L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer

1989-2019. Vu de Vilnius, Riga et Tallinn : de la Voie balte au retour dans le concert des nations

Par Céline BAYOU, le 15 septembre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Céline Bayou est rédactrice en chef du site Regard sur l’Est (www.regard-est.com), chargée de cours à l’INALCO et à l’IRIS.

Eblouissante de maîtrise, C. Bayou trace avec une grande clarté les années 1989-2019 dans les trois pays baltes. Après avoir été incorporés de force à l’Union soviétique à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, les Baltes se sont battus pour restaurer leur indépendance et reconstruire des Etats, dans un contexte marqué par une inquiétude sécuritaire à l’égard de la Russie.

LA commémoration, le 23 août 2019, du 30e anniversaire de la Voie (ou Chaîne) balte s’apparente à une mise en abyme. Il s’agissait en effet, en 1989, de commémorer le 50e anniversaire de la signature, le 23 août 1939, du Pacte Molotov-Ribbentrop qui avait scellé le sort de ces trois États, apparus (ou réapparus pour la Lituanie) sur la scène internationale en 1918. Cette commémoration avait pris la forme d’une chaîne humaine qui, de Tallinn à Vilnius sur 600 km, avait réuni près de 2 millions de manifestants pacifiques, désireux de rappeler au monde que l’incorporation de leurs pays au sein de l’Union soviétique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale n’avait en aucun cas été volontaire et souhaitée. Aux termes du Pacte germano-soviétique et de son protocole secret, A. Hitler et J. Staline avaient en effet défini les zones d’influence de l’Allemagne et de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) à l’issue de la guerre. En 1989, il s’agissait donc de dénoncer 1939. En 2019, il s’agit de célébrer la formidable initiative populaire qui, symboliquement mais aussi politiquement et psychologiquement, a donné le coup d’envoi aux Révolutions chantantes baltes. Ces protestations non violentes ont conduit à la reconnaissance du protocole secret et de ses conséquences ; elles se sont inscrites dans les mouvements qui ont mené à la fin de l’URSS (8 décembre 1991) ainsi qu’à la reconnaissance internationale de ces trois États. Mais 1989 n’a de sens qu’au regard de 1939. Finalement, il s’agit en 2019 de rappeler les 80 ans du Pacte germano-soviétique de 1939, la commémoration de son 50ème anniversaire en 1989 et le lancement simultané d’une révolution pacifique. En 1999, lors de la commémoration des dix ans de la Voie balte, celle-ci était évoquée comme ayant précipité les pays baltes dans le XXIe siècle, par opposition au Pacte germano-soviétique qui incarnait le XXe, avec son cortège de guerres, génocides et domination de grandes puissances décidant du sort des petits États [1].

1989-2019. Vu de Vilnius, Riga et Tallinn : de la Voie balte au retour dans le concert des nations
Céline Bayou, Rédactrice en chef du site Regard sur l’Est
Crédit photographique : Céline Bayou
Céline Bayou

La spécificité des années qui se sont écoulées depuis 1989 tient au fait que ces trois pays n’ont pas eu à se lancer dans la construction de nouveaux États. Issues de processus qui ne relèvent pas de sécessions ou de décolonisations, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se sont attelées à la tâche de rétablir des souverainetés étatiques préexistantes dont la légitimité ne cesse depuis d’être rappelée [2]. On comprend bien, dès lors, le poids accordé à la mémoire dans ces pays, manifesté notamment par ces fameuses commémorations. Simultanément, les trois pays n’ont jamais perdu de vue la fragilité de leur situation : la consolidation de leurs souverainetés à partir de 1991 devait de ce fait intervenir sans délai. Les choix de transitions tant politiques qu’économiques ou sociales ont tous été faits avec un sentiment aigu d’urgence.

La détermination des élites politiques et des populations a aidé à cette révolution copernicienne : il allait de soi qu’il s’agissait de reconstruire des États démocratiques politiquement et libéraux économiquement. Ces options se sont traduites par la double priorité accordée aux projets d’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne. Toutes actions qui permettent aujourd’hui d’appréhender ces pays comme solidement réinscrits sur la carte de l’Europe et du monde.

Restaurer l’indépendance

Intégrés à l’URSS en août 1940 à l’issue d’un processus formellement contestable, puis occupés par les troupes allemandes de l’été 1941 à 1944, les trois pays sont ensuite annexés par l’URSS qui, après avoir fait refluer les nazis, crée ces trois « Républiques socialistes soviétiques » que la communauté internationale s’abstient de reconnaître, sans pour autant intervenir. La résistance sur ces territoires adopte diverses formes au cours des 45 ans que durera cette annexion/occupation [3] jusqu’à ce que, au début des années 1980, la contestation politique des Baltes s’exprime notamment sur les questions environnementales, mémorielles, voire religieuses (en Lituanie). À partir de 1985 et de l’arrivée au pouvoir d’un nouveau Secrétaire général du PC de l’URSS, le mouvement s’intensifie et s’accélère : en lançant les réformes contenues dans les mots d’ordre de perestroïka et de glasnost, Mikhail Gorbatchev ouvre une boîte de Pandore. Les Baltes y puisent, en se centrant d’abord sur les pages blanches de l’histoire. La multiplication des « Manifestations du calendrier » l’atteste : ces rassemblements d’abord timides puis de plus en plus suivis et nombreux ont pour objet de commémorer pacifiquement des pages tragiques de l’histoire de ces pays tout au long de la période stalinienne [4]. Dans les trois républiques, des projets jugés nocifs pour l’environnement (la construction d’un nouveau barrage sur la Daugava en Lettonie, le développement d’une mine de phosphate dans le nord-est de l’Estonie, l’installation d’un 3e réacteur sur la centrale nucléaire d’Ignalina en Lituanie) rassemblent en masse des populations qui savent qu’elles ne pourraient pas descendre dans la rue avec des slogans ouvertement politiques. Mais, lorsque les autorités soviétiques décident d’abandonner leurs projets de barrage et de réacteur, c’est la stupeur : une manifestation pacifique peut donc faire reculer Moscou ! Parallèlement, des expérimentations économiques sont testées en Estonie, vue comme un laboratoire efficace et de taille contrôlable. Les premières sociétés à capital mixte avec des pays non socialistes y sont créées, et l’autonomie des entreprises y est inaugurée [5]. Politiquement et économiquement, la mécanique est enclenchée.

En avril 1988, le Front populaire estonien de soutien à la perestroïka est créé, avec la bénédiction de M. Gorbatchev qui y voit un moyen de pression sur la vieille garde du PC d’Estonie, peu encline à adhérer au mouvement de réformes. En septembre de la même année, 250 000 Estoniens se réunissent pour le Festival du chant, dans une euphorie indescriptible. La tectonique est similaire en Lettonie et en Lituanie qui se dotent également de Fronts populaires (baptisé Sajūdis en Lituanie). Lors des premières élections libres organisées en mars 1989 en URSS, ces trois mouvements l’emportent largement dans leurs républiques respectives et envoient des députés réformateurs, autonomistes, voire demain indépendantistes, au Congrès des députés du peuple de l’URSS.

Le vote par les parlements baltes de lois stipulant la prééminence de leurs langues nationales sur le russe, puis affirmant celle de leurs législations sur celle de l’Union, la demande d’un accroissement de l’autonomie économique et celle d’une conscription des jeunes hommes effectuée dans les limites territoriales des républiques baltes s’inscrivent rapidement dans les mouvements qui commencent aussi à ébranler le reste de l’Europe centrale. En 1990, les parlements de chacune des républiques (le 11 mars en Lituanie, le 30 mars en Estonie et le 4 mai en Lettonie) proclament l’indépendance, en précisant qu’il s’agit bien là du rétablissement des indépendances antérieures confisquées à partir de 1940. L’Estonie et la Lettonie assortissent ces déclarations de périodes de transition.

En admettant enfin, le 24 décembre 1989, l’existence du protocole secret du Pacte germano-soviétique, le Soviet suprême de l’URSS a ouvert la voie à la reconnaissance d’une violation du droit international. Mais les autorités soviétiques continuent à considérer les demandes baltes sous l’angle constitutionnel interne et s’y opposent, avec la violence que l’on sait (blocus économique à l’encontre de la Lituanie, intervention des unités spéciales du ministère soviétique de l’Intérieur en Lituanie puis en Lettonie en janvier 1991, provoquant la mort de 14 personnes à Vilnius, puis 5 à Riga).

La vacance de pouvoir engendrée à Moscou par le putsch d’août 1991 est immédiatement saisie par les Républiques fédérées. Les républiques baltes sont d’ailleurs encouragées par Boris Eltsine, qui veut saisir l’opportunité de faire exister une Russie elle aussi en voie de détachement de l’URSS moribonde. Le 20 août 1991, la Lituanie réaffirme son indépendance et le Parlement estonien vote en faveur de la restauration de la sienne, suivie par la Lettonie le lendemain. Au cours de la dernière semaine du mois d’août, la Russie et les pays nordiques reconnaissent ces indépendances les uns après les autres. La Communauté européenne fait de même le 27 août 1991, puis l’URSS s’y résout le 6 septembre 1991 et établit des relations diplomatiques avec chacun des trois pays en octobre 1991. Le 17 septembre 1991, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont été admises à l’ONU.

Cette séquence laisse jusqu’à aujourd’hui ouverte l’interprétation des responsabilités au regard de la chute de l’URSS : l’indépendance juridique et effective des pays baltes a été obtenue grâce à la chute de l’URSS, mais les révolutions chantantes baltes, en accélérant le processus de démocratisation au sein de l’Union, ont sapé les fondations de l’Empire soviétique [6].

Reconstruire les États

L’impératif de continuité étatique s’est imposé dès avant la restauration des indépendances baltes : la préexistence de ces trois pays les rendait légitimes sous l’angle le moins contestable possible, à savoir juridique. Dès lors, la période courant de 1944 à 1991 ne pouvait apparaître que comme une parenthèse malheureuse et subie.

Les textes des Constitutions ont pris une valeur symbolique essentielle au cours de ce mouvement de restauration étatique : en Lettonie, quitte à l’amender régulièrement (avec force débats à chaque fois) afin de la mettre à l’ordre du jour, la Loi fondamentale de 1922 a été restaurée et est entrée en vigueur le 6 juillet 1993. En Estonie, la Constitution adoptée par référendum le 28 juin 1992 comporte des éléments des Constitutions de 1920 et 1938 (elle crée ainsi un Parlement monocaméral, sur le modèle du texte de 1920, et conserve la fonction présidentielle de la Constitution de 1938). La Lituanie, qui pouvait se prévaloir d’une indépendance beaucoup plus longue et ancienne que ses deux voisines, a vu un texte nouveau entrer en vigueur le 2 novembre 1992 mais ne manque pas de rappeler régulièrement ce principe de continuité de l’État. En 2018, les trois pays ont d’ailleurs marqué avec insistance le Centenaire qui de leur indépendance, qui du rétablissement de cette dernière.

Simultanément, il s’est agi de recréer des appareils d’État et des élites politiques, au terme d’un choix résolu en faveur de personnalités jugées non compromises par l’ancien système. Cette option s’est traduite par une tendance marquée au « jeunisme » au cours des années 1990, la virginité politique apparaissant préférable à l’expérience. Certaines personnalités issues de la diaspora ont également fait leur retour. En Lituanie, Valdas Adamkus a ainsi été élu chef de l’État en 1998, après avoir passé près de 50 ans aux États-Unis. Durant ses deux mandats (jusqu’en 2009), il s’est entouré d’autres personnalités issues de la diaspora. En Lettonie, Vaira Viķe-Freiberga a connu un destin comparable, en étant élue à la présidence de 1999 à 2007, après 53 ans passés en exil. À ceux qui ont tenté de mettre en cause sa légitimité à diriger un pays dans lequel elle n’avait passé que moins de dix ans au total (dont sa prime enfance), elle a opposé son « droit de primogéniture » [7]. Dans cette réorganisation politique, certains comme Dainis Īvāns, président du Front populaire letton de 1988 à 1990 et acteur incontournable de l’indépendance de son pays, ont rapidement renoncé à prendre des responsabilités, dénonçant au passage les compromissions et trahisons de certaines des nouvelles élites. Bref, le jeu politique classique s’est rapidement mis en place, caractérisé dans les trois pays par le foisonnement de petits partis politiques se créant, disparaissant, réapparaissant sous d’autres noms et dirigés par tel ou tel chef de file n’hésitant pas à sauter d’une formation à une autre, ainsi que par la succession de coalitions gouvernementales à la durée de vie particulièrement brève. Les années 1990 et le début des années 2000 sont celles de la stabilité dans l’instabilité. Cette effervescence politique n’a de fait créé aucune fragilité, la grande majorité des partis défendant les mêmes priorités, à savoir des transitions rapides et déterminées vers la démocratie et le pluralisme politique et vers le libéralisme et l’ouverture économiques.

En matière économique, ces pays sont d’ailleurs rapidement apparus comme les parangons du libéralisme. C’est ainsi qu’on a pu évoquer au milieu des années 2000 des « tigres baltes » en croissance exponentielle, jusqu’à ce que la surchauffe interne et la crise financière internationale de 2008 ne vienne déstabiliser ces édifices. Ils n’ont pour autant pas voulu dévier de leurs trajectoires libérales. Le remède à la crise a été l’austérité, avec l’assentiment d’électeurs renouvelant leur accord avec les mesures pourtant sévères qui leur étaient infligées. Le rejet de la planification socialiste s’est accompagné d’une adhésion totale au capitalisme mondialisé, quitte à sacrifier socialement certaines populations. Le credo libéral, légèrement modéré en Lituanie, s’est d’autant plus ancré dans les mentalités qu’il s’agissait d’aller vite pour consolider l’indépendance. L’Estonie a en outre fait le choix d’une transition numérique déclinée à tous les niveaux de la société et accompagnée notamment de la mise en place d’un e-gouvernement [8]. Associé à l’idée de transition démocratique et de modernité, ce basculement fait désormais de ce pays un modèle en la matière, qui suscite l’intérêt d’autres pays à la fois en termes d’exemplarité et d’opportunités de coopération.

Les pays baltes comptent nombre de monuments et musées en mémoire de la terreur communiste
Lettonie, à Cēsis, monument en mémoire de la terreur communiste (1940-1991). Crédit photographique : Céline Bayou
Céline Bayou
Lettonie, conflits de mémoires
Lettonie, conflits de mémoires : chaque année, des milliers de russophones de Lettonie se rassemblent à Riga le 9 mai pour célébrer la fin de la Grande Guerre patriotique. Pour nombre de Lettons, cette date est avant tout perçue comme marquant le début de la seconde occupation soviétique. Crédit photographique : Céline Bayou
Céline Bayou

La présence d’importantes minorités russophones a d’emblée mobilisé ces pays : fallait-il intégrer ces populations qui, pour la plupart, ne maîtrisaient pas la langue vernaculaire ou, au contraire, établir des États basés sur une conditionnalité ethnique et linguistique ? À la veille des indépendances, les Lituaniens ethniques représentaient 79,5 % de la population présente sur le territoire de la République éponyme, les Estoniens 61,5 % et les Lettons 52 % seulement. Autant Vilnius n’a pas eu de difficulté, en 1991, à adopter l’« option zéro » consistant à déclarer Lituanienne toute personne résidant sur place, autant ce choix s’est avéré moins évident pour Tallinn et Riga. L’Estonie et la Lettonie, conscientes d’être passées près de la disparition, ont alors pris la décision de n’accorder la citoyenneté qu’à ceux pouvant prouver qu’ils avaient été citoyens estoniens ou lettons jusqu’au début des occupations, ainsi qu’à leurs descendants. Les autres, immigrés russophones arrivés durant la période soviétique, ont été invités à passer un examen de naturalisation, consistant en une série d’épreuves de langue, connaissance de l’histoire et des institutions. Ce choix de créer des ethno-États a souvent été critiqué, notamment en Russie mais aussi dans le reste de l’Europe, pour avoir ostracisé une partie de la population mise de fait en demeure de prouver sa loyauté à l’égard du nouvel État. C’est ainsi que quelques centaines de milliers de personnes vivant dans ces deux pays ont aujourd’hui encore le statut de « non-citoyens », qui leur vaut l’édition d’un passeport spécifique et la privation de quelques droits (accès à certains emplois de la fonction publique, droit de vote). Yves Plasseraud note toutefois que ce choix a aussi permis à cette ancienne catégorie dominante (à défaut d’avoir jamais été numériquement majoritaire) de se penser en tant que nouvelle minorité et de se constituer en tant que telle, évitant ainsi des malentendus qui auraient pu mener à des conflits [9].

Cette problématique, en phase d’extinction par évolution démographique naturelle [10], laisse progressivement place à celle, qui lui est corrélée, liée à l’émigration massive depuis le début des années 2000. Ces départs d’une population plutôt jeune et généralement bien formée qui souhaite voir le monde et ne résiste pas à l’attraction des salaires plus élevés sont devenus un motif d’inquiétude pour les trois pays. La Lituanie a par exemple perdu 20 % de sa population depuis 1989 en raison de l’émigration. Les conséquences économiques sont désormais visibles, la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs s’accompagnant d’une pression sur les salaires suffisante pour mettre en péril certaines entreprises mais pas pour inviter les expatriés à rentrer. Angoissés au début des années 1990 par la menace d’une disparition liée à l’immigration régulière de populations russophones dans le cadre soviétique, les trois pays sont aujourd’hui confrontés à un autre risque d’effacement, par effusion cette fois.

La barrière psychologique qui inviterait les autorités à favoriser l’immigration pour pallier ce déficit n’a pas encore été franchie, sans doute parce qu’elle ne résoudrait rien à cette angoisse existentielle : les économies baltes ont certes besoin de force de travail [11], mais les identités baltes ont besoin d’Estoniens, de Lettons et de Lituaniens. Les deux ethno-nations que sont l’Estonie et la Lettonie pourraient trouver ici une limite à leur modèle.

La priorité euro-atlantique et l’obsession sécuritaire

Élèves modèles de la transition post-socialiste, les trois pays se sont d’emblée positionnés du côté des anciennes démocraties populaires, cet « Occident kidnappé » [12] qui les démarquait définitivement de l’ensemble post-soviétique. Leur retour à l’Europe n’a pu que susciter l’admiration et l’étonnement, après quelque 45 ans d’incorporation à l’Union soviétique qu’ils se sont méthodiquement employés à faire oublier. Leur succès ne doit rien au hasard, résultant bien d’une volonté constante d’être définitivement reconnus comme des Européens à part entière [13].

Dès le début des années 1990, le rapprochement des structures euro-atlantiques a été une priorité de la politique étrangère des trois pays, parce que perçue comme condition sine qua non à la consolidation de leurs indépendances [14]. Si les coalitions gouvernementales se sont succédées à un rythme effréné, aucune n’a jamais remis en cause les deux mots d’ordre immuables, à savoir l’adhésion à la Communauté – puis à l’Union – européenne, ainsi que celle à l’OTAN – le retour à l’Europe étant perçu comme synonyme de retour à l’Occident. Cette quête pour une double adhésion aux structures euro-atlantiques a généré une sorte de feuille de route de la transition, le modèle des démocraties occidentales s’imposant vite comme principe normatif.

En 1997, la Commission européenne a désigné les pays aptes, selon elle, à entamer des négociations d’adhésion à l’UE : l’Estonie a été autorisée à lancer ces négociations dès 1998, tandis que la Lettonie et la Lituanie, d’abord jugées insuffisamment préparées, n’ont pu débuter le processus qu’un an plus tard. Ce retard, officiellement justifié par de moindres performances économiques attestant l’engagement des pays sur la voie de la transition, était surtout lié à deux conditions imposées par Bruxelles : la modification d’une législation très restrictive concernant la naturalisation en Lettonie, et l’engagement à fermer la centrale nucléaire d’Ignalina en Lituanie. La communication confuse de Bruxelles sur ces choix a contribué à accroître la concurrence entre les trois pays : satisfaite d’être jugée la meilleure élève, l’Estonie n’a pas manqué de souligner avec une pointe de condescendance qu’elle n’avait pas à payer les erreurs des deux autres. Ces dernières, qualifiant la décision bruxelloise de douche froide, l’ont surtout interprétée comme un reproche implicite concernant leur mode de transition économique, mâtiné de quelques mesures sociales que n’avait pas choisies Tallinn. Comme si Bruxelles voulait ainsi récompenser l’ultra-libéralisme estonien. Si cet épisode n’a pas eu d’implication majeure sur le processus (au final, les trois pays ont adhéré simultanément à l’Union, le 1er mai 2004), il n’a pas contribué à resserrer les liens mutuels entre trois pays plus souvent concurrents que solidaires [15]. Depuis leur adhésion, les États baltes se distinguent par leur europhilie et leur volonté de s’inscrire dans le premier cercle de convergences européennes : ils ont adhéré à l’euro, respectivement en 2011 (Estonie), 2014 (Lettonie) et 2015 (Lituanie), ainsi qu’à l’espace Schengen (décembre 2007). Ils respectent scrupuleusement les critères de Maastricht [16] et les sondages confirment leur satisfaction concernant leur appartenance à l’UE.

Les pays baltes ne se sont en outre jamais départis de leur appétence pour l’OTAN, et aucun discours n’a pu les convaincre que l’appartenance à l’Union européenne pourrait être une garantie de sécurité suffisante à leur pérennité. Perpétuellement angoissés par leur proximité géographique et historique avec ce grand voisin russe qu’ils n’ont jamais cessé de considérer comme une menace, ils ont constamment fait valoir que l’unique garantie pouvant les prémunir d’un potentiel nouvel effacement de la scène internationale était l’Alliance atlantique. Là encore, l’urgence a prévalu, justifiée par la nécessité de combler un vide sécuritaire dont aurait pu profiter la Russie. L’idée de neutralité, expérimentée durant les années 1930, a été d’emblée rejetée pour cette raison même. Dès le retrait, en 1993-1994, des troupes ex-soviétiques de leurs territoires, les trois pays n’ont eu de cesse de courtiser Washington afin d’être admis au sein de l’Alliance. Ce fut chose faite en mars 2004, soit quelques semaines avant leur adhésion à l’Union européenne, le 1er mai 2004.

Mais cela n’a pas suffi à calmer leurs angoisses, surtout depuis la guerre russo-géorgienne de l’été 2008, puis l’annexion de la Crimée en mars 2014 et le déclenchement de la guerre du Donbass. Même si les conditions sont incomparables, ils n’ont pas manqué de poser la question fatale : serons-nous les prochains ? Leur insistance a été payée de retour puisque, depuis 2017, les pays de l’Alliance déploient sur une base rotationnelle des contingents de 300 hommes armés dans chacun des trois pays, dans le cadre de l’enhanced Forward Presence (eFP). Cette politique de dissuasion consentie par l’OTAN est mal perçue par la Russie qui, elle, se sent agressée par l’élargissement de l’Alliance. Elle ne répond en outre qu’à une partie de la menace perçue, qui se décline également sous les angles de la cybersécurité, de la manipulation de l’information et des populations russophones, ainsi que des interdépendances économiques et énergétiques. La Présidente estonienne, Kersti Kaljulaid, aime d’ailleurs à préciser que ce que menace avant tout la Russie, ce sont les valeurs européennes. Ce fort atlantisme balte limite en outre l’adhésion des pays aux projets de renforcement de la défense européenne, plutôt perçus de Tallinn à Vilnius comme pouvant concurrencer l’OTAN et inciter les États-Unis à se retirer du continent européen.

*

L’aboutissement historique et mémoriel atteint en 2019 par la commémoration de la Voie balte de 1989, commémorant elle-même le Pacte germano-soviétique de 1939, est une véritable invitation au bilan pour les pays baltes : parcourus par cette interrogation existentielle, ils trouvent là l’occasion de se réjouir sans doute du succès de parcours qui leur ont permis de consolider leurs indépendances. Les politiques menées dans ces pays les ont bien réancrés sur les scènes européenne et internationale, grâce à trente années d’efforts acharnés et à une loyauté constante vis-à-vis de Bruxelles comme de Washington, c’est-à-dire vis-à-vis de normes et de valeurs qu’ils ont tous trois décidé de faire leurs. Rien n’était pourtant gagné pour des pays si petits en taille et population, et à l’existence étatique si brève pour deux d’entre eux.

Mais c’est également en 2019 que la scène politique estonienne a procédé à un virage inattendu, permettant à un parti d’extrême-droite, EKRE, d’entrer au gouvernement en avril 2019. Résultat des alliances politiques tout autant que du vote des électeurs [17], ce tournant a indéniablement contribué à modifier l’image de bon élève européen de l’Estonie. Avant de conclure à un choix véritablement eurosceptique et nationaliste, peut-être convient-il de rapprocher cette situation inédite de la montée en puissance, depuis 2016, de partis politiques moins libéraux économiquement dans les deux pays voisins. Si chaque cas est spécifique, tous semblent révéler une attente d’inflexion sociale. Les « success stories » baltes ont laissé du monde sur le bord du chemin et les laissés pour compte de ces transitions menées tambour battant, étrangement silencieux jusque-là, commencent peut-être à vouloir faire entendre leur voix. Les statistiques attestent notamment le creusement inexorable des inégalités régionales dans ces pays. Mais elles montrent aussi que les États baltes demeurent parmi les plus europhiles d’Europe. Reste donc à comprendre la nature exacte du tournant que les Baltes semblent avoir commencé à opérer. Le cas estonien, extrême, peut même être lu comme une forme de normalisation dans une Europe traversée par les populismes [18], ce qui, finalement, permet aussi de conclure à la consolidation de la trajectoire balte : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sont des États européens comme les autres, en proie aux mêmes doutes et interrogations.

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[1Virgilijus Čepaitis, Conférence internationale « The Molotov-Ribbentrop Pact. The Present and the Future of the Baltic States », Vilnius, 28 septembre 1999, Publishing House of the Seimas, 2000, pp. 138-140.

[2Romain Yakemtchouk, « Les Républiques baltes en droit international. Échec d’une annexion opérée en violation du droit des gens », Annuaire français de droit international, Vol. 37, n° 1, 1991, pp. 259-289.

[3Arvydas Anušauskas (dir.), The Anti-Soviet Resistance in the Baltic States, Genocide and Resistance Research Centre of Lithuania, Du Ka, Vilnius, 2000, 272 p.

[4Andres Kasekamp, A History of the Baltic States, Palgrave McMillan, New York, 2010, pp. 160-165.

[5Michael Bradshaw, Phil Hanson & Denis Shaw, « Economic Restructuring », in Graham Smith, The Baltic States – The National Self-Determination of Estonia, Latvia and Lithuania, St. Martin’s Press, New York, 1996, pp. 158-180.

[6A. Kasekamp, Op. Cit. Note 4, p. 171.

[7Céline Bayou & Eric Le Bourhis, Les Lettons, Ateliers Henry Dougier, Paris, 2017, pp. 24-29.

[8Antoine Picron, « L’E-stonie : modèle d’un état plateforme e-gouverné - L’exemple de la transformation totale d’un État grâce au numérique », Institut Sapiens, juillet 2018, 67 p.

[9Yves Plasseraud, Les États baltiques. Des sociétés gigognes, Armeline, Crozon, 2004, 435 p.

[10Les « non-citoyens » d’Estonie et de Lettonie sont aujourd’hui majoritairement une population âgée qui refuse de passer l’examen de naturalisation par principe ou par difficulté à s’approprier la langue.

[11L’Estonie compte actuellement 1,3 M d’habitants, la Lettonie 1,9 M et la Lituanie 2,8 M.

[12Milan Kundera, « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, n° 27/5, 1983, pp. 3-23.

[13Céline Bayou & Matthieu Chillaud (dir.), Les États baltes en transition – Le retour à l’Europe, Peter Lang, Bruxelles, 2012, 264 p.

[14Artis Pabriks & Aldis Purs, Latvia – the Challenges of Change, Routledge, Londres, 2002, p. 144.

[15En 1998, le Président estonien Toomas Hendrik Ilves récusait l’expression « pays baltes » et insistait sur l’identité nordique de son pays. En 2019, le Premier ministre lituanien Saulis Skvernelis a souligné que la Lettonie était plus un rival qu’un pays frère pour la Lituanie. Les exemples abondent, déclaratifs et en actes, de cette compétition entre les trois pays.

[16Céline Bayou, « Pays baltes », in Jean-Pierre Pagé & Julien Vercueil (dir.), Tableau de bord des pays d’Europe centrale et orientale et d’Eurasie, CREE/Inalco, Paris, 2018, pp. 45-54.

[17Lors des élections législatives de mars 2019, le parti d’extrême-droite eurosceptique et xénophobe EKRE a obtenu 17,8 % des voix et est arrivé en 3e position, derrière le Parti de la réforme (centre droite, 28,9 %) et le Parti du centre (centre gauche, réputé russophone, 23,1 %). Ce dernier a refusé de former une alliance avec le vainqueur et a préféré négocier la formation d’une alliance avec le parti nationaliste Isamaa (11,4 %) et EKRE.

[18Cf. Marc Lazar, Laurent Chamontin, "Populismes et peuplecratie en Europe. Des métamorphoses de nos démocraties", Diploweb.com, 28 avril 2019. https://www.diploweb.com/Populismes-et-peuplecratie-en-Europe-Des-metamorphoses-de-nos-democraties.html

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