Mur de Berlin : vie, mort et héritage géopolitique

Par Gérard-François DUMONT, le 18 octobre 2009  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Recteur. Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne. Président de la revue Population & Avenir www.population-demographie.org. Auteur de nombreux ouvrages, co-auteur de Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009.

Les murs entre les hommes sont faits pour être détruits. Celui de Berlin, qui exprimait le refus de toute liberté migratoire dans les pays communistes, n’a pas manqué pas à la règle. Mais il laisse dans l’histoire architecturale, économique, comportementale, des traces visibles et son héritage géopolitique n’a pas fini d’exercer des effets.

Voici une mise en perspective géopolitique de la vie, de la mort et de l’héritage géopolitique du mur de Berlin, illustrée par des photographies et deux encarts.

DE TOUS les murs construits par l’homme, celui de Berlin présente dans l’histoire géopolitique une situation originale. C’est le seul mur dont les effets juridiques sont niés douze ans avant que son érection soit réalisée. En effet, la Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne (RFA) [1], promulguée le 23 mai 1949, définit la nationalité allemande en se référant au territoire du Reich tel qu’il existait le 31 décembre 1937. Son article 116 précise : « Sauf réglementation législative contraire, est Allemand au sens de la présente Loi fondamentale quiconque possède la nationalité allemande ou a été admis sur le territoire du Reich allemand tel qu’il existait au 31 décembre 1937 [2], en qualité de réfugié ou d’expulsé appartenant au peuple allemand, ou de conjoint ou de descendant de ces derniers ». La Loi refuse implicitement d’accepter comme définitive pour les Allemands ainsi définis la nationalité de tout autre Etat existant ou susceptible d’être créé puisqu’ils conservent leur droit à la nationalité allemande. Cette Loi signifie donc que le « rideau de fer » [3], déjà installé par les Soviétiques au moment où cette Loi entre en application, comme le mur de Berlin construit par la suite mais dont personne n’imaginait alors l’érection, n’ont aucun effet juridique privant les Allemands de leur nationalité au sein de la République fédérale d’Allemagne. Elle explique également pourquoi, dans la pratique, la réunification allemande du 3 octobre 1990, ainsi que l’accueil des Aussiedler, ces personnes de souche allemande originaires de territoires de l’ex-URSS, se sont assez aisément effectués par simple application de la Loi fondamentale [4], sans qu’il soit nécessaire de discuter et de promulguer de nouveaux textes.

Bien que n’ayant aucun effet juridique au regard du droit de tous les Allemands à la nationalité de la République fédérale d’Allemagne, le mur a néanmoins été construit. Il convient donc de présenter les facteurs ayant conduit à son érection. Ensuite, il faut préciser combien le mur était beaucoup plus qu’un mur stricto sensu. Pourtant, en dépit des risques, il n’est pas resté totalement infranchissable. Enfin, il convient de se demander si, vingt ans après le démantèlement du mur, s’exercent encore des conséquences géopolitiques de son existence.

Avant le mur, une hémorragie démographique continuelle

Pendant quarante ans, la République démocratique allemande (RDA), fondée le 7 octobre 1949 sous influence soviétique, empêche et refuse toute unité de l’Allemagne [5]. Comme l’explique par exemple une brochure touristique distribuée en 1970 en Allemagne de l’Est, « la RDA entretient des relations particulièrement étroites avec l’Union soviétique et les autres pays socialistes frères. Elle se prononce pour la reconnaissance des frontières actuellement en Europe ». Cette position constante, bien évidemment conforme à celle de l’URSS, et d’ailleurs prévisible dès la construction du « rideau de fer » courant de Lubeck jusqu’en Tchécoslovaquie et au-delà, se cristallise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à Berlin. Mais c’est également à Berlin que se cristallise le refus de l’Ouest d’accepter définitivement la partition de l’Allemagne.

En effet, il n’y aurait jamais eu de mur de Berlin si les Américains et les Anglais n’avaient réagi, avec une constance, une efficacité et un courage remarquables au blocus de Berlin. Rappelons qu’en 1948, Berlin est partagée entre quatre zones d’occupation : américaine, française, anglaise et soviétique, tandis que toutes les régions allemandes limitrophes de Berlin sont sous contrôle militaire soviétique. Le 24 juin 1948, les Soviétiques, qui occupent donc Berlin-Est [6], décident d’entreprendre un blocus de Berlin-Ouest, c’est-à-dire des trois zones de Berlin sous contrôle militaire occidental. Il s’agit pour eux d’étendre leur sphère d’influence, en escomptant peut-être à terme l’application du postulat prêté à Lénine : « qui tient Berlin tient l’Allemagne ». Le blocus consiste à couper, sous prétexte de « raisons techniques », les communications terrestres entre les trois secteurs de Berlin-Ouest (anglais, américain et français) et l’Allemagne occidentale. La réussite du coup de force que représente de blocus aurait donc signifié l’abandon par les alliés occidentaux de Berlin-Ouest et son occupation par les Soviétiques. Mais, pendant près de onze mois, jusqu’au 12 mai 1949, les Américains et les Anglais organisent un pont aérien pour ravitailler les berlinois de l’Ouest, soit 277 728 vols en 322 jours. Le principal aéroport actuel de Berlin, Tegel, est d’ailleurs la conséquence de ce pont aérien puisqu’il est construit en secteur français d’août à novembre 1948 pour compléter les aéroports existants de Tempelhof en secteur américain et de Gatow en secteur britannique.

Contrairement à l’espoir de dirigeants soviétiques, le pont aérien résiste à la fois à l’hiver et aux brimades des Soviétiques : projecteurs aveuglant les pilotes, interférences radio, tirs sol-sol, tirs de DCA [7]… Il empêche ainsi Berlin-Ouest de tomber dans l’escarcelle soviétique. En effet, son maintien, malgré 76 morts et un coût financier considérable, finit par contraindre les Soviétiques à mettre fin au blocus, décision annoncée par l’agence Tass le 25 avril 1949. La volonté des alliés occidentaux de ne pas abandonner Berlin-Ouest au totalitarisme soviétique constitue les prémices de la décision qui va conduire à la construction du mur de Berlin. Mais le facteur essentiel provient du comportement des Allemands de l’Est face aux soviétiques et à leurs dirigeants dans un contexte où l’intégration de Berlin-Ouest à l’Allemagne et à l’Europe libre s’accentue.

En 1950, un Land de Berlin-Ouest est constitué au sein de la nouvelle République fédérale d’Allemagne, même si son territoire reste interdit de toute militarisation allemande, ce qui signifie notamment que les berlinois ne font pas de service militaire. En 1957, le statut d’un Berlin-Ouest appartenant géopolitiquement à l’Europe de l’Ouest est conforté par l’intégration de la république fédérale d’Allemagne dans le traité de Rome. L’existence d’une enclave occidentale au milieu d’un territoire contrôlé par la RDA communiste s’en trouve confortée. Elle s’avère insupportable pour les Soviétiques car, chaque jour, des Allemands de l’Est y « votent avec leurs pieds » [8] en fuyant le régime soviétique. Pour la police de RDA, il devient difficile de contrôler, chaque jour, les 500 000 personnes qui traversent la ligne de démarcation berlinoise, à pied ou par les réseaux de communication ferroviaire et métropolitain pour se rendre au travail, pour faire des achats ou pour visiter de la famille. Berlin-Ouest est donc le principal espace de transit des Allemands de l’Est émigrant à l’Ouest. En 1958, déjà plus de trois millions d’allemands de l’Est ont fui la RDA pour la RFA, la plupart via Berlin. Pour le gouvernement de l’Est, cette hémorragie humaine, montrant à la face du monde la faible adhésion à la soviétisation de l’Allemagne de l’Est et privant le pays de main-d’œuvre, est inacceptable. S’y ajoute le risque, si les flux se prolongent, de ne plus guère avoir de peuple à gouverner. Certains imaginent même une sorte de réunification de l’Allemagne par le départ de l’Est de tous ses habitants.

Le 27 novembre 1958, l’URSS tente une nouvelle fois de contrôler Berlin-Ouest en lançant un ultimatum exigeant le départ des troupes occidentales dans les six mois pour faire de Berlin une « ville libre » soi-disant démilitarisée. Les alliés occidentaux refusent. Et les Allemands de l’Est continuent à fuir. En août 1961, l’émigration cumulée depuis la création de la RDA concerne désormais 3,6 millions de personnes. En 1960, la RDA compte à nouveau un solde migratoire négatif, chiffré à 216 642 personnes [9]. Cette émigration massive, qui a déjà fait perdre à la RDA près du cinquième de sa population, a une forte signification géopolitique : le refus de la légitimité de cet État imposé qu’est la RDA. Les Soviétiques prennent alors la décision de faire supprimer par la RDA la ligne de démarcation berlinoise afin d’empêcher toute nouvelle émigration : c’est le mur de Berlin, appelé rapidement le « mur de la honte ». Ses prémices, que l’Ouest n’interprète pas dans l’instant, commencent en fait les 12 et 13 juin 1961 avec la pose de grillages et de barbelés autour de Berlin-Ouest, pose à laquelle les occidentaux n’ont aucun moyen de s’opposer sauf à déclencher une guerre. Puis les Soviétiques choisissent une date idéale pour l’érection du mur : le 13 août 1961, soit en plein pont estival pendant lequel nombre de chancelleries et de chefs d’Etat occidentaux sont en vacances et donc pris de cours. La RDA annonce avoir l’agrément du pacte de Varsovie et présente la construction, selon une rhétorique communiste courante, comme un « mur de protection antifasciste ». Des unités armées de la RDA encerclent Berlin-Ouest de façon hermétique et l’érection du mur, fruit d’une préparation longue et minutieuse, se réalise dans un temps record.

Le mur, beaucoup plus qu’un mur

Le mur est davantage qu’un simple mur pour quatre raisons. D’abord, sa construction s’accompagne d’autres réalisations devant lui donner un caractère totalement infranchissable. Au mur stricto sensu, que voient les habitants de l’Ouest, sont adjointes pas moins de huit installations parallèles, en commençant, au pied du mur côté Est, par des obstacles empêchant de l’approcher en voiture, une route pour les patrouilles, puis un réseau de lampes pour éclairer le mur et un réseau de tours de surveillance. Ensuite, toujours en allant vers l’Est, on trouve des mines anti-personnelles, des pièges pour tanks, des barrières d’alarme, et enfin un mur faisant barrière coté Est. Après 1965, le mur est rendu plus efficace encore : il est remplacé par des blocs de béton de 3,5 m de hauteur, surmontés d’un tuyau pour empêcher la prise de mains ou de grappins.

En deuxième lieu, au mur courant sur 155 km autour de Berlin-Ouest s’ajoutent ensuite les « murs » créés par la fermeture des réseaux de communication ferroviaires et métropolitains entre Berlin-Ouest et Berlin-Est.


Les caractéristiques techniques du mur de Berlin et de ses protections

Longueur totale de la « ceinture autour de Berlin ouest : 155 kilomètres, dont :
. longueur entre Berlin-Ouest et Berlin-Est : 43,1 km.
. longueur entre Berlin-Ouest et la RDA : 111,9 km.
Mesures d’un segment de mur :
. Hauteur : 3,6 m. au minimum.
. Largeur 1,20 m.
. Profondeur au sol 2,10 m.
Tours de contrôle : 302
Unités de chiens de garde : 259.
Miradors : 93.
Bunker : 20.


En troisième lieu, l’encerclement réalisé par le mur est rendu plus efficace par la diminution considérable des points de passage : il y en avait 81 avant août 1961. 69 sont fermés dès le 13 août 1961, avec des barbelés et des murs de briques. La porte de Brandebourg est fermée le 14 août et quatre autres points de passage le 23 août. Il n’en reste donc plus que 7. Aussi les échanges économiques cessent-ils pratiquement entre les deux Berlin : 63 000 berlinois de l’Est perdent leur emploi à l’Ouest, et 10 000 de l’Ouest perdent leur emploi à Berlin-Est. Toutefois, après un accord quadripartite en 1971, le nombre des points de passage sera porté à dix.

Enfin, l’érection du mur s’accompagne aussi du murage de fenêtres des immeubles et maisons situés à Berlin-Est à proximité des aménagements liés au mur.

Une des conséquences du mur est de faire perdre encore davantage de vie au centre historique (Mitte) de Berlin situé du côté Est. Il se trouve alors placé en quelque sorte en état d’hibernation, d’autant que l’entretien urbain laisse à désirer quand il n’est pas abandonné. En particulier, les magnifiques bâtiments situés sur l’île des musées, y compris l’important musée de Pergame, souffrent du temps et des intempéries.

Mur de Berlin : vie, mort et héritage géopolitique

Photo 1. Un joyau du musée de Pergame à Berlin : un lion de Babylone © Cliché Gérard-François Dumont - 2007.

Néanmoins, au fil des années, la RDA ressent le besoin de récupérer des devises touristiques. Elle décide donc d’accorder des permis de séjour journaliers valables 24 heures et autorise l’organisation de visites, essentiellement accompagnées, de Berlin-Est, moyennant le paiement d’une taxe pour les visiteurs étrangers ou originaires de la République fédérale d’Allemagne. Pour ces visiteurs étrangers, un point de passage unique, ouvert jour et nuit, est assigné sur la Friedrich Strasse (Chekpoint Charlie). En outre, la RDA instaure une obligation de change lors de chaque « excursion touristique ». Pour que les choses soient claires, le guide [10] précise : « des devises en deutschemarks ainsi que toutes les autres devises occidentales peuvent être emportées sans limitation. En revanche, la sortie de marks de la RDA ou de devises de pays du bloc socialiste de l’Europe de l’Est est interdite. »

En 1965, pour illustrer sa supériorité et accroître les rentrées touristiques, Berlin-Est construit une haute tour de 361,5 mètres sur l’Alexanderplatz. La boule de la tour comprend un restaurant, pivotant toutes les heures sur son axe. Cette tour sert également de relais télévision et de poste d’observation militaire.

Outre les différents aspects précisés ci-dessus, le mur se dédouble d’une multitude de « murs », fruits de la coupure géographique et politique de la ville : construction orientée vers des modèles de société différents, perte de l’unité du corps urbain, constitution d’une périphérie intérieure à la ville des deux cotés du mur, perte du centre-ville, pertes de structures économiques innovantes des deux côtés, coûts de fonctionnement élevés par le dédoublement des grands équipements concernant la culture (deux opéras), l’éducation (deux universités), les sciences (deux parcs zoologiques) [11].

Entrouvert dans le sens Ouest-Est pour récupérer des devises auprès de touristes occidentaux, le mur de Berlin est-il totalement hermétique dans le sens Est-Ouest ?

Les « passe muraille » du mur

Pour le général des armées RDA Karl-Heinz Hoffman, le mur de Berlin est le système de sécurité des frontières le meilleur au monde, en raison de ses qualités techniques incontestables et de l’ampleur des moyens de surveillance. Mais, tout au long des 28 ans de l’histoire du mur, l’appel de la liberté reste constant. Aussi, pendant ces années, des milliers d’allemands de l’Est tentent néanmoins de le franchir, au péril de leur vie. Au total, d’août 1961 au 8 mars 1989, 5 075 personnes réussissent à s’évader de l’Est pour Berlin-Ouest par tous les moyens possibles : escalade pour la plupart d’entre eux, mais aussi souterrains, voitures spécialement transformées, fuites à la nage sur la Spree... Toutefois, 588 périssent dans cette tentative, dont quelques modestes tombes se voient du côté ouest, près de la porte de Brandebourg. Parmi les dernières victimes (13 février 1989), Winfried Frundenbereg est mort de froid dans la nacelle d’un ballon en plastique qu’il avait fabriqué.

Photo 2 : Près de la porte de Brandebourg, la tombe d’une des dernières personnes tuées alors qu’elle tentait de passer le mur de Berlin : Chris Geoffroy, le 5 février 1989 © Cliché Gérard-François Dumont - 2007.

L’imperméabilité, très partiellement imparfaite, du mur résulte donc de la volonté de fuir le régime liberticide de la RDA, et, en outre, de l’attitude de divers garde-frontières anonymes, négligeant de viser en faisant feu. Au fil des années, certains d’entre eux, détestant avoir à tirer sur leurs compatriotes, désertent d’ailleurs pour ensuite apporter leur aide aux passeurs de l’Ouest, où une organisation d’aide se met en place. En particulier, le musée « Haus am Checkpoint Charlie », inauguré dès le 14 juin 1963 à Berlin-Ouest, permet d’observer les mouvements des gardes et d’accueillir les émigrés passés clandestinement.

La mort du mur

En 1989, le gouvernement de la RDA ne parvient plus à enrayer l’émigration car celle-ci utilise un nouvel espace de transit, la Tchécoslovaquie, pour se rendre en Hongrie. Et ce pays finit, sous la contrainte des milliers de voitures fuyant l’Est, par ouvrir ses frontières avec l’Autriche. Cette ouverture est définitivement actée le 10 septembre 1989 par le démantèlement définitif du rideau de fer à la frontière austro-hongroise [12]. Le mur de Berlin, puisqu’il peut être et est contourné par ces Allemands de l’Est qui fuit avec leurs voitures trabans, perd largement de son utilité initiale. Sa fin se trouve programmée, bien qu’encore non datée.

Puis, le 9 novembre 1989, Günter Schabowski, membre du bureau politique, annonce la décision du gouvernement de RDA vis-à-vis des Allemands de l’Est : « les voyages privés à destination de l’étranger peuvent désormais être demandés sans aucune condition particulière ». Quelques heures plus tard seulement, les douaniers de Berlin ne parviennent plus à faire face à la demande et ne peuvent faire autrement de que de laisser simplement passer. Le mur est vaincu.

Ensuite, fin 1989 et en 1990, le mur est démantelé à raison de 100 mètres en moyenne par nuit, avant l’organisation d’une démolition officielle qui se termine fin 1991. La ville de Berlin réunifiée semble avoir tourné la page de la division. La circulation s’effectue désormais sans contrainte de l’Est à l’Ouest, comme de l’Ouest à l’Est, sur des réseaux métropolitain, ferroviaire, et de bus totalement modernisés au cours des années 1990. Dans les années 2000, une nouvelle gare centrale flambant neuve symbolise la fin de l’œuvre de réunification par la réalisation d’un nœud central pour les réseaux de transports publics.

Le mur toujours présent ?

Le mur physique, c’est-à-dire la distinction entre Berlin-Ouest et Berlin-Est, a donc disparu, à l’exception de six pans de mur conservés pour mémoire et de marques sur la chaussée rappelant son existence [13]. L’ex-Berlin-Ouest et l’ex-Berlin-Est forment un unique Land. Mais existe toujours une sorte de mur géopolitique que tout observateur attentif peut constater. À l’Ouest, le legs du nazisme marque les cicatrices de la ville et plus particulièrement avec cette ruine impressionnante de l’église commémorative de l’empereur Guillaume (Kaiser Wilhelm), appelée « dent creuse » par les Berlinois. Le Reichstag, incendié le 27 février 1933 et transformé en ruine en mai 1945 lors de la bataille de Berlin, n’est pas reconstruit à l’identique de son architecture de la fin du XIXe siècle. La réalisation par Norman Foster d’une coupole en verre, se voulant symbole d’une démocratie transparente, laisse deviner au cœur de Berlin les stigmates hitlériennes de l’histoire de l’Allemagne. En revanche, à l’Est, ne subsiste aucun trait du nazisme, même si ce passé est désormais rappelé dans le quartier juif où la synagogue a été reconstruite.

Photo 3 Le siège du Bundestag, la chambre des députés de la république fédérale d’Allemagne dans l’ancien Reichstag remis en état et repensé, après la réunification de 1990, avec sa coupole en verre symbolisant la démocratie © Cliché Gérard-François Dumont - 2007.

Photo 4. Des pans conservés du mur de Berlin et des panneaux sur l’histoire du mur devant la gare de métro de la Postdamer platz © Cliché Gérard-François Dumont - 2007.

Photo 5. Près de la Postdamer platz, une plaque au sol rappelant que le mur de Berlin passait à cet endroit, sur laquelle est écrit : « Berliner mauer 1961-1989 » © Cliché Gérard-François Dumont - 2007.

Une deuxième différence entre les deux Berlin est également architecturale : à l’Ouest, les immeubles d’habitations de grande hauteur se trouvaient de facto bannis et d’ailleurs en rien justifiés par la faible pression foncière sur un territoire de 484 km2, soit près de cinq fois la superficie de Paris. Ainsi Berlin-Ouest comporte-t-elle de vastes espaces de campagne et, évidemment, ne s’est pas étendue. En revanche, l’Est a voulu faire preuve de « modernité », par exemple avec l’Alexanderplatz et par la construction des « lambeaux successifs de banlieues grandiosement répétitives » [14]

Le maintien de la division de Berlin se lit également dans la statuaire socialiste, bien entendu absente de l’Ouest, mais toujours présente ci et là à Berlin-Est, avec Marx, Lénine, ainsi que la faucille et le marteau. En outre, l’empreinte de la RDA demeure avec le palais de la république (de RDA), bâtiment sans âme des années 1950, construit à la place de l’ancien palais impérial détruit en 1950 sur l’ordre de Walter Ulbricht, sur une place alors dénommée « Marx-et-Engels ». Un lambeau omis lors de la destruction et une exposition réalisée par les partisans de la reconstruction du palais impérial permettent de juger des dégâts causés par cette destruction de bâtiments d’un grand intérêt architectural et artistique. La question de sa reconstruction n’est toujours pas réglée, d’autant que les finances berlinoises ne sont guère excellentes.

En quatrième lieu, le mur demeure effectivement une cicatrice économique et humaine. Avant la Seconde Guerre modiale, Berlin est le plus gros et le plus innovant pôle économique et surtout industriel d’Allemagne. Après 1945, Berlin-Ouest, en raison de son statut d’exception (accessibilité limitée, position par rapport aux fournisseurs et aux débouchés, départ de la population et des ouvriers qualifiés), se trouve contrainte et écartée de tous les secteurs d’entreprise innovants. L’économie berlinoise devient morose, reposant sur les prébendes de l’Ouest et prenant l’habitude d’être une économie aidée et protégée. À Berlin-Est, le système d’économie planifié socialiste, avec des entreprises étatisées et une organisation en grandes entreprises, entraîne déficience dans l’organisation et la rentabilité de l’économie.

Depuis 1990, Berlin bénéficie de l’apport d’administrations politiques nationales, de l’implantation d’institutions allemandes diverses, de l’installation d’établissements, voire de sièges sociaux d’entreprises renommées et surtout d’un essor touristique. Berlin a retrouvé ses « Champs Elysées », avec l’avenue Unter den linden (sous les tilleuls), artère Ouest-Est allant de la porte de Brandebourg jusqu’à la place du château (détruit). Mais le développement économique de Berlin demeure modeste et plutôt inférieur à ce qui était généralement escompté lors de la réunification de 1990. Car quarante années de régime communiste ou d’économie bridée par le maintien du mur ne s’effacent pas rapidement. Sur l’île des musées ou à proximité, devenu un haut lieu touristique, toujours guère de commerces. En revanche, un marché propose essentiellement tous les restes de la période socialiste (insignes militaires, sculptures miniatures de Lénine…). Les comportements ont la vie dure, les employés issus de l’Est conservent souvent une attitude peu ouverte, et peu inventive.

Photo 6. La nouvelle chancellerie de la république fédérale d’Allemagne construite à Berlin, redevenue la capitale politique, après la réunification de 1990 © Cliché Gérard-François Dumont - 2007.

Photo 7. Le siège du Bundesrat, l’assemblée parlementaire des Länder de l’Allemagne à Berlin, redevenue la capitale politique après la réunification de 1990 © Cliché Gérard-François Dumont - 2007.

En outre, le démantèlement du mur a été pour les berlinois de l’Ouest l’élargissement de leur espace de liberté. Nombre d’entre eux sont partis habiter au-delà des frontières de Berlin. La population de la ville a diminué certaines années, sous l’effet d’un solde migratoire négatif, tandis que le solde naturel est également négatif en raison d’une faible fécondité, comme dans l’ensemble de l’Allemagne [15]. De façon générale, l’Allemagne reste encore divisée [16], car la frontière Est-Ouest continue à se lire sur de nombreuses cartes concernant la fécondité, les migrations, le niveau de vieillissement, l’économie…

Le paradoxe géopolitique berlinois

Les murs entre les hommes sont faits pour être détruits. Celui de Berlin, qui exprimait le refus de toute liberté migratoire dans les pays communistes [17], n’a pas manqué pas à la règle. Mais il laisse dans l’histoire architecturale, économique, comportementale, des traces visibles et son héritage géopolitique n’a pas fini d’exercer des effets [18]. Après les milliards d’euros dépensés pour relever Berlin depuis 1989, et bien que la ville connaisse une seconde chance, après la période 1871-1945, d’exercer la fonction de capitale de l’Allemagne, Berlin reste mutilée physiquement et moralement par le mur qui l’a transformée en Janus. La réunification n’a pu faire de miracles, notamment face à la rémanence de certains comportements imposés par les Soviétiques à la population de l’Est. Berlin n’est encore qu’une grande métropole en devenir dont les distorsions socio-spatiales, accentuées par le mur, sont encore trop nombreuses pour favoriser un déploiement suffisamment efficace [19]. Toutefois, pour Berlin, une des chances de mieux effacer le mur tient à l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, qui a transformé son positionnement géographique excentré dans l’Union européenne en une place enviable.

D’où le paradoxe géopolitique berlinois. Le rôle géopolitique externe de la ville s’accroît au fur et à mesure que l’Allemagne évolue vers un rang international mieux conforme à son poids économique. Une telle évolution est, par exemple, attestée par ces réunions « cinq plus un » regroupant les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu et l’Allemagne ou par le retour de l’armée allemande dans des opérations extérieures, qui a commencé en ex-Yougoslavie.

En revanche, sous l’effet de l’héritage du mur, le rôle géopolitique interne, l’attraction migratoire comme l’attractivité économique de Berlin demeurent fort limités, en comparaison des fonctions géopolitiques et urbaines exercées par d’autres métropoles d’Allemagne, comme Frankfort ou Munich.

Copyright octobre 2009-Dumont/diploweb.com


Le calendrier géopolitique du mur de Berlin

8 mai 1945 : capitulation inconditionnelle de l’armée allemande.

17 juillet- 2 août 1945 : Conférence de Potsdam découpant Berlin en quatre zones.

24 juin 1948 : début du blocus de Berlin.

23 mai 1949 : fondation de la RFA avec la promulgation de la loi fondamentale.

7 octobre 1949 : fondation de la RDA.

1953 : état de siège à Berlin-Est à la suite de manifestations ouvrières contre le régime socialiste.

13 août 1961 : érection du mur de Berlin.

24 août 1961 : première victime du mur.

3 septembre 1971 : traité des quatre puissances.

21 décembre 1972 : Sous l’impulsion de Willy Brand et de sa « politique vers l’Est », la RFA considère la RDA de facto souveraine.

10 septembre 1989 : Ouverture totale du rideau de fer à la frontière austro-hongroise.

7 octobre 1989 : les quarante ans de la RDA sont fêtés à Berlin en présence de Gorbatchev.

4 novembre 1989 : un million d’allemands de l’Est se massent sur l’Alexanderplatz.

9 novembre 1989 : le mur est ouvert, puis démoli.

1er juillet 1990 : union monétaire entre la RFA et la RDA.

23 septembre 1990 : le parlement de RDA vote la réunification.

3 octobre 1990 : la réunification est officialisée.

2 juin 1991 : le Bundestag réuni à Bonn décide, par 338 voix contre 320, que le Parlement et le gouvernement de l’Allemagne réintégreront Berlin.

19 avril 1999 : le Bundestag prend solennellement possession, à Berlin, du Reichstag réhabilité et remodelé.


Plus

. Après sa publication initiale en français sur le diploweb, cet article a été publié en anglais Voir

. Gérard-François Dumont et Pierre Verluise, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009. Voir

. Pierre Verluise, 20 ans après la chute du Mur. L’Europe recomposée, Paris, Choiseul, 2009. Voir


. Pierre Verluise, Geopolityka granic Wspólnoty Europejskiej, Wydawnictwo Adam Marszałek, 2014, ISBN : 978-83-8019-016-0

Pierre Verluise, Geopolityka granic Wspólnoty Europejskiej, Wydawnictwo Adam Marszałek, 2014

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[1Loi fondamentale, Office de presse et d’information du Gouvernement fédéral, Bonn, 1998.

[2Ce passage confirme qu’il « est impossible d’appréhender l’histoire allemande hors de toute référence au IIIe Reich ». Cf. Dumont, Gérard-François et alii, Les racines de l’identité européenne, Paris, Economica, 1999.

[3Expression due à Winston Churchill qui le dénonce dès le 5 mars 1946 lors d’une conférence prononcée dans le Missouri à Fulton.

[4Dumont, Gérard-François, Les migrations internationales, Les nouvelles logiques migratoires, Paris, Editions Sedes, 1995.

[5Sauf, bien entendu, si elle pouvait se faire dans le cadre d’une extension à l’Ouest de l’influence de Moscou.

[6406 km2, soit 45,6 % de la superficie de la ville.

[7DCA : « Défense contre aéronefs » : moyens militaires utilisés contre des avions ennemies.

[8Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.

[9Chiffres Conseil de l’Europe.

[10Guide « Berlin », édité par l’Office de tourisme de Berlin en décembre 1980.

[11Leupolt, Bärbel, Machon, Jean-François, « Berlin, nouvelle capitale », Revue géographique de l’Est, tome XLI, n° 1-2, juin 2001.

[12Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009.

[13Le mur est également présent à l’excellent musée du mur de Checkpoint Charlie, mais ce musée n’a aucune apparence architecturale le rendant incontournable.

[14Frédéric Edelamn, Le Monde, 26 décembre 1991.

[15Cf. Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Editions Armand Colin, 2004.

[16Schmid, Josef, « L’Allemagne encore divisée… démographiquement », Population & Avenir, n° 678, mai-juin 2006. www.population-demographie.org

[17Dumont, Gérard-François, Le Bras, Hervé, Doit-on contrôler l’immigration, Bordeaux, Éditions Prométhée, 2009.

[18Verluise, Pierre, 20 ans après la chute du mur. L’Europe recomposée, Paris, Choiseul, 2009.

[19Wackermann, Gabriel et alii, Les métropoles dans le monde, Paris, Ellipses, 2000.


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