Pologne, histoire d’une ambition. Comprendre le moment polonais

Par Pierre BUHLER, le 2 février 2025  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Pierre Buhler, diplomate de carrière, a été ambassadeur à Varsovie de 2012 à 2016 et président de l’Institut français de 2017 à 2020. Il enseigne les relations internationales à Sciences Po Paris. Il est l’auteur de La Puissance au XXIe siècle (Biblis, 2019). Il publie Pologne, histoire d’une ambition. Comprendre le moment polonais, éditions Tallandier, en librairie le 6 février 2025.

A titre amical, voici des bonnes feuilles de l’épilogue du nouvel ouvrage de Pierre Buhler, Pologne, histoire d’une ambition. Comprendre le moment polonais, éditions Tallandier, 6 février 2025.

Dans cet essai, à la fois historique et politique, Pierre Buhler, ambassadeur de France en Pologne (2012-2016) a cherché à dégager d’un millénaire d’existence les lignes de force de cette nation sans doute la plus maltraitée de l’histoire de notre sous-continent. Elles ont au nombre de trois : le ciment du catholicisme, un réflexe de rempart contre les assauts venus de l’est – les Tatars et les Mongols, les Ottomans, les Russes, dans leurs incarnations successives, tsariste, soviétique ou désormais poutinienne – et enfin l’irréductibilité d’une nation courageuse, rebelle à toutes les occupations étrangères. Son histoire est émaillée de plus d’insurrections qu’aucune autre nation européenne. Déclinées en cinq chapitres, ces lignes de force font l’essence de la Pologne. Elles dessinent les trois « lignes de fuite » de ce pays qui vient de prendre pour le 1er semestre 2025 la présidence du Conseil (des ministres) de l’Union européenne. Les bonnes feuilles ci-après présentent ces trois "lignes de fuite".

AU TERME de cette immersion dans une histoire souvent accidentée, l’arrêt sur image révèle un pays installé dans un environnement géopolitique plus favorable qu’il ne l’a jamais été depuis des siècles. La menace que faisait peser sur la Pologne la « poussée vers l’Est » de l’Allemagne depuis un millénaire a disparu avec l’expulsion des populations allemandes décidée en 1945 et la fixation de la frontière sur la ligne Oder-Neisse. Autre héritage des arrangements de l’après-guerre, les effectifs de minorités nationales disséminées entre la Pologne et ses voisins sont sans commune mesure avec la poudrière nationaliste que formait leur entrelacs il y a encore moins d’un siècle. Quant à la « poussée vers l’Ouest » de l’autre ennemi héréditaire qu’est la Russie, la conscience aiguë de sa nature impériale et prédatrice a poussé les premiers gouvernements et le président Lech Walesa – après s’être assuré du nihil obstat d’Eltsine à une adhésion à l’OTAN – à mettre à profit le chaos en Russie pour extraire au plus vite, et de façon irréversible, la Pologne de la « sphère d’influence » de Moscou et l’ancrer dans l’Occident. Lancé dès 1991, le processus d’adhésion à l’Union européenne, soutenu par une large partie de la classe politique et Jean-Paul II lui-même, aboutit en 2004. Les pays de l’ancien glacis et les trois républiques baltes obtiennent leur intégration dans ces mêmes organisations. La société polonaise jouit d’une prospérité qu’elle n’a jamais connue.

Ce paysage est le théâtre d’une transformation en profondeur de la Pologne, qui s’ordonne autour de trois « lignes de fuite ». La première consiste en un retour plein et entier dans le giron européen. La seconde a trait à un réveil des spectres du passé, ces conflits mémoriels qui pèsent de plus en plus, à la faveur de leur instrumentalisation politique, sur les relations de la Pologne avec ses voisins. Conséquence de l’agressivité de la Russie, la dernière ligne de fuite est la vocation de la Pologne à être la nouvelle clef de voûte de la sécurité de l’Europe.

L’Occident retrouvé

Le renversement du régime communiste par le suffrage universel, dont la Pologne a été la pionnière en juin 1989, a fait basculer une société fière de sa prouesse vers cet Occident convoité, sa culture, ses valeurs et ses libertés qui, bien que vilipendées par Jean-Paul II, ont gardé leur attrait, après des décennies de privations. Grâce à une injection initiale massive de capitaux européens et une forte compétitivité-coût, la Pologne s’est rapidement intégrée dans les chaînes de valeur, notamment de l’industrie allemande, qui absorbe 30 % des exportations polonaises. L’adhésion à l’UE, en 2004, l’accès aux fonds européens, mais aussi l’insertion dans l’économie mondialisée ont transformé en profondeur l’économie comme la société. 35 ans après la sortie du communisme, la Pologne peut s’enorgueillir d’une main-d’œuvre qualifiée et industrieuse, d’un taux de chômage inférieur à 3 %, d’une agriculture modernisée, d’une offre de services compétitive et d’une forte attractivité pour l’investissement étranger.

Son économie a ainsi connu depuis 2004 une séquence quasiment ininterrompue de rattrapage du peloton européen, avec des taux de croissance supérieurs à la moyenne de l’UE, se hissant de 51 à 80 % pour le ratio de PIB par habitant, et du 9e au 6e rang des PIB, devant la Suède désormais. Ces performances ont été atteintes sans fuite en avant dans l’endettement public, dont le niveau, de l’ordre de 50 % du PIB, laisse une marge confortable pour financer les dépenses de défense. Elles ont également alimenté une forme de « propagande du succès » en direction des médias d’Europe de l’ouest, parfois efficace, mais au prix d’un travestissement de la réalité. La Pologne ne figure en effet qu’au 20e rang du PIB par habitant et son PIB, de 750 Mds €, ne représente qu’environ le quart de celui de la France et moins du cinquième de celui de l’Allemagne. […]

Après huit années d’une relation contentieuse du gouvernement « Droit et Justice » (PiS) avec l’UE, la Pologne est revenue fin 2023 dans le périmètre de confiance de l’ensemble européen. Première personnalité d’Europe centrale à se voir confier le poste prestigieux de président du Conseil européen, Donald Tusk y a gagné une connaissance intime des arcanes de Bruxelles, une aisance indiscutable et un solide réseau. Président du Parti Populaire Européen (PPE) jusqu’en 2022, il a acquis un poids singulier au sein de la première formation du Parlement européen. […] Les difficultés du tandem franco-allemand ainsi que les incertitudes politiques dans ces deux pays nourrissent les spéculations sur la vocation de la Pologne à assurer une forme de leadership de l’UE. Elle a ainsi choisi, comme mot d’ordre de sa présidence du premier semestre 2025, une thématique qui a une résonance auprès de nombreux Etats-membres, la sécurité. Celle-ci est déclinée dans toutes ses dimensions, militaire, énergétique, informationnelle, sanitaire, alimentaire… Pour autant, les Polonais sont très conscients de la capacité de blocage, au sein de l’UE, des pays les plus sensibles aux sirènes de Moscou, comme la Hongrie ou la Slovaquie, et recherchent d’autres formats, avec des pays partageant les mêmes analyses, pour contrer la « menace existentielle pour l’Europe » que constitue l’« objectif stratégique de la Russie de réviser l’ordre international et de rétablir les sphères d’influence du passé ». C’est ainsi que Varsovie s’est rapprochée en novembre 2024 de l’enceinte de coopération entre pays nordiques et baltiques (NB8) et des pays d’Europe de l’ouest les plus sensibles à la menace russe, comme la France et le Royaume Uni. Cet engagement lui vaut une autorité indiscutable pour peser sur plusieurs volets de la politique étrangère et de sécurité, comme la relation avec Moscou ou la perspective de l’élargissement. Mais sauf dans l’hypothèse d’un désengagement massif des États-Unis, il n’y a lieu de s’attendre à un rôle moteur vis-à-vis de l’Europe de la défense – notamment dans sa dimension industrielle – que si des financements nouveaux et substantiels peuvent être dégagés, susceptibles de bénéficier à une industrie de défense polonaise encore peu développée. N’étant pas en mesure, pour des raisons politiques, de rejoindre la zone euro, elle ne peut prétendre à une position de premier plan dans une UE dont 20 États sur 27 en sont membres, mais son Premier ministre jouit de multiples atouts pour mettre la Pologne au centre du jeu, jusqu’à la fin de son mandat à l’automne 2027.

Il reste que, comme les élections européennes de juin 2024 l’ont montré, le pays reste profondément divisé, une division qui se reflète également dans deux visions opposées de l’Europe. Le PiS, désormais dans l’opposition mais toujours premier parti de Pologne, continue d’assimiler l’appartenance à l’UE à une perte d’indépendance au profit de centres de pouvoir étrangers – Bruxelles ou Berlin, comme autrefois Moscou. Le fort soutien de l’opinion polonaise à l’UE – entre 80 et 90 % d’opinions favorables – proscrit certes toute option de Polexit, que le PiS, revenu au pouvoir peu avant le referendum du Brexit, s’est d’ailleurs constamment défendu d’envisager. Les proclamations de soutien à l’Europe émanant du PiS ont donc porté sur l’objectif d’une communauté d’« États-nations souverains », sur un mode de coopération intergouvernementale, et sans autorité judiciaire supranationale. Cette vision est peu ou prou partagée par les autres formations national-populistes européennes, aux antipodes de l’objectif d’une « union sans cesse plus étroite » énoncé dans les traités européens.

Conflits de mémoires et « voisins »

Contrastant avec ce retour en Europe, une seconde ligne de fuite porte sur le poids de conflits liés à l’histoire de la région. Si l’impératif du soutien collectif à l’Ukraine l’emporte sur toute autre considération, le passé des relations de la Pologne avec ses voisins recèle des conflits de mémoires qui affleurent déjà et ont même commencé à s’envenimer. Architecte de la politique de normalisation de ces relations, Skubiszewski, premier ministre des Affaires étrangères de la Pologne post-communiste, qui avait été confronté à diverses revendications d’apurement des comptes du passé, s’y était obstinément refusé. Ce choix n’a pas été assumé, ensuite, par toutes les formations du spectre politique polonais. Le potentiel d’instrumentalisation du passé est resté une ressource prisée de la mouvance nationaliste, amplement illustré par la « politique historique » du PiS. Le parti de Jaroslaw Kaczynski s’en est ainsi servi comme mot d’ordre contre l’Allemagne – cible privilégiée au sein de son électorat – en élevant, par voie diplomatique, une exigence de réparations à hauteur de 1 320 Mds € au titre des dommages infligés pendant la Seconde Guerre mondiale – une dette dont Berlin considère s’être acquitté par voie de traités multi- et bilatéraux. Avec la Lituanie, le contentieux historique, qui avait dans les années 1990 retardé de trois ans la signature du traité bilatéral, continue de peser sur les relations, avec les griefs régulièrement formulés par Varsovie sur les droits culturels, linguistiques et éducatifs de la minorité polonaise du pays. Du côté lituanien, même si la guerre en Ukraine impose de resserrer les rangs, un fond de méfiance persiste. C’est donc vers l’Allemagne, sa protectrice de l’entre-deux-guerres face à la Pologne, que le pays s’est tourné pour accueillir aux fins d’un stationnement pérenne, dans le cadre de l’OTAN, une brigade de 5 000 hommes, en cours de déploiement.

Avec l’Ukraine, le contentieux refait surface régulièrement. S’il a été mis en sourdine depuis l’invasion russe, une des conséquences de celle-ci, le blocus des exportations ukrainiennes par la mer Noire et l’ouverture d’une voie terrestre via la Pologne, a déstabilisé le marché des céréales dans le pays. Un embargo décrété par Varsovie en 2023, en infraction aux règlements européens, a déclenché une première crise, qui a pris une tournure politique lorsqu’à l’automne de la même année, le président Zelensky a accusé la Pologne, depuis la tribune des Nations unies, d’aider la Russie en organisant un « théâtre politique » autour de l’exportation de céréales. La réplique polonaise a été immédiate, par la bouche du président Duda qui a comparé l’Ukraine à un « homme qui se noie et risque d’entraîner vers le fond celui qui veut le sauver », tandis que le Premier ministre Morawiecki a enjoint au chef d’État ukrainien de « ne plus jamais insulter les Polonais ».

Un compromis a finalement pu être trouvé, mais une source de dissensions bien plus sérieuse, la mémoire des massacres de Volhynie (1943), constitue une ressource politique que le PiS ne s’est pas fait faute de mobiliser. Peu après son retour aux affaires, le parti national-populiste a fait qualifier par la Diète les massacres de 1943 de « génocide », un terme récusé par les Ukrainiens. En 2024, un monument commémoratif imposant et très explicite a été érigé dans une localité du sud-est de la Pologne. Et les demandes polonaises, adressées à l’Ukraine, d’exhumation des restes des victimes, de condamnation des responsables des massacres – l’UPA et son dirigeant Stepan Bandera, honoré en Ukraine par des statues à sa mémoire – se voient opposer des griefs de discrimination et d’assimilation forcée, durant l’entre-deux-guerres, puis de « nettoyage ethnique » de la minorité ukrainienne par l’« opération Vistule » de 1947. Après que la Pologne a soutenu sans réserve en 2022 l’octroi du statut de candidat à l’UE et l’ouverture des négociations, le Premier ministre Donald Tusk a établi un lien entre la résolution de ce contentieux et l’admission : « L’Ukraine devra répondre aux attentes de la Pologne non pas en enterrant son histoire, mais en organisant nos relations sur la base de la vérité sur cette histoire ».

Un dernier conflit de mémoires concerne les quelque 3 millions de victimes de l’Holocauste. La coexistence des Polonais et des Juifs, du XIIIe au XXe siècle, a en effet laissé une longue traîne dans les consciences et les identités de part et d’autre. Le « paradis des Juifs » qui avait accueilli la diaspora persécutée en Europe de l’ouest, jusqu’à représenter la moitié de ses effectifs totaux dans le monde, avait pu prospérer sous la protection des rois, mais aussi des nobles possessionnés, qui appréciaient leur savoir-faire de gestion de leurs domaines. C’est d’ailleurs ce qui leur vaudra la vindicte des paysans ukrainiens et des Cosaques durant le soulèvement de Khmielnitskiy au XVIIe siècle, responsable de massacres de Juifs et de catholiques par milliers. Malgré la résidence dans des quartiers séparés, dans les villes comme dans les shtetls, les interactions sont nombreuses, comme les frictions. Mais c’est, après les partages, dans l’empire russe, en terre orthodoxe principalement, où se concentrent la plupart des Juifs de l’ancienne « République des Deux Nations », que les tensions sont les plus fortes et qu’ont lieu à la fin du XIXe siècle les premiers pogroms, avec l’assentiment du pouvoir tsariste.

Malgré la vague d’émigration qui s’ensuit, la Pologne dans ses frontières de 1921 reste forte de près de trois millions de Juifs – plus d’un dixième de la population – pourtant perçus comme un élément étranger par une majorité de Polonais. Tel est notamment le cas de la mouvance national-démocrate, obsédée par l’homogénéité ethnique d’une Pologne définie par le catholicisme. Bien qu’issu du socialisme, le camp du maréchal Pilsudski est sur la même ligne : après avoir coopéré avec le Royaume-Uni pour faciliter l’émigration des Juifs vers la Palestine, le ministre des Affaires étrangères polonais Jozef Beck se tourne, lorsque cette destination se referme en 1936, vers les deux alliés occidentaux pour leur demander de céder une de leurs colonies à la Pologne afin de « servir de dépotoir pour l’excédent de population juive » – une litote pour désigner en fait la totalité de cette population. Réceptive, la France propose une région de Madagascar. Si le début de la guerre rend ces plans caducs, la posture perdure dans la droite de l’arc politique de la résistance polonaise, qui ne voit pas de place pour la minorité juive dans la Pologne d’après-guerre.

Il ne reste, après l’Holocauste, que 400 000 survivants, dont un certain nombre, parmi ceux qui restent en Pologne, seront victimes […] d’une éruption nationaliste de caractère antisémite organisée en 1968 par le régime communiste. Avant même le renversement du communisme et plus encore après, à la faveur de l’ouverture de nouvelles archives et de la publication des Voisins – un ouvrage de Jan Gross paru en 2000 avec une description très documentée de la participation de Polonais à un massacre de Juifs par les nazis – l’image immaculée que la Pologne se plaisait à entretenir de sa résistance est écornée.


Bonus. Emission Planisphère. Pologne, d’où vient son ambition géopolitique ? Avec P. Buhler

La page pour récupérer les codes afin d’intégrer cette émission sur votre site académique ou institutionnel.


La Pologne, nouvelle clef de voûte de la sécurité de l’Europe

La troisième et dernière ligne de fuite porte sur le rôle de l’allié polonais dans le paysage de la sécurité européenne, face à une menace russe qui n’a cessé de s’aggraver. L’intervention russe en Géorgie en août 2008 avait déjà poussé le président Lech Kaczynski à s’envoler pour Tbilissi, avec les chefs des États baltes et ukrainien, pour mettre en garde : « Aujourd’hui la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les États baltes et peut-être plus tard viendra le tour de mon pays, la Pologne ! ». L’Ukraine était revenue dans la conversation en 2009, lorsqu’invité par Donald Tusk aux commémorations du 70e anniversaire du début de la Deuxième Guerre mondiale, Vladimir Poutine lui avait proposé de discuter d’une partition de ce « pays artificiel » que serait l’Ukraine. Elle faisait du reste écho à une confidence faite en 2002 au président Kwasniewski par son homologue russe, quant à son objectif prioritaire : « reconstruire la Grande Russie, Velikaya Rossiya en russe. Il a utilisé cette expression, qui est l’expression tsariste ». L’avertissement de Lech Kaczynski s’est avéré prophétique lorsqu’en 2014, la Russie a fait main basse sur la Crimée ukrainienne et a ouvert, par ses affidés, un front contre Kiev dans l’est du pays.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, n’est pas seulement une confirmation de ces présages. Par son ampleur et par le risque d’un effondrement de ce pays voisin, elle réveille brutalement, en Pologne, le spectre enfoui du retour de la guerre, de la perte d’indépendance, voire d’une nouvelle disparition. Frontalière des deux pays, ainsi que de la Biélorussie vassale de Moscou, la Pologne se retrouve, en devenant la plate-forme logistique quasi-exclusive, au cœur du soutien occidental à Kiev. Cet acte d’agression vaut également à la Pologne et à ses voisins baltes une reconnaissance, tardive, de la pertinence de leurs analyses des intentions de la Russie, esquissée à Bratislava, sous forme de mea culpa, par le président Macron.

Convaincus que seul le couplage de sécurité avec les États-Unis peut apporter une garantie fiable face à la menace russe, les dirigeants polonais des deux bords n’ont ménagé aucun effort pour créer et afficher une forme de « relation spéciale » avec Washington, fondée sur une fascination presque béate pour la puissance américaine. Les dirigeants successifs de tous bords politiques n’ont en effet ménagé aucun effort pour complaire aux États-Unis, qu’il s’agisse de l’ouverture de prisons secrètes pour la CIA en Pologne après le « 11 Septembre » ou de la participation à la guerre d’Irak, où les Polonais avaient été très flattés de se voir confier une mission d’encadrement.

Redoutant que des progrès notables de l’Europe de la défense affaiblissent l’Alliance. Varsovie et ses partenaires de la ligne de front plaident en faveur du maintien et du renforcement de la « dissuasion avancée » de l’OTAN, faite de mesures de réassurance, de déploiements de bataillons multinationaux, d’exercices et de rotations de forces. Sensible aux exhortations américaines de relèvement des budgets de défense des alliés européens, la Pologne a pris l’initiative d’un quasi-doublement de ses dépenses de défense en l’espace de deux ans, pour passer de 2,2 à 4,1 % du PIB en 2024 – le double, également, de l’objectif de 2 % convenu au sein de l’Alliance – et 4,7 % en 2025. Avec le quatrième budget militaire, en valeur absolue, des alliés européens, la Pologne se place également en tête pour la proportion des acquisitions d’armement dans ses dépenses – plus de 50 %, alors que l’objectif retenu par l’Alliance n’est que de 20 %. Les achats en cours auprès de l’industrie américaine se chiffrent en dizaines de milliards de dollars et ont aussi une valeur de police d’assurance vis-à-vis des États-Unis. Quant aux effectifs de militaires d’active, ils dépassent 200 000 – autant que la France, plus que l’Allemagne – et sont destinés à augmenter. Ces choix, faits par le PiS et pleinement assumés par le gouvernement Tusk, révèlent une stratégie de couverture de tous les risques, y compris ceux d’un étiolement de la garantie américaine ou d’un affaiblissement de la solidarité européenne face à la menace russe.

Tout en s’affichant en allié exemplaire, la Pologne poursuit aussi une politique de défense à vocation nationale, pour parer à toutes les éventualités. Outre la militarisation de la frontière avec la Biélorussie, destinée à contrer la « guerre hybride » menée par Minsk sous forme d’acheminement de migrants vers la Pologne – une centaine de tentatives de franchissement par jour – un ensemble d’ouvrages défensifs, appelé « bouclier est », est en cours de mise en place pour décourager toute attaque depuis l’axe nord-est. Se référant en 2024 à la victoire polonaise d’août 1920 contre la Russie bolchévique, restée dans l’histoire comme le « miracle de la Vistule », le Premier ministre a exprimé cette détermination en termes clairs : « Il ne peut y avoir de place dans la stratégie de défense polonaise pour compter sur un miracle. Nous devons compter sur nous-mêmes, sur notre nation, sur des alliances fiables (…) Plus jamais de solitude. Il ne peut plus arriver, dans l’histoire, que la Pologne doive faire face seule à l’agression de tel ou tel voisin. Et plus jamais de faiblesse. C’est pourquoi nous construisons l’armée la plus moderne d’Europe ». La Pologne s’installe ainsi dans un statut de première puissance militaire conventionnelle de l’Alliance atlantique en Europe, pièce centrale du dispositif de défense du flanc est de l’OTAN et véritable clef de voûte de la sécurité du continent, appelée à jouer le rôle qui était celui, toutes proportions gardées, de la RFA pendant la Guerre froide. Le poids politique qui en découle est déjà sensible, au sein de l’OTAN au premier chef, mais aussi de l’UE.

Ces trois lignes de fuite viennent s’inscrire dans l’environnement géopolitique déterminé par le sort, d’abord, puis les séquelles de la guerre que livre la Russie à l’Ukraine. L’issue de ce conflit est tributaire de nombreuses inconnues, dont la moindre n’est pas l’attitude des États-Unis et, plus largement, de l’Alliance atlantique. Ce qui, en revanche, relève, sauf extraordinaire, d’une quasi-certitude est que la trajectoire historique de la Russie pointe vers la reconstitution de sa sphère d’influence, à commencer par l’Ukraine, dans un environnement international dont les règles sont, grâce à son travail de sape, de plus en plus dégradées.

Le projet aujourd’hui poursuivi par Vladimir Poutine, et qui sera celui de tout successeur, trace une ligne de fracture entre un ensemble dominé par une Russie devenue dictature et l’ensemble européen, largement formé de démocraties libérales. Mais celui-ci est lui-même animé par une dynamique de transformation, celle de l’ascension de formations national-populistes portées, pour certaines, à voir dans la Russie une puissance voisine de l’Europe, dont il suffirait de respecter les « intérêts légitimes » pour trouver un modus vivendi gage de la normalisation des relations, notamment commerciales. La tension entre une Union européenne promise à l’élargissement vers l’est et une Russie qui ne peut qu’y voir une atteinte à ces « intérêts légitimes » sera, pour les décennies à venir, la toile de fond de cette coexistence.

Par sa centralité géographique, par son poids démographique et économique, par son potentiel militaire en cours de montée en puissance, la Pologne est aujourd’hui moralement confortée par la pertinence de ses mises en garde sur la Russie et par son autorité restaurée à Bruxelles. Le pays se voit rétabli dans son rôle de « rempart » de l’Europe face à une menace de l’Est, un rôle qu’il a maintes fois endossé au cours de son histoire. S’y ajoute un rôle de vigie et aussi de porte-parole implicite de ces États de la ligne de front face à la Russie, depuis la Finlande jusqu’à la Roumanie, victimes en 1939 du pacte Hitler-Staline. Bien qu’il ne soit pas constitué formellement, cet ensemble a acquis depuis 2022 une légitimité nouvelle pour faire valoir, dans la conversation européenne, ses vues sur la politique russe de l’UE, avec l’appui, désormais, de l’Estonienne Kaja Kallas au poste de Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE. Ces pays, auxquels il convient d’ajouter la Suède et le Danemark, tout aussi sensibles à cette menace, ont ensemble à peu près le même poids démographique que l’Allemagne, mais ils forment près d’un tiers des États membres de l’Union européenne, soit autant de voix pour rappeler avec force leurs préoccupations et les inscrire au plus haut dans l’échelle des priorités de l’UE. Ces atouts, son statut d’acteur incontournable dans un paysage géopolitique nouveau et appelé à durer, la présence à Varsovie d’une équipe gouvernementale pro-européenne sont autant de facteurs dont la concomitance définit ce « moment polonais » longtemps attendu.

Copyright Février 2025-Buhler/Tallandier


Plus

. Pierre Buhler, Pologne, histoire d’une ambition. Comprendre le moment polonais, éditions Tallandier, en librairie le 6 février 2025

4e de couverture

Maltraitée par l’Histoire, la Pologne fut partagée trois fois entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Aujourd’hui en première ligne d’une Europe qui bascule vers l’Est, sa nouvelle dynamique suscite l’admiration. Il est temps de mieux comprendre les ressorts de ce grand pays avec lequel il faut désormais compter.

Nul n’incarne mieux que le peuple polonais la lutte d’une nation pour sa liberté. Écrasé par des régimes tyranniques et oppresseurs durant sa longue disparition en tant qu’État entre 1795 et 1918, il fut victime d’un sort tragique pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de subir le joug soviétique pendant près d’un demi-siècle. Pleinement intégrée dans l’ensemble européen et transatlantique, la Pologne est désormais prospère et souveraine, pivot d’une Europe centrale longtemps traitée à l’Ouest comme une simple périphérie. Méfiante vis-à-vis de la Russie par expérience, elle est depuis février 2022 l’avant-poste du combat européen contre l’expansionnisme de Poutine.

En fin connaisseur, Pierre Buhler plonge dans l’histoire de ce pays ambitieux et analyse les lignes de force du « moment polonais » : l’ancrage profond du catholicisme, la défense farouche de sa liberté et le rempart qu’il constitue à l’Est. Alors que l’Europe se trouve face à son défi le plus existentiel depuis la fin de la guerre froide, cet acteur majeur bouscule le rapport des forces.


Pour ne rien rater de nos nouvelles publications, abonnez-vous à la Lettre du Diploweb !

Diploweb est sur Tipeee
Vous aussi soyez acteur du Diploweb ! Soutenez-nous via notre page tipeee.com/Diploweb
Les livres de Diploweb sont sur Amazon
des références disponibles via Amazon sous deux formats, Kindle et papier broché

DIPLOWEB.COM - Premier site géopolitique francophone

SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.

Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site

© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés

| Dernière mise à jour le samedi 15 février 2025 |