Iran : Que nous disent les négociations nucléaires menées par Ebrahim Raïssi ?

Par Wendy RAMADAN-ALBAN, le 6 avril 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Wendy Ramadan-Alban, doctorante en sciences politiques, a effectué son doctorat en sciences politiques à l’Université de Namur (Belgique) et à l’EHESS. Elle a étudié le persan à l’INALCO ainsi qu’à l’Institut Dehkhodâ basé à Téhéran (Iran), où elle a obtenu en 2012 un certificat de niveau avancé dans le cadre d’un séjour estudiantin annuel. Sa thèse porte sur la grande stratégie de la République islamique d’Iran à travers l’étude du cas des négociations sur le programme nucléaire iranien (2003-2015). Soutenance prévue courant 2022.

L’administration Raïssi confirme une tendance esquissée depuis 2007, selon laquelle le courant de droite représenté par les principistes se définit de moins en moins à travers un agenda contestataire vis-à-vis de l’Occident. L’auteure perçoit en Iran un recentrage général sur l’objectif de sécurité économique.

L’ADMINISTRATION d’Ebrahim Raïssi, Président de la République islamique d’Iran depuis le 3 août 2021, qualifiée d’ultra-conservatrice par les médias occidentaux, a succédé à celle de celui qui était présenté comme un modéré, Hassan Rohani (2013-2021). Ce changement de ligne politique a interrogé les observateurs internationaux sur l’impact de cette succession dans le processus des négociations relatifs à la restauration de l’Accord multilatéral de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action), dits les « Vienna Talks ».

Dans les années 2000, la droite iranienne représentée par le courant « principiste », à l’inverse du centre (le « Parti de la modération et du développement ») et de la gauche (les « réformistes »), a continué de s’opposer à l’idée d’un deal avec les États-Unis. Plus largement, l’Occident (Gharb) continuait d’être perçu comme une entité culturelle « hégémonique » et « indigne de confiance ». Par exemple, l’actuel président Raïssi, ainsi que l’adjoint pour les affaires politiques au ministre des Affaires étrangères, Ali Baqeri Kani, se sont opposés à l’Accord de Vienne conclu sous l’administration Rohani d’affiliation centriste. Pourtant, après une période de suspens, Raïssi a bien repris le cours des négociations le 29 novembre 2021, initiant le 7ème round des Vienna Talks, avec le même Ali Baqeri Kani, devenu négociateur en chef.

En Iran, la posture contestataire vis-à-vis de l’ordre global demeure l’une des caractéristiques centrales de l’identité du régime, islamique et révolutionnaire. Elle a été portée depuis le milieu des années 1990 par le courant de droite. Dans ce contexte, que traduit la tenue de négociations pour la restauration de l’Accord de Vienne par l’administration Raïssi ? Considérons successivement Pourquoi les « Vienna Talks » ? (I) ; Les négociations reprennent dans un climat de droitisation de la politique iranienne (II) ; Le repositionnement progressif de la droite iranienne sur les négociations avec l’Occident (III).

Iran : Que nous disent les négociations nucléaires menées par Ebrahim Raïssi ?
Wendy Ramadan-Alban
Ramadan-Alban/Diploweb

I. Pourquoi les « Vienna Talks » ?

Les Vienna Talks ont débuté en avril 2021 sous les auspices du président américain Joe Biden, entré en fonction le 20 janvier 2021. Ce dernier mettait fin à la politique de pression maximale exercée par son prédécesseur Donald Trump (2017-2021) sur le régime de la République islamique d’Iran. En effet, le 8 mai 2018, Trump s’était retiré unilatéralement de l’Accord de Vienne, conclu entre l’Iran, l’Union européenne et les P5+1 (Chine, Russie, États-Unis, France, Grande-Bretagne + Allemagne), à l’issue de douze années de négociations.

L’Accord multilatéral de Vienne

À travers l’Accord de Vienne du 14 juillet 2015, l’Iran acceptait de contraindre son programme sur la base d’un accord spécifique valable pour quinze ans. En échange, l’Iran normaliserait ses relations avec la communauté internationale. L’Iran s’engageait :

. À limiter son taux d’enrichissement de l’uranium à 3,67% y compris pour les activités de Recherche et développement, sous un seuil de 300 kg d’uranium enrichi.

. À ne procéder à ses activités d’enrichissement que sur le site de Natanz. Celui de Fordow, conçu sous une montagne à 120 mètres de profondeur, devait être converti en un centre de physique nucléaire.

. À limiter sa production de plutonium et à renoncer à sa filière en eau lourde à travers la transformation de la centrale d’Arak. Pour rappel, les réacteurs à eau lourde présentent, comme le reste des technologies nucléaires, un usage dual (relatif à des usages civils et militaires). Ces réacteurs peuvent aussi bien contribuer à fabriquer une bombe nucléaire à fission à base de plutonium qu’être utilisés à des fins médicales ou électronucléaire. Le réacteur à eau lourde intéresse de surcroît les communautés scientifiques car il permet une production importante de neutrons indispensables aux expériences nucléaires.

. À appliquer provisoirement le Protocole Additionnel et à le ratifier dans le calendrier prévu à cet effet : ainsi, l’Iran garantissait à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) un accès contrôlé aux sites militaires.

. À mettre en œuvre le Code modifié 3.1. Introduit dans les années 1990, le Code modifié 3.1 des Arrangements subsidiaires aux Accords de garanties généralisées (Comprehensive safeguards agreement), requiert que les États soumettent à l’AIEA les informations liées au plans de construction d’installations nucléaires dès que la décision de les construire a été prise ou autorisée. Ce code remplace celui de 1976 selon lequel les États devaient informer l’AIEA des nouvelles installations 180 jours seulement avant l’introduction des matières nucléaires dans ces installations. En tant qu’État non doté de l’arme nucléaire, l’Iran a signé avec l’AIEA un Accord de garanties généralisée entré en vigueur le 15 mai 1974. Selon l’AIEA, l’Iran se devait d’appliquer le code modifié 3.1 avant le début de la « crise du nucléaire » ce qu’avait contesté l’équipe de négociations. Néanmoins, le code modifié 3.1 avait été appliqué « volontairement » en 2003.

En échange de ces mesures, l’accord prévoyait graduellement la levée intégrale des sanctions multilatérales (sanctions onusiennes) et unilatérales (l’Union européenne et les États-Unis). Les sanctions fondées sur le contre-terrorisme ou la protection des droits de l’Homme, en revanche, devaient être maintenues, ainsi que les mesures de non-prolifération, qui sont à distinguer des sanctions économiques. En cas de violation par l’Iran de ses engagements, l’Accord de Vienne prévoyait un retour automatique à toutes les sanctions décidées par le Conseil de Sécurité de l’ONU (mécanisme dit de « snap-back »). L’Union européenne et les États-Unis réintroduiraient également leurs sanctions.

La Résolution 2231 : le différend d’interprétation

Comme prévu par l’Accord de Vienne, le Conseil de sécurité de l’ONU vota le 20 juillet 2015 à l’unanimité la résolution 2231 afin d’entériner l’accord. Cette résolution prévoyait « d’empêcher l’Iran d’entreprendre le lancement d’un missile balistique qui pouvait être équipé d’armes nucléaires  » (paragraphe 3 de l’Annexe B).

La résolution 2231 a fait l’objet d’un différend d’interprétation entre l’Iran et les États-Unis. L’administration Trump accusa l’Iran de développer des missiles capables de porter une tête nucléaire. De son côté, les autorités iraniennes affirmaient le droit de l’Iran à développer ses missiles balistiques dans le cadre d’une stratégie défensive et sans aucun rapport avec les conditions fixées par l’Accord de Vienne. L’Iran démentait par ailleurs toute ambition nucléaire militaire.

C’est ce différend qui a mené au retrait unilatéral des États-Unis de l’Accord de Vienne et au rétablissement des sanctions américaines « au plus haut niveau ». Trump n’a pas hésité à sanctionner jusqu’à l’homme du deal, le charismatique ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif (2013-2021).

La reprise des négociations à travers les Vienna Talks

Pour revenir aux Vienna Talks dont l’objectif est donc de rétablir l’Accord de Vienne, il faut dire que ces nouvelles négociations commencent en avril 2021 dans un cadre contraignant. Pour la partie iranienne, il s’agit de revenir à un statu quo ante, celui de l’Accord de Vienne. De leur côté, les États-Unis, certes enclins à conclure un deal, sont sceptiques à l’idée de revenir stricto sensu aux termes de l’accord de 2015, car les programmes nucléaire et balistique de l’Iran se sont, depuis 2018, considérablement développés. De surcroît, les deux administrations agissent sous pression de leur parlement respectif. Bref, l’Iran ne négocie, dans un premier temps, qu’indirectement avec les États-Unis, et directement avec les P4+1 (P5+1 moins les États-Unis) sous la médiation de l’Union européenne.

Après six rounds de négociations entre avril et juin 2021, aucun accord n’a été conclu. Dans le même temps, le calendrier électoral en Iran suspend le processus de négociation. En juin 2021, sont organisées les élections présidentielles dans un climat particulièrement tendu. Censurés par le Conseil des Gardiens de la Constitution, les favoris pour représenter la gauche ou le centre, voient leur candidature rejetée. C’est le cas d’Ali Larijani par exemple, grand allié d’Hassan Rohani depuis 2012.

Lors de sa campagne électorale, Ebrahim Raïssi, soutenu par le Guide Suprême Ali Khamenei, déclare être favorable à la poursuite des négociations avec les P4+1 et à un retour aux termes de l’Accord de Vienne. Pour autant, aux lendemains de sa prise de fonction (3 août 2021), il n’annonce aucun calendrier sur le sujet, laissant la communauté internationale circonspecte.

II. Les négociations reprennent dans un climat de droitisation de la politique iranienne

Les craintes liées aux conséquences de l’élection d’un principiste sur le processus de négociations font écho à l’une des périodes les plus noires de l’histoire des relations entre l’Iran et la communauté internationale. Cette période est associée à la figure de Mahmud Ahmadinejad, ancien président principiste, succédant à l’administrations réformiste, celle de Mohammad Khatami (1997-2005). Pour restituer le climat de défiance de cette époque, rappelons qu’en août 2007, l’ancien président américain, George W. Bush (2001-2009), évoquait jusqu’au risque d’ « un holocauste nucléaire ». À cette époque, plusieurs indicateurs semaient le trouble sur les intentions réelles de l’Iran quant à la finalité de son programme nucléaire. L’Iran était, de fait, accusé depuis 2003 par l’AIEA de ne pas avoir respecté ses engagements. Par exemple, l’Iran n’avait pas déclaré à l’agence son site nucléaire d’enrichissement en construction de Natanz, dont l’existence fut révélée publiquement le 14 août 2002 par un groupe d’opposition au régime, les Moudjahidines du peuple. De tels indices enclenchèrent l’auto-saisine par l’AIEA du dossier nucléaire iranien (première résolution le 12 septembre 2003). Cette « crise du nucléaire » s’aggrava en 2005, lors de l’élection d’Ahmadinejad à la rhétorique révolutionnaire et antisémite décomplexée. L’AIEA vota d’ailleurs le transfert du dossier nucléaire iranien au Conseil de Sécurité de l’ONU le 4 février 2006. Ce dernier vota ensuite les sanctions multilatérales à l’encontre de l’Iran.

L’administration Raïssi, un « troisième gouvernement Ahmadinejad » ?

Plusieurs attributs de l’administration Raïssi rappellent incontestablement celle d’Ahmadinejad.

Tout d’abord, nombre d’anciens ministres ou autres personnels de l’administration Ahmadinejad participent à celle de Raïssi. Cette similitude est accentuée par la présence de militaires, ou de personnalités aux antécédents militaires, une caractéristique de l’administration Ahmadinejad. Par exemple, le négociateur en chef Ali Baqeri Kani est l’ancien bras droit du principiste Saïd Jalili, lorsque ce dernier était lui-même négociateur en chef des négociations nucléaires sous Ahmadinejad (2007-2013). Rostam Qasemi, nommé ministre des Routes et du Développement urbain, était, quant à lui, ministre du Pétrole entre 2011 et 2013 ; il a fait une carrière militaire au sein des Gardiens de la Révolution jusqu’en 2011. Les médias iraniens ont ainsi décrit cette nouvelle administration comme un « troisième gouvernement Ahmadinejad » [1].

De plus, à l’instar de l’ancienne administration Ahmadinejad, la nouvelle équipe de négociations ne souhaite plus s’engager sur des « mesures de confiance », en préalable des négociations. Ces mesures réclamées systématiquement par les Occidentaux avaient été par exemple pleinement mises en place sous le leadership de Rohani, alors que ce dernier était lui-même négociateur en chef entre 2003 et 2005. Ces mesures consistaient par exemple en l’application volontaire du Protocole additionnel (signé par l’Iran en 2003 mais non ratifié par le parlement) ou en la suspension volontaire des différentes activités liées à l’enrichissement de l’uranium comme celle de l’injection de gaz dans les centrifugeuses.

Ainsi, de manière décomplexée, l’administration Raïssi a repris les négociations de Vienne avec les P4+1 et l’UE le 29 novembre 2021, sans appliquer de mesure de confiance spécifique. D’après les évaluations de l’AIEA (rapport du 3 mars 2022), l’Iran aurait atteint au 19 février 2022, par ses activités sur les deux sites de Fordow et Natanz, un stock d’uranium enrichi de 3197,1 kg, dont 33, 2 kg d’uranium enrichi à 60%.

Enfin, le leadership de Raïssi dans les Vienna Talks semble bien se distinguer de son prédécesseur Hassan Rohani. Raïssi a insisté pour qualifier le 7ème round de négociations, de « début des négociations » et non de « reprise des négociations ». En cela, il souhaite marquer la rupture avec le leadership centriste. L’Iran souhaite désormais un changement de ton de la part de Washington : la ritournelle du « toutes les options sont sur la tables », brandie y compris par Joe Biden lui-même, n’est plus acceptable du point de vue iranien. Ebrahim Raïssi ne négociera pas «  sous pression  ». Ici, l’Iran appuie sa demande de reconnaissance à être traitée comme un état « normal » et non, comme un État « voyou ».

Retour de la droite radicale au parlement : le pouvoir de nuisance

En parallèle de la présidence, c’est le parlement iranien, le Majles, qui s’est droitisé. Élu en 2020 pour quatre ans, le 11ème Majles, présente une confortable majorité principiste avec une présence appuyée de la droite radicale qui est hostile au principe de la négociation avec l’Occident.

C’est ce même parlement qui avait contraint les négociations lors les derniers mois du mandat présidentiel d’Hassan Rohani. Le Majles avait exigé de l’exécutif l’arrêt des fameuses mesures de confiance. L’Iran avait donc stoppé l’application volontaire du Protocole additionnel le 23 février 2021 et avait commencé à enrichir son uranium à 20% à partir du 4 janvier 2021, puis à 60% à partir d’avril 2021. Ainsi, l’Iran se rapprochait du seuil militaire des 90%.

L’action du contrôle parlementaire sur les négociations s’est inscrite dans le cadre d’une loi, votée en décembre 2020, la loi d’ « Action stratégique pour l’annulation des sanctions et pour la garanties des droits du peuple iranien ». Cette loi est survenue dans un contexte extrêmement tendu marqué par l’assassinat, à Téhéran, d’un scientifique nucléaire de haut rang, Mohsen Fakhrizadeh (27 novembre 2020). Ce dernier était accusé par Israël de poursuivre un programme clandestin militaire. Cette loi contraignante sur l’exécutif iranien a été rendue responsable par Rohani de l’échec de la restauration de l’accord sous son deuxième mandat présidentiel.

Finalement, la reprise des négociations nucléaires sous l’administration Raïssi semble bien s’opérer dans un alignement politique entre le Majles et la présidence, le tout en connivence avec le Conseil Suprême de Sécurité nationale, dont le secrétaire n’est autre qu’Ali Shamkhani. Nommé par Rohani à ce poste en 2013, Shamkhani s’est progressivement opposé à Rohani, notamment par son soutien à la Loi d’action stratégique, vilipendée par les centristes.

Derrière cet affichage principiste, faut-il en conclure que l’affiliation politique détermine encore en Iran le positionnement des élites vis-à-vis du processus de négociation avec les Occidentaux ?

III. Le repositionnement progressif de la droite iranienne sur les négociations avec l’Occident

En réalité, la droite iranienne a commencé à se fragmenter sur la question de la légitimité des négociations avec l’Occident dès 2007, avec la démission d’Ali Larijani, une grande figure principiste alors négociateur en chef pour la partie iranienne (2005-2007). Cette tendance n’a fait que se renforcer jusqu’à provoquer une grande crise de valeurs au sein du courant de droite.

Les divisions croissantes au sein de la droite iranienne

Les raisons de la démission d’Ali Larijani furent attribuées aux divergences de vues de ce dernier avec l’ancien président, Mahmud Ahmadinejad. Or, contrairement à ce qui est souvent retenu, Ahmadinejad n’était pas hostile au principe même de la négociation avec l’Occident. À ce titre, les premières négociations directes entre les États-Unis et la République islamique d’Iran eurent lieu sous son mandat à compter de Genève 1 (2008) dans le format P5+1. ll faut rappeler qu’Ahmadinejad avait félicité Barack Obama pour son élection à la présidentielle, s’attirant l’ire des membres de son propre courant politique. Cependant, sa rhétorique contestataire, volontiers antisémite, anti-impérialiste et anti-occidentale, minait toutes les initiatives diplomatiques entreprises par Larijani. Ainsi, à partir de la démission de ce dernier, un sous-groupe de principistes s’esquissa autour de lui, alors qu’il gagnait bientôt la présidence du 8ème Majles (2008-2012).

Ces clivages au sein de la droite se sont renforcés, jusqu’à apparaître officiellement dans le contexte des élections parlementaires pour le 9ème Majles (2012-2016). Elles donnèrent d’ailleurs une large majorité aux principistes. Une fois élus, les députés regroupés autour de Larijani s’organisèrent en un groupe à part, nommés les « Rohravan  » (les Marcheurs). Décrits comme des principistes « modérés », ils soutiendront en 2013 la diplomatie nucléaire d’Hassan Rohani. Ainsi, il ne faut pas oublier que c’est un parlement principiste qui approuva le 13 octobre 2015 (à 161 voix « pour », 59 « contre » et 13 abstentions) l’Accord de Vienne grâce au concours des Rohravan. Parallèlement, les détracteurs radicaux d’Ahmadinejad, qui l’avaient soutenu au départ avant de s’en distancier, formalisèrent en 2012 un nouveau parti, le Front pour la stabilité (« Jebhe-ye paydari »). Ce sous-groupe principiste est actuellement le plus à droite du spectre politique iranien.
En bref, à la veille de l’élection de Rohani, les principistes étaient clivés en quatre groupes principaux : le Front pour la stabilité (désignés comme des « extrémistes » (tondro) et hostiles au principe même de la négociation avec l’Occident) ; les principistes dits « modérés » (autour de la figure parlementaire d’Ali Larijani et de son groupe parlementaire, les Rohravan, favorables aux négociations menées par Rohani et désormais alliés au groupe centre-gauche) ; les principistes rassemblées autour de la figure présidentielle sortante d’Ahmadinejad qui créa la « Fondation pour le printemps  » en 2013 (favorable au principe de négociation sous condition, et critique de la diplomatie nucléaire de Rohani) ; enfin, le reste des principistes, appelés les « traditionnels » (hostiles à l’Accord de Vienne mais actuellement en phase de repositionnement).

L’administration Raïssi, le brouillage des cartes

L’élection de Raïssi semble porter en elle les germes d’un brouillage des cartes. En effet, Raïssi doit son élection, au Front pour la stabilité, qui a préféré le soutenir lui, plutôt que Saïd Jalili (principiste traditionnel). Il faut toutefois préciser que Raïssi s’était présenté à la présidentielle comme principiste indépendant. Malgré ce soutien, l’administration Raïssi a tenté de minimiser le poids des extrémistes en récupérant le discours centriste, dont la spécificité a toujours été de se positionner au-delà des conflits politiques entre la droite et la gauche pour privilégier la compétence technocratique.

Ainsi, le ministre des Affaires étrangères, Amir-Hosseïn Abdollahian a souligné que les diplomates de l’équipe de négociation avaient été choisis pour leurs compétences et non pour leur affiliation politique. De fait l’équipe est constituée de personnalités au profil de diplomate ou d’expert dans l’économie, l’énergie ou la finance. Il faut compter par exemple Reza Najafi, qui avait occupé le poste de représentant iranien auprès de l’AIEA sous l’administration Rohani (2013-2021). Par ailleurs, les experts de l’équipe de négociation du ministère des Affaires étrangères ont gardé leur poste.

Engagé dans des négociations avec les P4+1, l’administration Raïssi n’est pas contre le principe de négocier directement avec les États-Unis, acteur essentiel s’il en est, mais attend que ces derniers reconnaissent au préalable, les « lignes rouges » (khat-e qermez) de l’Iran. Ce faisant, l’administration relaient en réalité les revendications parlementaires.

Pression du parlement iranien sur l’exécutif

Récemment, le 20 février 2022, le Majles, toujours dans l’esprit de contrôle de l’exécutif dans le processus de négociation (loi d’Action stratégique), publiait une déclaration signée par 250 députés sur 290, exposant ces fameuses lignes rouges que le gouvernement ne devait en aucun cas transgresser. Parmi les plus significatives :
. Obtenir la garantie juridique que les États-Unis et les P4+1 ne se retireront pas de l’accord ;
. Les P5+1 devront s’engager à ne pas utiliser le mécanisme de « snapback  » ;
. Les États-Unis et les E3 doivent s’engager à lever les sanctions contre le peuple iranien établies « sous prétexte » du nucléaire, du terrorisme, des missiles balistiques et des droits de l’homme », y compris les sanctions CAATSA et ISA (Iran Sanction Act) ; les parlementaires demandent aussi le rétablissement du mécanisme financier U-turn.

Si l’unité de façade principiste (à l’exclusion des principistes modérés) est maintenue, il faut souligner que des critiques principistes à l’encontre de l’exécutif ont déjà fusé. Certaines figures emblématiques de la droite telles que le directeur du quotidien principiste Kayhan, Hosseïn Shariatmadari, a critiqué dès le mois de décembre 2021 la composition de l’équipe de négociations du treizième gouvernement : derrière le discours officiel de vouloir faire lever « toutes les sanctions », Shariatmadari accuse Raïssi de ne se concentrer que sur les sanctions relatives aux programme nucléaire. Il promeut alors une sortie en bonne et due forme du Traité sur la Non-Prolifération des armes nucléaires.

Dans la deuxième semaine de mars 2022, un comité « Anti-deal », visiblement minoritaire (cinq personnes) mené par quelques principistes radicaux s’est formé pour protester contre la diplomatie nucléaire de l’administration Raïssi.

Conclusion

Ce que l’on retient des évolutions internes à l’Iran, c’est que l’administration Raïssi confirme une tendance esquissée depuis 2007, selon laquelle le courant de droite représenté par les principistes se définit de moins en moins à travers un agenda contestataire vis-à-vis de l’Occident. Pourtant, à partir du milieu des années 1990, le discours anti-occidental les distinguait sans ambiguïté des courants réformiste et centriste.

Il ne s’agit pas de prévoir un rapprochement durable entre la République islamique d’Iran et les États-Unis. L’accord, s’il devait aboutir prochainement, n’aurait probablement qu’une vie limitée compte tenu des échéances électorales américaines. J. Biden pourrait bien perdre sa courte majorité au Congrès lors des sénatoriales de novembre 2022. Or, les sénateurs républicains sont majoritairement hostiles aux « Vienna Talks ». Par ailleurs, l’on peut imaginer un scenario bis repetita à la Trump si un président républicain venait à être élu.

Néanmoins, l’on observe que les administrations iraniennes, qu’elles soient de gauche, du centre ou de droite, n’hésitent plus à conclure un deal avec l’Occident si cela sert la sécurité économique du pays. En d’autres termes, l’on perçoit un recentrage général sur l’objectif de sécurité économique. La sécurité économique peut être définie comme la capacité réelle à commercer avec le monde. Concernant l’Iran, les entraves à sa sécurité économique se sont essentiellement manifestées par les sanctions financières et l’embargo pétrolier. Or, en 2021, l’Iran n’a toujours pas diversifié son économie : les exportations de pétrole et de gaz comptent encore pour 82% de ses revenus d’exportation. État rentier et corrompu, le pays connaît une crise économique dévastatrice pour sa population, générant des mobilisations régulières depuis 2016 dont la très médiatisée « révolution des œufs » de l’hiver 2017-2018.

Le recentrage sur la sécurité économique se fait aux dépens d’une sécurité culturelle contre l’ « agression culturelle occidentale » d’une part, et aux dépens d’un discours anti-impérialiste d’autre part. Ce dernier vise à dénoncer l’ordre global perçu comme « hégémonique » et « injuste  ».
La priorisation de la sécurité économique sur la sécurité culturelle est une inversion du discours khomeyniste. Ruhollah Khomeyni, guide de la révolution de 1978-1979, qui s’était accaparé le pouvoir pour instaurer une République islamique (1er avril 1979), décrétait que les problèmes économiques ne préoccupaient que les idiots.

Ce faisant, c’est l’identité même du régime qui est questionnée, faisant écho à la réflexion d’Hassan Rohani selon laquelle la République islamique d’Iran doit choisir entre une identité « révolutionnaire » et donc contestataire, ou une identité simplement « islamique » permettant une normalisation de l’État sur la scène internationale.

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[1Fereshte Qazi, « Le cabinet militaire et masculin d’Ebrahim Raïssi ; Le troisième gouvernement d’Ahmadinejad » radiofarda.com, 15 août 2021 (traduit du persan).


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