Michel Duclos est conseiller spécial à l’Institut Montaigne. Ancien diplomate, il a notamment été Ambassadeur en Syrie de 2006 à 2009 et conseiller diplomatique du Ministre de l’Intérieur de 2009 à 2012. Il est l’auteur de « La longue nuit syrienne » aux Éditions de l’Observatoire et a dirigé le livre « Le monde des nouveaux autoritaires », co-édité par l’Institut Montaigne et les Éditions de l’Observatoire (2019). Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique (Sorbonne) est fondateur du Diploweb.com, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine de livres.
A l’occasion de la publication de deux ouvrages, l’ancien Ambassadeur Michel Duclos répond aux questions du Diploweb.com au sujet des moments qui ont le plus compté dans sa carrière diplomatique, notamment en Russie et en Syrie. L’actualité est également passée au crible : essor de l’autoritarisme dans le monde, conférence 2020 sur la sécurité de Munich, tensions entre la Russie et la Turquie au sujet de la Syrie. En pied de page, présentation des deux ouvrages et d’un bonus vidéo : "Que font les diplomates ?"
Pierre Verluise (P. V.) : Vous avez notamment été en poste en France, en URSS, en Allemagne, en Belgique, aux États-Unis et en Syrie. Comment avez-vous été amené à prendre les postes qui ont le plus compté dans votre carrière diplomatique ?
Michel Duclos (M. D) : Certains collègues planifient peut-être leur carrière, mais ce ne fut pas mon cas. Ma principale chance a été de servir au Centre d’Analyse et de Prévision (CAPS [1]) du Quai d’Orsay au début des années 1980, dirigé alors par Jean-Louis Gergorin, esprit particulièrement brillant et grand maitre à cette époque ( il l’est resté d’ailleurs) des affaires stratégiques. C’est au CAPS que j’ai rencontré Dominique de Villepin, Salomé Zaroubichvili ou Gérard Araud, mais aussi des penseurs comme François Furet, Thérèse Delpech, André Glucksman et surtout Pierre Hassner, à qui me lia jusqu’à sa fin il y a presque deux ans une profonde amitié. Ce que nous appelions « la relation Est-Ouest » - c’est-à-dire le triangle Russie-États-Unis-Europe- retenait toute notre attention. C’était l’époque de l‘invasion de l’Afghanistan par la Russie, de Solidarnosc en Pologne, de la crise des euromissiles.
Tout naturellement, je fus affecté à notre ambassade à Moscou. J’y suivis de 1987 à 1991, la « perestroïka » et finalement la réunification allemande (1990) et la fin de l’URSS (1991). C’était évidemment une expérience fascinante. J’ai passé ensuite trois ans en République fédérale d’Allemagne à Bonn et j’étais en 2005 sous-directeur du désarmement à l’administration centrale quand le président Chirac décida la reprise de nos essais nucléaires, suivie de la négociation de l’accord d’interdiction complète des essais nucléaires (en anglais « Comprehensive Test Ban Treaty », CTBT). Autre expérience marquante ! C’est largement pour des raisons personnelles que je demandai ensuite et obtins le poste d’ambassadeur à l’UEO à Bruxelles puis celui de numéro 2 à notre mission auprès des Nations-Unies à New-York. A Bruxelles, je portais sur les fonts baptismaux en 2000 ce que l’on appelle le Comité pour la Politique de Sécurité (COPS) de l’Union européenne. A New-York, de 2002 à 2006, auprès de l’Ambassadeur Jean-Marc de la Sablière, j’eus la chance d’être associé à des dossiers majeurs entre tous : le désaccord avec les États-Unis sur l’Irak puis, cette fois en étroite concertation avec les Américains, les résolutions visant à réduire l’influence de la Syrie au Liban.
Est-ce pour cette raison que Jacques Chirac me nomma ambassadeur à Damas (Syrie) en 2006 ? J’ai eu en tout cas cette expérience unique de pouvoir vérifier sur le terrain comment étaient appliqués par les principaux concernés les « décrets » de la communauté internationale tels que j’avais contribué à les formuler à New-York. Disons d’un mot que les Syriens mettaient tout en œuvre pour bloquer l’application des résolutions du Conseil de Sécurité, notamment la création d’un tribunal spécial sur l’affaire Hariri. Il m’a été donné aussi de faire une autre expérience un peu exceptionnelle : j’ai dans un premier temps exécuté à Damas la politique de boycott du régime syrien que Jacques Chirac avait décidé à la suite de l’assassinat de son ami le Premier Ministre libanais Rafik Hariri (en février 2005). Puis j’ai ensuite sous Sarkozy contribué à la politique inverse, c’est-à-dire à la relance du dialogue entre Paris et Damas qui devait conduire à l’invitation de Bachar al-Assad au sommet de l’Union pour la Méditerranée (UPM) et à la cérémonie du 14 juillet 2008 sur les Champs Élysées. Ma femme et moi-même nous étions beaucoup investis dans la découverte de la Syrie, pays particulièrement attachant. Au-delà de la férocité et de l’opacité du régime, nous avions l’impression d’entrer en contact avec un peuple certes très divers, morcelé entre plusieurs confessions, mais aussi accueillant, digne, très éloigné des clichés qui existent à son sujet.
Ma femme, qui est romancière, a tiré deux romans de son passage en Syrie. J’ai de mon côté publié en juin 2019 un essai, « La Longue Nuit syrienne » (éditions de l’Observatoire), dans lequel je m’appuie largement sur mon expérience sur place, notamment pour décrire le fonctionnement du régime Assad, brosser le portrait de différents personnages, dont Assad lui-même que j’ai fréquenté pendant trois ans, et fournir au lecteur des clefs de compréhension de l’immense drame qui se joue en Syrie depuis 2011. Henri Laurens a rendu compte de ce livre dans L’Orient littéraire en écrivant : « Les portraits comme les analyses nous disent des choses effrayantes, d’où la nécessité de le lire pour dissiper les dernières illusions que l’on pouvait avoir ».
P. V. : Après avoir quitté la carrière, quels ont été vos choix ?
M. D : On m’a demandé de diriger l’Académie Diplomatique Internationale (ADI). Puis l’Institut Montaigne m’a associé à ses travaux comme Conseiller spécial. Depuis que l’ADI a fermé, Montaigne est mon principal port d’attache. J’y trouve un milieu exceptionnellement stimulant pour la réflexion et les rencontres. Le passage du métier de diplomate à celui de chercheur dans un think-tank s’est fait pour moi sans traumatisme particulier puisque j’avais conservé de mon long passage au CAPS l’habitude de fréquenter le milieu des chercheurs, quels que soient les postes que j’occupais. L’une des plus-values de l’Institut Montaigne est de croiser l’expertise des entreprises, celle de hauts-fonctionnaires et celle d’universitaires. Les options de l’Institut – en faveur de l’Europe et pour le libéralisme – correspondent aux miennes. Nous développons sur les affaires internationales, grâce à des collègues comme François Godement, Dominique Moisi, Mathieu Duchâtel et d’autres, un pôle de compétence de plus en plus remarqué à l’étranger. Je constate qu’en finalement assez peu de temps, l’Institut Montaigne est devenu une voix écoutée à Washington, Londres, Bruxelles, Berlin ou Varsovie. A Paris, je vous laisse juge…
L’actualité dicte en partie mes travaux : la Syrie certes mais aussi beaucoup l’Iran et le Proche-Orient en général, la Russie et la relation transatlantique, l’Europe et finalement la politique étrangère française. J’ai aussi un point de rattachement à Washington, en tant que non-résident fellow à l’Atlantic Council. Le monde de Trump est tellement hors norme qu’il faut aller régulièrement aux États-Unis pour tenter de comprendre par soi-même.
Un collègue et ami qui transmet de manière remarquable l’expérience qu’il a acquise au cours de carrière. Sage, mesuré et informé. Du bon sens et des convictions. En un mot, un diplomate. https://t.co/8vqvbHSnm6
— Gérard Araud (@GerardAraud) February 24, 2020
P. V. : Avoir servi successivement en Russie puis en Syrie éclaire-t-il encore vos analyses ?
M. D : Dans ma cosmogonie personnelle, Moscou et Damas tiennent effectivement des places importantes mais aussi New-York ainsi que, de manière peut-être plus étonnante, le poste de conseiller diplomatique du Ministre de l’Intérieur (Brice Hortefeux puis Claude Guéant) que j’ai occupé de septembre 2009 à mai 2011.
En Syrie, je retrouvais dans certains aspects du régime – le parti unique, la propagande éhontée, le rôle des services secrets – un écho de ce que j’avais connu en URSS. Le système soviétique était une des matrices – à côté de la matrice tribale et sectaire – du système syrien. Quand le soulèvement a commencé, j’ai lu celui-ci avec un double prisme. D’abord, comme familier des affaires syriennes, je ne pouvais pas croire à la thèse d’un « complot islamiste », soutenu de l’extérieur. Je ne pouvais pas non plus entretenir l’illusion que le régime d’Assad pourrait s’amender, compromettre ou encore moins craquer. J’ai donc très vite pensé que la Syrie allait être entrainée dans une guerre civile sans merci. J’avais aussi constaté sur place la proximité du palais présidentiel et des Iraniens, et ne pouvais donc douter en 2011-2012 que ceux-ci défendraient Assad par tous les moyens.
Mon deuxième prisme était celui de la sécurité intérieure, qui était devenue mon « vécu » depuis plus de deux ans place Beauvau ! J’ai très vite eu le sentiment que si nous n’arrêtions pas Assad, la répression sans limite qu’il avait déclenchée allait se traduire en afflux de réfugiés et en attentats terroristes sur notre territoire. Dès le début 2012, je croyais que sans « option militaire » contre Assad nous irions devant de graves ennuis.
Au fur et à mesure que se développait le conflit syrien, sa signification internationale m’apparaissait de plus en plus clairement. Et effectivement toute une vie de diplomate revenait à la surface. Un des nœuds du problème, celui d’un désaccord profond entre la Russie et beaucoup de pays d’un côté et les Occidentaux de l’autre, c’étaient ces notions de « changement de régime » et de « recours à la force » que j’avais vu déjà au cœur des divisions entre grandes puissances à New-York en 2003-2004 autour de l’affaire irakienne. Le paradoxe est qu’en Syrie, finalement, les Occidentaux – à cause d’Obama essentiellement – ont en fait renoncé à utiliser la force pour déloger Assad tout en portant le blâme, aux yeux des pays émergents en particulier, d’avoir voulu provoquer un « changement de régime » à Damas, comme auparavant à Tripoli. Pourquoi tant d’hésitations du côté occidental ? La peur de l’islamisme radical a beaucoup compté, qui a dissuadé les gouvernements occidentaux d’armer puissamment l’opposition, pour ne pas renouveler l’erreur commise en Afghanistan. Là aussi, un autre paradoxe : en n’aidant pas les groupes armés dits modérés nous avons fait le jeu des plus radicaux. Et nous nous sommes trouvés face à l’immense menace de Daesh qui a obligé les Occidentaux à intervenir quand même, dans des conditions plus difficiles que si nous avions pris à bras le corps le problème Assad plus tôt.
Enfin, vue de Washington, la Syrie a toujours été perçue comme une crise relativement marginale. Tout mon itinéraire professionnel me soufflait le contraire : comme je le démontre dans « La longue nuit syrienne », le conflit syrien a été l’occasion pour Poutine - alors que l’Ukraine aurait pu le mettre en difficulté - de s’affirmer contre l‘Occident et de réussir un spectaculaire retour de la Russie sur la scène mondiale. De la même manière, le conflit syrien a contribué à la dérive autoritaire du régime d’Erdogan en Turquie et, du fait de ses conséquences en termes de sécurité intérieure, fait le jeu des nationalo-populistes en Europe : Kaczynski, Orban, Salvini. C’est ce constat qui m’a amené à animer au sein de l’Institut Montaigne une étude sur « Le monde des nouveaux autoritaires » qui a donné lieu en novembre 2019 à la publication du livre éponyme aux Editions de l’Observatoire.
P. V. : Alors que chaque semaine sort un livre sur le populisme, pourquoi l’Institut Montaigne a-t-il choisi de mettre l’accent sur l’autoritarisme ?
M. D : Nous avions demandé à d’éminents spécialistes de brosser une série de portraits d’une vingtaine d’« hommes forts », toutes catégories confondues, si je puis-dire, qui sont caractéristiques de l’air du temps, comme d’autres l’ont remarqué ( la revue Foreign Affairs par exemple). Notre sélection va de populistes en délicatesse avec la démocratie – au premier chef Trump himself ou encore Netanyahou ou Modi- à des autoritaires patentés comme Xi, Poutine, Sissi, MBZ et MBS. Entre les deux, ces personnages en transition d’un modèle vers l’autre, parmi lesquels Viktor Orban et Recep Tayyip Erdogan.
La simple juxtaposition de ces portraits induit un certain nombre de leçons. Ce qui apparait entre autres, c’est qu’il y a une logique qui pousse les populistes – du moins la variété nationaliste des populistes – vers la mise en cause de l’état de droit, la personnalisation du pouvoir, l’affaiblissement de tous les contre-pouvoirs, autrement dit vers l’autoritarisme. C’est pourquoi Orban et Erdogan, démocrates au départ, devenus autoritaires, sont si emblématiques. Le populisme en soi n’est qu’une manière de faire de la politique. Là où il y a danger c’est que le populisme est porté à faire le lit de l’autoritarisme. C’est ce que nous avons voulu souligner dans ce livre. Dans cette perspective, le populisme fait figure de modalité d’un courant plus général, celui de l’anti-libéralisme global qui sous le masque des nouveaux autoritaires menace désormais les démocraties libérales.
P. V. : Quelles sont les différences et les relations entre populisme et autoritarisme ? Quelles chambres d’écho ?
M. D : Il ne faut pas tout mélanger bien sûr. La Chine est un système autoritaire, voire totalitaire, et l’Amérique reste une démocratie. La Corée du Nord ou l’Egypte sont des dictatures, ce n’est pas du tout le cas de la Pologne et encore moins de l’Italie (où le populisme rôde mais n’a pas remis en cause les libertés). D’ailleurs, Bolsonaro, Kaczynski, Salvini, Duterte, Kagame, ou encore Assad, Kim Jong-un, Poutine lui-même s’expliquent dans une large mesure par des contextes nationaux et des itinéraires personnels.
Malgré tout cela, un air de famille existe entre tous ces hommes forts ou qui aspirent à l’être, quelle que soit la diversité de leurs points de départ. Il puisent à des degrés divers bien entendu dans une boite à outils commune, où l’on trouve la xénophobie, le rêve identitaire, la vindicte contre l’establishment, le contrôle des médias, la kleptocratie, le nationalisme à tout crin, le mépris de l’état de droit. C’est de ce fil conducteur dont il faut prendre conscience. A partir de là, toute une géopolitique émerge. Ce n’est pas un hasard si les autoritaires soutiennent les populistes, comme on le voit en Europe où Poutine subventionnent toutes les forces anti-libérales. Ce n’est pas un hasard non plus si les populistes se font volontiers les relais des autoritaires, ce qu’illustre par exemple le fait qu’un gouvernement populiste italien a été le seul parmi les pays du G7 à signer un accord avec la Chine sur les routes de la soie. Par ailleurs, des affinités profondes poussent les nouveaux autoritaires à gérer les affaires du monde dans une sorte d’entre soi : le sort des Kurdes en Syrie s’est réglé entre Erdogan, Poutine et Trump. Poutine et Erdogan sont maintenant à la manœuvre en Libye. Le multilatéralisme est la principale victime des nouveaux autoritaires, si fiers de mettre en avant leur nationalisme comme Trump l’a fait depuis la tribune de l’Assemblée Générale des Nations-Unies. Je ne dis pas que c’est la seule clef de lecture de tous les événements en cours – il faut se garder des mono-explications- mais c’est une clef de lecture à ne pas négliger.
P. V. : Au début des années 1990, la démocratie semblait gagnante. Trois décennies plus tard, les démocraties libérales sont-elles menacées ? Comment expliquer que des parts des opinions publiques des démocraties libérales semblent fascinées par les autoritarismes ?
M. D : Seuls les historiens pourront démêler l’écheveau complexe de causes multiples entremêlées, mais il y a un fond commun : le rééquilibrage du rapport des forces entre le monde émergent et le monde occidental à partie du début des années 2000. Et sur ce fond de tableau, deux faits saillants méritent d’être mis en avant. Premièrement, l’invasion de l’Irak par les États-Unis (2003), qui a ravivé dans l’ex Tiers Monde devenu pour partie monde émergent les réflexes anti-impérialistes et anti-américains profondément ancrés. Deuxièmement, la crise financière de 2008, qui a également affecté le prestige des Occidentaux dans le monde et surtout profondément affaibli la confiance des classes moyennes dans les institutions et cela au cœur même de nos pays. Autrement dit, il faut croiser des facteurs géopolitiques et des facteurs économiques pour comprendre la crise de la démocratie libérale et la vogue actuelle du modèle autoritaire. Dans l’introduction au « Monde des nouveaux autoritaires » j’évoque un aspect particulier de cet air du temps dont nous parlons : y a-t-il ou non une dimension idéologique dans la compétition entre les deux modèles ? J’ai tendance à le croire pour ma part mais de manière évidemment très différente de l’époque de l’affrontement entre le communisme et le libéralisme. C’est plus subtil et plus mouvant aujourd’hui. La Chine a adopté le capitalisme. La Russie ne prétend pas proposer une alternative à la démocratie. En revanche, les opinions sont abreuvées d’une crypto-idéologie : « ne croyez pas dans les élites qui bradent vos valeurs traditionnelles, ce ne sont pas les droits individuels qui comptent mais les nations, dans un monde impitoyable, mieux vaut faire confiance en des hommes forts, etc. »
P. V. : Comment comprenez-vous les tentatives d’E. Macron de rebattre les cartes avec la Russie ? Quels chances ? Quels coûts ? Quels risques ?
M. D : Comme il s’en est expliqué à plusieurs reprises, le président de la République croit que l’Union européenne ne peut vraiment affirmer son autonomie que si elle parvient à établir une relation normale avec la Russie. En disant cela, il prend à contre-pied ceux qui estiment que la balle est dans le camp des Russes et non l’inverse : ce sont eux qui se sont éloignés de l’Europe en commettant le sacrilège de modifier les frontières de l’Ukraine par la force, contrairement à tous leurs engagements. Emmanuel Macron laisse de côté aussi une considération importante, qui est que la résistance à la menace russe pourrait constituer un puissant facteur d‘unité entre les Européens.
Cela dit, il est légitime qu’un dirigeant français cherche à sortir de l’impasse actuelle des relations avec la Russie. Emmanuel Macron est le premier à dire que cela prendra du temps, peut-être une dizaine d’années. Il a par ailleurs changé le discours et effectué des gestes vis-à-vis de Vladimir Poutine. Il n’a pas changé le fond de notre politique : sur le point vraiment dur, il continue à conditionner un allégement des sanctions à des avancées sur le dossier ukrainien. Si un climat de détente permet de faciliter des progrès, le président pourra convaincre les réticents. S’il n’obtient rien, il n’aura de toute façon rien lâché d’essentiel. On peut même dire que d’une certaine façon, son ouverture est embarrassante pour le Kremlin, qui est beaucoup plus à l’aise dans la confrontation pure et simple avec l’Occident – confrontation dont pour ma part je soupçonne Poutine d’avoir fait le choix délibéré en 2012-2013, car cela confortait son régime sur le plan interne et l’image de son pays sur la scène du monde.
Évidemment cette politique a un coût, qui est de susciter méfiance et incompréhension en Europe centrale et pour d’autres raisons en Allemagne. Le Kremlin parait s’ingénier à élever ce coût avec des polémiques comme celle sur le Pacte Molotov-Ribbentrop. Le paradoxe est que l’électrochoc de l’initiative Macron – comme celui sur l’Otan – est l’occasion pour Paris de reprendre un dialogue de fond avec les capitales concernées. D’où par exemple la visite officielle du président à Varsovie (février 2020). S’agissant de la Russie elle-même, le vrai test sera à mon avis, sans transiger sur nos postions, notamment dans l’affaire ukrainienne, notre capacité de nouer des relations plus étroites avec une Russie que nous connaissons mal, la Russie de l’économie et de la société, des classes moyennes et des nouvelles générations, la Russie de l’après Poutine en fait. Il est très important, au moment où le géant chinois s’installe comme co-maitre du monde, de ne pas perdre le contact avec cette Russie-là. Il va de soi que cela ne prend tout son sens que s’il s’agit d’une politique européenne et pas seulement française.
P. V. : Comment évaluez-vous dans cette perspective l’intervention du président Macron à la Conférence sur la sécurité de Munich, le 15 février 2020 ?
M. D : Je crois qu’elle était importante, sur le fond comme sur la forme. Sur le fond, après le discours à l’École de Guerre sur la dissuasion nucléaire et toutes les prises de position qui l’avaient précédé, on peut dire qu’il existe désormais une sorte de « doctrine Macron » en matière stratégique. Elle se caractérise notamment par un élargissement du périmètre de la stratégie : contrôler par exemple les normes sur lesquelles fonctionne notre économie , les infrastructures des réseaux qui soutiennent la vie de nos nations, c’est aussi important que la capacité de dissuasion nucléaire ou la capacité de projection de nos forces. Dans cette optique, la souveraineté ne peut être défendue qu’à l’échelle de l’Union européenne, pas de la nation. C’est une doctrine qui ne recule pas devant les risques : celui du « pari russe » notamment, mais également par exemple le plaidoyer pour que les Européens fassent entendre leur voix dans le dossier des forces intermédiaires en Europe (FNI) ouvert par la violation de l’accord FNI par les Russes et la dénonciation de cet accord par les Américains.
Sur la forme, en s’exprimant avec son aisance et sa franchise habituelle mais en évitant toute provocation, Emmanuel Macron a cherché à trouver un ton plus consensuel. Il a devant lui une tâche précise : se débarrasser de l’image de donneur de leçons pour devenir un fédérateur en Europe. L’autre défi, c’est bien sûr de commencer à sortir des grandes idées pour passer aux actes – ce qui ne dépend pas que de la France. Par exemple, la discussion du budget sur le Fonds Européen de Défense ou la réponse de nos partenaires à la proposition de Macron d’ouvrir un dialogue au sujet de notre dissuasion nucléaire, ces deux éléments seront des tests. Il faut noter cependant que l’Union européenne reste pour le moment pratiquement invisible sur les crises les plus pressantes, comme la Libye, l’Irak et la Syrie. La conférence de Munich n’a d’ailleurs pratiquement pas abordé la question syrienne au moment où les habitants de la province d’Idlib fuient dans la montagne, dans des conditions épouvantables, pour échapper aux bombes de l’aviation russe et aux exactions des forces d’Assad.
P. V. : Vous avez signé à ce sujet le 13 février 2020 dans Le Monde une tribune qui a été remarquée : « La tragédie d’Idlib est un défi pour l’Europe ». N’est-il pas cependant trop tard pour l’Europe ou pour les Américains pour agir à Idlib ?
M. D : Il est évidemment minuit moins quelques minutes dans « La longue nuit syrienne ». Mon idée, dans cette tribune, était que nous devrions tenter d’utiliser les tensions qui se faisaient jour entre la Russie et la Turquie s’agissant de l’offensive du régime d’Assad et de ses parrains contre Idlib. Si nous laissons passer ce moment d’opportunité, l’alliance russo-turque va se reformer et nous serons de nouveau sans levier dans une crise qui affecte au plus haut point notre sécurité.
Copyright Février 2020-Duclos-Verluise/Diploweb.com
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. Michel Duclos, « La longue nuit syrienne », Éditions de l’Observatoire, 2019. Sur Amazon
La Syrie est aujourd’hui plongée dans un désastre absolu. Un ancien ambassadeur nous fait revivre dix années pendant lesquelles la diplomatie n’a pu empêcher la tragédie.
Nations unies, début des années 2000 : Michel Duclos observe le désaccord entre les grandes puissances sur la légitimité du recours à la force dans le conflit en Irak. Ce désaccord rebondit ensuite lors de l’intervention militaire en Libye, puis dans l’interminable guerre en Syrie. Ambassadeur de France en Syrie en 2006, le diplomate est alors associé à la relance de la relation entre Paris et Damas, symbolisée par la présence de Bachar al-Assad sur les Champs-Élysées, le 14 juillet 2008. Dès 2011, le printemps arabe frappe aux portes d’un régime particulièrement brutal, dont l’ancien ambassadeur analyse les ressorts profonds.
Connaisseur de ce pays mais aussi des affaires du monde, Michel Duclos examine les facteurs qui, en une dizaine d’années, ont mené la Syrie en enfer : la dynamique des forces sociales et des haines confessionnelles, le jeu des interventions extérieures, l’émergence de Daech et les choix personnels d’un homme, Bachar al-Assad, dont l’auteur brosse un saisissant portrait. Aujourd’hui, une autre guerre, impliquant plus directement les puissances extérieures – Turquie, Iran, Israël, États-Unis et Russie –, a succédé à la guerre civile. Les régimes néo-autoritaires ne sont-ils pas les grands bénéficiaires du conflit syrien, comme jadis la guerre d’Espagne avait servi de catalyseur à la montée en puissance des États totalitaires ? L’impuissance de la diplomatie est-elle devenue une fatalité ?
. Michel Duclos (dir.), « Le monde des nouveaux autoritaires », co-édité par l’Institut Montaigne et les Éditions de l’Observatoire, 2019. Sur Amazon
D’un bout à l’autre du globe, démagogues, « hommes forts », autocrates et dictateurs en tout genre se suivent mais ne se ressemblent pas – tout en présentant un air de famille. Qui sont ces nouveaux autoritaires qui de plus en plus définissent l’air de notre temps et déterminent la politique mondiale ?
Pour mieux comprendre l’itinéraire de ces dirigeants et les conséquences géopolitiques de leur montée en puissance, l’Institut Montaigne et l’ancien diplomate Michel Duclos ont fait appel à d’éminents spécialistes qui dressent un portrait psychologique, intellectuel et politique de chacun d’entre eux.
De Poutine, Bolsonaro et Kim Jong-un à Trump, Orban, ou Erdogan, ou encore Salvini, Mohamed ben Salman et Maduro, dix-huit personnages hauts en couleurs – parfois effrayants, souvent menaçants – forment la famille des « nouveaux autoritaires », divisée en trois grandes fratries : nationalo-populistes dûment élus, « néo-autoritaires » en transition entre deux mondes et authentiques dictateurs.
Issus de généalogies variées, leurs positions diffèrent sur l’arc qui conduit de la démagogie au despotisme. Ils puisent tous cependant, à des degrés divers, dans la même « boite à outils » anti-libérale, où pêle-mêle s’entassent une xénophobie assumée, l’exaltation d’un rêve identitaire, la vindicte contre l’establishment, le contrôle des médias, la kleptocratie, et l’identification du pouvoir « populaire » à un dirigeant « fort ».
La jonction possible entre les nouveaux autoritaires de tous poils représente désormais une menace grave pour la démocratie libérale. D’ores et déjà, ils ont imposé dans les esprits dans le vaste monde une « tentation autoritaire » se substituant à l’attraction du « modèle libéral » qui paraissait avoir triomphé après la chute du mur de Berlin.
Les co-auteurs : Frédéric Louault, Aleksander Smolar, Christophe Jaffrelot, Anshel Pfeffer, Marc Lazar, Gérard Araud, François-Xavier Bonnet, François Livet, Gérard Prunier, Farhad Khosrokhavar, Olivier Dabène, Jacques Rupnik, Fathi Ibrahim, Bruno Tertrais, Quentin Peel, Jean-Pierre Filiu, François Godement.
Bonus vidéo. Que font les diplomates ?
Diploweb.com vous offre les réponses du Professeur Christian Lesquesne, auteur de "Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français" (CNRS édition) ; Pierre Morel, Ambassadeur ; et Maurice Vaïsse, Professeur d’histoire des relations internationales.
. Quelles sont les idées fausses sur la diplomatie ?
. Quel est le rôle du diplomate à notre époque ?
. Quelle est l’importance du protocole dans la diplomatie ?
Cette vidéo peut aisément être diffusée en classe ou en amphi pour illustrer un cours sur la diplomatie, amorcer un débat, voire faire un choix professionnel.
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[1] NDLR : Le Centre d’Analyse et de Prévision (CAP) est devenu le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS). Michel Duclos utilise l’appellation la plus récente.
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