Conférences géopolitiques #05 : la synthèse du Diploweb

Par Estelle MENARD, Léa GOBIN, Selma MIHOUBI, le 7 avril 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Léa Gobin, étudiante en Master 2 de Géopolitique - Risques et Défense à l’Institut Français de Géopolitique (IFG), Université Paris VIII. Selma Mihoubi, journaliste et doctorante en Géographie mention Géopolitique à l’IFG (Paris VIII). Elle prépare une thèse sur sur la stratégie d’implantation des médias étrangers en Afrique sahélienne. Estelle Ménard, diplômée d’un Master 2 Relations internationales et Action à l’étranger de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, étudiante en Master 2 Géopolitique - Territoires et enjeux de pouvoir à l’Institut français de géopolitique (IFG, Université Paris VIII).

Voici une précieuse synthèse de 8 conférences de qualité sur les questions internationales, géopolitiques et stratégiques. Ces évènements améliorent notre compréhension des leviers d’influence des Etats dans plusieurs espaces de projection de la puissance. Le Diploweb.com publie cette cinquième édition dans l’intention d’étendre dans l’espace et le temps le bénéfice de ces moments d’intelligence du monde. Puisse cette idée originale du Diploweb être partagée, copiée, développée sur la planète entière. Faire rayonner l’intelligence du monde, c’est dans l’ADN du Diploweb.

Quels sont les leviers d’influence des Etats (I) dans plusieurs espaces de projection de la puissance (II) ?

I. Les leviers d’influence des États …

A - France-Syrie : les secrets d’une diplomatie

Conférence organisée à l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient le 19-01-18.
Intervenante : Manon-Nour Tannous, docteur en relations internationales et chercheur associée à la Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et au Centre Thucydide à l’Université Panthéon-Assas Paris II.
Modération : Dominique Vidal, journaliste et historien. Il est spécialiste en relations internationales du Proche-Orient.

« Il n’y a rien à gagner à courtiser la Syrie mais tout à perdre si on la provoque. »

Pour éclairer les relations franco-syriennes, Manon-Nour Tannous propose dans son travail de recherche un enchaînement factuel et précis des évènements depuis 1946 et soulève le concept de diplomatie de levier. Pour comprendre ce que Paris et Damas attendent l’un de l’autre, il faut s’intéresser aux dynamiques à l’œuvre depuis 70 ans, aux longues successions d’ouvertures et de ruptures. Si on oppose les deux pays, la relation est inégalitaire. Historiquement, la France est l’ancienne puissance mandataire et la Syrie un pays sous mandat français. L’un est un pays développé et une puissance mondiale, l’autre est un pays en développement et une puissance régionale. Cependant, la France n’est pas capable de dicter à elle seule les termes de la relation et cette asymétrie est régulièrement inversée. Les évènements internes, régionaux et internationaux depuis l’indépendance de la Syrie en 1946 à la fermeture en 2012 de l’ambassade de France en Syrie montrent les ruptures très brutales et les relances profondes qui reposent sur des déterminants variables.

Ces crises et relances peuvent être expliquées par une ligne directrice : la nécessité pour Paris comme pour Damas d’entretenir des relations bilatérales solides. Indirectement, un climat de confiance est maintenu entre les deux pays qui démultiplient leurs forces à travers la diplomatie de levier. Les deux pays trouvent des intérêts à échanger. En 1996, la Syrie permet à la France de suivre l’intervention israélienne au Liban en échange d’un accord moins favorable à Israël. On observe une collaboration intense entre les deux pays dans l’opposition à la guerre d’Irak de 2003.

À l’inverse, les ruptures peuvent être très abruptes et les relations peuvent être rompues si l’effet de levier ne fonctionne plus. À l’instar de l’année 1970, où l’arrivée au pouvoir au moyen d’un coup d’État de Hafez El Assad a accentué les difficultés à plusieurs niveaux d’échelle : seuls les partis favorables au régime sont autorisés, le pays est bousculé par une crise interne reportée sur la scène régionale, et verrouillant les relations diplomatiques.

Les représentations qui guident l’approche française se font à partir du postulat que s’il y a un rapport de force avec Damas, la diplomatie française ne peut pas fonctionner correctement. Il devient préférable de laisser se dégrader les crises, les lier entre elles et accepter la possibilité de nuisances plutôt que de provoquer la Syrie. De plus, la diplomatie française découvre à cette période que l’arme terroriste est utilisée par la Syrie comme un moyen de gouverner. Depuis 2011, la syntaxe des relations avec Damas a changé. La diplomatie française a condamné la répression mais se trouve impuissante face au régime syrien. Il est important de prendre conscience du poids et des limites des représentations sur le temps long. Il y a une envie de changement, un désir de nouveauté et de moindre mal pour lutter contre le terrorisme.

B - Quelle présence chinoise en Afrique ?

Cette conférence a été organisée à l’Université Paris Dauphine le 14-02-18.
Intervenant : Thierry Pairault, directeur de recherches émérite au CNRS, professeur à l’EHESS.

Les relations sino-africaines : « de l’esprit de Bandung à l’esprit du capitalisme ».

La Chine a un PIB bien supérieur à celui du continent africain. Au niveau de l’IDH, la Chine a progressé ces dernières années. Cependant des pays africains ont un indice de développement humain plus élevé, comme l’Algérie, les Seychelles ou encore Maurice. La Chine apparaît alors comme un pays en développement au même titre que des États africains, tout en ayant acquis un poids considérable. Cette configuration présente des avantages pour la Chine, dans la mesure où les entreprises chinoises paraissent ainsi plus à même de répondre aux besoins des Africains. Néanmoins, la Chine doit aussi se développer en interne et à l’étranger, ce qui peut entraver son expansion en Afrique.

Et une idée fausse fracassée par cette conférence !

Contrairement aux représentations, l’Afrique n’a pas fait reconnaître la Chine à l’ONU en 1971. Une vingtaine de pays a voté pour son adhésion, mais le continent en compte 54. Ils sont donc aussi nombreux à s’y être opposés : il n’y a pas d’attitude unique du continent, mais une pluralité de liens et de réactions.

Tout comme aujourd’hui, l’Afrique a tendance à être assimilée à un ensemble homogène. En fait, le continent présente des perspectives géographiques, historiques et socio-économiques très hétérogènes. C’est une fois reconnue par la communauté internationale que la République populaire de Chine obtient l’adhésion de nouveaux partenaires africains. Dès le début des années 1990, la Chine et les pays du continent signent de nombreux traités bilatéraux, particulièrement suite à la tournée de Jiang Zeming en Afrique en 1996. Jusqu’en 2003, le volume du commerce sino-africain augmente de manière fulgurante : cette année correspond à la réforme du ministère chinois du Commerce, avec la création de nouveaux outils statistiques et l’ouverture vers l’extérieur des entreprises. Les échanges continuent d’évoluer positivement jusqu’en 2012 et la chute du cours des matières premières, sans compter la baisse significative de la demande africaine en produits manufacturés provenant de Chine. Depuis lors, « les aspects politiques ne dominent plus du tout » dans les relations sino-africaines. Pékin met en avant l’implantation de ses entreprises à travers le continent, et redéfinit le rôle du ministère des Affaires étrangères, désormais soutien à l’action économique chinoise.

La Chine joue beaucoup sur les annonces et communique sur des idées de projets avec ses partenaires africains. Les projets annoncés sont loin d’être systématiquement réalisés, mais sont pourtant relayés dans la presse généraliste comme spécialisée. Cela nourrit le sentiment d’une Chine envahissant l’Afrique, quand la réalité est toute autre. Finalement, dans les projets chinois de nouvelles routes de la soie, seul un pays du continent est pour l’instant véritablement concerné. Il s’agit de l’Egypte, avec le port stratégique de Suez. Djibouti est aussi en ligne de mire avec la construction de la première base militaire chinoise en Afrique. Contrairement aux idée reçues, la Chine investit finalement assez peu sur le continent : 1,2% des IDE chinois ont été redistribués en Afrique en 2016. Aussi, la multiplication des constructions chinoises en Afrique créé une confusion généralisée. Il s’agit de prestations de service proposées par les entreprises chinoises, ce sont donc les pays africains qui investissent et non l’inverse. À titre comparatif, l’Inde et l’Arabie Saoudite investissent relativement plus que la Chine en Afrique, néanmoins, les relations sino-africaines monopolisent les débats.

La présence chinoise en Afrique n’est finalement pas celle des investisseurs, mais plutôt celle des entreprises et entrepreneurs, dont les prestations de service servent la diplomatie chinoise en Afrique et dans le monde.

C - Quand V. Poutine se fait géographe

Conférence organisée par Les Cafés Géopolitiques - Café de la Mairie (51, rue de Bretagne, Paris, 75003) le 13/02/2018.

Intervenant : Jean Radvanyi, professeur de Géographie de la Russie à l’INALCO et co-directeur du Centre de recherche Europes-Asie. Ses principaux axes de recherches sont la Géographie et géopolitique de la Russie et des États post soviétiques et les études caucasiennes.

« La Géographie est une des bases de la formation des valeurs patriotiques, de l’identité et de la conscience nationales et culturelles », discours de Vladimir Poutine à la Société de Géographie le 27/04/17.

Après l’éclatement en décembre 1991 de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), la Russie post-soviétique a fait face à la perte de territoires à ses marges méridionales et occidentales. Vladimir Poutine, le président russe, souhaite redonner une légitimité à un pays affaibli et renforcer l’unité territoriale. Pour cela, l’État Russe a impulsé de nouveaux programmes de recherches et d’expéditions pour remettre le territoire physique au coeur des projets politiques. L’instrument géographique est utilisé comme un levier pour faire face à de nouveaux enjeux et repositionner la Russie sur la scène nationale et internationale. Pour mener à bien les exportations des ressources naturelles présentes en quantité sur le territoire, le Kremlin a besoin des pays d’aval, ce qui crée une situation de dépendance. L’avenir économique de la puissance est en jeu surtout lorsque des conflits interviennent avec les anciennes possessions de l’URSS (le cas de l’Ukraine).

Depuis le début des années 2000, Vladimir Poutine a lancé une série de projets d’infrastructures pour améliorer le réseau ferroviaire et routier. Une manière de faire face à l’immensité du territoire, rééquilibrer les parties européenne et asiatique et favoriser le désenclavement de certaines régions périphériques. Le Kremlin a investi à l’Est, vers les partenaires asiatiques, et plus au nord vers l’Arctique, afin d’ouvrir de nouvelles routes maritimes, et valoriser les gisements d’hydrocarbures. Le Président russe doit également gérer des rivalités avec les anciennes républiques soviétiques, de plus en plus influencées par de nouveaux acteurs : l’Union européenne et les États-Unis. Ces derniers multiplient des plans stratégiques militaires pour contrer l’influence russe, et favoriser leurs échanges avec l’Asie. Les Pays Baltes et l’OTAN ont élaboré des accords pour amoindrir l’emprise russe. En réponse à cette configuration, Vladimir Poutine a décidé d’agir pour sauver sa stratégie de puissance. Il a fait construire des ports, des gazoducs et des voies ferrées autour du Golfe de Finlande dans l’idée de supprimer la dépendance de transit d’hydrocarbures avec les Pays Baltes.
Vladimir Poutine s’emploie également à défendre les intérêts militaires russes notamment avec la Syrie, Damas étant un client majeur et historique de l’industrie militaire russe. Le Kremlin possède à Tartous son unique base navale en mer méditerranée, d’où l’intérêt d’engager son armée en Syrie pour combattre le groupe État Islamique. Par ailleurs, les frontières du sud-est russe ont une proximité relative avec le Moyen-Orient, et considérant l’importante communauté musulmane, le pouvoir russe tente de contenir tout conflit à ses portes ou sur son territoire.

Bonus Diploweb : Pourquoi et comment V. Poutine gagne-t-il un 4e mandat présidentiel en Russie ? Un entretien avec Françoise Thom

Ces facteurs géographiques sont utilisés dans la stratégie de Poutine pour mettre la Russie au rang de puissance mondiale. Le développement du pays passe par la construction d’infrastructures et la diversification des accords économiques et des États partenaires. L’élargissement de l’influence russe se fait notamment par de nouvelles alliances asiatiques. Vladimir Poutine s’est imposé sur la scène mondiale, parfois défiant les accords internationaux, à l’exemple de l’annexion de la Crimée (mars 2014).

D - Quel tableau géopolitique et stratégique de l’Asie dans le monde de Trump ?

Conférence de Valérie Niquet, maître de recherche à la FRS, co-organisée par Diploweb et GEM le 7 mars 2018 sur le campus parisien de GEM. 

L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis a suscité des inquiétudes en Asie alors que la région faisait déjà face à un certain nombre de tensions. La sécurité maritime figure parmi les premiers enjeux stratégiques. Des conflits territoriaux ont lieu autour de la mer de Chine du Sud et de la mer de Chine orientale, où transitent des voies de commerce. Ces conflits peuvent avoir des effets économiques et commerciaux majeurs dans le monde. La Chine ne tient pas compte du jugement du tribunal arbitral de La Haye puisqu’elle considère ses revendications légitimes. En 2017, on remarque cependant un apaisement des tensions. La Chine continue pourtant de mener une politique active de remblayage et de militarisation de la zone. Deux archipels sont en jeu : les Paracels et les Spratleys. En mer de Chine orientale, la Chine et le Japon se disputent les îles Senkaku. Depuis 2017, on observe une stratégie d’incursion régulière dans les eaux de la zone. Dans ces deux mers, les questions territoriales sont le reflet d’une stratégie d’affirmation de puissance de la Chine face à ses voisins. Elle ne renoncera pas à ses revendications mais pourrait en diminuer l’intensité en fonction de ses intérêts économiques et commerciaux, notamment dans le cadre des Nouvelles Routes de la soie.

Conférences géopolitiques #05 : la synthèse du Diploweb
Valérie Niquet à une conférence co-organisée par Diploweb et GEM
Une conférence magistrale, marquée par une générosité et une clarté exemplaires.
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En 2017, la Corée du Nord a fait montre de ses capacités nucléaires et de sa capacité théorique à toucher les États-Unis. Sont aussi à portée de frappe le Japon, la Corée du Sud et l’Europe. Ainsi, la France doit, par principe, prendre en compte cette menace dans sa dissuasion nucléaire. Il existe également une menace de prolifération nucléaire en Afrique et en Syrie à travers la vente d’armes. Des sanctions internationales sont mises en place depuis 2006, mais leur application est difficile en raison de la corruption. Si une reprise du dialogue entre le nord et le sud de la péninsule peut rendre optimiste, elle se fait malgré elle sur la base d’une acceptation de la nucléarisation de la Corée du Nord, ce qui pose le problème de la prolifération notamment dans le cas iranien. En Inde, la Chine revendique l’Anurachal Pradesh et une partie du Cachemire. Parmi les autres sujets de contentieux, il y a le Dalaï Lama, réfugié en Inde depuis 1959 ; la montée en puissance de la Chine dans l’océan Indien ; la stratégie d’influence de Pékin aux Maldives ; et les détournements fluviaux. Il y a enfin le conflit autour de Taïwan, à laquelle la Chine n’a pas renoncé.

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Cette stratégie de la Chine agressive peut être lue comme une réaction de survie, tandis qu’elle fait face à une croissance faible qui remet en cause son modèle et sa légitimité. Il ne s’agit pas d’une rivalité traditionnelle de puissance ascendante contre une puissance en déclin : elle dérive davantage de l’engagement américain dans la région. Ce contexte permet de comprendre les enjeux du projet des Nouvelles Routes de la soie, dont les ambitions économiques visent à redorer l’image du Parti communiste chinois. Ce projet suscite toutefois beaucoup d’interrogations au sujet de la corruption, de la transparence et de l’attribution des marchés. Parallèlement, sur le plan militaire, le budget chinois de la défense augmente constamment : c’est le deuxième derrière les États-Unis.

Le rôle des États-Unis reste essentiel dans la zone. Il est lié par des traités de défense de nombreux pays de la région, qui se retrouvent dans une position délicate : ces derniers sont très favorables à un fort engagement américain bien qu’ils s’inquiètent d’une montée des tensions avec la Chine. La stratégie américaine est vue d’un œil positif, un effet de l’intransigeance de D. Trump à l’égard de la Corée du Nord à la Chine face au non-respect des sanctions, stratégie qui pourrait aussi être derrière l’apaisement mentionné plus tôt. Les alliés asiatiques de Washington font ainsi des efforts en matière de défense pour répondre aux attentes des États-Unis. Pour contrer la puissance chinoise, on peut aussi citer le dialogue Quad (États-Unis, Japon, Inde et Australie) et le concept d’indopacifique, qui pose aussi la question de l’intégration des pays du sud-est asiatique et de la France, présente dans l’océan Indien et le Pacifique.

Pour conclure, les risques de tensions dans la zone reposent sur les choix futurs de la Chine et sur la capacité de réaction des États-Unis. Il faut retenir que ces tensions n’émanent point d’une rivalité traditionnelle de puissance mais d’une recherche d’équilibre stratégique et idéologique.

II) … Dans plusieurs espaces de projection de puissance

A - Les mers et leurs promesses

Conférence organisée par l’École de guerre, à École militaire, Paris, le 18-01-18.
Intervenant : Jacques Attali, polytechnicien, énarque, conseiller d’État.

Si la mer est un élément déterminant de l’histoire, de la culture et de l’identité nationale, Jacques Attali considère qu’elle est négligée en France. Il existe pourtant un lien précis entre la puissance d’une nation et le contrôle de la mer : il s’agit de la maîtrise des ressources et d’un savoir stratégique. S’ouvrir sur la mer est synonyme de progrès technique, d’évolution, d’ouverture et de liberté. En Occident au XIème siècle, Bruges, Venise, Gênes, Amsterdam et Londres sont les premières puissances maritime occidentales et le cœur du pouvoir politique, culturel et militaire.

À compter de 1850, les câbles sous-marins permettent la transmission de données, et à la fin des années 1950, le conteneur facilite l’exportation d’électroménagers dont la popularité explose en Europe dans un contexte de forte croissance économique. Le transport des marchandises se fera dès lors essentiellement sur la mer : une révolution pour le commerce international. La mer a aujourd’hui un poids technologique majeur, avec environ 90 % des données qui passent par les câbles sous-marins. Si les Anglais et les Américains dominaient ces liaisons, de nouveaux acteurs sont apparus : la Chine et les « GAFA » (Google, Amazon, Facebook et Apple).

La mer joue un rôle clef dans les rapports de force. Les États-Unis resteront la première puissance navale au moins jusqu’en 2030, lorsque la Chine les rattrapera. Sur le plan commercial, c’est en Chine que se trouvent les cinq premiers ports mondiaux. Les ports français arrivent très loin dans le classement mondial : en 2016, Le Havre est en 69ème position des plus grands ports à conteneurs. C’est aussi en Asie qu’on observe les principaux conflits militaires, notamment en mer de Chine. Enfin, à la rencontre de continents, la mer de Méditerranée et l’île de Madagascar constituent des enjeux stratégiques majeurs avec des flux de plus en plus importants.

Pourtant, l’Union européenne ne semble pas prendre la mesure de la menace maritime qui pèse sur elle. Que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) siège à Varsovie et non sur le bord de la mer en serait un symptôme.

Les changements climatiques constituent aujourd’hui une réelle menace pour la mer. Tandis qu’elle jouait un rôle de régulateur pour le climat, elle contribue désormais à son aggravation. Son réchauffement rend parfois nécessaire la modification des routes maritimes. Face à la quantité de déchets en plastiques retrouvés dans l’océan, notamment en provenance d’Asie, Jacques Attali rappelle la nécessité de changer ses comportements en tant que consommateur : la protection des espaces maritimes doit être personnelle avant d’être collective. En effet, aucune organisation mondiale des océans ne possède de véritable pouvoir sur la mer. Il suffirait pourtant d’en prendre l’initiative, comme l’ont fait les marines de guerre chinoise, française, italienne et russe pour lutter contre la piraterie entre la mer de Chine et l’Europe. Par ailleurs, sans force supranationale, il sera de plus en plus difficile de faire respecter les traités de libre-circulation. Celle-ci se fragmente déjà à cause d’une volonté croissante des États de se protéger les uns des autres. Ainsi, le débat entre liberté de circulation et appropriation des mers concerne autant l’environnement que le commerce mondial et l’équilibre des pouvoirs à l’échelle de la planète.

B - La connaissance des mers : plus qu’un enjeu, une nécessité opérationnelle

Conférence organisée par le Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM), à École militaire, Paris, le 24-01-18.
Intervenant : le capitaine de frégate Samuel Quéré, commandant du Beautemps-Beaupré.

La connaissance des mers est indispensable pour les commandants et les pilotes. Elle permet l’économie des moyens militaires, la connaissance de ses vulnérabilités et la maîtrise de son environnement afin de manœuvrer plus efficacement contre un adversaire. L’armée fait donc un effort constant d’acquisition de nouveaux produits pour rester performante et pour garder ses données à jour. Le capitaine de frégate Samuel Quéré débute la présentation avec quelques éléments de vocabulaire : le sonar (acronyme de « sound navigation and ranging »), qui sert à détecter les objets sous l’eau à l’aide de la propagation acoustique, ou encore la bathymétrie, soit l’étude permettant la mesure du fond des mers et de la profondeur pour établir des cartes d’épaves ou de câbles sous-marins.

Il existe des organismes de recueil, de production et de diffusion d’informations météorologique et océanographique, comme le Service Hydrographique et Océanographique de la Marine (SHOM) et le Centre-Interarmées de Soutien Météo-Océanographique des Forces (CISMF). Le SHOM a pour mission de connaître et de décrire l’environnement physique (atmosphère, fonds marins, etc.), de produire des cartes hydrographiques nationales (des eaux sous juridiction française) et de soutenir la défense et les politiques publiques de la mer et du littoral. Il assure une couverture de 11 millions de kilomètres carrés, soit la Zone économique exclusive (ZEE) française, la deuxième du monde comme chacun sait. L’équipe du CISMF fournit et diffuse quant à elle des données météorologiques, forme des officiers et des sous-officiers mariniers, et développe du matériel et des logiciels météo-océanographiques.

Ce sont les sous-marins qui dépendent le plus de la connaissance des mers. Puisqu’il leur est nécessaire de rester discret.

Cinq navires spécialisés sont utilisés pour acquérir ces données : le Pourquoi Pas, le Beautemps-Beaupré et de plus petits bâtiments hydrographiques : Laplace, Borda et Lapérouse. Construit en 2013, le Beautemps-Beaupré est un navire à deux équipages et doté d’une gondole qui comporte différents sondeurs. Sa mission principale : la connaissance et l’anticipation, fonction stratégique des armées. Les données qu’il recueille sont ensuite reprises par le SHOM. Une campagne de neuf mois dans l’océan Indien nécessite un an et demi d’exploitation de données. Le Beautemps-Beaupré se déploie également dans la Méditerranée et l’Atlantique.

Ce sont les sous-marins qui dépendent le plus de la connaissance des mers. Puisqu’il leur est nécessaire de rester discret. Ils doivent utiliser des moyens passifs de détection, chaque indiscrétion de sous-marin pouvant être détectée et exploitée par une force adverse. Ainsi, le sous-marin doit se fondre dans son environnement en estimant le bruit ambiant avec précision. La navigation nécessite donc une cartographie des plus précises.

Dans le passé, la recherche sur les profondeurs de l’océan privilégiait la manœuvre et la vitesse. Aujourd’hui, la connaissance de la mer et une bonne conduite des opérations dépendent de la fiabilité des données statistiques. La multiplication des foyers de crises sur la mer, les risques sécuritaires et les changements environnementaux et climatiques placent aujourd’hui la mer au centre des préoccupations stratégiques des États.

C - La guerre sous les mers

Conférence organisée par le CESM et le Service Historique de la Défense, à l’École militaire, Paris, le 7-03-18.
Intervenants : Patrick Boureille, chef du Bureau Marine au Service Historique de la Défense, Camille Morel, chercheur spécialisée dans les câbles sous-marins, le capitaine de frégate Cyril Babigeon, Julien Fort, stagiaire à l’École de guerre.

C’est durant la Première Guerre mondiale que le sous-marin s’impose dans la stratégie de la marine. Pourtant, au tout début des combats, son utilité n’était pas encore évidente. L’attaque d’un navire français par un sous-marin austro-hongrois en décembre 1914 marque un tournant. L’amiral Arthur Wilson déclare alors que le sous-marin est une arme « sournoise, déloyale, et diablement pas anglaise » (« Underhand, unfair and damned unenglish »). Ainsi débutent les stratégie sous-marines et anti sous-marines : illusions d’optique, patrouilles, bateaux de commerce piégés, apparition du submersible. D’un point de vue juridique, il faut s’assurer que les objectifs stratégiques du sous-marin respectent les conventions de La Haye (1899 et 1906). Au niveau technique, il est limité et manque encore de précision, mais cela n’empêche pas la marine allemande de faire couler plus de 3 millions de tonnes de bâtiments alliés au début de 1917, durant une période qualifiée de « guerre sous-marine à outrance ». Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, tous les belligérants possèdent des sous-marins. Ces derniers se développent très vite durant cette période : ils sont plus rapides, des réseaux de communication performants assurent leur sécurité et leurs armes sont plus discrètes et plus silencieuses. Les techniques anti-sous-marines sont aussi perfectionnées. C’est à cette époque qu’apparaît l’intercepteur goniométrique Huff-Duff.

Depuis 1945, on note des évolutions majeures. Une multitude d’acteurs régionaux possèdent aujourd’hui des sous-marins, la Corée du Nord étant en tête de file. Les sous-marins sont en effet devenus une arme du faible au fort par excellence pouvant, par exemple, interdire l’accès à un détroit. Or la mer supporte environ 90 % du commerce mondial, transitant par des points stratégiques (Détroits de Gibraltar, Malacca…) dont la sécurité n’est pas parfaitement assurée contre les attaques terroristes. La Seconde Guerre mondiale laisse aussi en héritage les sous-marins fonctionnant à l’énergie nucléaire, permettant une meilleure autonomie et des déploiements plus lointains – des atouts précieux pour le renseignement et l’indépendance stratégique. Les puissances nucléaires – États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni, Chine et l’Inde – possèdent, elles, des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) : leur performance s’en trouve décuplée.

En 1917, le réseau international de câbles sous-marins est déjà un enjeu stratégique. Capables de transmettre des données à la vitesse de la lumière, ils sont menacés par les coupures, les dommages, l’espionnage ou leur prise par l’ennemi. Aujourd’hui, 95 % des télécommunications mondiales se font par câbles sous-marins. Ils sont essentiels à l’économie et aux activités quotidiennes. Les câbles sont répartis de manière hétérogène sous la mer, avec une forte concentration sur l’hémisphère nord notamment en raison de la présence des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). Ce réseau de câbles sous-marins possède une géopolitique qui lui est propre : il donne une supériorité opérationnelle aux États-Unis et à leurs programmes de renseignement. Il engendre aussi des inégalités géographiques : le Nord, mieux doté, ferait preuve d’une meilleure résilience en cas de coupure. En contrepartie, la création de nouveaux câbles sous-marins peut renforcer l’indépendance de certains États. Les câbles SACS entre l’Angola et le Brésil seraient ainsi un moyen de rééquilibrer des forces disproportionnées… Du moins, c’est ainsi que Maxime Laubeuf, le père du sous-marin français, concevait son invention en 1907.

D - Cartographier la guerre informationnelle

Ce panel a eu lieu dans le cadre du colloque « Cartographier le cyberespace » organisé par la Chaire Castex de cyberstratégie, à l’École Militaire, Paris, les 14 et 15-03-2018.

Intervenants : Romain Campigotto, ingénieur R&D chez Bertin IT, associé à la Chaire Castex de cyberstratégie (IHEDN) ; Martin Dittus, data scientist et chercheur à l’Oxford Internet Institute (social computing, mass-participation platforms, big data) ; Rémi Géraud, docteur en cryptologie, chercheur en sécurité informatique et expert (Ingenico Labs Advanced Research). Membre de l’équipe de sécurité informatique de l’ENS ; John Kelly, fondateur de Graphika, entreprise de renseignements sur les médias sociaux, docteur en communication de l’Université de Columbia ; Kévin Limonier, docteur en Géopolitique (Institut Français de Géopolitique) et maître de conférences en études slaves à l’Université Paris 8. Ses travaux portent sur l’organisation du cyberespace russophone ; Vincent Lepinay, normalien et docteur en anthropologie de l’École des Mines de Paris et en sociologie de l’Université de Columbia à New-York. Il est professeur associé au Medialab de Sciences Po.

Modération : Marine Guillaume, analyste politique au ministère français des Affaires étrangères, maître de conférences à l’École polytechnique.

Sous quelle forme se présente la guerre de l’information cyber, et dans quelle mesure le cyberespace transforme la propagande ? Jean-Yves le Drian parlait il y a peu d’une « nouvelle ère de la propagande ». Il s’agit en fait des nouveaux moyens utilisés par des États ou autres acteurs privés, pour acquérir de l’influence à travers les frontières terrestres.

Si le cyberespace paraît intangible, il n’en est pas moins concret dans ses installations comme dans ses effets. Les réseaux sociaux s’avèrent être des outils révélateurs pour la recherche autour de la cartographie du cyberespace. Dans la mesure où les informations sont envoyées depuis des localités précises, il devient possible de les cartographier comme dans le projet « Cartographie des controverses » explicité par Vincent Lepinay. Les débats scientifiques et techniques prennent place désormais dans le cyberespace, avec des acteurs humains (internautes) mais également non-humains (bots), et peuvent tout à fait être représentés. Néanmoins, les données digitales seules ne permettent pas d’analyser pleinement tous les comportements. Romain Campigotto décrit en effet le travail minutieux de collecte de données en ligne afin d’établir une cartographie. Il faut, dans un premier temps, collecter des messages sur les réseaux concernés, avant d’extraire des relations (directes ou indirectes) entre les auteurs autour d’un même thème. On obtient ainsi un graph de réseaux complexes qui permet de détecter des communautés (groupes à intérêts communs).

Avec son Observatoire du cybermonde arabophone, Isabelle Feuerstoss met en avant d’autres problématiques. Il s’agit d’analyser des tendances anciennes ou nouvelles, afin d’observer les luttes d’influence, principalement à travers des discours et informations relayés sur Twitter ou Facebook. Plusieurs modes opératoires sont mis en place pour opérer dans la cyberguerre : des États comme des groupes privés ou des individus peuvent supprimer l’accès à l’information par des virus ou une autre forme de censure. Une saturation technique de l’accès à Internet ou du contenu visé peut aussi être opérée. C’est le cas de l’Arabie Saoudite qui a procédé à une saturation des réseaux sociaux pour faire campagne contre le Qatar.

Les informations géographiques fournies par les réseaux sociaux étant encore relativement imprécises, Rémi Géraud s’est penché sur un calcul autour du temps pour ses cartographies. En effet, le sujet est bien la cartographie de l’information, mais qu’en est-il du territoire, de l’espace physique ? Sur le terrain du cyber, la terre disparaît, semble floue. L’espace devient brouillon avec des composants divers difficilement analysables. Mais en réalité, une loi de la physique ne peut être surmontée par l’information intangible : le temps. Dans la mesure où l’information doit être vue, manipulée puis transmise, elle est conditionnée par le temps. Par des modèles mathématiques, l’intervenant obtient des représentations graphiques révélant des représentations géopolitiques. En prenant des sujets précis ou des mots-clés sur les réseaux sociaux, il devient aisé d’observer des collisions : quels acteurs agissent de manière simultanée ? D’après Rémi Géraud, « des acteurs diffusent le même message à des endroits très différents du monde, mais simultanément, parfois à la microseconde près ». Plus généralement, cela permet d’identifier les sources des informations : « près de 80 % des phénomènes actuels sont liés à des sources automatisées, et sont exclusivement utilisés par des acteurs radicaux qui cherchent à influencer l’opinion publique. Ils donnent au lecteur l’impression d’avoir affaire à plusieurs sources indépendantes qui sont en train de lui dire la même chose. »

Dans sa cartographie des réseaux de la désinformation mondiale, John Kelly a tenté de comprendre le paysage de cette cyber-désinformation. Si l’Homme a pensé qu’Internet permettrait la démocratisation du monde, ce sont aujourd’hui les « fake news » et les trolls qui le dominent. Le terrain cybersocial est complexe et les acteurs qui y évoluent ont développé des techniques de manipulation sophistiquées sur les réseaux sociaux. L’intervenant observe trois niveaux de manipulation : au premier niveau, il y a les profils automatisés, robots, appelés bots. Ces comptes vides sans abonnés diffusent des dizaines de milliers de fois par jour des messages et mots-clés. Au deuxième niveau, le bot ressemble plus à un véritable profil, pour apparaître plus crédible. Au troisième niveau, le plus répandu actuellement, les systèmes automatisés prennent la forme de vraies personnes, avec des opinions politiques et des goûts affichés. Ces comptes agissent comme des « robots marionnettes espions » dans la guerre informationnelle du cyberespace. Dans le cas des « Macron Leaks » présenté par Kévin Limonier, on observe au niveau national le dynamisme des comptes affiliés politiquement aux partis de droite. Au niveau international, les documents autour de celui qui était à l’époque candidat à la présidentielle française ont été principalement relayés par des soutiens de Donald Trump, des bots ou véritables comptes pro-russes ou encore, par les nationalistes britanniques. Cette cartographie des « Macron Leaks » est révélatrice du rôle des dispositifs de manipulation étrangers.

Copyright Avril 2018-Ménard-Gobin-Mihoubi /Diploweb.com


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