La Hongrie d’Orban

Par Pierre VERLUISE, le 1er mai 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Directeur du Diploweb.com. Directeur de recherche à l’IRIS. Distinguished Professor de géopolitique à Grenoble Ecole de Management (GEM). Directeur de séminaire à l’Ecole de guerre (Paris). Chercheur associé à l’Observatoire géopolitique de la Chaire Raoul Dandurand (Montréal, Canada).

Membre de l’Union européenne depuis 2004 ans, la Hongrie de Victor Orban est-elle devenue une démocratie ou une « démocrature » ? Cette étude met en perspective le contexte politique et la personnalité du Premier ministre, puis la situation économique et les relations de la Hongrie avec l’Union européenne.

La Hongrie a-t-elle su profiter de la présidence tournante de l’Union européenne pour se faire mieux connaître ? Rien n’est moins sûr. Il se pourrait même que la Hongrie achève ce premier semestre 2011 avec une image dégradée.

D’abord parce que son homme fort, Victor Orban, sent le souffre et l’assume avec satisfaction. Ensuite parce que la Hongrie a fait précéder le début de sa présidence semestrielle par une loi sur les médias peu compatible avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Puis elle a adopté au mois d’avril 2011 une nouvelle Constitution dont plusieurs éléments peuvent se discuter. Ce qui a donné lieu à moult articles et émissions présentant la Hongrie sous un jour peu flatteur.

La Hongrie reste un pays complexe aux multiples facettes, qui peut paraître parfois complexé dans sa relation avec l’UE. Sans prétendre à l’exhaustivité, cernons quelques traits de la Hongrie de V. Orban : le contexte politique et la personnalité du Premier ministre, puis la situation économique et les relations de la Hongrie avec l’Union européenne.

La Hongrie d'Orban
Victor Orban, 2011

Viktor Orbán, Premier ministre hongrois et président en exercice du Conseil de l’UE au premier semestre 2011. Copyright Commission européenne

Un contexte politique singulier

L’homme fort de la Hongrie d’aujourd’hui est Victor Orban (1963 - ). Il a été porté au pouvoir par la victoire électorale du Fidesz, en avril 2010. Dans une certaine mesure, l’accession au pouvoir du Fidesz est un signe d’alternance politique qui rapproche la Hongrie du modèle démocratique européen. De surcroît, la victoire du Fidesz doit être ramenée à une juste proportion. Premièrement, la participation électorale n’a atteint que de 46% [1]. L’abstentionnisme a donc été supérieur à la participation, peut-être par lassitude après 8 années de gouvernements socialistes entachées de nombreuses affaires de corruption. Les jeux semblaient faits et des électeurs du parti socialiste se sont abstenus. Deuxièmement, le Fidesz n’a recueilli « que » 54% des suffrages exprimés. Autrement dit, 54% de 46% des électeurs inscrits ont voté pour le Fidesz, soit environ un quart des Hongrois. Cependant, l’effet de levier de la loi électorale procure au Fidesz les deux tiers des sièges au Parlement. Ce qui lui donne les pleins pouvoirs pour faire ce qu’il entend, même si les deux tiers des Hongrois ne le soutiennent pas nécessairement. Quoi qu’il en soit, le gouvernement a été nommé démocratiquement, avec toutes les ambiguïtés du genre. Globalement, les Hongrois donnent l’impression d’en être satisfaits, puisqu’ils ont offert par la suite toutes les grandes municipalités – sauf deux – au Fidesz.

Pour autant, la situation semble préoccupante parce que la démocratie hongroise apparaît à la fois jeune et fragile.

Jeune parce que le pays n’a finalement guère d’expérience historique de la démocratie. Ce qui peut expliquer mais non excuser certains excès.

Fragile parce que la classe politique hongroise demeure marquée par les réflexes hérités du communisme. Le système ne procède pas par inclusion, encore moins via le débat. Le jeu politique reste fait d’exclusions, d’invectives et d’anathèmes. On fonctionne encore selon un schéma binaire : « eux et nous », noir ou blanc. La vie politique est rythmée par des « scandales » où la corruption se trouve en bonne place. L’indice de perception de la corruption de la Hongrie en 2010 reste, il est vrai, inférieur à la moyenne mondiale puisqu’il se place à 4,7 sur 10. [2]

Quand le Fidesz de Victor Orban revient au pouvoir en avril 2010, la soif de vengeance à l’encontre des socialistes est palpable. Les gouvernements socialistes précédents suscitent alors une hargne manifeste sur le registre bien connu mais mobilisateur du « tous pourris ».

Le retour de V. Orban clos un chapitre de l’histoire politique du pays. Outre la mise à l’écart du parti socialiste, deux partis centristes qui avaient participé à la transition post-communiste disparaissent des bancs des députés. Après 20 ans de transition, cette recomposition politique ouvre une nouvelle phase. Nombre d’électeurs voulaient être débarrassés des anciens communistes habillés en socialistes qui avaient largement profité de la « transition » d’une économie planifiée vers une économie de marché.

Chaque alternance politique, en 1994 comme en 2010, donne ainsi lieu en Hongrie à une véritable « chasse aux sorcières ». Alors que la présidence tournante de l’Union européenne s’annonçait, une large part de la hiérarchie administrative des grands corps a été renouvelée. Cette pratique provoque souvent une regrettable perte d’énergie et de compétences. Ainsi, toute la direction de la police a été changée. La « chasse au sorcières » a été démultipliée dans le domaine des affaires européennes, particulièrement complexes comme chacun sait. Des hauts fonctionnaires parfois très compétents ont été débarqués pour des raisons politiciennes. Ce qui a rendu les relations avec Bruxelles et les autres pays membres plus délicates d’un point de vue technique.

Tous les députés du Fidesz élus au Parlement ont été préalablement adoubés par V. Orban lui-même, lors d’entretiens individuels de 2 à 3 heures. Il en ressort des liens d’allégeances très forts entre le Premier ministre et « ses » députés. « Dis-moi qui t’a fait roi »... Il en résulte un Parlement aux ordres, composés de députés godillots.

Via son contrôle du Parlement, V. Orban nomme des proches issus du Fidesz à tous les postes clés en matière politique, médiatique, financière et juridique. Il s’agit de nomination pour 5, 9 ou 12 ans parfois. Ce qui vise à fixer une situation sur un moyen terme alors que les prochaines élections législatives devraient survenir en 2014. Quant à la nouvelle Constitution, votée en avril 2011 elle pourrait devenir effective au 1er janvier 2012… jusqu’à ce qu’elle soit changée. Il sera cependant assez difficile de modifier cette Constitution qui vient d’être signée par le Président Pal Schmitt puisque toute révision suppose l’assentiment des deux tiers du Parlement. De même que les prochaines lois cardinales qui seront votées à la majorité des deux tiers dans les prochaines semaines. Cette Constitution est critiquée pour trois points essentiels. Premièrement certains articles pourraient remettre en question des droits fondamentaux pour l’UE tels que l’avortement (protection de l’enfant à naître dès sa conception) ou l’orientation sexuelle (protection du mariage entre un homme et une femme). Deuxièmement, la nouvelle Constitution limite les pouvoirs de la Cour Constitutionnelle, ce qui réduit un contre-pouvoir nécessaire à la démocratie. Troisièmement, beaucoup regrettent le manque de concertation et de débat dans l’établissement du texte. Il s’agit de la Constitution d’un parti – le Fidesz – plus que d’un pays. L’opposition socialiste a refusé de participer à des débats et à un vote à l’issue certaine.

La rhétorique du Fidesz est populiste. Le Fidesz veut se faire passer pour un parti de centre droit, notamment parce qu’il siège au Parlement européen au sein du PPE, comme l’UMP française. En France, certains analystes font pourtant remarquer que les discours du Fidesz le classeraient à la droite du Front national, ce qui semble cependant exagéré. Il n’y a de parti d’extrême-droite en Hongrie que le parti Jobbik qui dans sa rhétorique nationaliste et parfois xénophobe peut être rapproché du Front National.

Le Fidesz pointe du doigt ceux qui se sont enrichis durant la transition de l’économie planifiée à l’économie de marché et les grandes entreprises étrangères qui ont profité des privatisations, les accusant d’avoir volé les joyaux de l’industrie hongroise. « On est plus chez nous ! » En ces temps de crise économique et budgétaire, le gouvernement flatte l’opinion et trouve des boucs émissaires : communistes, socialistes, tandis que le Jobbik (entré au Parlement avec 16,8 % des voix en avril 2010) tient ouvertement pour responsables les Roms voire – à peine à demi mot – les Juifs.

Avec une majorité des deux tiers, le Fidesz conçoit la vie parlementaire « à la hussarde ». Les règles du jeu sont sans cesse réinventées, notamment en matière économique, sans discussion. En effet, la majorité ostracise l’opposition. Il arrive que des projets de loi soient présentés en Commission le matin, votés l’après-midi et promulgués au Journal officiel le lendemain... Sans véritable débat avec la société civile ni même une consultation des experts qui pourraient prévenir d’éventuelles contradictions avec le droit de l’Union européenne. La fameuse loi sur les médias a connu ce parcours type, conduisant à une crise politique avec Bruxelles puis… à des amendements. La loi sur les investissements étrangers a suivi un parcours similaire. La loi de nationalisation des fonds de retraite par capitalisation a été bouclée en une dizaine de jours : votée le 20 décembre 2010, entrée en vigueur le 1er janvier 2011. Il pourrait s’agir pourtant d’une captation de l’épargne retraite privée dans le cas où celle-ci serviraient à effectuer des dépenses courantes de l’Etat. Ce qui lui permettrait de faire main basse sur l’équivalent de 13% du PIB. Cette « opération commando » a suscité peu de critiques en Hongrie, y compris du côté des syndicats.

Beaucoup d’observateurs étrangers s’étonnent que l’opinion publique accepte cette parodie de vie parlementaire. L’opposition semble moribonde. Les Hongrois participent assez peu aux rares manifestations organisées.

Début 2011, les partis d’opposition, les syndicats et les ONG paraissent donc en coma prolongé. Seuls quelques groupes de jeunes ont utilisé Internet pour organiser deux manifestations à proximité du Parlement. La plupart des Hongrois ne savent plus sur qui compter, ce qui contribue à l’apathie générale.

Qui est Victor Orban ?

Venu de la gauche, Victor Orban incarne maintenant une droite conservatrice dure. Il se comporte en dirigeant populiste, mais il faut bien admettre qu’il n’est pas le seul sur ce créneau aujourd’hui en Europe. Alors que la Hongrie n’a pas connu de loi de « lustration » pour se débarrasser des cadres du régime précédent, V. Orban prône la rupture avec le passé communiste.

V. Orban est incontestablement une forte personnalité, un tribun doté d’une solide assurance. Il se croit détenteur de la Vérité et possède un net penchant autoritaire. Il se vit comme un homme providentiel. V. Orban ne tolère pas les avis contraires au sien. Il cherche à aller vite et fort pour mener des « opérations commandos », comme en témoigne la réforme des fonds de pension. Probablement se reproche-t-il de n’être pas allé assez vite et loin lors de son premier passage à la tête du gouvernement de 1998 à 2002. Il regretterait d’avoir alors été trop à l’écoute. Certains observateurs considèrent pourtant que s’il n’a pas été réélu en 2002 c’est parce qu’il avait déjà des penchants autoritaires.

Quoi qu’il en soit, V. Orban cherche manifestement à prendre sa revanche sur la défaite de 2002. Son discours prend facilement un ton belliqueux à l’encontre de ceux qui s’opposent à lui. Un an après son arrivé au pouvoir, certains proches pensent pourtant qu’il serait disposé à aller moins vite et à réfléchir davantage. Quoi qu’il en soit, certains Hongrois semblent cultiver une forme de fascination pour ce gouvernement régi par la force. Des sondages du deuxième trimestre 2011 indiquent cependant certains signes d’un léger affaiblissement du Fidesz dans l’opinion publique.

Non sans frustration après son échec électoral en 2002, V. Orban semble vouloir imprimer sa marque à l’évolution du pays. Il nomme ses proches à des postes clés afin d’accomplir ce qu’il croit être sa mission et serait prêt à mettre en jeu sa popularité pour une décision qu’il croirait bonne pour la Hongrie. Il a d’ailleurs le sentiment d’incarner son pays. V. Orban vit les arguments de Bruxelles comme des humiliations qu’il convient de rejeter. Il pratique volontiers un amalgame outrancier entre les critiques européennes et des « attaques contre la Hongrie ». Puisqu’il sait, inutile de perdre du temps à discuter. Il lui manque pourtant bien des connaissances et de l’expérience quant à la conduite technocratique d’un Etat dans un contexte communautaire et globalisé.

Certains observateurs s’inquiètent donc d’un glissement tendancieux : V. Orban s’affirme démocrate mais pratiquerait une forme de « démocrature » dans la mesure où il verrouillerait tous les contre-pouvoirs démocratiques. Parce que la Cour constitutionnelle a censuré une loi qui permettait de licencier un fonctionnaire sans motif, la Constitution a été modifiée pour restreindre les pouvoirs de la Cour constitutionnelle en matière de Budget. Parce que le Conseil budgétaire – un groupe consultatif d’experts – critiquait la politique économique de V. Orban, ses vivres ont été en partie coupés en 2011. Et le mode de nomination au Conseil budgétaire a été modifié afin de lui faire perdre son indépendance. « Bref, ils l’ont tué. Quand on leur résiste, ils écrasent », constate un observateur. Ce type de comportement semble se rapprocher d’avantage d’un régime autoritaire que d’une démocratie réelle, ce qui justifierait l’utilisation – comme pour la Russie de V. Poutine ? – du néologisme « démocrature ». Des résistances existent heureusement. Tel est le cas du gouverneur de la Banque centrale de Hongrie. Ce dernier prétend avoir une politique monétaire indépendante. Pour le dégoûter et le pousser à la démission, V. Orban lui a diminué son salaire. Et le ministre des Finances ne cesse de critiquer le gouverneur. Ce qui est en contradiction totale avec la philosophie de l’Euro que la Hongrie devrait – un jour, mais quand ? – adopter.

Ses mesures économiques et politiques sont volontiers appuyées sur une vision ethnocentriste magyare, y compris par rapport à l’UE. On peut craindre un glissement de l’ethnocentrisme au nationalisme, même si certains y voient une stratégie pour réduire l’espace de l’extrême droite. V. Orban joue volontiers sur les thèmes de l’extrême droite mais sans s’en démarquer clairement. Il utilise parfois des formules qui laissent planer un doute sur sa relation à l’extrême droite. Force est de constater que certains électeurs du Fidesz regardent d’un œil favorable le Jobbik dont le discours flirte volontiers avec l’antisémitisme sous couvert d’antisionisme. On peut aussi faire remarquer que le Jobbik a baissé de moitié dans les sondages depuis que le Fidesz est au pouvoir. Autrement dit, le Fidesz aurait aspiré ou ramené « dans le droit chemin » une partie de l’électorat du Jobbik… en reprenant ses thématiques. Un débat qui dépasse les frontières de la Hongrie.

Si la Hongrie est une démocratie en 2011, alors il s’agit d’une démocratie qui se cherche et qui n’a pas encore intégré tous ses mécanismes et contre-pouvoirs. L’histoire peut-elle proposer quelques clés ?

Le rapport à l’histoire

Comme beaucoup de pays, la Hongrie porte de nombreuses plaies héritées du passé, faciles à raviver à des fins d’instrumentations.

Face au Parlement, le musée ethnographique de Budapest offre au visiteur une plongée merveilleuse dans la diversité des peuples qui ont composé la Hongrie dans ses configurations successives. Cependant, ce n’est pas cette histoire là dont on vous parlera.

Il n’est pas rare qu’un Français en déplacement en Hongrie entende rapidement parler du Traité de Trianon (4 juin 1920) dans les conversations qu’il tient avec des Hongrois. Non parfois sans un certain reproche. En 2011, les Hongrois n’ont toujours pas digéré les conséquences de la défaite de 1918 : la perte des deux tiers de leur territoire et la rupture de liens familiaux. La Hongrie a le sentiment de ne pas avoir bénéficié des fameux points de W. Wilson en faveur de l’auto-détermination des peuples, contrairement aux pays voisins… où résident maintenant des minorités hongroises. Aujourd’hui, environ 2,5 millions de magyarophones vivent dans les pays voisins, pour l’essentiel en Transylvanie roumaine. Encore faut-il noter que les espaces perdus n’étaient pas majoritairement peuplés de Hongrois. C’est pourquoi un des effets indirects de Trianon a été de resserrer le pays dans un espace très majoritairement magyar.

Près d’un siècle après le traité de Trianon, la plaie reste à vif, le reproche à peine caché… et l’instrumentation aisée. Le discours politique voire scientifique fait encore régulièrement référence au « bassin des Carpates », expression « politiquement correcte » pour désigner la « Grande Hongrie », celle des frontières antérieures au « dépeçage ». Héritage historique, les Hongrois d’aujourd’hui s’intéressent beaucoup au « bassin des Carpates » - dont ils ont été longtemps les seigneurs – mais peu au vaste monde. L’UE existe à peine, alors le reste du monde… mieux vaut l’ignorer.

D’une certaine manière, la Hongrie de 2011 fait penser à la France de 1910 : elle n’a pas plus digéré le « dépeçage » de la Hongrie que la France du début du XXe siècle n’avait accepté la perte de l’Alsace-Moselle en 1871. Il en reste la fierté blessée d’un « grand pays » devenu « petit » aux yeux de tous… sauf à ceux du « fier Magyar ». Si l’on ajoute que la population hongroise se caractérise par une faible fécondité et des tendances au vieillissement comme au dépeuplement qui pourraient conduire le pays à passer sous la barre symbolique des 10 millions d’habitants, nous avons un bouillon politique singulier.

Lorsque V. Orban a reçu de la Belgique la présidence tournante de l’Union européenne, il a déclaré que c’était maintenant un pays à l’histoire millénaire qui prenait en main la présidence de l’UE. Comme si dix siècles d’histoire étaient une garantie quelconque pour le présent et pour l’avenir. Comme si cette prétention était habile par rapport à d’autres pays membres dont l’unité est plus récente. Comme si les Belges, en pleine crise politique, pouvaient entendre avec plaisir cette affirmation narcissique.

Voilà le contexte de la loi sur la nationalité adoptée le 1er janvier 2011 et reprise dans la nouvelle Constitution. Toute personne d’ascendance hongroise, même sans domiciliation en Hongrie, peut désormais demander la nationalité hongroise. Cette loi peut être interprétée comme un clin d’œil à la « Grande Hongrie » et vise potentiellement les 2,5 millions de magyarophones hors des frontières nationales. Durant les trois premiers mois de 2011, seulement 27 000 personnes d’origine hongroise vivant hors des frontières de Trianon auraient fait la demande de la nationalité hongroise, pour l’essentiel appartenant aux générations les plus anciennes. Cette loi a fait grand bruit – notamment dans les pays voisins qui abritent des minorités hongroises, mais il reste quelques points importants à préciser, notamment le droit de vote attaché à la nationalité hongroise. Début 2011, il faut être majeur, avoir la nationalité hongroise et disposer d’un domicile en Hongrie pour y voter. Doit-on élargir ce droit aux nouveaux bénéficiaires de la nationalité hongroise résidant hors des frontières nationales ? La question fait débat mais sera probablement tranchée… sans débat. Cette loi est à la fois une main tendue aux minorités hongroises, une tentative désespérée pour ne pas tomber sous la barre des 10 millions de Hongrois … et une opération électorale puisque V. Orban espère probablement transformer ces « nouveaux anciens Hongrois » en nouveaux électeurs du Fidesz.

La loi permet donc d’attribuer la nationalité hongroise à qui connaît la langue hongroise, possède une ascendance dans ce pays et en fait la demande. La Slovaquie – parce qu’elle compte une minorité hongroise – a déjà annoncé qu’elle retirerait la nationalité slovaque aux « hongrois » de son territoire qui demanderaient à profiter de cette opportunité.

Cette loi permettrait aussi d’attribuer la nationalité hongroise aux minorités hongroises de Serbie, Croatie et Roumanie. Ce qui ferait des « hongrois » de ces trois pays des « citoyens Schengen », avec toute la liberté de déplacement intra-communautaire attachée à cette qualité.

On peut élargir la réflexion aux pays qui ne sont même pas candidat à l’UE. Si des Ukrainiens deviennent Hongrois par la grâce de Budapest… cela en fera-t-il des « citoyens Schengen », libres de leurs déplacements dans toute l’UE sans avoir à demander – et obtenir – un visa ? Les chancelleries des Etats membres s’interrogent. Pour leur part, les Roumains se font discrets sur cette problématique parce qu’ils mettent en œuvre des pratiques assez proches au bénéfice de la Moldavie… qu’ils voudraient faire entrer dans l’Union européenne.

Il faut noter un trait significatif : les 10 millions de Hongrois sont très fiers de parler une langue rare de la famille finno-ougrienne, peu parlée en dehors des frontières nationales, mis à part dans les minorités hongroises des pays voisins. Si l’attachement à sa langue maternelle est parfaitement légitime, on pourrait s’attendre à ce que les Hongrois combinent cette fierté avec des talents de polyglottes. Il n’en est rien. Ils sont parmi les moins bien classés de l’UE pour l’apprentissage des langues étrangères. Voici un terrain sur lequel il leur faudrait – dans leur propre intérêt – faire des efforts urgents. Ne serait-ce que pour améliorer leur insertion économique dans l’UE.

Quelle situation économique ?

Après la répression de 1956, Janos Kadar a été contraint de lâcher un peu la bride sur le plan économique, en satisfaisant quelques revendications de la société civile. La Hongrie est devenue « la baraque la plus joyeuse du camp socialiste ». Dans les années 1980, les Hongrois avait certes un endettement public élevé mais souffraient peu de pénuries, bénéficiaient de la liberté d’entreprise et de la liberté de circulation.

Résultat indirect : après l’effacement du communisme en 1989, les Hongrois ont eu une illusion d’optique. Beaucoup ont pensé en 1990 que le plus dur était déjà fait… mais l’essentiel n’avait pas encore été réalisé. Faute d’une rupture nette au début des années 1990, les difficultés de la transition ont été plus longues ici que dans d’autres pays d’Europe balte, centrale et orientale. Faute de catharsis, beaucoup d’anciens communistes relookés en « socialistes » ont largement profité des procédures de privatisation. V. Orban dénonce cette réalité.

Les privatisations des années 1990 ont été pour beaucoup une formidable partie de bonneteau en ce qui concerne les terres, les usines et les biens publics. Les néo-communistes, auto-proclamés socialistes, avaient les réseaux pour accumuler à peu de frais des fortunes considérables. D’une certaine manière, les apparatchiks ont gagné deux fois, durant les décennies du communisme puis pendant la transition vers l’économie de marché. Voilà pourquoi les années 1990 restent dans la mémoire collective de beaucoup de Hongrois comme une période de rupture du contrat social : seule une minorité a profité du changement de régime. Ce qui peut contribuer à expliquer la sensibilité d’une frange significative des Hongrois aux discours populistes d’un V. Orban.

Contrairement aux Slovaques, les Hongrois ont fait l’économie d’une véritable réflexion au sujet des réformes à mettre en œuvre. En 2011, la Slovaquie a réalisé de vraies réformes, fait déjà partie de la zone euro et affiche un PIB par habitant supérieur à celui de la Hongrie. Alors que les Hongrois affichent volontiers un souverain mépris pour les Slovaques, leur situation économique est loin d’être aussi brillante. Chacun s’en souvient, la Hongrie est entrée en crise bien avant d’autres pays d’Europe centrale et orientale. Budapest a tiré la sonnette d’alarme dès octobre 2008 en appelant au secours le Fonds monétaire international (FMI). La crise économique de 2009 s’est ajoutée. En 2011, les Hongrois vivent leur troisième année de crise économique, avec une croissance atone. V. Orban a décrété une taxe de crise et réalisé un « hold up » sur les fonds privés des retraites. Etonnamment les Hongrois l’ont accepté et font le gros dos, avec un salaire médian de 600 euros. L’économie souterraine – qui représenterait plus de 25 % du PIB – aide cependant à amortir les coups. La sous-déclaration des revenus reste un sport national. Beaucoup de transactions – comme le paiement du loyer – se font de la main à la main en monnaie nationale ou en devises étrangères. Cette pratique profite aussi aux vendeurs d’automobiles si l’on en juge par le parc automobile… mais ça ne remplit pas les caisses de l’Etat. Alors que la dette publique est élevée celle-ci n’est pas financée par une collecte de l’impôt efficace.

Certes, les Investissements directs étrangers (IDE) ont été nombreux en Hongrie durant les années post-guerre froide. Mais dans une certaine mesure ces IDE [3] ont contribué à éviter aux Hongrois de faire les réformes nécessaires. Lorsque la crise économique a frappé, les Hongrois ont été aussi surpris que celui qui allume son cigare avec le billet gagnant de la loterie nationale ! Accessoirement, après avoir été l’un des pays d’Europe centrale et orientale qui a reçu le plus d’IDE par habitant [4], la Hongrie se retrouve aujourd’hui dans le groupe de queue en matière de niveau de vie.

Une épine dans le pied de l’UE ?

Dans ce contexte, quelles relations la Hongrie d’Orban entretient-elle avec l’Union européenne ?

Cinq ans après la chute du Rideau de fer (1989), la Hongrie dépose officiellement sa candidature à l’UE dès le 31 mars 1994. La Hongrie devient membre à part entière dix ans plus tard, le 1er mai 2004 [5]. Pourtant, l’UE reste encore anxiogène vue de la Hongrie d’Orban… L’UE demeure en 2011 perçue comme une mécanique peu lisible. Voilà qui donne d’ailleurs du grain à moudre à ceux qui prétendent, du côté des anciens comme des nouveaux pays membres, que les élargissements de l’UE de 2004 et de 2007 ont été trop rapides [6].

Les Hongrois sont convaincus d’être Européens… mais pour beaucoup il n’est pas question de céder aux pressions de l’Union européenne. « Si les technocrates européens ne sont pas contents, eh bien qu’ils aillent se faire voir ailleurs ! » V. Orban, pour sa part, n’a qu’une connaissance très limitée de l’Europe communautaire.

Les Hongrois auraient été scandalisés de ne pas entrer dans l’UE, mais depuis qu’ils l’ont intégré, ils peinent à comprendre qu’appartenir à l’UE signifie contribuer à inventer et mettre en œuvre une nouvelle forme de souveraineté… partagée. Ils craignent de se voir déposséder d’une indépendance nationale récente. Il n’est à ce titre pas rare que Viktor Orban compare Bruxelles à Moscou ou Vienne dans ses discours de politique intérieure…

Les Hongrois connaissent d’expérience les Russes mais ils sont pragmatiques. A la différence des Polonais, les Hongrois évitent d’agiter le chiffon rouge devant le Kremlin. Il est vrai que la Hongrie importe 80% de son énergie… de Russie. Budapest voit le groupe de Visegrad – Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie – comme une forme d’assurance si l’Union européenne devenait une structure à plusieurs vitesses ou se délitait. Ces quatre pays ont des différences mais partagent des réflexes de « zone tampon ». Voilà pourquoi le partenariat oriental de l’UE est une priorité hongroise. Frontalière de l’Ukraine et des Balkans, la Hongrie souhaite disposer d’un environnement stabilisé et pacifié, ce qui n’est pas encore le cas. La Hongrie milite donc pour l’entrée des Balkans occidentaux dans l’UE.

Côté hongrois, il se trouve encore des hommes politiques pour répéter qu’« il y a aussi du monde en dehors de l’UE ». Ce qui fait parfois penser que certains Hongrois auraient gardé d’un passé prestigieux une forme de complexe de supériorité et une mentalité de « petit aristocrate de province »… coupé des réalités contemporaines.

Pour toutes ces raisons, on peut penser que la Hongrie reste complexée dans sa relation à l’Union européenne.

Pour autant, les Hongrois ne refusent pas les fonds européens… qui représentent tout de même 2% du PIB. Complètement sanctuarisée, cette manne bruxelloise arrose le territoire indépendamment de la crise économique et budgétaire. Ces fonds permettent de financer des infrastructures, par exemple la modernisation du tramway de Budapest. Les Hongrois n’en conçoivent généralement aucun sentiment de reconnaissance vis-à-vis de l’UE. « Nous sommes dans l’UE, c’est un dû. Et de toute manière vous nous avez laissé tomber après la Seconde Guerre mondiale sous la coupe de Staline, sans parler du lâche abandon de 1956. » Quelques uns ont même une réaction de rejet en voyant les symboles de l’UE sur les panneaux des travaux.

Budapest, 2011

Budapest, février 2011, le chantier de modernisation du tramway bénéficie de fonds communautaire. Crédits : P. Verluise

*

Les autres pays membres de l’UE ont une perception assez claire de ce qui se passe en Hongrie depuis 2010 mais durant le 1er semestre 2011 de la présidence tournante de l’UE par la Hongrie, le mot d’ordre est de « faire le gros dos en attendant que ça passe ». Alors que les difficultés économiques, sociales et diplomatiques ne manquent pas, l’objectif se résume à éviter les crises entre Etats membres. Pour autant, le risque subsiste de brouiller l’image de l’UE et de rendre plus difficiles les indispensables compromis internes et les négociations externes. La mise en corrélation des problèmes hongrois et des difficultés communautaires sert les intérêts à court terme de V. Orban mais risque de desservir la Hongrie comme l’UE.

Une fois la présidence tournante de l’UE terminée, à la fin du premier semestre 2011, une fois mangé le pain blanc de l’épargne retraite par capitalisation … la situation pourrait devenir plus tendue. Parce que V. Orban ne comprend que le rapport de force et que les échéances de remboursement des 20 milliards de dollars du FMI vont tomber à partir de fin 2011. « Comment vont-ils convaincre la communauté financière internationale qu’ils vont ramener la Hongrie sur le chemin de l’équilibre budgétaire, on ne voit pas. Une fois dépensé les taxes de crise prélevées sur les grandes entreprises étrangères et l’argent des retraites, que va faire l’exécutif ? », s’interroge un expert européen. « La note de la dette hongroise a déjà été dégradée en BBB, après cela devient des obligations pourries ». Cela pourrait provoquer un effondrement de la monnaie hongroise. Voici pourquoi le deuxième semestre de l’année 2011 et l’année 2012 pourraient être des moments délicats.

Copyright 1er mai 2011-Verluise/Diploweb.com


Plus sur Diploweb.com

. Voir la deuxième partie de cette étude de Pierre Verluise, "UE-Hongrie V. Orban : vers la rupture ?" publiée le 2 décembre 2012.

. Voir un article de Pierre Verluise, Les Roms en Hongrie : sont-ils discriminés ? publié en mars 2013.


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[1Étant donné que les candidats de Fidesz ont gagné dans 119 circonscriptions (sur 176) au premier tour, dans deux tiers des circonscriptions les électeurs n’ont pas été appelés aux urnes au deuxième tour.

[2Source : Transparence International France http://www.transparence-france.org/e_upload/pdf/cpi2010_table_2010.pdf Consulté le 28 avril 2011.

[3En 2011, 80% de l’industrie hongroise travaille pour l’exportation, notamment dans les secteurs suivants : automobile, pharmacie, chimie, biotechnologie, agro-alimentaire, informatique et électronique.

[4Cf. Pierre Verluise, PECO : quels investissements directs étrangers ? Actualités européennes, IRIS, n° 21, 14 mai 2008, 3 p. (Une carte, deux graphiques).

[5Avec sept autres pays d’Europe balte, centrale et orientale et deux îles méditerranéennes, Malte et Chypre.

[6Reste à savoir si la conjoncture stratégique permettait de faire autrement et si oui comment. Le projet de F. Mitterrand de mettre en œuvre une « Grande Europe » qui aurait remis dans le jeu l’URSS n’a pas recueilli l’assentiment… de ses anciens satellites. La « faim de sécurité » des ex-satellites a fait le jeu des élargissements de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (1999, 2004) dont les élargissements de l’Union européenne (2004, 2007) assurent d’une certaine manière « l’intendance ».


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