L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer

1989-2019 vu de la « Mitteleuropa »
Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, République tchèque, Slovaquie

Par Sylvain KAHN, le 13 octobre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d’histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po. Auteur de plusieurs ouvrages, Sylvain Kahn vient de publier avec Jacques Lévy "Le pays des Européens", Paris, Odile Jacob, 2019.

En 1989, les aspirations à la liberté et au pluralisme avaient poussé les sociétés des pays communistes d’Europe à braver les dictatures pour changer de régime politique et se libérer d’un joug soviétique en phase de retrait. En 2019, une majorité de citoyens de Hongrie et de Pologne, de Slovaquie et de République tchèque, pays devenus prospères bien qu’encore en phase de rattrapage, adhèrent à des politiques illibérales, tandis qu’une partie de ceux qui n’y adhèrent pas migrent ailleurs au sein de l’Union européenne devenue pour tous un espace de libre circulation et de travail, et qu’une autre partie votent pour les partis d’opposition pour promouvoir l’alternance dans des conditions démocratiques devenues depuis dix ans peu à peu contraintes.

EN 1989, la Hongrie fut à l’avant-garde de la chute du communisme en Europe. En 2019, la Hongrie y est la tête de pont de l’illibéralisme depuis le début de la décennie. De quoi cette évolution est-elle le nom ? Que recouvre-t-elle et quel sens lui donner ?

De la chute du communisme en Europe, la mémoire collective a retenu quelques images devenues emblématiques : le gouvernement Mazowiecki ; la chute du mur de Berlin ; la révolution de velours. Soit le premier gouvernement non communiste de l’Europe soviétique ; la réunification de Berlin, épicentre de la Guerre froide ; la victoire pacifique de la dissidence élargie à toute la société civile sur un État totalitaire. Trois images, trois pays : la Pologne, l’Allemagne, la Tchécoslovaquie.

La Pologne occupe dans l’imaginaire politique des Occidentaux une place bien particulière. Monarchie élective, elle s’était choisi un Valois pour roi ; Jean-Jacques Rousseau a rédigé pour elle un projet de Constitution étudié aujourd’hui encore ; c’est pour la défendre de l’agression allemande nazie que le Royaume-Uni et la France sont entrés en guerre en 1939 ; la naissance de Solidarité (Solidarnosc), premier syndicat libre du monde communiste, puis son interdiction par un coup d’État militaire ont suscité un immense mouvement de soutien.

La question allemande est au cœur de l’histoire européenne depuis le Congrès de Vienne. La chute du mur de Berlin est ressentie par tous comme la fin de la division du continent en deux espaces antagonistes et hermétiques, et comme la fin de la menace soviétique sur le monde libre.

La Tchécoslovaquie, aujourd’hui disparue, figurait, plus que tout autre Démocratie populaire, la main de fer que l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) avait étendue sur toute une partie de l’Europe, cette moitié orientale de l’Europe centrale jusqu’alors l’un des foyers de la culture européenne dont Prague était l’un des centres depuis le XVIe siècle. Du coup de Prague en 1947 à la répression du printemps de Prague en 1968, la situation de la Tchécoslovaquie témoignait du projet soviétique de domestiquer la démocratie et le pluralisme par la force, au mépris de la tradition humaniste européenne. Ce témoignage était redoublé par la capacité de la société tchécoslovaque à sécréter, non pas la résistance de tout un pays comme en Pologne, mais de grandes voix littéraires - M. Kundera, V. Havel - et un minuscule mouvement d’intellectuels dissidents capable, à lui seul, d’éroder les principes mêmes du totalitarisme soviétique.

La Hongrie ne bénéficiait d’aucune de ces auras. La répression de la révolte de 1956 avait certes suscité une immense réprobation dans les opinions d’Europe de l’Ouest. Mais Budapest restait comme un écho lointain de Prague et de Vienne, plus connue, à tout prendre, pour son régime de type fasciste dans l’entre-deux guerres puis la Seconde Guerre mondiale, alors que la Tchécoslovaquie et l’Autriche était perçue comme des victimes de l’expansion hitlérienne, et la Pologne comme une grande nation victime des ambitions impériales qui la prirent en tenaille jusqu’à la rayer de la carte à plusieurs reprises au cours des trois derniers siècles.

Le gorbatchévisme avant-gardiste de la République populaire de Hongrie pris donc moins la lumière que la résistance de la société polonaise au régime communiste en Pologne ; que la révolution démocratique tardive qui, en Tchécoslovaquie, mit les dissidents au pouvoir ; et que, bien sûr, la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989.

1989-2019 vu de la « Mitteleuropa »
Sylvain Kahn
Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d’histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, il a notamment publié aux PUF « Histoire de l’Europe depuis 1945 ».
France Info

1989 commence aussi en Hongrie

C’est pourtant bien en Hongrie que débuta la fameuse année 1989 en Europe de l’Est. Alors qu’en janvier, le pouvoir tchécoslovaque réprime brutalement l’hommage à Jan Palach et emprisonne Vaclav Havel, le parlement hongrois adopte en mars 1989 un projet de loi réformant la Constitution. Celui-ci prévoit d’élire le président de la République au suffrage universel. Plus encore, il met fin au dogme du rôle dirigeant du parti communiste. Dès le 3 mai 1989, six mois avant la chute du Mur de Berlin, le gouvernement hongrois commence à démanteler le Rideau fer qui rendait infranchissable sa frontière avec l’Autriche. La photo du Hongrois Gyula Horn et de l’Autrichien Aloïs Mock, les deux ministres des affaires étrangères, cisaillant le rideau de grillage et de barbelés électrifiés à l’aide de pinces-Monseigneur est devenu iconique. Des élections pluralistes y sont prévues pour le mois de mars 1990.

Le régime communiste de Hongrie fut donc le premier à s’inspirer de la dynamique réformatrice impulsé par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) dans la patrie de la Révolution d’Octobre 1917 à l’initiative de son premier secrétaire depuis 1985, Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991). On l’a parfois oublié, mais c’est en URSS qu’eurent lieu les premières élections semi libres du monde communiste, dès février 1989. En réformant le régime de l’intérieur, les dirigeants communistes hongrois demeuraient dans la ligne du communisme international.

La précocité de la rébellion contre la dictature soviétique comme de sa répression, dès 1956, soit tout juste dix ans après sa mise en place, aurait-elle contribué à donner à la Hongrie un coup d’avance ? Toujours est-il que, dans les années 1970 et 1980, la République populaire hongroise était réputée comme le pays du bloc de l’Est le moins désagréable où vivre et travailler. Sous la chape de plomb du parti unique et de l’absence de liberté, l’État y avait ménagé un petit espace pour l’économie privée et une relative démocratisation des loisirs. La Hongrie avait la réputation d’être celle des Démocraties populaires qui, économiquement, s’en tirait le moins mal. La politique économique du régime avait été regardée de près par les équipes de Gorbatchev lors de leur accession au pouvoir au sein de PCUS. La Hongrie, toute chose égale par ailleurs, avait un degré d’ouverture à l’économie mondiale et aux échanges avec l’Ouest relativement plus élevée que les autres membres du pacte de Varsovie. Elle avait obtenu un prêt du Fonds monétaire international (FMI), cette banque internationale financée par les États, occidentaux en premier lieu, pour donner du crédit préférentiel à d’autres États ne parvenant pas à se financer sur le marché international des capitaux. Ces emprunts étaient à la fois le signe d’une grande faiblesse, et d’une certaine capacité à s’insérer dans la mondialisation capitaliste.

Le paradoxe d’une révolution politique dans une forme de continuité

En 1989, la Hongrie prit moins la lumière car elle effectua sa révolution politique dans une forme de continuité relative avec la période communiste avec laquelle elle rompait. Elle restait sous M. Gorbatchev le meilleur élève du camp soviétique, comme elle l’avait été sous les successeurs de J. Staline, N. Khrouchtchev et L. Brejnev. La libéralisation du régime, sa transformation de démocratie populaire en démocratie représentative, de dictature de parti unique en régime pluraliste, était organisée par le parti communiste lui-même. Cela donna le sentiment d’une société relativement harmonieuse. Dès le mois de mai 1988, le parti communiste hongrois mis à la retraite Janos Kadar, le dirigeant historique installé par les soviétiques dans la foulée de la répression de l’insurrection de 1956. Son successeur, Karoly Grosz, était alors perçu comme un Gorbatchev hongrois.

En Pologne, la libéralisation du régime donnait au contraire l’image d’un régime qui reculait en bon ordre par concessions successives à l’opposition tout au long de l’année 1989. Reprenant le fil interrompu de l’histoire de la légalisation de Solidarnosc, le régime militaire du général Wojciech Witold Jaruzelski avait entrepris de négocier avec l’opposition une libéralisation du régime censée préserver au parti ouvrier polonais (POUP, nom local du parti communiste), ses rentes et ses places. Malgré cela, les candidats de Solidarnosc bénéficièrent d’un raz-de-marée aux élections semi libres organisées à l’été 1989.

En Tchécoslovaquie, où la société s’était mise à manifester dans la rue mi-novembre 1989 pour demander la fin du communisme, la libéralisation donnait le sentiment d’avoir été rendue inéluctable, en cette fin d’année 1989, par la mutation de l’URSS elle-même. Celle-ci avait clairement fait comprendre que le maintien de régimes communistes par la force à l’est du Rideau de fer et à l’ouest de sa frontière n’était plus sa priorité. Le départ, annoncé par Gorbatchev dans l’été 1988 et financé par les pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) des troupes de l’Armée rouge des pays du glacis soviétique instauré entre 1944 et 1947 laissait les démocraties populaires nues : elles n’avaient d’autre base sociale que cette armée d’occupation et leurs clientèles d’adhérents des partis communistes et des fonctionnaires locaux. Malgré leur nom, le communisme n’était pas populaire dans les pays libérés du joug nazi par l’Armée rouge, et les partis qui s’en réclamaient ne pouvaient prétendre s’y maintenir sans le soutien de l’URSS.

Plus d’un an après le début des réformes en Hongrie, le parti communiste tchécoslovaque se résout à abolir fin novembre son rôle dirigeant et à accepter la formation d’un gouvernement d’entente nationale, c’est-à-dire à partager le pouvoir. Alexandre Dubcek, ce réformateur communiste avant la lettre qui avait cru lors du printemps de Prague à la possibilité « d’un socialisme à visage humain », est rappelé et élu président de l’Assemblée nationale. Vaclav Havel, le plus connu et le plus mordant des dissidents européens, fut élu Président de la République de Tchécoslovaquie le 29 décembre 1989.

Entre temps, suite à l’ouverture du Rideau de fer par la Hongrie, des dizaines de milliers d’Allemands de l’Est se rendaient, à pied ou en Trabant, comme touristes ou comme migrants, en Allemagne de l’Ouest, via la Tchécoslovaquie, la Hongrie et l’Autriche. Le régime Est-allemand, tétanisé, laissait faire ; celui de Hongrie facilitait désormais le passage ; celui d’Allemagne de l’Ouest, comme la société allemande, organisait l’accueil avec enthousiasme.

En Hongrie comme en Pologne, la population ne sut aucunement gré aux communistes de réformer, de libéraliser, et de dialoguer enfin avec ceux qui ne pensaient pas comme eux. En Hongrie, les élections législatives partielles de l’été 1989 furent sans appel pour les candidats du parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH), nom local du PC. Au sortir de débats sans merci entre conservateurs et réformistes, celui-ci a été le premier des partis communistes du bloc de l’Est à s’auto dissoudre pour se réincarner notamment en parti socialiste hongrois, formellement converti au pluralisme, à la démocratie représentative et à l’économie de marché. De même, la Hongrie cesse officiellement d’être une démocratie populaire le 23 octobre 1989, jour anniversaire de l’insurrection de 1956. La IVe République est proclamée.

Dans ce paysage politique et social bouleversé, la Hongrie se mouvait sans l’héritage d’un grand mouvement social d’opposition à la dictature comme en Pologne, ni celui d’une dissidence comme en Tchécoslovaquie. Des tous nouveaux partis qui se constituent et balayent les communistes aux élections de 1990, c’est le Forum démocratique de Jozsef Antall (MDF, centre droit) qui arrive en tête.

Ce n’est pas anodin. A la différence de l’Alliance des démocrates-libres (SDZDSZ) dont l’opposition courageuse au régime remonte aux années 1970, le MDF est plus patriote que libéral - au point d’être soupçonné de nationalisme. Le MDF, qui se définit lui-même comme chrétien-démocrate, en insistant tant sur les valeurs chrétiennes que sur les cinq millions de locuteurs hongrois vivant dans les pays frontaliers, s’inscrit dans l’héritage du Parti des petits propriétaires (PPP) qui participa brièvement au pouvoir en 1945-1946. Le père de Jozsef Antall, qui avait été commissaire aux réfugiés durant la guerre, fut l’un des dirigeants du PPP et le ministre de la reconstruction. Son fils avait été déchu de sa place d’enseignant d’histoire par la répression de 1956. Il était finalement devenu le discret directeur du Musée et des Archives d’histoire et de médecine avant de participer à la création du MDF en 1987, d’en devenir le président en 1989, puis Premier ministre du pays à 58 ans en 1990. Son programme tient alors en trois objectifs : transition contrôlée vers l’économie de marché ; privatisation « en douceur » des entreprises nationales ; départ des troupes soviétiques et neutralité du pays.

En janvier 1990, dans un discours vibrant devant le Parlement polonais, le Président tchécoslovaque Vaclav Havel allait à l’essentiel : « Pour la première fois, il semble certain que la démocratie et la liberté, la justice et l’indépendance nationale ont vaincu et que le processus que nous avons entamé est irréversible. (...) Les changements que le peuple polonais a imposé malgré des défaites partielles, les transformations capitales qui se produisent en Union soviétique, la transition vers la démocratie en Hongrie et dans la République démocratique allemande, puis notre révolution tranquille en Tchécoslovaquie, la victoire héroïque, chèrement payée des Roumains sur la tyrannie de Dracula, et finalement le mouvement dont nous sommes les témoins en ce moment en Bulgarie - tout cela conflue vers un courant puissant qu’aucun barrage ne peut plus arrêter. »

1989, un processus démocratique réversible ?

Trente ans plus tard, l’histoire hésite pourtant encore à lui donner entièrement raison. Dans plusieurs des pays qui se sont libérés du communisme et de l’impérialisme soviétique, seule l’indépendance nationale est consolidée, tandis que la démocratie, la liberté et la justice ne le sont pas. Dans tous les pays de l’ancien bloc de l’Est, il y a bien des élections représentatives à intervalle régulier et des alternances politiques. Le pluripartisme n’est pas remis en cause, pas plus que la liberté d’entreprendre ni l’économie de marché. Mais l’État de droit n’est manifestement plus sacré pour plusieurs mouvements politiques issus de la transition démocratique et dont certains, arrivés au pouvoir, trouvent légitime d’éroder l’indépendance de la justice, d’assécher le pluralisme de la presse et des médias, de ne plus garantir les droits des minorités, de favoriser dans l’économie le népotisme et les oligopoles. L’appartenance de leur pays à l’Union européenne, depuis 2004, à l’issue d’un processus de négociations et de réformes de plus de dix ans, fonctionne comme un surmoi démocratique et une corde de rappel ; elle contient ces évolutions dans certaines limites. Dans le même temps, ces évolutions caractérisent aussi, de plus en plus, des pays de toute l’Union européenne, comme en témoignent tout particulièrement les politiques menées en 2017-2019 par la coalition de partis de droite et d’extrême-droite en Autriche, et celle de partis d’extrême-droite et anti-système en Italie depuis mai 2018. Depuis 2015, des partis de droite radicale et extrême, pour qui l’État de droit et le pluralisme ne sont pas sacrés et peuvent être relativisés dans l’exercice du pouvoir ont donc participé aux majorités gouvernementales en Finlande, au Danemark, en Belgique, en Italie et en Autriche, ainsi que dans nombre de pays de l’ancienne Europe soviétique : Estonie, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne, Bulgarie - en Roumanie, c’est le parti socialiste issu de l’ancien parti communiste qui tient ce rôle.

Dans cette dynamique des années 2010, la Hongrie tient cette fois encore un rôle d’avant-garde. Cette évolution a en effet été théorisée et mise en pratique par Viktor Orban, Premier ministre hongrois depuis 2010. Viktor Orban se proclame le chantre de la démocratie illibérale. Inventé par le publiciste américain Fareed Zakaria, ce concept désigne un régime où le multipartisme et les élections sont libres ; mais où l’écosystème du libéralisme politique que sont la séparation des pouvoirs, les contre-pouvoirs et l’État de droit, sont asséchés et anémiés. C’est ce qui se passe en Hongrie depuis 2010. Par exemple, il n’y a pas de censure ; mais, faute de moyens, il n’y a plus de presse d’opposition. En économie également, le pluralisme est mis à mal, la concurrence et la liberté d’entreprendre cèdent de plus au plus au népotisme. Dans un ouvrage documenté, rigoureux et courageux, une équipe d’universitaires dirigée par Balint Magyar qualifie le système de gouvernement mis en place par Viktor Orban et son parti d’État mafieux. Viktor Orban n’est donc pas un fasciste ou un dictateur ; c’est en homme de son siècle qu’il pervertit et sape la démocratie.

Selon ses propres termes, Viktor Orban et son parti, le Fidesz (L’Union civique hongroise) ont transformé la République de Hongrie en « démocratie illibérale ». C’est-à-dire en une démocratie qui n’en est plus une ; et un État membre de l’UE qui ne respecte plus les critères politiques d’appartenance à l’Union européenne : être un État de droit fondé sur le pluralisme.

Viktor Orban fait ensuite de l’appartenance à la nation hongroise l’alpha et l’oméga de la vie de chacun. Au nom de la pureté du peuple qui constitue toute nation, forcément homogène, il est xénophobe, anti-roms et antisémite.

Pour autant, son nationalisme est du XXIème siècle : il n’oppose ni ne hiérarchise les nations entre elles, mais veut les prévenir de tout mélange. Il considère que les nations européennes doivent s’allier ensemble pour empêcher la venue de migrants du monde arabo-musulman, individus qu’il réduit à une essence fixe, culturelle et religieuse, qui pourraient contaminer ou dissoudre les sociétés européennes, figées elles aussi dans des essences intemporelles selon lui léguées par le christianisme. Dans sa vision du monde comme d’un choc entre communautés et entre civilisations, son nationalisme est donc européen. Il est là encore un homme de son temps et non du siècle passé.

Au Parlement européen, les eurodéputés hongrois élus du Fidesz, le parti que dirige Viktor Orban, siègent dans le groupe parlementaire de la grande fédération des partis de droite dans laquelle se rassemblent démocrate-chrétiens et conservateurs. Il s’agit du groupe Parti populaire européen (PPE). L’ancrage de l’illibérale Fidesz au sein du PPE qui fédère les droites de gouvernement rend compte de l’histoire de Viktor Orban et de son parti ; une histoire très emblématique de l’évolution des droites et de la démocratie en Europe depuis 25 ans.

En 1988 le Fidesz promouvait le libéralisme tant économique que politique, et son acronyme signifiait alors l’Alliance des jeunes démocrates. Lorsqu’il accède au pouvoir à la faveur des élections législatives de 1998, il met en œuvre une politique de réformes libérale et de centre droit. Viktor Orban est alors le plus jeune chef de gouvernement d’Europe : il a 35 ans. La défaite de son parti quatre ans plus tard le convainc de bifurquer vers une idéologie de plus en plus nationaliste, et progressivement, de plus en plus critique envers les élites en général. Il systématise ce discours de dénonciation des ennemis supposés du peuple hongrois, qui le trahiraient : non seulement les élus gouvernementaux et politiques (les adversaires du Fidesz en somme), mais aussi les Roms et les Juifs. Dans ce cadre, les élites de Bruxelles deviennent des cibles commodes de la doctrine du Fidesz, à la fois car l’UE est présentée comme un pouvoir dirigeant qui, comme toute élite dirigeante, serait corrompue et soucieuse de ses intérêts particuliers en lieu et place de l’intérêt général. Et aussi car l’UE prône une politique d’accueil relatif des personnes migrantes venues de pays musulmans en guerre. Or, invoquant les attentats djihadistes en Europe de l’Ouest, les agressions sexuelles de Cologne la nuit de la Saint-Sylvestre 2015 et les émeutes des banlieues françaises de 2005, le Fidesz est devenu résolument islamophobe. De libéral, le Fidesz est donc devenu un parti populiste de droite. C’est ainsi que le Fidesz a remporté les élections législatives de 2010 puis à nouveau celles de 2014 et de 2018. Comme le Fidesz et Orban depuis huit ans, les partis d’extrême droite et ultra conservateurs européens veulent maintenant transformer l’UE de l’intérieur : il s’agit de faire de l’Europe une forteresse ethniquement homogène, face au multiculturalisme et aux mouvements migratoires.

Il s’agit aussi d’en faire une union de démocraties illibérales. Les citoyens de la République tchèque ont donné un tiers des suffrages au parti ANO créé de toute pièce par Andrej Babis, un entrepreneur qui est le deuxième homme le plus riche du pays, et qui surfe lui aussi sur ce « dégagisme » caractéristique du populisme tout en prônant une politique publique anti-migrants et anti-Roms...et le maintien dans l’UE pour faire face aux périls.

Le gouvernement polonais du parti droit et justice (PiS) revenu au pouvoir en 2015, s’en prend sans vergogne à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance des juges au nom de la lutte contre les élites traditionnelles qui auraient failli. La Commission européenne le menace de sortir le carton rouge (l’article 7 du traité prévoit la possibilité de suspendre les votes d’un État membre qui ne respecte pas l’État de droit). Mais Viktor Orban a déjà fait savoir que la Hongrie s’opposerait à une telle sanction - or, l’unanimité des États membres est nécessaire pour l’appliquer.

Ce type de gouvernement est plus subtil qu’une dictature et les gouvernements hongrois, tchèque et polonais concernés font attention à ne pas sortir grossièrement des clous de l’Union européenne (UE), ne serait-ce que pour continuer à percevoir des fonds structurels qui représentent 4% de leur PIB. Il n’en reste pas moins que l’illibéralisme se caractérise par un assèchement de l’écosystème des libertés politiques et syndicales, du pluralisme et de l’état de droit. Les conditions d’exercice de ces libertés sont difficiles. Par exemple, il n’y a pas de censure mais le gouvernement a fait en sorte que les journaux papiers d’opposition ne puissent plus se financer. La popularité de ces gouvernements repose notamment sur le fait qu’ils prétendent réduire la présence des capitaux étrangers, dénoncés sans nuances comme responsable de la violente crise des années 2010. Dans les faits, cette présence n’a été réduite que dans quelques secteurs visibles, comme les supermarchés, les médias, la banque etc. Elle tient aussi sur la bonne santé de l’économie. Mais, à rebours des proclamations de progrès et de souveraineté économique nationale, celle-ci procède toujours d’une politique d’attractivité d’investissements étrangers. L’économie hongroise, notamment, offre un taux d’imposition des sociétés très bas, une flat tax pour l’impôt sur le revenu, des salaires à bas coût, etc. Ce néo souverainisme et ce néo libéralisme se font toutefois dans les limites imposées par le cadre juridique de l’UE.

Pour autant, ces gouvernements illibéraux mènent au nom du nationalisme des politiques socialement très néo-libérales, au sens anti-social du mot. En Hongrie, alors que le Smic est de 460 € et reste un des plus bas de l’Union européenne, le gouvernement a fait voter en décembre 2018 une augmentation considérable du plafond d’heures supplémentaires autorisées qui passe à 400 par an ; ainsi que la possibilité pour les entreprises d’étaler sur trois ans le paiement de ces heures. Les opposants à ces dispositions parlent de « loi esclavagiste ». Ces dispositions révèlent une pénurie de main d’œuvre dans ce pays où le chômage est très bas (3,7 %). La Hongrie connaît ainsi une émigration régulière qui touche sa population jeune et qualifiée.

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1989 et la redéfinition de l’appartenance européenne vue d’Europe Centrale

En 1989, les aspirations à la liberté et au pluralisme avaient poussé les sociétés des pays communistes d’Europe à braver les dictatures pour changer de régime politique et se libérer d’un joug soviétique en phase de retrait. En 2019, une majorité de citoyens de Hongrie et de Pologne, de Slovaquie et de République tchèque, pays devenus prospères bien qu’encore en phase de rattrapage, adhèrent à des politiques illibérales, tandis qu’une partie de ceux qui n’y adhèrent pas migrent ailleurs au sein de l’Union européenne devenue pour tous un espace de libre circulation et de travail, et qu’une autre partie votent pour les partis d’opposition pour promouvoir l’alternance dans des conditions démocratiques devenues depuis dix ans peu à peu contraintes.

Tous se sentent Européens. Le nouveau clivage des héritiers de 1989 confronte les tenants d’une république européenne qui promeut l’émancipation des individus et l’autonomie de la société d’une part ; ils sont les héritiers de V. Havel. Et les tenants d’une entité européenne utilisée pour promouvoir un État de non-droit et un monde mythiquement figé dans le communautarisme (« européens chrétiens » contre musulmans ; « peuple » contre minorités ; invective contre délibération). De ces derniers, Viktor Orban est la figure de proue et le théoricien. Les héritiers de 1989 ont donc le choix entre l’orbanisation, c’est-à-dire les nationalistes européens qui, par la coopération intergouvernementale entre nations européennes, veulent en revenir à un âge d’or mythique de nations européennes insulaires et protégé du monde, barricadées contre toutes les formes de pluralisme. Et entre ceux pour qui, dans le sillage de la construction européenne et de Vaclav Havel, le pays des Européens est partie prenante du projet d’un Monde habitable, porteur d’espoir et d’avenir, dès lors que l’UE et leurs pays respectifs agissent avec fermeté pour en être le laboratoire.

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. Plus : Jean-Yves Leconte, Quelles variations de l’État de droit dans l’Union européenne ?

En 2021, le Sénat a fait le point de manière précise sur les situations diverses de l’État de droit dans les 27 pays de l’Union européenne. Un sujet majeur puisque sept États membres sont épinglés dans ce rapport solidement documenté et rédigé de manière accessible. Il permet de comprendre pourquoi l’Union européenne s’est récemment dotée d’un nouveau mécanisme, de nature financière, liant le versement des fonds européens aux États membres au respect par ceux-ci de l’État de droit. Un mécanisme dont la mise en oeuvre reste à évaluer.

Ce rapport est un document de référence dont les citoyens peuvent se saisir pour comprendre à la fois les variations de l’État de droit dans l’UE et l’urgence d’une action déterminée à ce sujet. L’un des rapporteurs, le sénateur Jean-Yves Leconte répond aux questions de Pierre Verluise pour le Diploweb.com.


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