Ambassadeur Michel Foucher, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Michel Foucher publie « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique » (éditions Robert Laffont, 2021). Directeur de la formation, des études et de la recherche de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (2009 à 2013) ; ambassadeur en mission sur les questions européennes (2006-2007) ; ambassadeur de France en Lettonie (2002 à 2006) ; directeur du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères (1999 à 2002) ; conseiller du ministre des Affaires étrangères (1997 à 2002). Organisation : Pierre Verluise. Images et son : James Lebreton. Photos et images salle : P. Verluise. Montage : J. Lebreton et P. Verluise. Synthèse réalisée par Joris Dernis, Marie-Caroline Reynier et Anna Monti pour Diploweb.com. Cette synthèse a été relue et validée par M. Foucher.
Quelles leçons le géographe diplomate M. Foucher tire-il de son retour d’expérience ? Découvrez un chaleureux éclairage de sa conception de la géographie. Quelle est l’articulation entre géographie et politique ? La géographie inspire-t-elle le pouvoir ? Des réponses documentées par une expérience rare, un témoignage inspirant.
Une conférence exceptionnelle de M. Foucher organisée par Diploweb.com, à la Prépa du Lycée Blomet, Paris, labellisée La Fabrique Défense #LFD. Avec en bonus une synthèse écrite par trois jeunes talents, lue et validée par M. Foucher.
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Cette conférence [1] s’articule autour du nouveau livre de M. l’Ambassadeur Michel Foucher, « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique » (éditions Robert Laffont, 2021). L’ouvrage est écrit dans une logique de transmission ainsi que dans le but de dresser un « éloge de la géographie active ». Cette notion se définit comme une lecture raisonnée des cartes, un travail d’enquête sur des terrains variés, des entretiens avec divers acteurs. L’auteur y revient sur son expérience riche de nombreux métiers liés à la géographie (chercheur, professeur, conférencier, rédacteur de thèse et d’articles, consultant, diplomate).
En premier lieu, M. l’Ambassadeur établit un constat fort : l’homme est trop souvent amené à prendre des décisions en toute ignorance de cause. En 1972, alors qu’il étudie les fronts pionniers agricoles en Amazonie, il découvre le terme « géopolitique ». En effet, à Brasilia, une politique de transfert, de paysans pauvres du Nordeste et prompts à se révolter, vers des terres peu peuplées et infestées de moustiques en Amazonie est mise en place. Ce constat personnel s’applique également à la diplomatie où des faits demeurent inconnus. Par exemple, en 1999, lors des processus de Rambouillet visant à faire cesser le conflit entre Serbes et Albanais du Kosovo, la France n’était pas au courant que les États-Unis (EU) souhaitaient installer une très grande base militaire près de Pristina. Au même titre, en septembre 2021, l’alliance AUKUS, entre les EU, l’Australie et le Royaume-Uni, n’avait pas été dévoilée à la France. Il en a résulté la « crise des sous-marins », aux dépens de Naval Group. Il faut donc avoir conscience voire accepter cette méconnaissance. Néanmoins, M. l’Ambassadeur, insiste sur le rôle anticipateur majeur de la géographie grâce à la lecture des cartes (« une lecture du mouvement » et non une lecture satellitaire).
Pour M. Foucher, il est primordial d’articuler histoire et géographie, temps et espace. Et de prendre en compte les représentations mentales des acteurs.
La deuxième leçon de son retex porte sur l’importance des cartes mentales aussi qualifiées de représentations. Ainsi, les batailles de Louis XIV pour atteindre les « frontières naturelles » de la France ont été motivées par l’enseignement reçu de ses précepteurs, notamment l’étude de « La guerre des Gaules » de Jules César qui définit les contours de la Gaule. Le tsar Pierre le Grand, dont la statue est présente dans le bureau de V. Poutine, constitue une des matrices de la pensée géographique et stratégique russe. Le rôle des représentations est toujours essentiel en 2021 comme le souligne le rêve néo-ottoman de R. Erdoğan, la réorganisation du monde russe de Poutine et les ambitions maritimes de la Chine. Dès lors, il lui semble primordial d’articuler histoire et géographie, temps et espace.
Troisièmement, il insiste sur l’efficacité de l’analyse géographique, de la lecture des cartes et du jeu des échelles « pour diagnostiquer une situation et anticiper des évolutions ». La cartographie est un outil du géographe pour faire des scénarios. Sa conception de la géographie active est héritée de Strabon : étymologiquement gê – graphein en grec ancien c’est-à-dire « décrire le monde connu ». La cartographie permet de rendre lisible ce que l’on ne voit pas toujours sur le terrain, de regarder « derrière la colline » comme le disent les stratèges. Objective et subjective, la carte est ainsi sélective. La légende (du gérondif latin legenda c’est-à-dire « une carte est à lire ») est donc centrale. La capacité d’anticipation réside dans la lecture du mouvement de la carte puisque la stratégie est dans le mouvement.
La citation erronée de Napoléon - « La politique des États est dans leur géographie » - est souvent relayée pour évoquer le lien entre géographie et politique. Néanmoins, M. l’Ambassadeur mentionne le contexte de la véritable citation : « La politique de toutes les puissances est dans leur géographie », formulée par Napoléon dans une lettre du 10 novembre 1804 envoyée au Roi de Prusse, Frédéric Guillaume III. Napoléon explique le danger représenté par le tsar Alexandre Ier qui veut s’immiscer dans les affaires européennes. Napoléon ne considère pas la Russie comme étant européenne, il fait donc appel à la géographie dans cette citation pour exprimer son souhait d’une non-ingérence russe dans le concert européen.
La formule napoléonienne a par la suite été transformée et popularisée par Charles de Gaulle lors d’un cours à l’École de guerre : « La politique d’un État est dans sa géographie ». Contrairement à Napoléon, il fait ici référence aux vulnérabilités du territoire français face à l’Allemagne. Il souhaite une armée de métier dotée de chars mobiles pour compenser l’absence de lignes de défense et la dissymétrie dans la géographie des ressources (une grande partie des ressources naturelles françaises se trouve près de la frontière contrairement à la Ruhr).
Par ailleurs, Michel Foucher souligne l’importance du choix d’échelle géographique dans le discours de Charles de Gaulle du 18 juin 1840. Alors que le maréchal Pétain adopte une lecture franco-allemande de la guerre, De Gaulle raisonne à l’échelle mondiale en se référant aux États-Unis et à l’Empire français. En choisissant cette échelle, il transforme le scénario : la défaite de la bataille franco-allemande n’est pas une fin en soi puisque la guerre est mondiale. Ainsi toute l’importance des représentations géographiques qui imprègnent les discours et les logiques stratégiques est mise ici en valeur.
Le livre « La politique des États et leur géographie » du géographe Jean Gottmann mentionne également dès 1952 à quel point l’espace géographique est essentiel car il coïncide avec l’espace politique. Il mobilise deux concepts clés, celui de la circulation (des hommes, des biens, des marchandises, des idées) et celui du cloisonnement. Ainsi, la pandémie de COVID-19 a engendré un cloisonnement du monde qui remet en cause les excès de la mondialisation. Cela entraîne une réorganisation des chaînes de valeur à l’échelle régionale afin de diminuer les dépendances. Dans le même temps, cette pandémie – en empêchant les rencontres diplomatiques de visu et en imposant le recours aux visioconférences – a contribué à durcir les relations internationales.
La géographie doit son essor en Europe à la construction nationale (réalisation des cartes de France et de l’Empire) et au projet impérialiste. La géographie peut aujourd’hui encore servir de justification pour des projets néo-impériaux. Par exemple, la Chine adopte « la politique de sa géographie » avec une double ouverture. Premièrement, elle pense une stratégie à l’échelle mondiale se déployant de l’Asie centrale jusqu’au marché européen.
Deuxièmement, elle veut desserrer l’étau de l’accès à la haute mer à partir de ses côtes. En effet, la Mer de Chine et les mers du Pacifique occidental sont très peu profondes à cause de l’accumulation des alluvions des grands fleuves. Les Chinois ne peuvent pas sortir leur flotte (et notamment sous-marine) de leurs bases navales sans être repérés car il n’y a pas de fosses sous-marines à proximité. L’enjeu est donc le contrôle des accès des fosses sous-marines situées au sud de la Mer de Chine, au sud et au nord de Taïwan et au sud des îles japonaises revendiquées par la Chine afin de faire partir la VIème flotte. Dès lors, on observe une nouvelle cartographie des ambitions chinoises.
Les projets révisionnistes russes et turcs s’appuient également sur la cartographie notamment à travers les cartes mentales. Par exemple, Erdoğan, souvent représenté devant des cartes, est dans une logique de reconquête de la Méditerranée orientale et de la mer Égée. Vladimir Poutine nie l’existence – a minima l’indépendance - de l’Ukraine et préfère parler de « nouvelle Russie », terme employé par Catherine II. Il mobilise également des géophysiciens russes afin de revendiquer « la russitude du Pôle Nord ».
Cependant, il arrive également que la géographie n’inspire pas le pouvoir. Ainsi, dans le contexte des accords de Munich (septembre 1938) relatifs aux intentions expansionnistes allemandes en direction des Sudètes, Neville Chamberlain, Premier ministre du Royaume-Uni, déclare : « Il est vraiment horrible, fantastique et incroyable d’essayer des masques à gaz à cause d’un conflit dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien ».
En 2003, alors que le Président français Jacques Chirac explique au président américain G.W Bush ce qu’il se passera en Irak en cas d’intervention militaire américaine, il découvre que Bush ne connaît même pas l’existence des chiites, et encore moins l’influence religieuse iranienne dans les lieux saints irakiens de Nadjaf et Kerbala. Paul Bremer, « proconsul » américain en Irak, dans son livre « My year in Iraq », dit également : « J’arrive à Bagdad, je ne savais pas situer l’Irak sur une carte ».
M. Foucher : La politique de l’Europe est peut-être dans sa géographie en termes de risques mais la réponse est que la géographie de l’Europe doit être dans sa politique.
Enfin, M. l’Ambassadeur aborde la notion de boussole stratégique, développée en 2020 sous la présidence allemande de l’Union européenne. Dans ce cadre, les services de renseignement européens ont partagé quelques analyses avec le service européen pour l’action extérieure. Néanmoins, selon M. l’Ambassadeur, le problème de la défense européenne réside dans la divergence des visions des cartes fondées sur la mémoire du passé et la géographie. Ainsi, la menace russe est perçue différemment en Pologne, en France, en Espagne. Dès lors, il est difficile de créer un agenda stratégique commun. M. l’Ambassadeur est donc plutôt pessimiste vis-à-vis de la possibilité d’avoir une stratégie commune fondée sur une évaluation partagée des principaux risques. Il devient donc nécessaire de conjuguer la réalité géo-historique avec la recherche d’éléments actuels communs.
Le thème français de la souveraineté européenne fait ainsi l’objet de débat en Allemagne : faut-il continuer à compter sur l’équilibre entre l’accès au marché chinois et le parapluie de sécurité américain ou faut-il se replier sur soi ? A l’heure où les EU demandent à l’UE de s’aligner dans le cadre de la compétition sino-américaine, l’UE peut-elle rester amie-alliée et non-alignée ?
M. l’Ambassadeur conclue par cette formule : « La politique de l’Europe est peut-être dans sa géographie en termes de risques mais la réponse est que la géographie de l’Europe doit être dans sa politique ».
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Le livre
. Michel Foucher, « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », coll. Le monde comme il va, Paris, éd. Robert Laffont, 2021, 335 p. Sur Amazon
4e de couverture
Déclaration d’amour à sa discipline, voici le récit d’un demi-siècle autour du monde, sur les cinq continents, par l’un de nos géographes les plus réputés.
Autant que les quelque cent vingt-cinq pays visités, soit les deux-tiers des États membres des Nations Unies, et le nombre de semaines passées en avion et sur des routes défoncées, l’auteur explore ici les diverses voies d’une géographie choisie comme active et non académique, engagée et non spectatrice : chercheur et cartographe, consultant et diplomate, analyste et conseiller, conférencier et témoin impliqué.
Un goût sans cesse renouvelé des corrélations mises en cartes et une curiosité constante pour le réel du terrain ont été depuis ses débuts les fils rouges de sa démarche, tournée vers la compréhension des enjeux et des transformations du vaste monde, des tensions et des conflits et la recherche des évolutions possibles. Voire, le cas échéant, la suggestion de scénarios de sortie de crise, pour des gouvernements souvent pris de court par le retour de l’Histoire dans des lieux méconnus, parcourus à la recherche de progrès, comme en Allemagne en 1989 ou en Afrique du sud en 1992 ou à l’affût des regrets comme en Orient proche et moyen à partir de 1979 ou dans les Balkans occidentaux après 1991.
Enquêtes de terrain et entretiens avec les acteurs forment, pour ce grand spécialiste des frontières, la matière première de sa vision de la géographie : une géographie active débouchant sur une géopolitique appliquée, fort éloignée des travaux universitaires, trop vite sédentarisés.
Chaque voyage au loin est d’abord une expérience vive de géographie humaine, faite de personnalités inspiratrices, de témoins remarquables ou détestables (en zones de crise) et de sociétés libres et actives ou bien soumises aux ambitions dévorantes de dirigeants soucieux d’imposer leur représentation d’un passé glorieux et de cartes mentales destructrices. Michel Foucher en est convaincu : il est souvent possible d’anticiper les tensions si l’on donne aux représentations spatiales la place qui leur revient dans l’imaginaire des peuples et de leurs acteurs publics.
Riche de cette longue carrière, le temps était donc venu pour lui de procéder à ce que les officiers de l’armée de terre nomment un « retour d’expérience » – nom de code : « retex » -, analyse sans concession des succès et des échecs, que leurs collègues britanniques intitulent les « leçons apprises ». Ces mémoires d’un géographe politique retracent des trajectoires et confrontent les passés étudiés avec les présents observés, en rupture ou en continuité entre les uns et les autres.
Michel Foucher est l’un des plus grands géographes français. Diplomate, essayiste et grand voyageur. Il est professeur à l’École normale supérieure de Paris-Ulm (depuis 2007) et directeur de la formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (depuis 2010). Agrégé de géographie, il a été conseiller du ministre des Affaires étrangères (1997-2002), directeur du Centre d’analyse et de prévision (1999-2002), ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006). Il est notamment l’auteur du classique Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique (Fayard, 1988, 2004), de La République européenne (Belin, 1998 et 2000, traduit en douze langues) et dernièrement de l’atlas La Bataille des cartes (François Bourin, 2010).
[1] Cette conférence de Michel Foucher a été organisée le 23 septembre 2021 à l’ENC Blomet, Paris, 75015
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