Professeur agrégé d’histoire, Laurence Saint-Gilles enseigne depuis 2003 à la faculté des Lettres de Sorbonne Université « La géopolitique du monde contemporain » et dans le cadre du master « Dynamique des systèmes internationaux ». Laurence Saint-Gilles, vient de publier « Les États-Unis et la nouvelle Guerre froide », Sorbonne Université Presse.
Aux Etats-Unis, pourquoi l’administration Obama a-t-elle fini par voir en la Russie non plus une simple rivale mais une menace existentielle ? Cet article présente les débats que « la question russe » suscite aux États-Unis et à apporte l’éclairage de ceux qui y participent et contribuent à orienter l’opinion publique et les décideurs américains. L’article s’ouvre sur une réflexion sur la fonction de D. Trump dans le jeu russe.
ALORS QUE l’attention de l’opinion publique internationale est accaparée par l’avancée fulgurante de l’État islamique en Syrie, la presse américaine annonce au cours de l’été 2015 un virage stratégique. Pour la première fois, depuis la fin de Guerre froide, le Pentagone érige, en effet, la Russie en principale menace pour la sécurité des États-Unis devant la Chine, la Corée du nord et même l’État Islamique. Le Pentagone fait également connaître ses intentions de déployer, dans le cadre de l’OTAN, de l’artillerie lourde et des hommes en Europe orientale, à la frontière entre l’Union européenne et la Russie - une décision inédite depuis la fin de la Guerre froide .
Ces annonces sont d’autant plus frappantes qu’elles interviennent à la fin du second mandat de Barack Obama, qui voulait justement demeurer dans l’histoire comme le président qui avait liquidé les vestiges de la Guerre froide en initiant une politique de dégel avec la Russie. Malgré l’échec pourtant patent du « reset » et la résurgence dès la campagne présidentielle russe de 2012 d’un anti-américanisme digne de l’ère soviétique, Obama a continué imperturbablement d’ignorer tous les signaux hostiles en provenance de la Russie. Lors du dernier débat télévisé de la campagne présidentielle de 2012, il s’était même moqué de son adversaire républicain, Mitt Romney, en lui rappelant « cela fait vingt ans que la Guerre froide est terminée ». Pourquoi après un si long aveuglement, l’administration Obama a-t-elle fini par voir en la Russie non plus une simple rivale mais une menace existentielle ?
Pour tenter de cerner les raisons de ce tournant stratégique majeur, les analyses des politistes américains - notamment les tribunes des grands éditorialistes, les interviews de responsables politiques, des articles de revues spécialisées, les dépositions d’experts devant la commission des affaires étrangères du Sénat, ou encore les mémoires d’acteurs de cette période - constituent un inventaire de sources assez variées recouvrant un large champ du spectre politique. Cet article présente les débats que « la question russe » suscite aux États-Unis et à apporte l’éclairage de ceux qui y participent et contribuent à orienter l’opinion publique et les décideurs américains. Leurs réflexions s’articulent autour de trois principales controverses : la première porte sur les origines de cette nouvelle conflictualité entre la Russie et l’Occident et pose implicitement la question des responsabilités réciproques. Un deuxième débat a trait aux « sources de la conduite russe » : comment interpréter le durcissement de la politique étrangère de la Russie depuis la réélection de Vladimir Poutine en 2012 et quels défis celle-ci peut-elle représenter pour les États-Unis et les démocraties occidentales ? Enfin, comment régler la question russe : est-il possible d’imposer à la Russie une nouvelle forme d’endiguement sans prendre le risque de rallumer la Guerre froide ? Une simple réitération ou adaptation du "containment" est-elle possible, compte-tenu des similitudes mais également des profondes différences entre les deux conflits et des transformations du système international depuis la chute de l’URSS ?
Comment la Guerre froide s’est-elle rallumée en Europe ? Qui de la Russie ou des États-Unis a « tiré le premier » [1] ? La question des origines de la nouvelle Guerre froide ne fait pas consensus aux États-Unis : elle révèle des clivages chez les observateurs et les décideurs qui s’étaient déjà manifestés à la fin des années 1990, sous l’administration Clinton, lors des débats sur l’élargissement de l’OTAN à l’Est. Une première tendance, que l’on peut rattacher à la tradition réaliste de la politique étrangère américaine, reconnait des erreurs dans la gestion du monde post-Guerre froide par les États-Unis. On y retrouve ceux qui avaient déjà exprimé leur opposition à l’extension de l’OTAN, à l’instar du diplomate George Kennan, des historiens John Lewis Gaddis et Michael Mandelbaum ou encore de l’éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman. Pour ces derniers, les Occidentaux et tout particulièrement les États-Unis ont « perdu » la Russie en décidant d’étendre l’OTAN à l’Est. Ils commirent alors une « erreur fatale », prédite par George Kennan, confortant les dirigeants du Kremlin dans l’idée que Washington ne cherchait plus seulement à endiguer la Russie, comme en 1947, mais à la refouler. En outre, certains soutiennent que le révisionnisme russe serait avant tout dicté par des considérations géopolitiques et motivé par la recherche de la « sécurité ». La Russie chercherait légitimement à rétablir l’équilibre des forces en Eurasie - un équilibre rompu par la victoire occidentale dans l’issue de la Guerre froide. Parmi les « géopoliticiens », ceux qui se réclament de l’école néo-réaliste à l’instar de John Mearsheimer, affirment même que la responsabilité de la crise ukrainienne incombe principalement à l’Occident. L’annexion de la Crimée, en mars 2014, et la guerre dans le Donbass constitueraient un réflexe défensif de la Russie face aux événements de Maïdan et l’éviction du président pro-russe Ianoukovytch. Selon Mearsheimer, « les États-Unis et l’Occident ont commis une erreur en essayant de transformer l’Ukraine en bastion occidental aux frontières de la Russie » [2].
Mais une deuxième tendance, à l’instar du célèbre éditorialiste conservateur Charles Krauthammer, décédé en juin 2018, invoque l’attitude trop permissive de l’administration démocrate notamment le « reset » (ou remise à plat) des relations avec la Russie initié sous le premier mandat d’Obama, de 2009 jusqu’à à la fin de l’année 2011, alors que Dimitri Medvedev préside la Fédération de Russie. Malgré quelques succès, comme la signature du traité « New Start », sur la réduction des armes nucléaires stratégiques, à Prague, le 8 novembre 2010, le redémarrage s’achève sur un échec. A partir de fin 2011, les relations bilatérales entrent à nouveau dans une phase de turbulences sévères. Les manifestations de grande ampleur qui accompagnent les élections législatives et présidentielles de 2011 et 2012 accentuent la perception récurrente au Kremlin que des forces extérieures cherchent à déstabiliser le pays. La campagne électorale est marquée par le retour d’une rhétorique nationaliste et anti-occidentale très agressive. Vladimir Poutine s’estime alors doublement trahi par les Occidentaux coupables non seulement de fomenter des troubles dans son pays mais d’avoir outrepassé leur mandat en Libye en procédant aux frappes aériennes qui ont permis la capture et l’exécution sommaire du président Kadhafi. Cet épisode marque le point de non-retour dans les relations américaines. Mais, selon Charles Krauthammer, le dégel était d’avance voué à l’échec. Obama a fait preuve de naïveté en croyant qu’il était possible de tourner la page de la Guerre froide avec des dirigeants russes dont les représentions géopolitiques datent de l’ère soviétique. Il s’est aussi révélé profondément ambivalent. Pour ne pas compromettre la coopération russo-américaine, il n’a pas hésité à brader les intérêts de ses alliés en renonçant, le 17 septembre 2009, au bouclier anti-missile de George W. Bush, sans avoir consulté préalablement les Tchèques et les Polonais qui avaient accepté le déploiement d’éléments terrestres de ce bouclier sur leur territoire [3]. Pour Charles Krauthammer, cette décision - symbolique de la « cartérisation » de la politique d’Obama - équivaut à un abandon de l’Europe de l’Est aux ambitions de la Russie.
Mais au-delà de la question du « reset », ce sont les fondements même de la politique extérieure d’Obama, qui font l’objet d’une réévaluation sévère, tant dans les milieux conservateurs que chez les internationalistes libéraux. En réponse à ceux qui lui reprochent son attentisme face à la « Blietzkrieg » en Crimée, Obama répond dans son discours de West Point du 27 mai 2014, que l’usage de la force n’est pas la principale composante du leadership américain. Il pose ainsi les bases de « la doctrine Obama » : avant d’envisager toute option militaire, il convient de se poser la question préalable « why should we care ? [4] ». Or, dans le cas de l’Ukraine, qui ne fait pas partie de l’OTAN et qui est bien plus importante pour la sécurité de la Russie que celle des États-Unis, il estime qu’aider militairement ce pays en lui fournissant des armes létales eût conduit à une dangereuse escalade. L’application la plus controversée de cette doctrine reste toutefois la volte face du président américain sur le recours à des frappes en Syrie, le 3 septembre 2013. Un an plus tôt, le Président américain avait pourtant prévenu que l’usage d’armes de destruction massives par le régime syrien l’obligerait à revoir sa stratégie en Syrie. Traçant lui-même cette ligne rouge, il s’exposait au risque de devoir intervenir. A Washington, comme dans les chancelleries occidentales, nombreux sont ceux qui considèrent ce revirement comme « un point de bascule » ou « un nouveau Munich ». Pour le conservateur, Michael Gerson, la Syrie est tout bonnement devenue « le cimetière de la crédibilité américaine » [5]. Si les États-Unis étaient intervenus en Syrie pour punir Bachar El Assad, Vladimir Poutine eût été dissuadé de lancer ses propres opérations en Syrie et d’intervenir en Ukraine.
Toutefois, l’idée selon laquelle la politique américaine aurait une responsabilité quelconque dans les interventions russes en Ukraine et en Syrie est vivement combattue par Michael McFaul, ancien conseiller d’Obama et architecte du « reset », qui fut aussi ambassadeur des États-Unis en Russie entre décembre 2011 et 2014. Celui-ci repousse vigoureusement l’idée selon laquelle l’annexion de la Crimée par la Russie puisse être une réponse à l’extension de l’OTAN - une explication conférant un alibi aux agissements de Vladimir Poutine. Or, Michael McFaul conteste toute « équivalence morale » et l’idée selon laquelle « nous serions d’une certaine manière tous ici à blâmer » [6]. Il ne saurait être question de rejeter la responsabilité du déclenchement d’une nouvelle ère de confrontation russo-américaine dont l’acte fondateur reste la décision russe d’annexer la Crimée. Cette annexion - une première en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – constitue à ses yeux une rupture fondamentale de l’ordre international post-Guerre froide comparable à celle que la chute du communisme en Europe et l’effondrement de l’URSS avaient entraînée au début des années 1990. Et par cette décision unilatérale, la Russie a délibérément provoqué l’avènement d’un nouvel ordre mondial « post-post Guerre froide ». Finalement, la politique américaine, qu’elle soit forte ou faible, influe peu sur le comportement international de la Russie dont la clef est plutôt à rechercher dans les difficultés de sa politique intérieure et l’agenda de son président, Vladimir Poutine.
Pour comprendre les réelles motivations de la Russie, il est indispensable, comme l’avait fait en son temps George Kennan, de tenter de cerner la vraie nature du régime russe et les ambitions de Vladimir Poutine. Le 23 mars 2014, quelques jours après la ratification par le parlement russe de l’accord sur le rattachement de la Crimée à la Russie, McFaul publie dans le New York Times le « Kennan Manifesto » [7]. Cette importante tribune fait écho à l’article que George Kennan publia sous le pseudonyme de M. X, dans la revue Foreign Affairs, presque soixante-dix ans plus tôt, où il analysait les sources de la conduite soviétique et définissait la nouvelle doctrine de la politique étrangère américaine, le « containment » [8]. Selon MacFaul, les vraies raisons du durcissement de la politique extérieure de la Russie sont d’abord à rechercher dans les affres de sa politique intérieure et dans la volonté de Vladimir Poutine de retrouver une légitimité de plus en plus fragile, illustrée par les grandes manifestations contestant sa réélection. Ulcéré de constater que la jeunesse russe, riche et éduquée, ne lui est d’aucune reconnaissance, Poutine fait alors marche arrière limitant les libertés individuelles, comme à l’époque soviétique.
Bonus vidéo. P. Verluise commente en mars 2020 sur TV5Monde l’adaptation de la Constitution russe pour permettre à V. Poutine de rester au pouvoir jusqu’en... 2036 ?
En Russie, Vladimir Poutine a annoncé qu'il pourrait se présenter à un 5ème mandat présidentiel. L'opposition dénonce un braquage démocratique. Analyse avec Pierre Verluise, fondateur du site internet "https://t.co/7gFJaz8KaZ". pic.twitter.com/EuYVy65GQO
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) March 11, 2020
La plupart des hommes politiques occidentaux n’ayant pas saisi la spécificité du pouvoir exercé par Vladimir Poutine, celle d’un « agent-autocrate sans précédent dans l’histoire de la Russie ni dans celle d’aucun autre État dans le monde », ne peuvent pas davantage cerner ses motivations extérieures [9]. Fiona Hill, experte de la politique russe à la Brookings, estime que celles-ci sont indissociables du contexte intérieur russe. Les thèmes de la défense des intérêts nationaux et de la sécurité de la Russie trouvent en effet une résonnance au sein des élites et de la société russe et permettent à Vladimir Poutine de renouer avec une popularité déclinante. Depuis la guerre en Ukraine, alors que les médias répètent inlassablement que la sécurité du pays est menacée, Poutine endosse le rôle du père de la nation à la manière de Joseph Staline, durant la « Grande Guerre Patriotique » [10], auquel il se réfère fréquemment dans ses discours et messages. Au fil du temps, l’image d’un président super-héros, artisan du redressement national des années 2000, s’est muée en celle du Patriarche, à l’occasion des commémorations de la Seconde Guerre mondiale, puis en celle de chef de guerre défendant son peuple sur tous les fronts depuis l’intervention en Syrie [11].
Poutine appelle à un nouveau Yalta entre les États-Unis et la Russie afin de procéder à un réajustement de l’ordre européen actuel qui reconnaisse à la Russie sa place spéciale en Europe et en Eurasie et une sorte de droit de veto, semblable à celui qu’elle détient au Conseil de sécurité de l’ONU, sur toutes les affaires du continent européen touchant de loin ou de près sa souveraineté ou ses intérêts.
Or, le fait que Vladimir Poutine réclame pour son pays la sécurité est source de malentendus pour les Occidentaux. Car il ne s’agit pas ici d’une sécurité au sens étroit (l’absence de menace directe ou imminente) mais de l’absence totale de menace. Or aucun pays ne peut prétendre vivre dans un environnement international totalement exempt de dangers. L’absence totale de menace, c’est le fait que la souveraineté de la Russie ne soit limitée par aucun État, coalition, organisation ou engagement international. La sécurité, du point de vue russe a donc une toute autre acception que celle que lui prêtent les Occidentaux. Vladimir Poutine, comme la plupart des dirigeants russes actuels, n’a jamais accepté le rôle secondaire assigné à son pays dans les années 1990. De son point de vue, la Russie eltsinienne n’était pas un pays souverain. Son discours de Yalta, d’août 2014, offre une grille de lecture éclairante sur sa vision du monde : Poutine y rejette ouvertement l’ordre européen post-Guerre froide des États-Unis et des Occidentaux. Il propose ni plus ni moins de l’abolir pour revenir à l’ordre européen façonné quelques 70 ans plus tôt à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lors des conférences de Yalta et de Potsdam, quand les grandes puissances décidèrent des frontières et du sort de l’Europe au-dessus de la tête des vaincus et des petites nations. Poutine appelle à un nouveau Yalta entre les États-Unis et la Russie afin de procéder à un réajustement de l’ordre européen actuel qui reconnaisse à la Russie sa place spéciale en Europe et en Eurasie et une sorte de droit de veto, semblable à celui qu’elle détient au Conseil de sécurité de l’ONU, sur toutes les affaires du continent européen touchant de loin ou de près sa souveraineté ou ses intérêts. Elle pourrait ainsi s’opposer aux décisions des petits pays prêts à s’engager dans un processus d’association avec l’OTAN ou l’Union européenne.
Dans sa volonté de remplacer l’ordre politico-militaire issu de l’effondrement de l’URSS (1991) par un nouveau système plus conforme à ses vues, le Kremlin se heurte aux États-Unis, la seule puissance susceptible de s’opposer à son grand dessein. À cet égard, les États-Unis représentent bien à ses yeux le principal ennemi. Mais les dirigeants russes ont une autre raison de s’opposer à « l’ordre américain » tant décrié. En effet, celui-ci ne repose pas seulement sur des institutions, organisations politico-militaires et des engagements internationaux. Comme tout ordre, en relations internationales, il est également fondé sur un socle de valeurs et de principes qui en constitue la clef de voûte. Et, parmi ceux-ci, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes c’est-à-dire à choisir non seulement la forme de leur gouvernement et leurs représentants mais aussi à déterminer librement leurs alliances ou leurs associations. De ce point de vue, l’ordre européen fondé sur de tels principes est perçu comme une menace existentielle pour le régime russe et pour la réalisation de ses objectifs intérieurs et extérieurs – menace qui est habillement présentée par la propagande comme un défi pour la survie de la Nation. En réalité, ce n’est pas tant l’avancée de l’OTAN ou de l’Union européenne aux frontières de la Russie que redoutent les dirigeants russes que la marche inexorable de l’idéal démocratique interprété comme un péril mortel. Il faut donc se garder d’affirmer trop vite que la Russie ayant renoncé à exporter le messianisme révolutionnaire, ne représenterait plus une menace géopolitique et idéologique pour l’Occident comme l’ont affirmé les adversaires de l’extension de l’OTAN. Certes, le poutinisme n’a rien à voir avec la doctrine marxiste-léniniste, mais cela signifie-t-il pour autant que la Russie n’ait nulle idéologie à exporter ? Au contraire, succédant au communisme, « la nouvelle idéologie de la nouvelle Guerre froide » postule que « la démocratie a trahi l’électeur » et se pose en alternative au libéralisme [12].
Il n’est donc pas certain qu’accorder à la Russie en Europe la sphère d’influence qu’elle réclame suffise à apaiser ses exigences « sécuritaires ». Au contraire, les événements de l’année 2016 (vague populiste en Europe, Brexit, ingérence dans l’élection présidentielle américaine) ont démontré la dynamique incontestable de l’idéologie alternative antilibérale promue par le Kremlin au point qu’il est désormais possible de parler d’une « globalisation du poutinisme » [13].
Alors, comment régler la question russe ? Peut-on imposer à la Russie une nouvelle forme d’endiguement ? Les premières mesures prises par l’administration Obama au lendemain de l’annexion de la Crimée, s’apparentent bien à une nouvelle version du « containment » puisqu’elles combinent des mesures d’assistance économique, financière et militaire aux pays jugés vulnérables au voisinage de la Russie et des pressions internes ( isolement diplomatique, sanctions économiques) visant à obtenir sur le long terme une inflexion de la conduite russe. Et, prenant acte du retour de la menace russe en Europe, l’OTAN, qui depuis la fin de la Guerre froide, s’était tournée vers des missions hors zone, a réaffirmé lors de sommet du l’OTAN à Varsovie, en juillet 2016, sa mission première de défense territoriale et de dissuasion.
Mais ces mesures de « containment » ne font pas l’unanimité dans l’opinion ni au sein de la classe politique américaine. Certains considèrent, parmi les réalistes, qu’elles sont disproportionnées et que la puissance russe actuelle étant bien moindre que celle de l’URSS, celle-ci ne peut plus représenter un défi global. Tenter d’endiguer la Russie ne pourrait que la conduire à durcir sa politique internationale et rallumer la Guerre froide avec ses cohortes de guerres inutiles et la course aux armements. Ne devrait-on pas plutôt tenir compte des préoccupations sécuritaires de la Russie et lui accorder en Europe la sphère d’influence qu’elle réclame ? Toutefois, comme le souligne le conservateur Robert Kagan, accepter le retour des sphères d’influences c’est faire table rase du système international actuel fondé sur le droit à l’autodétermination des peuples. Or, l’histoire nous apprend que les grandes puissances estiment que leurs zones d’influence ne sont jamais assez grandes pour satisfaire leur besoin de sécurité [14]. Pour Robert Kagan, les États-Unis doivent, à tout prix, s’opposer au révisionnisme russe sous peine de revenir en Europe au vieux système d’équilibre des forces et d’entraîner la perte du système libéral actuel. Et, en tant que garants de ce système, ils doivent se montrer inflexibles et afficher leur détermination à recourir à la force brute. Toutefois, si l’on admet que les ambitions de Vladimir Poutine ne s’arrêtent pas au « monde russe » et que son grand dessein vise à pervertir l’ordre démocratique, le « hard power » ne sera guère d’un grand secours dans une guerre de subversion menée à l‘aide de cyber-espionnage ou de financements occultes, comme le démontre l’ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016.
Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne : « Ce n’est pas un hasard si les autoritaires soutiennent les populistes, comme on le voit en Europe où Poutine subventionnent toutes les forces anti-libérales ». Voir l’entretien complet
Paradoxalement, c’est l’élection de l’isolationniste Donal Trump qui sort l’opinion américaine de sa torpeur et lui fait prendre conscience de la vraie nature de la menace russe. Les révélations des médias sur les connexions du candidat républicain avec les oligarques proches du Kremlin et sur le rôle des services russes dans le piratage des serveurs du parti démocrate provoquent alors une « red scare » digne de l’époque du maccarthysme. Pour le sénateur MacCain, l’immixtion de la Russie équivaut tout simplement à « un acte de guerre » contre la démocratie américaine. On apprend rapidement que les services russes ont même agi sur le territoire des États-Unis, depuis deux datchas, rapidement repérées par les agences de renseignement américaines. Ainsi, Moscou n’a même pas cherché à garder l’opération secrète. Au contraire, selon Politico, Poutine voulait qu’elle soit découverte et que les Américains comprennent enfin qu’ils étaient en guerre et qu’il en est « le vainqueur total ». Les dirigeants américains sont alors obligés de reconnaître ce qu’ils avaient jusque-là refusé d’admettre : « l’Occident est déjà en guerre qu’on le veuille ou non. C’est peut-être une guerre que nous ne reconnaissons pas, mais c’est une guerre…. Une guerre de subversion plus que de domination. Cette guerre vise à éroder nos valeurs, notre démocratie, la force de nos institutions… et à nous convaincre de prendre des décisions contraires à nos intérêts les plus profonds [15] ». L’opération révèle que « la guerre non-linéaire » du Kremlin n’a plus pour objet de promouvoir une autre vérité, le communisme. Il ne s’agit pas à proprement parler de propagande mais plutôt de techniques de manipulations connues en Russie sous les appellations de « mesures actives » ou « contrôle réflexif ». Ce dernier procédé vise à amener l’adversaire, aux moyens de pressions psychologiques, à agir contre ses intérêts. A cet égard, le grand « hack » de l’été 2016 en représente un cas d’école. En affirmant depuis des années que les États-Unis cherchent à rallumer la Guerre froide, la Russie les place en position d’infériorité stratégique. Ainsi, Barack Obama soucieux d’éviter l’escalade avec Moscou et d’échapper au piège d’une « nouvelle Guerre froide », se refuse jusqu’au terme de son mandat à enclencher des représailles adéquates et proportionnées. Or son apathie fait justement le jeu du Kremlin.
Contrairement à ce que croient alors Obama et la plupart des agences de renseignement américaines, Poutine ne cherche pas seulement à faire élire un candidat russophile. Il ne s’agit pas ici d’une simple stratégie d’influence à l’instar des opérations menées par le KGB dans les années 1980. L’opération Trump relève davantage de la guerre psychologique visant à discréditer le processus électoral américain, et au-delà, le système politique et les valeurs démocratiques. Mais il vise aussi à insinuer des doutes, au sein de l’OTAN, quant à la capacité et la volonté des États-Unis à assurer la défense des démocraties occidentales quand ils sont incapables de déjouer une cyber-attaque contre leurs propres institutions.
Face aux méthodes de plus en plus sophistiquées des Russes pour diffuser leurs idées, Michael MacFaul exhorte les États-Unis à s’engager fermement dans une nouvelle croisade pour la démocratie. L’exemple de la Guerre froide enseigne que l’issue victorieuse d’un tel conflit dépend du soutien des États-Unis aux nations libres et de la cohésion du camp occidental dans la défense des idéaux démocratiques. Ce n’est pas un hasard si le succès mondial de la vague populiste correspond au moment où les États-Unis sont traversés par de forts courants isolationnistes aggravés par les propos de campagne démagogiques du républicain Donal Trump. Il serait illusoire de croire qu’il est possible d’échapper à ce mouvement global en cédant à la tentation du repli. Or, l’engagement international pour la démocratie n’a aucune crédibilité sans cohésion interne. Certes, pour inspirer la démocratie à l’étranger mieux vaut bien la pratiquer chez soi mais les États-Unis ne doivent pas céder à la tentation du relativisme moral consistant à dire, à la manière d’un Donal Trump que « parce que notre Union n’est pas parfaite nous ne valons pas mieux que des despotes », des propos qui ne peuvent que servir la propagande du Kremlin [16].
Une des raisons de « l’erreur d’Obama » réside dans la sous-évaluation de la menace russe. Parce qu’il voit en la Russie une puissance régionale, d’intérêt secondaire, présentant d’importantes faiblesses structurelles et que sa puissance est bien moindre que celle de l’Empire soviétique, il croit, à tort, que les États-Unis sont en bien meilleure position qu’à l’époque de la Guerre froide. Il ne perçoit pas que ce sont justement ses faiblesses qui décuplent ses intentions hostiles : « La Russie-là n’aspire pas à être comme nous, ou à devenir plus forte que nous », écrit Molly MacKew. « Non, ses dirigeants souhaitent plutôt que l’Occident – et en particulier l’OTAN et les États-Unis – devienne plus faibles et plus divisés, jusqu’à ce que nous soyons aussi brisés qu’ils ont la perception de l’être eux-mêmes ». Or l’Amérique d’aujourd’hui est bien plus vulnérable que celle de la Guerre froide. Jamais les clivages idéologiques et culturels n’ont été aussi profonds depuis la guerre du Vietnam. Son paysage politique offre une « surface d’attaque » propice aux opérations de désinformation et l’environnement médiatique propage à tout propos des théories du complot. Les services russes ont agi dans un climat propice mais n‘en ont pas moins contribué à attiser les divisions.
Avec Donald Trump « la russification de l’Amérique progresse rapidement : l’autoritarisme macho de Vladimir Poutine, son dédain pour la presse et sa volonté de travestir la réalité se sont installés sur le Potomac » [17].
Si Obama a sous-estimé la capacité de nuisance de la Russie, il a aussi négligé l’attrait que le poutinisme peut exercer auprès des opinions occidentales où, de plus en plus d’électeurs et leaders politiques, partagent sa vision du monde. Au Royaume-Uni où la victoire du Brexit traduit l’angoisse des britanniques face aux effets inquiétants de la mondialisation et leur aspiration à l’ordre et l’indépendance mais surtout aux États-Unis. Avec Donald Trump « la russification de l’Amérique progresse rapidement : l’autoritarisme macho de Vladimir Poutine, son dédain pour la presse et sa volonté de travestir la réalité se sont installés sur le Potomac » [18]. Pour Strobe Talbott, la victoire de Trump préfigure l’échec final des États-Unis dans la nouvelle Guerre froide car elle révèle l’affaiblissement moral de l’Amérique, prélude au délitement de l’ordre mondial [19].
Le « containment » ne peut guère aujourd’hui nous fournir de doctrine stratégique pour contrer les nouvelles menaces que représente la Russie. Mais il peut encore nous servir d’exemple. Il donnait à la Guerre froide une dimension éthique : le « bloc occidental » n’était pas seulement, à travers l’OTAN, une organisation politico-militaire, il était surtout uni par un système de valeurs (la défense du droit et de la liberté) opposant au totalitarisme soviétique une « résistance immuable ». Avec l’élection de Donald Trump (novembre 2016), les Russes ont réalisé l’inimaginable : installer à la Maison Blanche un homme qui pense comme eux et, qui n’étant pas en mesure de discerner d’opposition idéologique avec la Russie, ne voit pas le danger qu’elle peut représenter, ni la nécessité de la combattre.
Mars 2020 Saint-Gilles/Diploweb.com
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4e de couverture
Depuis l’été 2015, les colonnes des grands journaux américains n’hésitent plus à parler ouvertement de « nouvelle guerre froide » pour désigner l’état de tensions actuelles entre les États-Unis et la Russie. La réapparition de ce concept correspond alors à un tournant diplomatique et stratégique majeur : l’abandon définitif du « reset » de Barack Obama, « redémarrage » des relations américano-russes, au profit d’une nouvelle forme d’endiguement et la décision du Pentagone, en août 2015, d’ériger à nouveau la Russie en menace numéro 1 pour la sécurité des États-Unis devant l’État islamique.
Ce revirement de la politique étrangère américaine est l’aboutissement d’une lente dégradation des relations bilatérales depuis le retour de Vladimir Poutine à la tête de l’État russe, en 2012, et surtout l’annexion de la Crimée par la Russie, en mars 2014. Mais depuis les révélations sur l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de novembre 2016, la tension est encore montée d’un cran, rallumant dans l’opinion américaine « une peur du rouge » digne de l’époque du maccarthysme lorsque l’Amérique découvre avec effroi que « la menace russe » s’est peut-être insinuée jusqu’aux plus hautes sphères de l’État.
Comment la Russie est-elle passée du statut de simple rivale géopolitique à celui de principale menace pour la sécurité des États-Unis, au point que les stratèges envisagent désormais divers scénarios de guerre ouverte ? Cet essai expose les points de vue de ceux qui participent au débat d’idées sur la « question russe » à Washington et contribuent à son orientation.
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[1] Thomas L. FRIEDMAN, “Cold War without the Fun”, The New York Times, 23 juin 2015.
[2] John J. MEARSHEIMER, « Why the Ukraine crisis is the West fault », Foreign Affairs, 18 août 2014.
[3] Charles KRAUTHAMMER, « What Six Years of Reset Have Wrought », Washington Post, août 2015.
[4] NDLR : Pourquoi devrions-nous nous en soucier ?
[5] Michael GERSON,”The horrific results of Obama’s failure in Syria” The Washington Post, 3 septembre 2015.
[6] Mike ECKEL, « Former U.S Ambassadors Spar Over Russia, NATO, Ukraine », Radio Free Europe/Radio Liberty, 15 juin 2016.
[7] Michael McFAUL, « Confronting Putin’s Russia », The New York Times, 23 mars 2014.
[8] George KENNAN, « The Sources of Soviet Conduct », Foreign Affairs, juillet 1947.
[9] Fiona HILL, « Putin : The One-man show the West doesn’t understand », Bulletin of The Atomic Scientist, 13 avril 2016, p.140-144.
[10] NDLR : Au sujet de la « Grande Guerre Patriotique », lire ACKERMAN, Galia et CHAMONTIN, Laurent, « Les manipulations historiques dans la Russie de V. Poutine, un sujet géopolitique », publié sur le Diploweb.com le 9 juin 2019 à l’adresse https://www.diploweb.com/Les-manipulations-historiques-dans-la-Russie-de-V-Poutine-un-sujet-geopolitique.html
[11] Ibid.
[12] Jochen BITTNER, « The New Ideoloy of the New Cold War », The New York Times, 1er août 2016.
[13] Françoise THOM, « La Globalisation du Poutinisme », Commentaire, 157, printemps 2017, p. 151-160
[14] Robert Kagan, « The United States must resist a return to spheres of interest in the International System », dans Order From Chaos, Brookings, 19 février 2015.
[15] Molly McKEW, « Putin’s real long game », Politico, 1er octobre 2017.
[16] Michael McFAUL, « How to counter the Putin playbook », The New York Times, 16 juillet 2016.
[17] Roger COHEN, « The Russification of America », The New York Times, 12 février 2017.
[18] Roger COHEN, « The Russification of America », The New York Times, 12 février 2017.
[19] Cité par Evan OSNOS, David REMNICK, Joshua YAFFA, « Trump, Putin and the New Cold War », The New Yorker, 6 mars 2017.
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