Sociologue de formation, Nadji Safir a été, depuis 1968, chercheur en sciences sociales avant d’enseigner la sociologie à l’Université d’Alger. Puis il a été Chef de Département à la Présidence de la République algérienne et à l’Institut National des Etudes de Stratégie Globale. Avant de rejoindre la Banque Africaine de Développement où il a occupé diverses fonctions de 1996 à 2007. Depuis, il est consultant international.
Le Président algérien Abdelaziz Bouteflika a rendu publique sa « démission » le 2 avril 2019, en réponse à une sommation du chef de l’armée lui enjoignant de mettre en œuvre immédiatement les dispositions de l’article 102 de la Constitution qui prévoit « l’empêchement » pour raison de santé. Quelques semaines plus tôt, M. Bouteflika était pourtant candidat à un cinquième mandat. Cette perspective a cependant provoqué une crise politique majeure dont les racines sont anciennes. Comment penser les facteurs structurels et les évènements conjoncturels ? Nadji Safir apporte ici de précieuses clés de lecture. Il présente successivement les faits les plus récents, le contexte d’un modèle bi-rentier (politique et énergétique) entré en crise et le rôle de la jeunesse.
LES grandes manifestations populaires dirigées contre le projet d’un cinquième mandat du Président Abdelaziz Bouteflika – de fait, inscrit dans une logique de présidence à vie - qui se déroulent en Algérie depuis la mi-février 2019 constituent un tournant de toute première importance dans la vie politique du pays. En effet, c’est bien la première fois, depuis l’Indépendance nationale en 1962, que de tels rassemblements, regroupant au niveau national des millions de personnes, ont lieu dans tout le pays et ce, de manière pacifique. De fait, il s’agit d’un phénomène tout à fait nouveau consacrant l’irruption des citoyens qui comptent bien faire entendre leur voix et participer aux prises de décisions qui engagent leur avenir en occupant un espace public jusqu’alors particulièrement atone, car essentiellement dominé par des acteurs institutionnels très conventionnels et inscrits dans une problématique définie par un régime autoritaire. Pourquoi et comment en est-on arrivé là ?
A priori, la protestation populaire s’est organisée contre le projet d’un cinquième mandat du Président Abdelaziz Bouteflika puisque celui-ci, dans une lettre à la Nation, diffusée le 10 février 2019, a officiellement annoncé sa candidature à la Présidence de la République ; étant entendu que le scrutin présidentiel devait être organisé le 18 avril 2019. Or, depuis l’accident vasculaire cérébral dont il a été victime en avril 2013, son état de santé, gravement détérioré, ne lui permet plus d’exercer ses fonctions. D’ailleurs, il ne s’exprimait plus en public. Ses très rares apparitions ne font que confirmer son incapacité manifeste à assumer une charge publique aussi lourde que celle de Président de la République. Pour rappel, il convient de retenir qu’élu pour un premier mandat de cinq ans en avril 1999, il est réélu en 2004 puis - après une modification de la Constitution intervenue en 2008, faisant « sauter » le verrou limitant à deux le nombre de mandats pouvant être exercés par un Président de la République – en 2009 et 2014.
Le quatrième mandat, intervenant après ses graves problèmes de santé et ayant été notablement caractérisé par une « campagne électorale » tout à fait exceptionnelle dont le « candidat favori » avait été totalement absent. Voici pourquoi le projet d’un cinquième mandat présidentiel 2014-2019 est immédiatement apparu aux yeux d’une très grande majorité de citoyens comme irréaliste, arrogant et donc, en tant que tel, totalement inacceptable. Et c’est ainsi que nous sommes en présence d’un très large consensus national autour d’un mot d’ordre simple, clair et net - « Non à un cinquième mandat du Président Abdelaziz Bouteflika ». Le rejet de ce projet de cinquième mandat, déjà diffus depuis quelques mois, a donc fonctionné à partir de la mi-février 2019 comme un élément déclencheur d’un mouvement social dont les diverses formes de manifestation sont pratiquement devenues quotidiennes, avec systématiquement en point d’orgue celle, fortement symbolique, du vendredi.
Au départ, strictement limité au rejet du projet de cinquième mandat présidentiel, le large mouvement social initié évolue progressivement et se transforme en une revendication profondément politique et beaucoup plus radicale. En effet, face aux différentes réactions successives du pouvoir politique, systématiquement caractérisables comme relevant d’une analyse en termes de « trop peu, trop tard », en raison de leur préoccupation permanente de sauver, autant que faire se peut, les fondements du régime politique en place, le plafond des revendications du mouvement social ne cesse d’évoluer vers plus d’exigences. Pour finalement se transformer en une ferme revendication de départ définitif de tous les membres de l’élite politique au pouvoir depuis 1962 qui est systématiquement scandée en une formule lapidaire, exprimée en langue arabe populaire algérienne : « Tous doivent partir ». Tel que formulé, ce slogan d’inspiration « dégagiste [1] » signifie clairement que pour les acteurs les plus dynamiques du mouvement social engagé, il n’y aura de solution à la crise qu’en dehors des schémas institutionnels jusqu’alors prévalant dans le pays. Et qui, tous, à commencer par la Constitution, d’une manière ou d’une autre, supposent nécessairement la participation d’acteurs politiques ayant déjà fonctionné dans le cadre du régime politique existant.
Les premières manifestations du mouvement social peuvent être identifiées dans deux villes moyennes de l’Est du pays : Kherrata et Khenchela ; soit, respectivement, les samedi 16 et mardi 19 février 2019. Dans les deux cas, elles relèvent d’initiatives locales clairement opposées au projet de cinquième mandat et en mesure d’organiser sur le terrain des rassemblements citoyens significatifs visant à exprimer une position politique sans équivoque. Or, immédiatement après, est diffusé sur Internet - notamment via le réseau Facebook – un appel anonyme à manifester collectivement contre le projet de cinquième mandat, le vendredi 22 février 2019, après la prière collective traditionnelle hebdomadaire. Et, effectivement, ce vendredi 22 février 2019 marque une rupture qualitative puisque, d’une part, il peut être considéré comme la première grande manifestation nationale d’opposition au projet de cinquième mandat et, d’autre part, il inaugure une tradition de grande manifestation nationale hebdomadaire du vendredi qui ne se dément pas. Etant entendu, qu’outre le vendredi, en semaine, chaque jour, dans tout le pays, de nombreuses formes de manifestations, plutôt catégorielles, sont organisées qui ne font que renforcer dans tous les secteurs d’activité l’impact réel du mouvement social. Et c’est ainsi qu’à partir de la rupture du vendredi 22 février 2019, sur les réseaux sociaux, aussi bien en Algérie qu’à l’étranger, au sein de l’importante diaspora algérienne, émergent et prennent forme d’innombrables initiatives visant à organiser et dynamiser le mouvement social qui ne cesse de gagner en ampleur jusqu’à provoquer au sein des cercles les plus importants du pouvoir politique en place un processus de délitement, conduisant à une crise politique majeure le menaçant dans son existence même.
Ceci dit, en ce qui concerne l’influence réelle des réseaux sociaux, il convient tout de même de nuancer quelque peu leur impact, en tant que facteur explicatif des conditions de naissance et de fonctionnement du mouvement social. Dans la mesure où, d’une part, depuis plusieurs années déjà des espaces publics physiques importants, tels que les compétitions sportives de football et les milieux des supporters des clubs concernés sont devenus des lieux privilégiés d’expression – et surtout de protestation - d’un acteur majeur sur le rôle duquel il conviendra de revenir : la jeunesse. Et que, d’autre part, au sein de la société civile, entre autres, s’expriment clairement depuis juin 2018 un mouvement citoyen – « Mouwatana » ; soit, « citoyenneté » - totalement opposé au projet de cinquième mandat.
Afin de mieux comprendre les enjeux autour desquels est en train de s’articuler la grave crise du régime en cours, il importe de comprendre « le modèle » qui, depuis longtemps, lui sert d’assise et qui, fondamentalement, repose sur le fonctionnement de deux logiques systémiques de rente, étroitement liées entre elles : - une rente systémique endogène, politique, de nature symbolique et d’origine historique et une rente systémique exogène, énergétique, de nature économique et d’origine extractive. La première rente – politique, de nature symbolique et d’origine historique - commence à prendre forme au lendemain de l’Indépendance (1962) dans un contexte où sa légitimité est pleinement assurée par les logiques directement liées à la Guerre de Libération (1954-1962) qui vient de s’achever. De fait, son fondement essentiel consiste à instrumentaliser le passé pour en tirer avantage dans le présent et c’est ainsi qu’un nombre significatif d’acteurs sociaux - individuels ou collectifs, institutionnels ou non - d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, en établissant effectivement ou en cherchant – parfois, à tout prix - à établir pour ce qui les concerne un lien significatif aussi direct que possible avec tout ce qui peut se rapporter à la Guerre de Libération, font tout pour en retirer un surcroît de capacités d’accumulation de capital symbolique et/ou matériel. Car ils savent bien que ce lien significatif, en tant que source fondamentale de légitimité politique et sociale, leur permet de renforcer, au moment même où ils agissent, leur pouvoir de négociation dans les différentes actions qu’ils sont en train de conduire dans le contexte de leur quotidien au sein de la société et ce, notamment, en vue de faciliter directement pour eux-mêmes ou indirectement pour leurs proches ou clients un accès à plus de richesse (essentiellement dans le champ de l’économie) et/ou à plus de pouvoir (essentiellement dans le champ de la politique). L’une des illustrations les plus marquantes du fonctionnement pratique de cette rente politique est certainement la notion de « légitimité révolutionnaire » qui, de fait, part du principe que l’accès au pouvoir politique – notamment pour le poste de Président de la République - passe nécessairement par elle.
La seconde rente – énergétique, de nature économique et d’origine extractive – est à la base, d’un régime d’accumulation du capital principalement fondé sur une exploitation des hydrocarbures fossiles localement disponibles, puis leur valorisation sur le marché mondial. Elle procède de la différence entre, d’une part, l’ensemble des coûts directs et indirects liés au processus de production des hydrocarbures, ensemble de facteurs plutôt endogènes eu égard au pays de production, même s’il faut également y inclure les coûts de divers facteurs de production ayant des relations avec le reste du monde (équipements techniques, expertise internationale, etc.) et, d’autre part, le prix auquel, finalement, ces hydrocarbures sont vendus. Et qui, dans le contexte de l’économie contemporaine, est nécessairement une variable exogène, puisque fixé dans les conditions du marché mondial en fonction des fluctuations de toutes natures de la demande. A partir des années 1970 - notamment en raison de ce qui est considéré comme étant le « premier choc pétrolier » en 1973 et de ses conséquences – les ressources liées à cette rente deviennent une composante essentielle de la richesse nationale ; étant entendu qu’une partie substantielle des ressources financières, ainsi générées, se trouve redistribuée en direction de larges couches de la population.
En effet, le modèle bi-rentier évoqué qui prend définitivement forme sensiblement au début des années 1970 et qui, progressivement, se trouve engagé dans une course contre le temps – après de nombreuses secousses, notamment au tournant des années 1980/1990 – perd beaucoup de son efficacité et finit par entrer en crise. Et, de plus en plus, il s’enfonce dans une spirale descendante en raison de l’épuisement des capacités d’action significative de ses deux sources de rente, toutes deux non renouvelables et à l’efficacité sociale de plus en plus déclinante.
La première - politique, de nature symbolique et d’origine historique - car en termes d’offre, le stock de légitimité historique diminue, puisque relevant de moins en moins de réalités tangibles en mesure d’être assumées par des témoins directs socialement actifs et légitimes, et, de plus en plus, du registre symbolique des mémoires collective et individuelle, ainsi que de célébrations officielles en perte continue de légitimité sociale. Et, en termes de demande, car celle-ci est de plus en plus faible de la part d’une population jeune - aujourd’hui, environ 70% de la population est âgée de moins de 40 ans - de moins en moins sensible au perpétuel ressassement du discours officiel sur la mémoire qu’elle perçoit surtout comme purement intéressé et manipulateur et qui, pour elle, évoque des réalités qu’elle n’a jamais connues et qu’elle a du mal à se représenter. Alors que cette jeunesse, pour sa part, exprime, surtout, une forte demande de projets en mesure de lui assurer son avenir qu’elle ne voit pas du tout se concrétiser.
La seconde – énergétique, de nature économique et d’origine extractive – car, en termes d’offre, sur la base de ce que l’on sait sur les réserves réelles du pays et les perspectives d’évolution de sa propre consommation domestique, le stock d’hydrocarbures effectivement annuellement disponible pour l’exportation dans la perspective d’un gain en termes d’acquisition de rente ne peut que décliner. Alors même que la population, potentiellement bénéficiaire, ne peut que croître (de l’ordre de 64,3 millions d’habitants en 2050 [2]). Ce qui limite beaucoup les marges de manœuvre liées à la redistribution de la rente visant à satisfaire les diverses demandes émanant de la société.
Le mouvement social de février-mars-avril 2019 n’est donc nullement un coup de tonnerre dans un ciel serein, tant celui-ci, depuis quelque temps déjà, était gris de nuages. Notamment depuis, à la fois, les problèmes liés à la dégradation de l’état de santé du Président de la République et à son incapacité à assumer ses missions officielles dont la réelle prise de conscience émerge au milieu de l’année 2013 et le retournement de cycle de la conjoncture internationale au milieu de l’année 2014 qui s’accompagne d’une importante baisse des recettes d’exportation du pays. En effet, sensiblement, elles passent de 63 milliards de US$ en 2013 à 39 milliards de US$ en 2018 alors qu’entretemps la population ne cesse de croître. Tout se passe comme si, à partir de ce tournant des années 2013/2014, s’était amorcé un processus latent de crise dont le déclencheur est au début de l’année 2019 la déconcertante candidature à un cinquième mandat, alors même que le quatrième était en train de s’achever dans des conditions déjà relativement chaotiques.
Etant donné l’importance du mouvement social en cours, même si nous ne bénéficions pas encore du recul nécessaire pour procéder sereinement à son analyse, il est tout de même possible de formuler quelques hypothèses sur ses principales caractéristiques. D’abord, en ce qui concerne son origine, il est encore difficile de l’identifier avec certitude étant donné les conditions d’anonymat relatif qu’autorisent les réseaux sociaux. Mais, au vu de son extension nationale immédiate et de l’importance tout à fait exceptionnelle du nombre de participants qui s’y impliquent, il est clair que, quelle que soit précisément son origine, il a correspondu à une attente largement répandue dans beaucoup de milieux sociaux, professionnels, géographiques, culturels et politiques et qui, depuis longtemps, comme l’illustrent de nombreux signaux de moins en moins faibles, était latente. Une fois, le pas franchi « quelque part » et donc, ipso facto, le verrou de la peur brisé, une véritable lame de fond s’est libérée. D’ailleurs, à propos de ses principaux inspirateurs, nombre d’hypothèses sont actuellement avancées, sans qu’aucune d’entre elles ne soit totalement démontrée et donc, puisse réellement être satisfaisante. C’est ainsi que, dans un contexte national tout à fait propice à un complotisme qui ne se dément pas, sont tout particulièrement évoqués deux types de réseaux actifs au sein de la société et qui ne veulent certainement pas apparaître sur le devant de la scène : les premiers d’inspiration islamiste, comme tend, entre autres, à le prouver le choix délibérément fait du début de la manifestation hebdomadaire, puisque symboliquement fixé au vendredi après l’accomplissement de la grande prière collective. Dans un tel scénario, semblent à l’œuvre des réseaux islamistes non sans lien avec les logiques des luttes des années 1980/1990 et, d’une manière ou d’une autre, décidés à prendre leur revanche. Les seconds correspondraient à ceux mis en place par d’anciens responsables de l’Armée, notamment des services de sécurité qui en dépendent, et qui, ayant été « limogés » par les responsables du régime, eux aussi, inscrivent leur action dans cette même logique de revanche.
Ceci dit, à propos de l’hypothèse islamiste évoquée en lien avec les événements des années 1980-1990 et un possible retour du pays à ces terribles années, il faut clairement comprendre que l’Algérie de 2019 a considérablement évolué par rapport à cette période et ce, pour au moins deux raisons majeures. D’abord, précisément, parce qu’au cours de ces années la société algérienne a déjà fait dans la plus grande douleur l’expérience de la revendication du projet islamiste dans sa version la plus dure de l’instauration d’un supposé « Etat islamique » et de ses conséquences catastrophiques. Et dont l’impasse qu’il a toujours constituée est encore plus évidente aujourd’hui que le tout aussi supposé « califat », instauré en Irak et en Syrie, après avoir largement fait montre de toute la barbarie dont il était capable, est tombé.
Et ensuite, car aujourd’hui, à l’exception d’une frange extrémiste tout à fait périphérique qui continue d’opérer dans des réseaux terroristes marginalement actifs, la mouvance islamiste est organisée dans le pays selon diverses sensibilités allant de celles les plus directement impliquées dans l’action politique, telle qu’officiellement organisée dans le cadre défini par la Constitution, à celles optant pour une démarche de nature « piétiste », privilégiant par rapport à la population une approche de proximité plus idéologique et culturelle ; et qui, toutes, clairement condamnent le recours à la violence.
Ceci dit, comme le prouve, depuis le début du mouvement social, toute observation attentive des manifestants, pour tout ce qui concerne aussi bien la substance même de leurs revendications politiques, que leurs modes d’organisation, de créativité, d’expression – dont un humour remarquable - de comportement et de vie, nous sommes bien en présence d’une démarche citoyenne s’inscrivant - sans ancrage passéiste et, encore moins totalitaire, d’aucune sorte - dans une problématique tout à fait contemporaine de lutte contre un système politique autoritaire.
Une autre caractéristique du mouvement social en cours en Algérie qui est intéressante à noter est le rapprochement qui peut être fait avec certains autres mouvements sociaux qui ont déjà eu lieu ou qui sont en cours ailleurs dans le monde et dans lesquels, également, les réseaux sociaux ont joué un rôle particulièrement important. De ce point de vue, il convient de relever la violence du rejet de l’élite politique au pouvoir qui est systématiquement contestée dans les fondements mêmes qui ont longtemps pu assurer sa légitimité. Et, à cet égard, il est certainement possible d’effectuer de nombreux rapprochements entre le mouvement social en cours en Algérie et ce qu’a été la « révolution égyptienne du 25 janvier 2011 » ou ce qu’est encore le « mouvement des gilets jaunes » en France (2018-2019).
Bien que pouvant, a priori, apparaître comme une catégorie fourre-tout, la notion de jeunesse en Algérie, comme dans de nombreux pays en développement, correspond de plus en plus pour l’essentiel à des populations issues de catégories sociales moyennes et/ou inférieures, relativement homogènes de par leur âge, bien sûr, mais également en raison de leurs cursus de formation plutôt inadaptés aux besoins réels de l’économie ou de leur absence de formation, de leurs faibles perspectives d’intégration dans la vie professionnelle ou de la précarité de leur statut même lorsqu’ils travaillent et n’occupent le plus souvent que des emplois à durée non déterminée et faiblement rémunérés. Ceci dit, outre ces caractéristiques liées à la formation et la vie professionnelle, ils font également face à de nombreux problèmes à caractère plus personnel et qui peuvent concerner un certain nombre de frustrations vécues et/ou ressenties en relation avec leur vie sexuelle, leur sociabilité, leur logement, leurs loisirs, etc. De manière générale, l’ensemble des jeunes relevant de ces catégories, telles que décrites, ont en commun de vivre dans des conditions plutôt précaires et c’est ce qui a progressivement conduit à la naissance de la notion de « précariat » qui, certainement, rend le mieux compte de leur situation.
En Algérie, si l’on se base sur certaines statistiques officielles disponibles, en constituant un ensemble formé par les salariés non-permanents et apprentis, les aides familiaux et les chômeurs, nous sommes en présence d’un effectif total de 4,5 millions de personnes dont le statut économique est instable. En fait, il s’agit d’une partie importante de la jeunesse qui peut être essentiellement définie comme vivant une situation de plus ou moins grande vulnérabilité en termes d’emploi. Quelles que soient les diverses formes que cette vulnérabilité peut effectivement prendre : chômage, sous-emploi, emploi non permanent ou emploi dans l’économie informelle. Voire, en y incluant également celle d’un emploi plus ou moins relativement formalisé en tant que tel, mais faiblement rémunéré et justifiant la désignation de la personne concernée comme étant un « travailleur pauvre ».
Et ce sont ces jeunes au statut précaire qui, fondamentalement, s’estiment marginalisés tout autant par la rente politique dont le message ne parvenait pas à les atteindre que par la rente énergétique dont la redistribution ne les concernent que de manière marginale qui constituent la base sociale de diverses formes de contestation – plus ou moins explicites et violentes - qui depuis de nombreuses années déjà, sous diverses formes, parcourent déjà la société. Et qui s’expriment notamment à l’occasion de compétitions de football en transformant les enceintes sportives concernées en autant d’espaces où s’exprime bruyamment et violemment leur haine – eu égard aux slogans et aux chants utilisés, le mot n’est pas excessif - du pouvoir politique en place. Tout comme, depuis de nombreuses années déjà, ils ont fait des clubs de supporters des groupes très bien organisés au sein et à partir desquels s’épanouit et se propage une contre-culture – surtout faite de chansons diffusées sur les réseaux sociaux et devenues très populaires - articulée autour du rejet de ce même pouvoir politique.
C’est dire combien, de toute évidence, le mouvement social revendiquant le rejet du projet de cinquième mandat, formellement apparu à la mi-février 2019, n’est pas une création ex-nihilo.
S’il est un élément absolument décisif à porter au crédit du mouvement social en cours en Algérie, après un mois et demi d’existence, c’est certainement celui d’avoir brisé un interdit longtemps édicté par le régime politique en place et selon lequel il était le seul maître de l’espace public physique ; abandonnant bien malgré lui au peuple l’espace public virtuel qui, en tout état de cause, pour l’essentiel, malgré maintes vaines manipulations technologiques, échappe à son contrôle. En faisant des rues algériennes de nouvelles agoras dont seul le peuple souverain est en mesure d’édicter les règles relatives à leur utilisation, c’est un très grand pas vers l’instauration d’un système démocratique que le mouvement social a fait franchir au pays. Etant entendu que les autres éléments d’édification d’un système politique démocratique et d’un Etat de droit – les deux allant de pair et se complétant – nécessitent de nouvelles étapes dans le contexte des luttes déjà engagées et qui restent à mener.
Ceci dit, étant donné les alarmantes réalités du bilan qui peut objectivement être fait de l’état de l’économie algérienne en avril 2019, c’est incontestablement au plan économique que de lourdes hypothèques se dessinent. Les deux plus sévères, étroitement liées entre elles d’ailleurs, consistant, d’une part, en l’extrême faiblesse des secteurs productifs de biens et de services – hors hydrocarbures, bien sûr – et, d’autre part, en l’importance du phénomène du chômage en général et de celui des jeunes, en particulier. Et c’est donc dans un contexte aussi contraignant qu’il conviendra pourtant de mettre en place un processus de relance économique, fondé sur de nouvelles dynamiques dans les secteurs productifs évoqués et supposant nécessairement une contribution de plus en plus significative des investissements privés tant nationaux qu’étrangers.
En fait, tout l’enjeu des années à venir, après la chute très probable du régime autoritaire actuel finissant, sera, dans une problématique de transition, nécessairement complexe, d’affranchir le pays des logiques liées à la double malédiction rentière qui l’aura longtemps caractérisé : qu’il s’agisse, pour l’économie, de celle liée aux ressources naturelles, à laquelle, évidemment, immédiatement, on pense. Ou, pour le système politique, celle liée aux ressources historiques qui, par la façon outrancière dont celles-ci ont été instrumentalisées, lui aura aussi été funeste.
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[1] NDLR : Le terme « dégagiste » peut faire référence aux mouvements des printemps arabes (2010-2011), notamment en Tunisie : « Ben Ali dégage ! », janvier 2011.
[2] Source : « Population et Avenir », n°740, novembre-décembre 2018, p. 19. Cette publication utilise les données du Population Reference Bureau, organisme indépendant situé à Washington (Etats-Unis).
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