Mehdi Lazar est Inspecteur de l’Education nationale, actuellement en poste aux Etats-Unis. Géographe, chercheur associé au laboratoire Géographie-Cités, il est également membre du cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO). Docteur en géographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et diplômé d’études approfondies en géopolitique de l’Institut Français de Géopolitique, il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages traitant de l’internationalisation de l’éducation et de la géopolitique du monde arabe.
Alors que l’administration Trump entame sa troisième année au pouvoir, la doctrine "trumpienne" se matérialise plus clairement. Mehdi Lazar en présente brillamment les conséquences pour la politique étrangère américaine et pour les équilibres géopolitiques mondiaux, à la fois à court et long terme. Les risques encourus sont considérables, notamment au Moyen-Orient où le retrait américain, le peu de considération pour certains alliés ainsi que les prises de positions du président ont considérablement affaibli l’influence américaine et augmenté l’instabilité régionale.
SOUVENT présentée comme imprévisible, la politique étrangère de Donald Trump semble difficile à décoder alors que la confusion paraît l’emporter sur la cohérence d’ensemble au plus haut sommet de l’Etat américain. Les actions les plus controversées du président Trump - telles que se retirer de l’accord de Paris, du traité sur le nucléaire iranien [1] ou encore de Syrie et d’Afghanistan - sont cependant conformes à la vision du monde qu’il a publiquement défendue depuis les années 1980.
La doctrine du président américain, "America First" est à ce titre articulée autour d’idées assez stables et se centre autour de la défense de la souveraineté nationale et du rejet du multilatéralisme. Plus précisément, le quarante-cinquième président des Etats-Unis a fait preuve depuis 2017 d’une constante attirance pour les gouvernements autoritaires et préfère une approche transactionnelle des alliances. Il a également montré une prédilection pour le hard power (au détriment du soft power), pour l’unilatéralisme (aux dépens de l’ordre international libéral que les États-Unis ont créé et maintiennent depuis près de huit décennies) [2], pour une définition étroite des intérêts américains, pour une approche mercantiliste de la politique économique internationale, et finalement, pour un certain mépris général des droits de l’homme [3].
Le changement d’approche des relations internationales prôné par le président Trump marque une rupture assez visible non seulement sur la forme mais aussi largement sur le fond. Dans des États-Unis balancés entre un éternel débat entre réalisme et idéalisme, il peut se lire comme le grand retour d’idées du XIXe siècle que l’on peut regrouper sous une bannière "jacksonienne".
Paradoxalement cependant, alors que la politique étrangère américaine est souvent tributaire de la politique intérieure [4], dans le cas du président Trump ce sont précisément ses positions en matière de politique étrangère qui lui ont, entre autre, permis d’arriver à la Maison Blanche. Porté par la montée en puissance d’un mouvement populiste, confiant dans ses intuitions, le président Trump n’a cependant pas pu mettre en oeuvre sa vision géopolitique durant les deux premières années de son mandat.
Alors que l’administration Trump entame sa troisième année au pouvoir, la doctrine "trumpienne" se matérialise plus clairement, notamment maintenant que le président a plus de latitude pour imposer ses vues à son administration. En fait, l’imprévisibilité des positions de l’administration du président des Etats-Unis ne vient pas que du président lui-même mais également des tensions existantes à la fois entre le président et ses conseillers, mais aussi entre le président et les cadres de la sécurité nationale. Et si la politique étrangère américaine est marquée en 2017 et 2018 par une certaine continuité, c’est avant tout en raison des résistances internes au sein de l’establishment et des administrations.
Ceci a déjà des conséquences fortes pour la politique étrangère américaine et pour les équilibres géopolitiques mondiaux, à la fois à court et long terme. Les risques encourus sont également considérables, notamment au Moyen-Orient où le retrait américain, le peu de considération accordé à certains alliés ainsi que les prises de positions du président ont considérablement affaibli l’influence américaine et augmenté l’instabilité régionale.
Les postures en matière de politique étrangère du président Trump, vues comme superficielles par l’establishment américain pendant la campagne présidentielle de 2016, sont en fait établies depuis des décennies.
Bien que simplistes et empreintes de démagogie, elles ont malgré tout permis à Donald Trump de séduire une partie de l’électorat et d’arriver au pouvoir lors de son impressionnante victoire contre Hillary Clinton le 8 novembre 2016. En cela, Donald Trump a bien montré comment, aux Etats-Unis, certains groupes négligés et sous-représentés (notamment la classe ouvrière blanche confrontée aux inégalités croissantes) pouvaient se mobiliser pour un candidat auxquels ils croyaient, appuyés en cela par des groupes d’intérêt bien organisés [5]. Cette mobilisation populiste est cependant essentiellement ancrée dans le phénomène de montée en puissance d’une politique identitaire [6].
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Ce mouvement résulte d’une importance croissante des intérêts identitaires en plus des préoccupations économiques ou idéologiques. Pour illustrer cette thèse, Francis Fukuyama avance que dans de nombreuses démocraties, la gauche se concentre désormais sur la promotion des intérêts d’une grande variété de groupes (tels que les minorités ethniques, les immigrés et les réfugiés, les femmes et les personnes LGBT) tandis que la droite a redéfini sa mission autour de la protection de l’identité nationale traditionnelle (souvent explicitement liée à « la race », à l’appartenance ethnique ou à la religion). C’est par ailleurs un phénomène assez largement identifiable dans d’autres démocraties occidentales.
Lors de la victoire électorale de Donald Trump aux présidentielles américaines de 2016, la solidité du vote blanc en sa faveur a ainsi été confirmée. Le président a également bénéficié du plus important vote de personnes n’ayant pas de diplôme universitaire depuis 1980. Par ailleurs, l’écart entre les sexes en matière de vote fut l’un des plus importants dans les sondages depuis 1972 [7]. L’arrivée à la Maison Blanche d’un président se légitimant du peuple et accédant au pouvoir contre l’élite du parti républicain peut donc s’expliquer par sa capacité à élaborer un discours audible pour des groupes identitaires forts (notamment les hommes peu diplômés des classes populaires et de la classe moyenne blanche) déclassés, lassés des guerres moyenne-orientales et inquiets des retombées de la globalisation. La défense des intérêts commerciaux américains, l’hostilité à l’immigration et la négation du changement climatique ont été à ce titre des thèmes de campagne particulièrement efficaces.
La vision comptable, agressive et isolationniste des relations internationales de Donald Trump a ainsi séduit de nombreux déçus de la globalisation. Elle se cristallise dans une doctrine de politique étrangère "jacksonienne" (W. R. Mead parle à ce propos de "nationalisme populiste jacksonien" [8]) selon laquelle les Etats-Unis sont l’État-nation du peuple américain dont la principale activité est interne et non une entité politique ayant une mission universelle.
Cette tendance voit le rôle du gouvernement américain comme limité à la sécurité physique des habitants et à la prospérité économique du peuple américain dans le cadre d’une implication minimum dans les libertés individuelles [9]. Selon cette école de pensée, la politique étrangère n’est donc importante que par interférences, lorsque la situation l’exige. Donald Trump se place ainsi à contre-pied des perspectives réalistes hamiltoniennes, selon laquelle les États-Unis ont un intérêt à assurer un ordre mondial – en particulier grâce à la puissance militaire et économique [10] – mais aussi des idéalistes wilsoniens qui mettent les valeurs au centre de la création d’un ordre mondial libéral [11].
Le président Trump prône ainsi une position de repli du profil mondial des États-Unis afin de réduire les coûts et les risques de la politique étrangère américaine. Pour cela, il définit les intérêts américains de manière étroite et selon une perspective avant tout économique et militaire se voulant pragmatique et réaliste. La victoire électorale de Donald Trump en 2016 s’explique donc, au-delà de l’impopularité d’Hillary Clinton, en grande partie par la pertinence de la doctrine "America First" pour certains groupes identitaires américains. Consécutivement, la victoire de Donald Trump à la présidentielle a renforcé sa croyance en ses intuitions [12] et en sa position d’homme providentiel pouvant tirant sa légitimité du « peuple » (bien qu’il ait été perdant au vote populaire).
Dans un entretien accordé au Washington Post [13] le 28 novembre 2018, le président Trump a ainsi affirmé sa croyance en son intelligence qu’il qualifie de supérieure : "Des gens comme moi, nous avons un très haut niveau d’intelligence, mais nous ne sommes pas nécessairement de tels croyants [14]. Sa victoire surprise a également renforcé sa volonté de maintenir un rapport direct avec le peuple américain. Son utilisation de nombreux « tweets » [15] rendent à ce titre la communication “trumpienne” unique. De plus, alors que le président se voit comme victime d’un procès en expertise, il compense par un dialogue direct avec le peuple, contre le courant des médias "mainstream", comme CNN et le New York Times, qu’il considère comme peu objectifs et colporteurs de "fake news" (le président, suivi par près de 57 millions de personnes, a twitté 357 fois à propos de "fake news" depuis son élection selon le site Trump Twitter Archive).
Les analystes de la vie politique américaine ont quant à eux, souligné le contraste existant dans la politique étrangère américaine depuis 2016. A une rupture radicale avec le consensus établi depuis 1945 se juxtapose une certaine continuité avec les autres présidents, dont Barack Obama. En fait, le président Trump dispose de positions claires que ses deux premières années de mandat ne lui ont permis de mettre en place que partiellement.
Avec la doctrine "America First", empruntée aux présidents W. Wilson et W. G. Harding, Donald Trump a fait état dès 2016 de ses vues isolationnistes. Il a clairement exprimé sa volonté de limiter les contributions américaines aux agences internationales, son souhait de renégocier les alliances et de développer une forme de protectionnisme mais aussi son soutien à Israël. Cette approche programmatique n’a finalement que peu varié mais la capacité du président Trump à mettre en place les propositions du candidat Trump a fortement évolué en deux ans.
Les difficultés à lire la politique étrangère américaine depuis 2016, bercée entre continuité et rupture, peut à ce titre s’expliquer par la conjonction de mesures prises en fonction de plusieurs logiques d’action agissant en concurrence. Ainsi, à l’approche dictée par la doctrine “America First” de Donald Trump, que le président souhaite mettre en place afin de satisfaire son électorat, s’ajoute trois autres logiques [16].
La première est la logique que Maya Kandel nomme celle des “adultes”. Il s’agit de l’influence que peuvent avoir les membres de l’administration Trump qui sont nommés sans nécessairement partager les vues du président et auraient pu servir dans n’importe quelle autre administration républicaine. La deuxième logique est celle du “tout sauf Obama”. Surestimée par les médias, cette logique consisterait pour Donald Trump à détricoter l’héritage de son prédécesseur. Enfin, une certaine “logique du chaos” est à l’oeuvre depuis 2016. Elle s’exprime notamment par les contradictions internes de l’administration Trump et un certain manque de clarté et de cohérence de la politique étrangère américaine.
Deux temps peuvent en fait être identifiés au cours de la présidence Trump. Tout d’abord, entre son inauguration et l’été 2017, bien que le président ait tenu des propos surprenants (comme ceux sur l’article 5 du traité de l’OTAN en mai 2017), il n’a que peu dérivé des positions républicaines traditionnelles tout en se démarquant faiblement de la politique de Barack Obama. A ce titre, le retrait de l’accord de Paris aurait certainement été également mis en œuvre par autre président républicain. Ainsi, jusqu’à l’été 2017 Donald Trump resta dans l’accord nucléaire avec l’Iran et ne toucha pas aux accords de l’ALENA. Il n’a pas remis en question le retrait stratégique opéré par les Etats-Unis après les longues guerres en Afghanistan et en Irak dans les années 2000 tout en conservant des troupes en Syrie et en Afghanistan. Le retrait américain des négociations sur le Trans-Pacific Partnership (TPP) en janvier 2017 est l’une des seules manifestations de sa doctrine « America First » de cette période avec le Muslim ban et le projet de construction du mur le long de la frontière mexicaine.
Une des raisons de cet impact limité des idées « trumpiennes » sur les relations internationales pendant cette période fut le respect du processus "interagency" [17]. Dans ce cadre, les décisions du président en matière de politique étrangère sont prises après les réunions du National Security Council, celui-ci faisant suite aux consultations des ministères et organismes publics compétents [18]. Or, à partir de l’automne 2017, Donald Trump a commencé à ne plus suivre ce processus et a évolué vers une prise de décision de plus en plus unilatérale, alignée avec sa doctrine « America First ». Ceci produisit des tensions avec les conseillers du président, aboutissant à des départs tels que ceux de R. Tillerson, H.R. McMaster et G. Cohn au printemps 2018 ou à celui de James Mattis, considéré comme le dernier survivant du groupe des « adultes », en décembre 2018.
Ainsi, entre octobre 2017 et décembre 2018, il accentua largement les changements de position des Etats-Unis. Il décida du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, entama une guerre commerciale avec la Chine, annonça le retrait des États-Unis de l’UNESCO et du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, diminua l’implication du leadership américain au G7 et au G20 et baissa les niveaux de l’aide extérieure américaine.
Certaines des décisions de Donald Trump – comme le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien le 8 mai 2018– sont cependant bien alignées sur les vues des Républicains néoconservateurs et la National Defense Strategy de janvier 2018. L’influence des « adultes » trouve ici toute son expression. Ce fut le cas lors des frappes militaires contre la Syrie en 2018 suite à l’utilisation d’armes chimiques par Damas. Barack Obama avait fait de l’utilisation d’armes chimiques une « ligne rouge » mais sans la faire respecter. Donald Trump poursuit aussi une politique active de lutte contre le terrorisme, une ligne dure face à la Chine. Il a confirmé le soutien à Israël tout en demandant à l’Union européenne de contribuer plus activement au système de défense occidental.
L’importance de l’influence des « adultes », réelle en 2017 et 2018 a à la fois permis de donner l’impression de large continuité de la politique étrangère américaine pendant la première moitié du mandat de Donald Trump mais a cependant augmenté l’incertitude quant aux positions des Etats-Unis sur des dossiers essentiels.
La confusion qui a régné autour de l’administration Trump n’est pas seulement due à l’inexpérience et aux hésitations du président mais résulte d’une divergence entre le président et certains de ses conseillers, des éléments de son administration et des membres de l’establishment américain. Car si la difficulté de certains présidents à mettre en ordre de marche l’administration n’est pas nouvelle [19], le président Trump a été particulièrement vindicatif dans son rejet du consensus américain en matière de politique étrangère, ce qui explique la résistance d’une partie du “système”.
Donald Trump a, à ce titre, tenté d’expliquer ses problèmes juridiques et administratifs comme étant le travail d’un deep state ou « État profond » de partisans du président Obama [20] et a manifesté maintes fois sa méfiance vis à vis des services de sécurité américains. Des éléments de résistance ont ainsi réussi, avec plus ou moins de succès, à orienter le président vers une approche plus traditionnelle en matière de politique étrangère. Ce fut le cas avec la Corée du Nord ou la Russie, avec lesquelles les tentatives de rapprochement plus ou moins hétérodoxes du président ont été recadrées. Ce fut aussi le cas concernant le boycott saoudien du Qatar ou encore dans l’affaire Kashoggi, lorsque Donald Trump a dû être plus ferme avec Ryad en dépit de ses instincts initiaux de conciliation face au crime dont le journaliste a été victime [21].
Par ailleurs, plusieurs fois au cours de l’année 2018, le président a commenté ou communiqué directement des décisions sur twitter, laissant ensuite à ses subordonnés le soin de trouver un compromis. Or, ceci pose deux problèmes. Tout d’abord, l’écart entre le compromis trouvé par l’équipe du président et les positions de ce dernier semble parfois donner à voir une administration qui s’exprime ou agit en opposition directe avec les souhaits du président [22]. Ces dissensions furent, par exemple, visibles dans la manière dont le président et son administration parlent des alliances, vues par les diplomates et militaires de carrière comme le cœur même du pouvoir et de l’influence américaine [23].
De plus, cette manière de fonctionner pose question quant à la position réelle des États-Unis sur de nombreux sujets. Ceci explique en grande partie l’impression de cafouillage observée mais ne doit pas faire croire en une absence de ligne stratégique de Donald Trump. Cette dernière trouve d’ailleurs ses limites face aux réalités du terrain moyen-oriental.
Les Etats-Unis de l’administration Trump poursuivent l’objectif à long terme d’une réduction de leur engagement au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Entamé lors du pivot de l’administration Obama vers l’Asie, ce mouvement est la conséquence de quatre tendances lourdes : l’indépendance énergétique des Etats-Unis, l’enlisement des guerres en Afghanistan et en Irak, l’échec quasi général - à l’exception de la Tunisie - des révoltes arabes débutées en 2011 et, enfin, l’importance croissante de la Chine.
Cependant, la précipitation dont ce désengagement fait l’objet est l’une conséquence des vues isolationnistes du président Trump ainsi que de son interprétation plus restrictive des intérêts de Washington dans le monde. Ainsi, si l’administration Obama souhaitait un rééquilibrage de l’engagement américain de l’Atlantique vers le Pacifique, les Etats-Unis ne se sont désengagés des conflits moyen-orientaux que progressivement et prudemment. En Irak et en Afghanistan, la politique du surge a été suivie d’un désengagement plus modeste que prévu tandis que la progression fulgurante de l’Etat Islamique en 2014 a conduit Washington à se réengager sur les théâtres d’opération irakiens et syriens avec le soutien d’une coalition ad-hoc.
A contrario, le 21 décembre 2018, le Pentagone a annoncé prévoir de retirer jusqu’à la moitié des quelques 14 000 troupes américaines présentes en Afghanistan. Pourtant des représentants des Etats-Unis négocient avec les Talibans pour tenter de trouver un accord de réconciliation nationale [24] et l’armée américaine s’est abstenue, à plusieurs reprises en 2018, de frapper de fortes concentrations de combattants talibans. Quelques jours avant, le Président Trump a demandé au Pentagone de commencer le retrait des troupes américaines de Syrie. Ces retraits de Syrie et d’Afghanistan ont entraîné la démission du secrétaire à la Défense James Mattis qui dénonce à l’occasion le mauvais sort fait aux alliés américains.
Déjà, le 19 juillet 2017, le Washington Post annonçait que la CIA mettait fin à son support aux rebelles en Syrie. Cet arrêt marquait dans le pays à la fois le recul de ces groupes, la victoire des forces gouvernementales d’Assad [25], le grand retour russe au Moyen-Orient et une avancée majeure de l’influence iranienne qui peut maintenant ajouter un bastion en Syrie à ses positions en Irak [26]. En prenant cette décision, les Etats-Unis admettaient de fait que le changement de régime syrien n’était plus une priorité pour eux mais Rex Tillerson avait annoncé [27] que les forces américaines allaient rester dans le nord-est de la Syrie jusqu’en 2021 afin d’empêcher le retour de l’organisation État islamique (tout en essayant d’influencer la transition politique en Syrie et de bloquer la construction du corridor iranien, que certains appellent l’ « autoroute de la peur »). De nouveau, le président avait annoncé dès mars 2018 le retrait des forces américaines de Syrie « très rapidement » [28], mais avait été convaincu par ses généraux d’y renoncer.
Finalement, l’impact limité du lead from behind, en raison notamment des logiques locales contradictoires des alliés américains, n’a pas aidé à convaincre Donald Trump de la nécessité de rester en Syrie. Il s’agit bien d’un arrêt de la stratégie de « l’empreinte légère » de Barack Obama [29] et de la mise en œuvre de la doctrine « America First » pour un Donald Trump qui s’affranchit des « adultes ». L’absence de soutien actif de la Turquie, membre de l’Otan, mais combattant les forces à dominante kurde qui mènent la bataille contre l’Etat Islamique a été à ce titre un élément décisif de la décision présidentielle. Consécutivement, ce retrait syrien américain constitue un large revers pour les groupes kurdes qui sont désormais sous la menace de l’armée turque, qui les considère comme des groupes terroristes liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qu’Ankara a pourchassé à l’intérieur de ses frontières.
Ce retrait de Syrie aura de plus vraisemblablement pour conséquence le lancement d’une nouvelle offensive turque dans le Nord-Est syrien en direction des forces kurdes. Malgré les assurances du Président turc, une offensive d’Ankara paraît envisageable dans le but de mettre fin à la présence du PKK/PYD dans la zone. Les négociations turco-américaine sur ce point pourraient cependant inciter Washington à adapter son retrait annoncé précipitamment par le président, comme cela a pu être fait auparavant.
Le départ des troupes américaines du Moyen-Orient, bien que partiel puisque les bases en Irak sont conservées, voire renforcées, devrait néanmoins aussi pousser le régime de Damas à étendre sa domination sur les zones pétrolifères de l’Est. La Syrie récupèrera ainsi une nouvelle partie de la Syrie « utile ». Quant à l’Iran, le gain est évident en récupérant une zone lui permettant une continuité territoriale avec l’Irak alors même que l’objectif de Washington était de rompre ce cordon reliant Téhéran à Beyrouth.
Dans le cadre de la crise diplomatique entre le Qatar et ses voisins du Golfe commencée en mai 2017, l’apparent soutien américain à la position saoudienne belliqueuse vis-à-vis de Doha a entraîné une dislocation profonde du Conseil de Coopération du Golfe. Ainsi, lors du sommet du Conseil de Coopération du Golfe qui s’est tenu à Riyad en décembre 2018 la profondeur des divergences entre les pays du Golfe a été visible. En envoyant le ministre d’Etat aux Affaires étrangères, Saad Al–Muraikhi pour représenter le Qatar dans la capitale saoudienne, le petit Émirat a clairement lancé un signal en direction de son grand voisin, montrant qu’il ne comptait pas répondre aux treize exigences du Quartet (Arabie Saoudite, Egypte, Emirats Arabes Unis et Bahreïn), cela même alors que l’Arabie saoudite avait fait plusieurs gestes en direction de Doha. C’est désormais Abu-Dhabi qui est - avec l’Egypte - le principal opposant à une normalisation des relations avec le Qatar. Malgré les injonctions – trop tardives – du Président américain adressées aux pays du Golfe et la médiation koweïtienne, la crise persiste et semble s’installer dans la durée.
Le schisme diplomatique du Golfe a eu en revanche pour Washington et Ryad l’effet escompté inverse. Au lieu de contenir complètement le Qatar, il l’a amené à intensifier ses relations avec la Turquie et à adoucir son attitude vis-à-vis de l’Iran [30]. En outre, les Etats-Unis sont devenues aux yeux de Doha un partenaire non fiable, notamment en raison de son positionnement pro-saoudien (exprimé entre autres par les tweets du président Trump) puis de la faible implication de Washington dans la recherche d’une sortie de crise. Par conséquent, Doha a également intensifié ses relations avec des grands pays européens et des puissances économiques asiatiques et a quitté l’OPEP en décembre 2018.
Face à la paralysie du Conseil de Coopération du Golfe, au moment où la situation régionale nécessiterait une entente de cette entité, d’autres formes de solidarité sont en train d’apparaître comme l’Organisation de la mer Rouge et du golfe d’Aden (créée à l’initiative du roi Salmane ben Abdelaziz al-Saoud le 12 décembre 2018) ou le projet américain de créer un OTAN du Moyen-Orient avec l’initiative de la Middle East Strategic Alliance (ou MESA, dont la volonté est de transcender les divergences entre les pays du Golfe avec comme principale cible l’Iran). Toutes ces nouvelles structures ont néanmoins pour effet de continuer d’affaiblir le Conseil de Coopération du Golfe qui n’a pas été en mesure de dépasser la crise qu’il traverse malgré ses presque quarante ans d’existence. Ceci marque aussi pour le moment les faiblesses d’une stratégie globale américaine au Moyen-Orient qui souffre des postures du président Trump et du fonctionnement chaotique de son administration.
L’administration américaine pourrait vouloir montrer que l’allégement de son dispositif dans le Golfe n’affecte pas sa stratégie d’endiguement de l’Iran mais bien que les sanctions américaines actuelles perturbent le régime de Téhéran, elles ne l’ébranlent pas. Une nouvelle salve de sanctions se heurterait par ailleurs à une résistance supplémentaire de plusieurs pays alors que plusieurs travaillent en parallèle sur un mécanisme permettant de commercer avec l’Iran et contourner les sanctions américaines. De même, une intervention militaire serait en totale contradiction avec l’approche « trumpienne » d’un affaiblissement de l’Iran sans coût humain ni financier pour Washington. Enfin, une stratégie maximaliste des Etats-Unis ne pourrait les préserver de représailles iraniennes en Iran, en Irak, au Liban ou en Afghanistan.
La position américaine fragilise également son principal allié dans la région : Israël. Gêné par le contrôle russe de ses interventions sur le territoire syrien, Tel-Aviv ne souhaite pas pour autant laisser le champ libre aux Iraniens, notamment près du plateau du Golan. Cependant, Israël ne dispose pour en janvier 2018 que d’un nombre restreint d’options pour cela. Plus globalement, le désengagement et les développements récents dans la région signent un échec de la politique américaine au Moyen-Orient, malgré les sommes colossales dépensées pour extraire les pays de la zone à l’influence iranienne ou encore libérer la Syrie du régime de Bachar al-Assad.
Par ailleurs, la campagne médiatique menée aux Etats-Unis suite à la disparition du journaliste Jamal Khashoggi, les récentes annonces du retrait de Syrie et les négociations avec le Président Erdogan ont écorné l’image de Washington au Moyen-Orient et ont fait douter de la fiabilité du principal allié des pays du Conseil de Coopération du Golfe, les poussant à réfléchir à des compléments stratégiques. Ainsi, ostracisés par les dirigeants occidentaux lors du G20 de novembre et décembre 2018, Mohamed ben Salman s’est ostensiblement affiché avec Vladimir Poutine et Xi Jinping, lançant ainsi un message très clair à Washington, son principal allié occidental.
Au-delà de la région du Golfe, ce sont toutes les régions du monde qui souffrent de cette nouvelle approche. L’OTAN se voit ainsi mise sous pression pour accroître ses financements et réduire la participation américaine malgré le retour en force de la Russie sur la scène internationale. L’ONU est également affectée et a vu le financement de plusieurs de ses agences amputé des contributions américaines. De même, les positions américaines récentes sur des grands sujets mondiaux tels que le commerce international ou la protection de l’environnement ont isolé les Etats-Unis du reste du monde.
Les initiatives américaines de 2017 et 2018 ont sérieusement entamé le crédit des Etats-Unis auprès de ses partenaires au Moyen-Orient, particulièrement sur le plan de l’implication militaire. Le retrait de Syrie, au-delà de ses conséquences sur l’administration Trump (avec les démissions ayant suivies), aura ainsi des conséquences régionales certaines, notamment dans les zones qui demeurent sous la menace de l’Etat Islamique. Force stabilisatrice empêchant la Russie, l’Iran et la Turquie de prendre pied dans le nord de la Syrie, les Etats-Unis ont surpris tous leurs alliés avec ce retrait. Alors que les Britanniques renforcent leur présence dans la zone (avec une base marine à Bahreïn), l’administration Trump envoie des signaux inquiétants à ses partenaires régionaux les poussant dès lors à intégrer de nouvelles alliances, voire à accélérer les revirements diplomatiques (avec la réouverture de plusieurs ambassades arabes à Damas, effectives ou programmées).
Cette reconfiguration des liens diplomatiques au Moyen-Orient était pourtant prévisible dans le cadre d’un retrait américain précipité d’une zone hautement volatile. En Afghanistan, le pouvoir en place est fragilisé et les talibans disposent d’opportunités et de concessions importantes. Dans la péninsule arabique, le soutien de Washington à Riyad a permis une situation de crise inédite avec Doha qui a pratiquement détruit le Conseil de Coopération du Golfe. En Syrie, le retrait américain consacre une victoire d’al-Assad, des Russes et permet à l’Iran d’étendre son influence de Téhéran à Beyrouth. Bien sûr, si le retrait de Syrie et d’Afghanistan était prévisible dans le cadre d’un recentrage de Washington sur les problématiques du Pacifique, la méthode employée par la présidence américaine fragilise résolument les engagements pris par Washington et n’accorde que peu d’importance au sort de certains alliés.
Saisissante, cette méthode n’est finalement pas surprenante. Bien qu’inexpérimenté en politique étrangère, le président Trump a exprimé assez clairement des positions stables depuis sa campagne présidentielle : méfiance à l’égard des alliances américaines, rejet des institutions internationales et indifférence, voire hostilité, à l’égard de l’ordre international libéral. Par ailleurs, alors qu’il prenait de l’assurance depuis son élection, Donald Trump a pu s’affranchir de façon croissante des avis de ses conseillers et développer une prise de décision plus unilatérale. Ceci a pour mérite de clarifier la politique étrangère de Washington mais se traduit par une rupture plus marquée avec les fondamentaux de la géopolitique américaine.
La doctrine "America First" pourra donc certainement être appliquée plus largement encore en 2019 par un Donald Trump plus expérimenté. Les périls pour les équilibres mondiaux sont néanmoins réels en raison d’un mode de gouvernement du président centré sur une relation directe avec un électorat populiste et de la prédilection de Donald Trump pour les instruments de hard power (sanctions, interventions militaires) en dehors des cadres multilatéraux.
Les instincts, les idées et les méthodes du président pourraient ainsi se révéler particulièrement gênants en cas de crise économique ou géopolitique majeure et augmenteront fortement les risques de conflit. Enfin, à long terme, le rejet des plateformes multilatérales de règlement des crises, la méfiance vis-à-vis des alliances et le rejet des engagements passés par les Etats-Unis jettent un large discrédit sur Washington et affaiblissent la capacité des Etats à gérer la nouvelle multipolarité mondiale.
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[1] Joint Comprehensive Plan of Action ou JCPoA
[2] Eliot A. Cohen, "America’s Long Goodbye. The Real Crisis of the Trump Era", in Foreign Affairs, janvier - février 2019.
[3] Thomas Wright, "Trump’s Foreign Policy Is No Longer Unpredictable. Gone Are the Days of a Divided Administration", in Foreign Affairs, 18 janvier 2019. Voir également : Maya Kandel, “Donald Trump a t-il changé la politique étrangère américaine", in Cadernos de Politica Exterior, numéro 6 - 2017.
[4] Maya Kandel, Les Etats-Unis et le monde, de George Washington à Donald Trump, Perrin, 2018
[5] Francis Fukuyama, "Trump and American Political Decay, After the 2016 Election", in Foreign Affairs, 9 novembre 2016.
[6] Francis Fukuyama, "Against Identity Politics. The New Tribalism and the Crisis of Democracy", in Foreign Affairs, Septembre - Octobre 2018.
[7] Pew Research Center, 2016.
[8] Walter Russell Mead, The Jacksonian Revolt, in Hudson Institute, 20 janvier 2017.
[9] Walter Russell Mead, op.cit.
[10] Walter Russell Mead, "The Jacksonian Revolt. American Populism and the Liberal Order", in Foreign Affairs, Mars/Avril 2017.
[11] Walter Russell Mead, Special Providence. American Policy and how it changed the World, New York, Knopf, 2001.
[12] Maxime Lefebvre, “La politique étrangère de Donald Trump marque-t-elle -vraiment- une rupture ?” Entretien avec Pierre Verluise, in Diploweb, 28 octobre 2018.
[13] Voir l’interview "President Trump’s full Washington Post interview transcript, annotated" sur le site du Washington Post : [https://www.washingtonpost.com/politics/2018/11/27/president-trumps-full-washington-post-interview-transcript-annotated/?utm_term=.541badc44851].
[14] “People like myself — we have very high levels of intelligence, but we’re not necessarily such believers".
[15] On peut lire sur le site Trump Twitter Archive que le président a tweeté au 27 décembre 6312 fois depuis son élection le 9 novembre 2016. Voir sur : [http://www.trumptwitterarchive.com/archive].
[16] Maya Kandel, 2017, op.cit.
[17] Thomas Wright, op.cit.
[18] Pour mieux comprendre ce processus, voir le document intitulé "The National Security Policy Process :
The National Security Council and Interagency System" sur : [https://issat.dcaf.ch/download/17619/205945/icaf-nsc-policy-process-report-08-2011.pdfThe%20National%20Security%20Policy%20Process:%20The%20National%20Security%20Council%20and%20Interagency%20System].
[19] Elliott Abrams, "Trump Versus The Government. Can America Get Its Story Straight ?", in Foreign Affairs, janvier / février 2019.
[20] Julian E. Barnes, Adam Goldman and Charlie Savage, "Blaming the Deep State : Officials Accused of Wrongdoing Adopt Trump’s Response", in The New York Times, 18 décembre 2018.
[21] Maxime Lefebvre, op.cit.
[22] Ce qui a été confirmé par une source anonyme dans un sujet d’opinion intitulé "I Am Part of the Resistance Inside the Trump Administration. I work for the president but like-minded colleagues and I have vowed to thwart parts of his agenda and his worst inclinations". Publié en septembre 2018 dans le New York Times. Voir sur : [https://www.nytimes.com/2018/09/05/opinion/trump-white-house-anonymous-resistance.html]. Notamment il est cité que "many of the senior officials in [Trump’s] own administration are working diligently from within to frustrate parts of his agenda and his worst inclinations".
[23] Elliott Abrams, op.cit.
[24] Ce retrait pourrait se faire d’ici à l’été 2019.
[25] Fabrice Balanche, “The end of the CIA program in Syria”, in Foreign Affairs, 2 août 2017.
[26] Mehdi Lazar, "Qatar : l’impasse syrienne", in Les Cahiers de L’Orient, n° 131 – Été 2018.
[27] Fabrice Balanche, "L’échec des États-Unis dans le Nord-Est syrien : quand la géopolitique oublie le local", in Les Cahiers de l’Orient, n° 131 – Été 2018.
[28] "Trump says US will withdraw from Syria ’very soon’". Voir sur : [https://www.cnn.com/2018/03/29/politics/trump-withdraw-syria-pentagon/index.html].
[29] Voir notamment à ce sujet le rapport de Maud Quessard et Maya Kandel (dir.), Les Etats-Unis et la fin de la grande stratégie ? Un bilan de la politique étrangère d’Obama, Étude de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, numéro 52 – 2017.
[30] Cinzia Bianco, "La crise du Golfe : un an après", in Oasis, 22 juin 2018
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