Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) et consultante au sein du cabinet June Partners. Axelle Degans est professeure de chaire supérieure au lycée Faidherbe de Lille, docteure en géopolitique (URCA), membre du laboratoire HABITER. Une visioconférence organisée par Pierre Verluise pour Diploweb.com et la Prépa ENC Blomet (Paris), en partenariat avec le Centre Géopolitique. Images et son Jérémie Rocques, montage Jérémie Rocques et Pierre Verluise. Résumé pour Diploweb.com : Jeanne Durieux, étudiante en troisième année d’histoire à la Sorbonne Université (Paris IV).
Anaïs Voy-Gillis et Axelle Degans éclairent brillamment les enjeux majeurs de la souveraineté économique de la France au XXIe s. La France se pense comme une puissance. Pourtant, en mars 2020 elle ne dispose plus sur son territoire des industries capables de produire du doliprane ou des masques, et le grand public prend alors conscience de la désindustrialisation du territoire de la France. Comment comprendre cette situation et que faire ? Les réponses.
Outre la vidéo de la visioconférence, vous trouverez ici un résumé réalisé par Jeanne Durieux pour Diploweb, validé par les deux conférencières.
Pour Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie de l’Institut Français de Géopolitique et consultante au sein du cabinet June Partners, la crise COVID-19 a mis en avant la dépendance de la France. Les images véhiculées au cours de la crise sont violentes et ont conduit à questionner l’image de la France en tant que puissance. La dépendance n’est pas que productive mais aussi numérique, technologique. Les outils dont on s’est servi pour travailler et communiques à distance sont en majorité non-européens. La France a fait le pari de devenir une économie de services au milieu des années 1970, au détriment de son industrie, mais n’a pas pour autant réussi son pari de société post-industrielle.
Depuis mars 2020, on entend des appels à relocaliser les activités productives de la France et à reconquérir la souveraineté française, sans pour autant en définir les termes. Anaïs Voy-Gillis rappelle notion de souveraineté selon la définition de Louis Le Fur comme qualité d’un État de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté dans les principes supérieurs du droit et conformément au but qu’il est appelé à réaliser. Elle insiste sur le fait qu’il n’existe pas de souveraineté européenne, qui n’est pas une réalité juridique : il n’existe que 27 souverainetés nationales. Si la souveraineté est liée à la question d’autonomie stratégique, la crise a montré que la France, sur certains sujets stratégiques d’aujourd’hui, n’était peut-être plus capable d’être autonome.
En France, pendant longtemps, la vision industrielle s’est faite à travers la politique gaullo-pompidolienne de grands plans avec une stratégie gouvernementale d’autonomie stratégique qui passait également par une maîtrise des approvisionnements d’où la naissance d’Elf-Aquitaine et de la Cogema par exemple.
Cette question de l’autonomie est critique. En effet, lorsqu’on parle aujourd’hui de relocalisation, on sous-entend de faire revenir des activités en territoire français. Pourtant, on se pose peu la question de la définition et de la compréhension des chaines de valeur, de leur complexité et des points de dépendance. Ce constat plaide pour une approche systémique des problèmes. Ainsi, par exemple, la France se dote aujourd’hui d’usines pour assembler les batteries électriques. Le problème vient cependant de la capacité à maitriser les composants clés des batteries. En conséquence, pour repenser l’industrie en France, il faut une approche systémique qui intègre ces points de dépendance dans l’approvisionnement. Au-delà de la nécessité pour les industriels de renforcer leur capacité en analyse des risques, il faut que l’État se dote d’une vision de long terme sur les sujets industriels. Sans cette vision stratégique, nous ne retrouverons pas notre autonomie.
Le second enjeu tient dans la compréhension de la nécessité d’avoir une industrie forte en France. Il faut penser cette stratégie industrielle au service d’un projet de société, or cette vision manque de cohérence en France. Cette stratégie est également nécessaire à l’échelle européenne, quand se pose la question des projets à soutenir et à financer. Les collectivités territoriales doivent aussi être inclues dans la boucle car elles ont un rôle essentiel à jouer dans l’essor de leur territoire industriel comme cela a pu être illustré par le programme Territoires d’industrie.
Les entreprises ont aussi leur rôle à jouer dans la politique de réindustrialisation. Il faut une modernisation de l’outil productif qui peine aujourd’hui à répondre aux attentes du marché. Il faut se questionner sur la valeur à apporter aux clients, en terme de produit comme de service associé au produit.
Le troisième enjeu tient dans la capacité de se différencier par l’innovation. L’innovation concerne les produits, les procédés comme le capital humain. En effet, qui dit modernisation dit autonomisation des sites, donc nécessité d’évolution en profondeur des compétences, alors même que l’industrie française souffre d’un déficit en matière de compétence.
Enfin, il faut comprendre la question de la relocalisation ou de la localisation des activités. En effet, faire revenir des activités qui sont parties de France depuis 1980 induit souvent que ces activités soient mécanisées et donc que les relocalisations permettent de rapatrier des volumes partis, mais sans créer autant d’emplois qu’on en a détruit. L’enjeu majeur est surtout l’accroissement des volumes produits au sein des usines en France ou en Europe, qui favoriserait mécaniquement un mouvement de relocalisation en France. Pour cela, il faut qu’acheteurs public et privé face évoluer leur stratégie d’approvisionnement pour augmenter la part des produits français dans leurs approvisionnements.
En outre, il faut prendre en compte la capacité du tissu productif à supporter cette crise, alors même que malgré les garanties de l’Etat, certaines entreprises ne retrouveront pas leur chiffre d’affaire avant mi 2021-2022. Il s’agit donc de préserver les compétences individuelles et collectives. Il y a un vrai risque de connaître une nouvelle vague de désindustrialisation.
De même, la crise de la COVID pose des questions de responsabilités collective : il faut faire évoluer nos achats vers des produits « made in France ». Il s’agit également, en acceptant la relocalisation des entreprises, d’accepter la part de risque industriel et environnemental liée à ces entreprises.
La question de l’environnement est épineuse : si on critique les produits asiatiques qui font « le tour de la planète », il n’empêche que certains sites asiatiques sont plus modernes, et cette modernisation répond aussi à un enjeu environnemental, ce qui appelle à moderniser nos sites pour réduire nos impacts mais cela a un coût. En outre, dans le cadre de cette question environnementale, si l’économie s’oriente vers une économie d’usage qui s’organise en termes de système de prêt ou de location, les volumes produits seront moins importants, et les bouleversements économiques et sociaux seront conséquents. Il faut donc lier la souveraineté et l’indépendance aux grands défis que nous pose le XXIe siècle.
L’UE est naïve dans sa réponse aux contraintes imposées par les américains par l’extraterritorialité du droit américain, aux contraintes imposées par la Chine. Pourtant, l’Union européenne représente un marché d’ampleur, capable de rivaliser avec les marchés asiatique ou américain.
La France doit avoir une industrie forte car celle-ci est au service de la cohésion territoriale et sociale des territoires (en témoignent les inégalités sociales et territoriales dénoncées par les gilets jaunes).
Axelle Degans est professeure de chaire supérieure au lycée Faidherbe de Lille, docteure en géopolitique, membre du laboratoire HABITER de l’URCA, collaboratrice et membre du conseil scientifique du Diploweb. Pour elle, la puissance française se cristallise principalement autour de l’industrie, qui est au cœur de la souveraineté. Mme Degans s’interroge en premier lieu sur la souveraineté économique française, alors même que la crise sanitaire a mis en avant notre dépendance et notre vulnérabilité, notamment sur le plan économique comme stratégique.
La souveraineté, soit la capacité de conserver la maitrise de son destin, a un cœur politique, stratégique et économique que l’on ne peut oublier : elle est par essence globale. Il s’agit donc de conserver la maitrise de nos choix.
La souveraineté économique représente ainsi une partie de la souveraineté nationale, et la sécurité économique est au service de la souveraineté économique, permettant de limiter la dépendance et la vulnérabilité de l’économie française. Cette sécurité économique est une déclinaison de l’intelligence économique, qui permet de prendre des décisions éclairées dans un environnement en mutation. Longtemps considérée comme secondaire, elle est aujourd’hui reconnue comme une activité stratégique pour l’économie, alors même que la diplomatie, la guerre, la compétition et la sécurité économiques sont des préoccupations sur le devant de la scène.
Cette souveraineté économique est nécessairement multidimensionnelle, et comporte des volets offensif et défensif. Le volet défensif porte sur la protection et la promotion des intérêts nationaux. La défense économique entend les actes et initiatives prises par la puissance publique, d’une part pour protéger et défendre l’économie et les entreprises des atteintes de toute nature et, d’autre part, pour subvenir aux besoins de la défense nationale. Elle couvre deux domaines, à savoir un domaine régalien qui veille au fonctionnement général de l’économie à titre préventif ou curatif et un domaine émanant de l’Etat stratège et partenaire, dirigé vers les entreprises et relatif à la défense, la sécurité et l’intelligence économique.
Le volet offensif de la souveraineté économique s’inscrit dans l’expression majeure d’un rapport non militaire dans un contexte d’hyper compétitivité mondiale depuis la fin de la Guerre Froide. Ce volet offensif se traduit par la guerre commerciale.
Cette guerre économique que la France accepte aujourd’hui de mener, a longtemps été impensée par elle, mais conceptualisée par le Japon ou les Etats-Unis.
L’acteur étatique, public, comme l’acteur privé jouent leur rôle dans cette guerre économique. Mener la guerre économique, c’est œuvrer à la souveraineté économique. Or, il ne peut y avoir de souveraineté économique sans protection juridique et sans sureté des locaux et personnels visant à conserver des informations stratégiques, puisque nous sommes dans une numérisation rapide de l’économie, qui augmente les formes de vulnérabilité.
La souveraineté française est une souveraineté partagée par les acteurs publics (de l’Etat aux collectivités locales en passant par les ministères) et les acteurs privés. La France a pris conscience de son intérêt à développer des stratégies industrielles en fonction d’objectifs à atteindre. C’est ainsi grâce au rapport Carayon qu’on a mis en œuvre la politique des pôles de compétitivité.
La liaison avec les acteurs privés est en effet indispensable et réside dans le transfert des travaux de recherche financés par les pouvoirs publics vers les entreprises. Les acteurs publics doivent prendre conscience de la nécessité de protéger l’intégralité et l’intégrité des filières industrielles jugées stratégiques. Dans le cas de l’affaire Alstom, la filière des chaudières, utilisée dans les sous-marins à propulsion nucléaire, a été cédée à General Electric, alors même qu’elle est un des maillons de la capacité de dissuasion de la France puisqu’elle équipe des sous-marins français. Cette cession met à mal la souveraineté économique française, et donc l’indépendance stratégique.
La souveraineté économique est aussi un défi d’ambition, puisque la politique d’indépendance d’un pays est militaire, mais aussi largement économique. On fait donc aujourd’hui une sorte de révolution intellectuelle pour contrer cette incapacité française à définir des objectifs depuis les années 1970 ; l’objectif est de promouvoir les intérêts économiques d’une nation, et de préserver un cadre et un haut-niveau de vie à l’ensemble des citoyens. C’est parce que nous nous nous pensons encore comme une puissance que nous nous intéressons à la souveraineté économique.
La souveraineté numérique est au cœur de la souveraineté économique, notion au cœur des enjeux de puissance, donc luxe dont la France ne peut se passer. Les acteurs et les échelles sont nombreux, et cette souveraineté ne peut que s’articuler avec l’échelle européenne.
Ce résumé a été relu, corrigé et validé par A. Voy-Gillis et A. Degans.
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Le monde change, tous les jours, peut-être plus vite que jamais, mais la puissance reste. La puissance reste, mais elle change elle aussi, tous les jours, dans ses modalités. Pourtant, il y a des fondamentaux. Lesquels ? C’est ce que vous allez découvrir et comprendre. Ainsi, vous marquerez des points. Des points décisifs à un moment clé.
Plus
. A. Degans. Radio Diploweb. La sécurité économique : un long déni français. Les preuves ?
. A. Voy-Gillis, Cartes de l’évolution de l’emploi industriel en France de 1975 à 2019
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