En 25 ans, Berlin est successivement passé du statut de ville divisée puis réunifiée à celui de capitale de l’Allemagne, et enfin capitale de l’Europe. C’est une trajectoire tout à fait inédite en Europe et même dans le monde. B. Grésillon met en perspective ce parcours exceptionnel avec beaucoup de clarté.
DE TOUTES les capitales européennes, Berlin est sans conteste celle qui a connu le destin le plus singulier. Tour à tour capitale d’un royaume, puis d’un Empire, puis d’une République, Berlin évoque aussi Germania, capitale mégalomane du IIIe Reich, et la ville déchue et divisée de l’époque du Mur. Tout cela est connu, mais mérite quand même qu’on s’y arrête. Ce qui est moins connu, paradoxalement, c’est l’époque contemporaine, autrement dit la période post-chute du Mur. Or, analyser l’essor de Berlin à cette époque s’avère être un exercice passionnant.
En effet, comment expliquer la transformation, en 25 ans, d’une ville divisée en une capitale, non seulement de l’Allemagne mais aussi de l’Europe ? Comment Berlin passe-t-il du statut de « laboratoire de la réunification » à celui de « capitale de l’Europe » ?
Pour répondre à ces questions, un rapide détour par l’histoire est nécessaire, car seule l’histoire permet d’expliquer le statut de Berlin en 1989 /1990. Puis nous nous pencherons sur la décennie 1990, celle de toutes les attentes, de tous les possibles, de tous les enjeux. Enfin, nous analyserons de manière plus approfondie la période contemporaine (2000-2015), celle de l’irrésistible ascension de Berlin.
C’est en 1871, après sa victoire écrasante sur la France, que l’Allemagne entre dans la modernité. D’une part, le pays, composé de principautés de taille et d’importance fort variables, est enfin unifié sous la férule du chancelier Bismarck. Le Reich s’affirme alors comme une nouvelle puissance en Europe. D’autre part, Berlin, jusque-là capitale de l’immense royaume de Prusse, qui s’étend du Rhin au Niémen, devient capitale du Reich.
Il faut à la ville des attributs de capitale. En 1894 est inauguré le Reichstag, sur des plans de l’architecte Wallot, non loin de la Porte de Brandebourg et de l’avenue Unter den Linden, les deux autres symboles de la cité. La ville elle-même opère sa mue suite au vaste plan d’aménagement de l’architecte Hobrecht, qui prévoit une ville de blocs d’habitation et d’immeubles de quatre étages répartis le long de grands axes, un peu à la manière du baron Haussmann à Paris et de Cerda à Barcelone. Qui plus est, les faubourgs sont absorbés dans la nouvelle agglomération et transformés en quartiers ouvriers (Wedding, Moabit, Tempelhof). Qu’aurait dit Madame de Staël, qui affirmait au début du XIXè siècle dans De l’Allemagne que Berlin ne faisait pas une impression assez sérieuse ? [1] Vraisemblablement que Berlin était d’abord et avant tout une ville industrieuse. Sous l’impulsion de grands groupes industriels comme Siemens, AEG ou Borsig, Berlin devient à la fin du XIXè siècle une ville-usine, laborieuse, travailleuse. Certains groupes industriels se font édifier de véritables villes dans la ville, comme la Siemensstadt au nord-ouest [2]. Les quartiers ouvriers de Prenzlauer Berg, Kreuzberg, Moabit, Kreuzberg sont transformés en « Mietskasernenstadt », autrement dit en « villes de casernes locatives » de triste mémoire.
La chute de l’Empire en 1918 et la proclamation de la République de Weimar n’empêchent nullement Berlin de continuer à prospérer. Tout d’abord, la ville réalise un véritable saut qualitatif sur le plan spatial. En effet, en 1920 est créé le Grand Berlin, par annexion des communes alentours. Cela signifie que la ville de Berlin devient une métropole, mieux : une Weltstadt voire une mégalopole sur le modèle américain, comprenant 3,8 millions d’habitants sur 880 km2, soit 45 km d’Est en Ouest et 38 km du Nord au Sud. Ensuite, les années 1920 constituent un climax culturel qui fait de Berlin la capitale de la modernité et lui permet de rivaliser directement avec Paris.
La période national-socialiste sonne le glas de cet âge d’or culturel. Les opposants au régime sont pourchassés et emprisonnés. Berlin devient Germania, capitale du « Reich de mille ans ». Ville en ruines après les bombardements de 1945, Berlin se reconstruit dans la douleur et dans la division. En 1949 sont proclamées coup sur coup la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA), dont Berlin Est devient la capitale. Théâtre de la guerre froide et de l’opposition de l’Europe en deux blocs antagonistes, Berlin perd tout pouvoir et toute attractivité. L’érection du Mur en 1961 scelle la division de la ville et son déclassement. La chute du Mur le 9 novembre 1989 vient brutalement changer la donne.
Moins d’un an après la chute du Mur, les deux Allemagne se réunifient solennellement le 3 octobre 1990. De « Frontstadt », ville-front, Berlin devient « le laboratoire de la réunification ». Le chantier était à la mesure du défi. Il fallait raccorder les lignes de métro et de S-Bahn, rouvrir et réaménager les « stations-fantômes », raccorder les rues anciennement coupées en deux par le Mur. Mais le plus dur fut bien de réunifier les esprits. En effet, des différences de mentalité subsistaient entre Allemands de l’Est et Allemands de l’Ouest. Même si le Mur avait physiquement disparu, il subsistait dans les têtes, comme le notaient de nombreux éditorialistes et journalistes.
Du coup, le vote du 20 juin 1991 passa presque inaperçu, alors qu’il allait changer, de nouveau, le destin de la ville. Le 20 juin 1991, par un vote solennel au Parlement (ce dernier siégeait toujours à Bonn), les députés décidèrent, à une très courte majorité, de refaire de Berlin la capitale de l’Allemagne réunifiée. Il fallut tout le talent de persuasion d’un Willy Brandt, ancien chancelier mais aussi ancien maire de Berlin-ouest, pour faire pencher la balance au profit de Berlin et aux dépens de Bonn. Berlin présente par conséquent un cas de figure unique au monde, celui d’être non seulement une ville et un Land autonome mais aussi une capitale après avoir été déchue de cette fonction pendant 40 ans. La loi confirme ce triple statut de ville-Land-capitale. Ainsi, l’article 2 de l’accord de réunification stipule avec sobriété : « Hauptstadt Deutschlands ist Berlin » (« la capitale de l’Allemagne est Berlin »). A partir de là, Berlin devient officiellement la capitale de l’Allemagne tout en étant un Bundesland. Quant à l’article 1 paragraphe 1 de la Constitution berlinoise, il affirme : « Berlin ist ein Land und eine Stadt » (« Berlin est un Land et une ville »).
Mais Bonn n’a pas tout perdu. Pour compenser la perte des pouvoirs fédéraux, les députés du Bundestag décident de conserver six ministères sur les bords du Rhin, ainsi que le siège allemand des Nations unies. Cela fait de Berlin une capitale légèrement amputée et surtout, nul n’a l’impression que Berlin est capitale puisque dans les faits, il faudra attendra la toute fin de la décennie 1990 pour que les organes fédéraux déménagent enfin des rives du Rhin à celles de la Spree.
Les années 1990 constituent donc pour Berlin une décennie paradoxale. Berlin est un nain politique. Berlin n’est capitale que sur le papier, pas dans la réalité. C’est à Bonn que siègent le chancelier Helmut Kohl ainsi que les députés. Ministères et ambassades sont toujours implantés à Bonn. En revanche, sur le plan urbanistique, la décennie 1990 est celle des grands chantiers. Chantier économique tout d’abord, avec la Potsdamer Platz, réputé « le plus grand chantier d’Europe », qui voit s’ériger, sous l’égide de Renzo Piano, un immense quartier d’affaires et de commerces en plein cœur de Berlin. Chantier politique ensuite, avec l’édification le long de la Spree du Reichstag rénové par Norman Foster et du « ruban fédéral », destiné à accueillir les bureaux des députés. Chantier logistique enfin, avec la construction d’une nouvelle gare centrale et d’un tunnel passant sous le Tiergarten. C’est lors de la décennie suivante que ces chantiers vont prendre tout leur sens.
A partir de 2000, les choses s’accélèrent de nouveau pour Berlin. En effet, les organes fédéraux – chancellerie, Bundestag, Bundesrat, ministères – déménagent de Bonn à Berlin. Berlin redevient enfin capitale. La ville se remet à peser sur le plan politique. Bonn, qui pourtant conserve six ministères (mais pas les plus importants), présente soudain un caractère provincial, tandis que Berlin, en héritant des organes politiques fédéraux, gagne en crédibilité. En outre, sur le plan culturel et scientifique, Berlin a acquis une renommée internationale. Avec ses neuf orchestres symphoniques dont le fameux Philharmonique de Berlin, ses trois opéras et sa quarantaine de théâtres subventionnés, Berlin présente un paysage culturel plus dense que celui de Paris ou de Londres. Sur le plan de la recherche, avec ses trois universités, ses instituts Max-Planck et Fraunhofer, la capitale allemande fait plus que soutenir la comparaison avec ses homologues française et britannique. Sur le plan touristique, Berlin a accueilli 11,4 millions de touristes en 2015, ce qui fait de la ville la troisième destination derrière Paris et Londres mais devant Rome, Florence ou Venise. Tout cela fait de Berlin en 2015, 25 ans après la réunification, une « vraie » capitale, que plus personne, en Allemagne ou à l’étranger, ne songe à contester.
Enfin, il est un autre domaine, auquel on pense moins, mais qui joue un rôle fondamental dans l’affirmation de Berlin sur la scène internationale, c’est la politique extérieure. Depuis quelques années, Berlin développe avec succès une diplomatie d’influence. Aidée par les succès de son industrie à l’export, l’Allemagne a constitué avec les Etats-Unis, avec la Chine ou avec l’Inde des partenariats économiques et politiques solides. En matière démographique, le pays compense en partie la faiblesse de sa natalité par l’accueil de migrants étrangers, à tel point que l’Allemagne, avant même la crise des réfugiés, était devenue le deuxième pays d’immigration après les Etats Unis. Le pays, qui prévoit d’accueillir un million de réfugiés en 2015, a montré la voie à l’Autriche et à la France qui ont fini par accepter d’ouvrir à leur tour leurs frontières, toutefois dans des proportions beaucoup moins importantes. Cela montre à quel point, sur un sujet ô combien sensible, Berlin fait entendre sa voix en Europe.
Il est un autre sujet où la voix de l’Allemagne est prépondérante en Europe, c’est le domaine économique. On sait aujourd’hui que la cure d’austérité imposée aux pays du Sud de l’Europe – Portugal, Espagne, Grèce, Italie – a été en partie voulue par l’Allemagne et par son puissant ministre des finances, Wolfgang Schäuble. On sait aussi que c’est l’Allemagne qui n’a pas voulu entendre parler d’une éventuelle renégociation de la dette grecque et qui s’est montré inflexible avec Athènes. A chaque fois, l’Allemagne impose ses vues à l’ensemble de l’Europe. Cela se fait d’autant plus facilement que les Allemands ont massivement investi les organes politiques de Bruxelles. Ainsi, huit directions générales sont présidées par des Allemands (contre quatre pour les Français). Les secrétaires généraux du Conseil des ministres et du Parlement sont allemands [3]. Le président du Parlement, Martin Schulz, est allemand, et le président du Conseil européen, le polonais Donald Tusk, a été imposé par Angela Merkel dont elle est l’alliée politique. Quant aux commissaires européens, ils ont recours à du personnel allemand afin de faciliter les contacts, jugés indispensables, avec la chancellerie de Berlin. En d’autres termes, le leadership allemand à Bruxelles est de plus en plus net.
Ainsi, en 25 ans, Berlin est successivement passé du statut de ville divisée puis réunifiée à celui de capitale de l’Allemagne, et enfin capitale de l’Europe. C’est une trajectoire tout à fait inédite en Europe et même dans le monde. Cette montée en puissance s’est faite sans heurts, d’autant plus que Berlin ne met pas particulièrement en avant son leadership. Il ne faut pas oublier que l’Allemagne est un pays fédéral et qu’il ne faut pas froisser la susceptibilité des puissantes capitales régionales, Munich, Hambourg ou Francfort. Il n’en reste pas moins que le rôle de Berlin est désormais incontesté en Allemagne… et que le poids de la chancellerie se fait de plus en plus sentir dans les affaires européennes.
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