rendre possible le fonctionnement institutionnel d’une UE en voie de fort élargissement : il modifie la répartition des pouvoirs aux dépens des pays le plus peuplés, notamment parce qu’ils perdent leur deuxième Commissaire. Relevons que la République de Chypre entre divisée – le nord de l’île est occupé par la Turquie. Paradoxe ou signe d’impuissance, l’élargissement de 2004 résulte étroitement du processus qui a abouti à l’unification de l’Allemagne, mais l’UE accepte d’intégrer un pays divisé… Une décennie plus tard, l’île de Chypre reste encore divisée, ce qui résonne comme un aveu d’impuissance de Bruxelles.
Toujours ce 29 mars 2004, l’OTAN ouvre aussi sa porte à la Roumanie et à la Bulgarie, mais ces deux pays doivent patienter presque trois ans pour entrer dans l’UE, le 1er janvier 2007, pour son sixième élargissement.
Ainsi, les élargissements de l’OTAN et de l’UE entre 1999 et 2004 semblent indiquer une quasi-procédure : dans un premier temps, adhérer à l’OTAN, dans un second temps se porter candidat ou finaliser une adhésion à l’UE. La Croatie et l’Albanie deviennent membres de l’OTAN le 1er avril 2009. À peine entrée dans l’OTAN l’Albanie pose sa demande de candidature à l’UE, courant avril 2009. La Croatie devient le 28e membre de l’UE le 1er juillet 2013, avec le septième élargissement. En juin 2014, l’Albanie passe du statut de candidat potentiel à celui de candidat officiel à l’UE. En 2016, le Monténégro est engagé dans la finalisation de son adhésion à l’OTAN alors qu’il est candidat à l’UE.
22 des 28 pays membres de l’UE sont aussi membres de l’OTAN, et les élargissements envisagés augmenteraient encore le nombre d’États membres de l’UE également membres de l’OTAN. Les relations entre l’OTAN et l’UE sont plus importantes que la presse ne le laisse penser, notamment en matière d’élargissements. Ainsi, un officier général français l’admet lors d’un entretien confidentiel en 2003 : « C’est l’OTAN qui donne le rythme, et l’UE court derrière. » Comment l’expliquer ?
En premier lieu, ce processus renvoie à des niveaux de priorité. Les habitants des pays d’Europe balte, centrale et orientale ont déjà entendu dans leurs rues le fracas des chars soviétiques. Ils ne veulent en aucun cas revivre ce cauchemar. Leur « faim de sécurité » fait le jeu des États-Unis et de l’OTAN. Certes, l’adhésion à l’OTAN reste un processus complexe, mais la dimension politique l’emporte ici sur le volet réglementaire. En revanche, la finalisation d’une candidature à l’UE suppose la reprise de 80 000 pages d’acquis communautaire.
En deuxième lieu, l’attractivité de l’OTAN se renforce des faiblesses de la politique de défense commune envisagée par le traité de Maastricht. Autrement dit, les années 1990 démontrant amplement l’impuissance de l’Europe communautaire à ramener la paix en ex-Yougoslavie, les pays d’Europe balte, centrale et orientale pensent qu’il vaut mieux ne pas trop compter sur l’UE.
En troisième lieu, ce processus s’inscrit dans un contexte stratégique par nature temporaire. Pour le dire autrement, face à une Russie affaiblie, les États-Unis poussent leur avantage aussi longtemps qu’ils le peuvent, quitte à donner l’impression de faire peu de cas des sensibilités et des intérêts de la Russie, par exemple dans les Balkans et à donner des compensations symboliques au Kremlin via la création de structures assez formelles. Ainsi, l’OTAN signe avec la Russie le 27 mai 1997 l’acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelle. Quelques semaines plus tard commencent cependant les pourparlers d’adhésion pour la Hongrie, la Pologne et la République tchèque… Et du 23 mars au 11 juin 1999, l’OTAN procède à des bombardements aériens contre les Serbes dans le cadre de l’opération Force Alliée, puis se déploie au Kosovo. Nouvelle compensation formelle, le 28 mai 2002, l’OTAN et la Fédération de Russie – présidée depuis 2000 par Vladimir Poutine – signent la déclaration de Rome qui créé le Conseil OTAN-Russie.
Ainsi, les élargissements de l’OTAN et de l’UE entretiennent des relations d’autant plus fortes qu’elles sont non-dites. Une fois la guerre froide gagnée par les États-Unis, il convient de faire face à la nouvelle configuration stratégique de l’Europe géographique. Que faire des anciens satellites de l’ex-URSS et des anciennes Républiques soviétiques baltes qui aspirent à quitter sa sphère d’influence ? Que faire des pays issus de l’explosion de la Yougoslavie ? La chronologie des décisions donne la réponse : l’OTAN prend en charge la sécurité – quitte à affaiblir de facto les chances de la politique européenne de défense commune – et il revient à l’UE d’assurer l’intendance. À travers les fonds de pré-adhésion puis de la politique régionale et de la politique agricole – sans prétendre à l’exhaustivité – le support logistique peut s’étendre sur plus de trois décennies. On s’est bien gardé de l’expliquer aux contribuables des anciens pays membres.
Voilà le paramètre qui manque souvent lorsqu’il s’agit d’expliquer que, depuis 2004, les pays qui adhèrent à l’UE sont toujours plus pauvres que la moyenne de l’UE. Le propos n’était pas d’enrichir économiquement l’UE, mais d’apporter sa contribution à une solution d’ensemble au questionnement stratégique majeur de l’après-guerre froide : comment faire face à la nouvelle configuration géopolitique de l’Europe géographique ? L’OTAN et l’UE intègrent chacune les anciens satellites de l’ex-URSS et les anciennes Républiques baltes qui aspirent à quitter la sphère d’influence russe. Sans que cela soit clairement explicité et encore moins débattu, la nature de ces institutions change. Il eût été plus conforme aux valeurs démocratiques d’oser le débat.
Voilà le paramètre qui manque encore lorsqu’il s’agit de comprendre pourquoi les Etats-Unis se retrouvent mobilisés en 2016 pour assurer la sécurité de pays membres de l’OTAN…et de l’UE.
Un quart de siècle après la fin de la guerre froide, l’UE n’a toujours pas su mobiliser les moyens nécessaires pour faire face à la Russie… puisqu’elle se trouve en situation de rappeler les chars américains.
Copyright pour la carte 2016-Seynaeve-Verluise/Diploweb.com.
Copyright pour le texte parties II et III 2015-Dumont-Verluise/Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural.PUF
Plus
. Gérard-François Dumont et Pierre Verluise, "Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural", PUF.
L’Europe, cette région du monde allant de l’océan Atlantique à la Russie, voit s’exercer au XXIe siècle de nouvelles rivalités de pouvoir. L’étude de ces dernières suppose d’abord une exacte connaissance des caractéristiques géographiques et de l’histoire récente de l’Europe, faite de divisions, de réunifications et de dissensions. La compréhension des paramètres géopolitiques de l’Europe passe aussi par le décryptage de l’Union européenne, de ses atouts, de ses contradictions et de ses faiblesses. Mais elle suppose également l’analyse des autres Europe, soit les pays candidats à l’Union européenne, et ceux qui s’y refusent, sans oublier les batailles pour des « dépouilles » de l’ex-URSS, comme l’Ukraine. Batailles qui appellent à comprendre la stratégie d’une Russie paradoxale mais en quête de puissance. Enfin, l’analyse permet d’illustrer les défis de l’Europe par neuf scénarios de prospective géopolitique.
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[1] L’article 17 du traité de Maastricht empêche la Politique étrangère et de sécurité commune de l’UE d’être incompatible avec les intérêts de l’OTAN
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