L’héritage mental du soviétisme

Par Richard BACKIS, le 1er juin 2003  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ambassadeur honoraire de Lituanie.
Entretien avec Pierre VERLUISE.

Il n’y a rien de plus difficile à surmonter que les blocages mentaux, parce que la personne en question n’entend pas ce qu’on lui dit. Les Occidentaux s’adressent à un post-communiste comme s’ils parlaient à un des leurs. Ils ne prennent pas en compte le fait qu’ils s’adressent à quelqu’un qui à été terrorisé et traumatisé par plus de quatre décennies de totalitarisme. Si nous voulons communiquer et construire ensemble, il faut apprendre à se connaître vraiment.

Pierre Verluise : Quel est l’héritage mental du soviétisme, pour les pays d’Europe de l’Est annexés au bloc soviétique de 1945 à 1989 et pour les pays baltes intégrés de force à l’Union soviétique de 1944 à 1991 ?

Richard Backis : Cet héritage implique une certaine attitude, un état d’esprit, une mentalité, une façon de voir le monde et les rapports humains. En fait, il s’agit d’un héritage comportemental.

Quand vous rencontrez des nationaux des pays précédemment sous domination soviétique, ils vous semblent normaux. Et ils le sont d’autant plus qu’ils vous identifient comme un Occidental, ce qui les conduit à adopter le comportement adéquat.

Dans tout être, il y a cependant beaucoup de sentiments complexes qui prennent le pas sur la logique ou le raisonnement. En outre, chacun est animé sans même le savoir par des réflexes mentaux. Il y a des choses que l’on fait , bien qu’intellectuellement on sache qu’il faudrait mieux s’en abstenir.

Le poids des habitudes

Par exemple, lors d’une discussion avec un ministre nous tombons d’accord sur un projet et une manière de le mener à bien. Le téléphone sonne. Il attrape le combiné et raconte tout autre chose. Quand il raccroche, je lui dis : "Vous vous êtes conduit exactement à l’inverse de que nous avions précédemment discuté". "Ah ! Je ne m’en étais pas rendu du compte".

Intellectuellement, les acteurs des pays d’Europe centrale et orientale savent qu’il faudrait se débarrasser de réflexes hérités du soviétisme, pratiquement ils font comme avant. Le poids des habitudes.

P.V. A quels réflexes pensez-vous ?

R. B. Ce comportement se constate par exemple dans les relations avec les gens comme avec les choses : que ce soit un contrat, une décision à prendre, un choix à faire. S’ils réfléchissent, ils choisissent une nouvelle option, sinon l’héritage l’emporte. Le réflexe est alors de penser à son propre bénéfice. Exemple : la proposition A est bonne, donc je dis oui. Le réflexe : la proposition A est bonne mais elle ne me rapporte rien, donc je dis non, ou je reporte à plus tard, ou - proposition B - je fais comprendre qu’il faudrait que j’y trouve mon intérêt. Si le décideur s’arrête au stade intellectuel, la meilleure proposition pour l’intérêt public est adoptée. Sinon, le refus survient, à moins qu’une condition supplémentaire n’apparaisse.

P.V. Si l’on refuse de comprendre cette nouvelle condition, le processus est bloqué ?

R.B. Le processus est alors totalement bloqué. D’où l’intérêt d’avoir conscience des deux paramètres quand vous rencontrez des interlocuteurs d’Europe centrale et orientale, l’intérêt général et l’intérêt personnel. Il faut tenir compte de l’héritage. S’il ressort, vous avez alors la réponse. S’il reste enfouit, tout va très bien. Le Rideau de fer est tombé en 1989, l’Empire soviétique s’est écroulé en 1991, mais ces pays sortis de la zone soviétique restent encore en 2003 en phase de transition. La même personne peut être A ou B, selon les circonstances, l’état major autour de la table…

P.V. N’est-ce pas ce que l’on appelle de la schizophrénie, une psychose caractérisée par une désagrégation psychique qui produit une ambivalence des pensées, des sentiments et une conduite paradoxale ?

R. B. Non, ou alors tout le monde en est atteint. Parce qu’un des points essentiels du régime soviétique, c’est que tout le monde savait que cette dictature reposait sur un mensonge. Si vous déviez de la ligne, vous étiez déporté ou emprisonné par un système policier extrêmement violent. Dès l’âge du jardin d’enfant, vous étiez obligé d’avoir un double jeu : l’officiel, en conformité avec la dictature - le chef a toujours raison, oui chef, bien chef - et le mensonge.

Et la famille "n’aidait pas", parce qu’elle essayait de faire passer des valeurs différentes : le patriotisme, la religion… L’enfant apprenait des deux côtés à mentir, dans le système officiel et dans sa famille. L’hypocrisie était "normale". C’était une condition de survie.

Plus de dix ans après les indépendances, cela joue encore. Bien sûr que les gens essaient de s’en défaire, mais ce n’est pas possible. Oui, c’est vrai, il y avait deux êtres : celui qui apparaissait - conforme - et un autre dedans. Il en résultait un conflit permanent pour chacun.

P.V. Ce conflit générait très probablement une souffrance, a-t-elle été évacuée après les indépendances ?

R.B. Non, pour deux raisons. Premièrement, il n’y a pas eu d’épuration des cadres communistes. Deuxièmement, il faut une formation pour évacuer un tel traumatisme. Tous les maîtres étaient précédemment nommés par le régime communiste. Ils manquaient donc des compétences nécessaires. On n’a pas pu changer tous les livres de classe. La famille, elle-même, n’arrivait plus à fournir une vision rationnelle aux enfants. Les parents manquaient d’arguments. Les professeurs , les prêtres étaient précédemment sélectionnés par les autorités communistes, comment auraient-ils pu être capables de s’adresser véritablement à un étudiant ? Tout l’enseignement était marxiste. Les formateurs comme les parents n’avaient rien d’autre que les références marxistes auxquelles ils ne croyaient pas, quand l’étudiant les interrogeait, ils n’avaient rien pour les aider. Le clergé était à l’image de la population civile, qu’il soit orthodoxe, catholique ou protestant. Que pouvait-il enseigner ? Le déphasage était trop important. Dans les années 1990, les jeunes des pays d’Europe de l’Est ont manqué d’interlocuteurs. Ce qui a d’ailleurs contribué à la floraison des sectes importées de l’étranger.

Le rôle des jeunes

Heureusement, un certain nombre de nos jeunes ont pu partir à l’étranger, mais ils étaient trop peu nombreux et en rentrant ils ne pouvaient pas encore être professeur. Il y a donc un trou. Il faut que le marxisme s’évacue.

Ce ne sont pas les parents qui apprendront à voir autrement. Au début de l’indépendance, le nouveau gouvernement a rendu obligatoire l’enseignement religieux d’une des neuf religions reconnues. L’archevêque de Vilnius disait : "les parents ne connaissent pas le catéchisme, puisqu’ils n’ont pas pu l’apprendre. Ce sont donc les enfants qui sont en train d’éduquer leurs parents. C’est l’étudiant qui revient de l’étranger qui éduque sa famille ! Ce n’est pas lui qui reçoit, c’est lui qui donne".

Par quel miracle ceux restés au pays pourraient-ils transmettre quelque chose ?

P.V. Combien de temps faudra-t-il pour que la rupture avec le système soviétique soit consolidée ?

R.B. Au début des années 1990, je pensais qu’il faudrait dix ans. En 2003 nous n’y sommes toujours pas, même si je constate une évolution positive. Cet héritage a poussé ses racines trop loin. Plus de quatre décennies de soviétisme, cela fait des ravages. Une convalescence dure autant que la maladie elle-même. Des générations complètes ont été éduquées dans ce système. Heureusement que dans tous les pays satellites et dans les pays baltes, il restait quelques références, c’est à dire des personnes ayant connu la période précédente. Alors qu’en Russie, en Biélorussie ou en Ukraine il n’en restait pratiquement plus après sept décennies de totalitarisme. C’est pourquoi les Baltes et les pays satellites s’intégreront plus facilement à l’Union européenne. En 2003, je pense qu’il faudra encore une vingtaine d’années pour que la rupture avec le système soviétique soit totalement consolidée. (Voir une carte géopolitique de l’Europe à la veille de l’élargissement de l’Union européenne - 362 ko)

Signes

Quelles sont les marques qui perdurent à ce jour ? Dans le système soviétique, l’Etat s’occupait théoriquement de tout : logement, travail… mais dans les faits l’Etat ne s’occupait que de favoriser ses servants. Chacun devait se débrouiller pour vivre, c’est à dire bénéficier ou s’octroyer des faveurs. Le sentiment d’être seul était omniprésent, sans pouvoir faire confiance aux autres. Parce que le KGB était présent dans chaque immeuble, dans chaque rue. Vous ne pouviez pas parler.

Ne pas faire confiance aux autres, cela ne disparaît pas en deux jours ! D’autant que les premiers étrangers qui sont venus après les indépendances se sont souvent comportés comme des escrocs, se livrant à un véritable pillage économique. Ils n’ont pas eu le minimum d’égards pour les gens. Ce qui a ruiné la confiance non seulement dans les congénères mais encore dans les Occidentaux.

En règle générale les gens sont accueillants, mais ils ne vous donneront par leur cœur. Pis, ils voyaient l’étranger occidental comme ils voyaient les Russes, c’est à dire des exploiteurs qu’il fallait s’efforcer soi-même "d’exploiter." S’ajoute à cela la jalousie, par exemple devant l’argent dépensé par les experts ou les humanitaires. Et pourquoi eux, ne pourraient-ils pas dépenser de la même manière ?

L’intérêt personnel

Le réflexe qui joue toujours est le suivant : quel est notre intérêt ? Ils veulent apprendre le savoir qui rend les occidentaux puissants. Ils vont donc pomper tout ce qu’ils peuvent, mais il leur faut un autre intérêt. Alors que les économies d’Europe de l’Est s’écroulaient, il fallait continuer à vivre. D’autant qu’on peut se retrouver facilement au chômage. L’intérêt personnel était donc toujours sous-jacent, primordial et il faut le savoir.

Même l’amitié ne se concevait dans cette dictature que de façon verticale, jamais horizontale. Vous aviez l’impression que X était votre ami, mais c’était parce que vous étiez son chef ou un étranger, jamais une amitié en tant que valeur. Voilà encore un réflexe hérité du soviétisme. Les amitiés sont toujours intéressées. Le but était de profiter le plus vite possible, c’était la fonction de la nomenklatura. Pour pénétrer dans cette sphère, il fallait l’acheter.

Donc, tout s’achète. Quand un Occidental arrive avec des dons, par exemple humanitaire, ils ne comprennent pas qu’il n’attend rien en retour. Ils pensent : "ce n’est pas vrai, puisqu’ils ne nous demandent rien, ils doivent y avoir des intérêts cachés."

P.V. Cela pervertit inévitablement la relation.

R.B. Oui, l’héritage du soviétisme pervertit la relation entre l’occidental et le post-soviétique. Le premier objectif est de s’assurer les besoins essentiels. Par exemple, nourrir les enfants, les soigner. L’aide humanitaire était nécessaire mais elle était effectivement pervertie. Les médicaments envoyés étaient vendus et se retrouvaient bien souvent plus loin, sur les marchés de Biélorussie… Ces trafics se faisaient au bénéfice des mafias, au sens très large du terme.

Au fur et à mesure que les salaires s’élèvent, les douaniers, les policiers et les juges deviennent moins sensibles à la corruption. N’oublions pas que, voici une cinquantaine d’années, on mettait un billet de 20 dollars dans son permis de conduire quand on était arrêté par la police… aux Etats-Unis. Ces procédés existent encore dans les pays d’Europe de l’Est, mais ils sont en diminution.

L’héritage du soviétisme fond notamment du fait de l’évolution démographique. Ceux qui n’ont connu que le système soviétique deviennent de moins en moins nombreux. Les plus jeunes sont encore parfois marqués par les mentalités passées, mais de nouveaux comportements se dessinent.

P.V. Qu’en est-il en matière de responsabilité ?

R.B. Tous les occidentaux ont observé que dans les pays de l’Europe de l’Est les gens n’ont pas l’habitude de prendre leurs responsabilités "Allez voir le chef." Toujours vers le haut. Cela m’a frappé au début des années 1990, même au niveau du gouvernement. Les ministres évitaient de prendre et surtout de signer leurs décisions. "Adressez-vous au Premier ministre". En 2003, les ministres assument leurs responsabilités, mais ce comportement marque toujours le corps des fonctionnaires et même le monde de l’entreprise. Il faut que ces "anciens" disparaissent. Et ils disparaissent petit à petit.

Quelle équipe ?

Autre héritage : la notion d’équipe n’existe pas. Allez donc trouver des associations ou des syndicats représentatifs dans les pays d’Europe de l’Est ! Le chef est toujours tout puissant. Le patron est devenu de droit divin, comme sur un navire. Avant, on pouvait se plaindre au Parti ou au syndicat. Maintenant, il n’y plus de parti ni de syndicat. Il y a donc des excès d’une autre nature. Il y de plus en plus de gens dans une "nomenklature libre", puisque ce n’est plus une dictature, mais les exploités demeurent. Puisqu’il n’y plus de limites, l’exploitation du pauvre s’est accrue. Quand il faut trouver du travail, les gens sont prêts à accepter beaucoup trop de choses, parce qu’ils n’ont pas de recours.

La répulsion de toute idée d’association pour se défendre est un fruit de l’héritage. Le réflexe contre tout embrigadement joue à fond, que ce soit pour les syndicats, les associations de jeunesse même étudiantes. Il en va de même pour les associations de copropriétaires d’un immeuble pour l’entretien des parties communes : les gens sont prêts à mettre leur nom sur la liste d’une association, mais ça ne va pas beaucoup plus loin. Cela bouge, mais très lentement.

Certes, la justice se met en place, mais les réflexes demeurent. L’anecdote sur un "bon juge" est révélatrice. Le bon juge acceptait un pot de vin de chacune des parties en présence, mais il rendait sa mise à la partie condamnée. L’autre gardait tout. Sur ces fondements, vous comprendrez que la route soit longue. Les juges sont maintenant mieux payés par l’Etat, mais les réflexes gardent une certaine pérennité. Un coup de fil du ministre fait encore de l’effet.

La peur

Les réflexes jouent encore parce que l’on craint. Et sous l’effet de la peur, vous ne réfléchissez pas. Vous n’avez plus peur de la déportation mais de perdre votre place. Cet héritage reste encore trop pesant, trop existant. La puissance du chef demeure, même aujourd’hui. Même si cela s’atténue, il faut l’avoir en tête pour comprendre les comportements présents. Sinon, on se dit : "Ils sont faux, il y a une part d’hypocrisie." C’est inconscient. Quand j’évoque l’héritage mental du communisme, c’est de cet héritage que je parle. Il imprègne la vie quotidienne, et l’on s’en débarrasse très difficilement. Chacun de nous à des réflexes qui lui viennent de l’enfance. Celui qui a été battu se protégera à la moindre alerte, même s’il n’a pas été frappé depuis trente ans.

Cela joue dans la vie quotidienne. J’ai essayé de monter des syndicats en Lituanie, ça ne prend pas. On ne peut même pas organiser des troupes de Scouts, parce que cela fait penser aux Pionniers communistes ! Le réflexe contre l’embrigadement joue à fond.

P.V. Comment s’organise maintenant la distribution des revenus ?

R. B. La classe moyenne a beaucoup gonflé ses rangs, mais environ 30 % de la population vit de revenus à la limite ou en dessous du seuil de pauvreté. Et le nombre d’exclus restera important pendant longtemps, parce que les priorités du pays sont ailleurs. Compte tenu des difficultés budgétaires, les postes réduits sont l’éducation, la santé, la culture… comme partout. Les économies ont fondues dans l’inflation des années 1990, la revalorisation des retraites n’est pas suffisante, on se contente de suivre l’évolution des prix. Il s’agit, de plus, des générations qui ont le plus souffert de la dictature. "Ils sont nés au mauvais moment", comme il a été dit dans une émission. Toute leur vie a été gâchée.

Que doit faire le gouvernement ? Investir dans de nouvelles universités pour construire l’avenir ou augmenter les pensions ? Il faut voir le futur, mais c’est un choix politique douloureux. Heureusement, dans nos pays les structures familiales sont encore assez solides et les familles aident les anciens.

P.V. Quelle est la place de la morale dans la vie de chacun ?

R.B. Il n’y a pas de morale dans le sens occidental dans ces pays. Quelle est la différence entre le bien et le mal, puisqu’on ment dès le départ ? On était mal payé, d’accord, mais on ne travaillait pas non plus. Il fallait se débrouiller, donc on volait. Voler devient la "norme", c’est comme ça, cela ne donne aucun sentiment de culpabilité.

Au début des années 1990, cela pouvait choquer, mais à comparer avec les autres pays d’Europe centrale et orientale, la situation était identique.

Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ?

Résultat, les relations de façade avec les Occidentaux sont impeccables, mais quand vous commencez à parler avec les gens, c’est autre chose. Ils ne disent rien, mais ils ont du mal à digérer les maladresses. D’autant que les nombreux scandales qui surviennent en Occident viennent les conforter. Celui qui devient député va chercher avant tout son intérêt et son profit. Où voulez-vous qu’ils aient appris la morale ? Quels étaient les repères ? Au début des années 1990, il n’y avait plus qu’un seul auteur français à l’université de Vilnius : Aragon…

Le communisme a fabriqué des gens sans morale qui ne ressentent pas la notion de bien et de mal. Leur conscience a été tuée. Reconstruire une conscience, cela ne se fait pas en deux ans. Mentir et voler reste donc "normal". Il est très difficile de passer d’une normalité à une autre. Le poids des réflexes est tel qu’il faut attendre la fin tranquille de générations. Il faut attendre 2020, 2030. Encore faut-il que l’environnement soit favorable, car l’Occident ne nous montre pas toujours comme il le faudrait le bon exemple.

De la difficulté de communiquer

Il faut aussi savoir que les populations post-soviétiques peuvent difficilement accepter les critiques. Parce ce que cela leur fait aussitôt craindre - à cause de leur douloureux passé - non plus une déportation mais une sanction, par exemple le chômage. La peur reste omniprésente et tétanise l’intéressé. Tout est pris personnellement, même s’il s’agit d’une observation de méthode. Cela brouille la communication et les possibilités de formations apportées de l’extérieur.

Il n’y a rien de plus difficile à surmonter que les blocages mentaux, parce que la personne en question n’entend pas ce qu’on lui dit. Les Occidentaux ne le voient pas, cela ne leur vient même pas à l’idée. Ils s’adressent à un post-communiste comme s’ils parlaient à un des leurs. Ils ne prennent pas en compte le fait qu’ils s’adressent à quelqu’un qui à été terrorisé et traumatisé par plus de quatre décennies de totalitarisme. Il ne faut pas jeter de pierre, mais l’effet est là.

P.V. Après l’indépendance, en 1991, les autorités lituaniennes ont-elles procédé à une mise à l’écart des personnes impliquées dans l’administration du pays durant la période soviétique ?

R. B. Non, il n’y pas eu d’épuration en Lituanie. Il est vrai que ceux qui avaient du sang sur les mains sont partis d’eux-mêmes avec les troupes soviétiques.

Il ne faut pas oublier qu’on devenait souvent collaborateur du KGB par force, suite à une ou des pressions. Sauf exception, ce n’était pas un acte volontaire. Par exemple, les organes de Sécurité choisissaient un professeur pour faire des rapports sur les autres enseignants, et il n’était pas facile de se dérober. Résultat, cette personne se retrouvait sur la liste des collaborateurs du KGB.

Les fichiers du KGB

Après l’indépendance, quels critères utiliser pour "épurer" ? Au moins 10 % de la population a été ainsi embrigadée comme informateur du KGB. En fait, tout le monde devait faire un rapport sur son environnement, de façon plus ou moins approfondie certes, mais tout le monde était peu ou prou impliqué dans le système. Tout le monde devait dénoncer les comportements déviants dont il était témoin, faire un rapport. Le signataire se retrouvait de fait dans les fichiers du KGB.

Nous avons subi une dictature. Les plus impliqués - quelques centaines - ont été punis, mais il faut comprendre que le régime soviétique a tellement tué d’hommes et de femmes que cela nous paraît inutile d’en rajouter.

Cherche cadres, désespérément

Dans l’état lamentable où se trouvaient nos économies, il fallait mieux dire : "foin du passé, nous avons à reconstruire un pays en ruine, on s’y met tous, chacun avec ses capacités". Il ne faut pas perdre de vue que les seuls à disposer d’une formation supérieure étaient ceux qui avaient été validés par le Parti Communiste. Puisque les autres n’avaient pas accès à ces filières. Nous avions besoins de l’aide de tout le monde pour reconstruire nos pays. Par qui aurions nous remplacé ces cadres ?

Il est vrai que j’ai vu des ministres du temps de l’indépendance se comporter exactement comme l’auraient fait les secrétaires du Parti Communiste de l’époque soviétique. Quand ils arrivaient dans un restaurant, il fallait aussitôt évacuer toute la salle et les abords. Pourquoi ? Parce ce que c’était leur seule référence. Or il fallait des ministres. Ils savaient au moins manager. Donc, nous ne leur en voulons pas.

De bons professionnels

En outre, il faut savoir qu’avant de partir de nos pays, les Soviétiques ont fait des faux dossiers sur les uns ou sur les autres, pour les discréditer. Les Russes se sont bien sûr particulièrement attachés à salir la réputation de ceux qui s’étaient déjà signalé par leur lutte pour l’indépendance. On les a retrouvé dans les fichiers du KGB comme agent du KGB. Comme par hasard, ces dossiers n’ont pas été brûlés avant le départ des Soviétiques. Comment trier le vrai du faux ? Les Russes ont donc laissé des bombes à retardement pour délégitimer leurs opposants. Essayez de trouver dans des dossiers tordus ce qui est une manipulation, ce n’est pas simple.

Etait-il bien utile de développer une tension supplémentaire, alors que nos objectifs étaient déjà bien difficiles à atteindre ? Ceux qui ont compris le plus vite, c’était les anciens patrons, par exemple A.Brazaukas en Lituanie, ancien n°1 du Parti Communiste.

L’épuration est devenue impossible, pour des raisons pragmatiques.

Pour autant, il est vrai que l’absence d’épuration a eu des conséquences néfastes, notamment cet esprit marqué par les peurs du passé. D’un autre côté, il faut l’accepter, parce qu’il n’y avait pas de moyen de faire autrement.

P.V. Résultat, plus de dix ans après les indépendances des pays d’Europe centrale et orientale, on trouve aux postes clés beaucoup d’anciens membres de la nomenklatura communiste.

R.B. Il est vrai que dans les pays de l’Est, on trouve en 2003 nombre d’anciens nomenklaturistes à des postes clés. Mais ce n’est pas gênant. En Lituanie, A. Brazauskas ancien Premier Secrétaire du PC, est revenu au poste de Premier Ministre, Il sera tenté de promouvoir des hommes proches de lui, même si une loi protège théoriquement les fonctionnaires de l’alternance politique. Mais il en est de même de tous les pouvoirs. Il faudra juste d’un peu plus de temps pour se débarrasser de l’héritage communiste…

Un jeu politique spécifique

Les partis politiques lituaniens ne ressemblent en rien aux partis politiques occidentaux. Il s’agit simplement de plate-formes de rivalités personnelles, dépassant rarement 500 membres. Plutôt que de défendre des idées par le débat démocratique, leur objectif se limite à accéder aux postes clés. Il s’agit de luttes individuelles pour accéder aux postes précédemment aux mains de la nomenklatura. D’une certaine manière, ce qui existait auparavant continue à rester d’actualité. Mais les électeurs sont libres et ne suivent pas toujours les indications des partis.

Entretien réalisé le 28 janvier 2003. Manuscrit clos le 14 mars 2003. Copyright 10 mai 2003-Backis/www.diploweb.com


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