La géographie du chiisme permet, sans aucun doute, de dessiner une sorte de « croissant chiite », allant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie alaouite alliée à l’Iran, comme l’a formulé en 2004 le roi Abdallah. Mais il importe en réalité d’étudier l’ensemble de la géographie du chiisme au Moyen-Orient et dans la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud. L’analyse géopolitique des populations actuelles comme la recherche prospective permettent d’en tirer d’importants enseignements géopolitiques, en prenant la juste mesure du poids de l’Iran et de la répartition religieuse dans la région.
Dans la perspective des prochaines élections en Iran et dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter ce texte de Gérard-François Dumont, paru dans la revue Géostratégiques, n° 18, janvier 2008.
LA DÉNOMINATION “croissant chiite” est récente : elle est apparue en 2004 à l’occasion d’une déclaration du roi Abdallah de Jordanie. Sa première formulation impliquait une définition signifiant un risque géopolitique pour le Moyen-Orient. Selon le roi, le « croissant chiite » serait comme un moyen de faire évoluer les rapports de force, plus particulièrement au Moyen-Orient, en faveur de l’Iran et, donc, en défaveur des autres régimes politiques de la région, pour la plupart attachés au sunnisme. S’interroger sur cette analyse nécessite d’abord de préciser les conditions de la naissance « géopolitique » de l’expression. Si cette dernière existe dans des discours de dirigeants politiques, et en raison même de son emploi dans les médias, il importe ensuite d’en mesurer, à l’étude des faits, la véritable dimension. Ceci justifie une approche précise, notamment quantitative, qui nécessite un regard géographique plus large. Enfin, il conviendra de réfléchir aux enseignements de l’analyse géopolitique des populations concernées.
Tout commence précisément le 8 décembre 2004, jour où le Washington Post publie un entretien avec le roi Abdallah II de Jordanie. Le souverain, dont le pays peut être considéré à la fois comme un ami et un allié des États-Unis, choisit donc un grand quotidien de ce pays pour se déclarer préoccupé par l’émergence d’un « croissant chiite ».
Ce dernier, allant de l’Iran au Liban, comprendrait d’abord l’Irak post-Saddam, dont les dirigeants sont désormais majoritairement chiites. Selon le roi de Jordanie, « L’Iran a tout intérêt à voir s’instaurer une République islamique en Irak (...) et, en conséquence, l’engagement des Iraniens vise à obtenir un gouvernement qui soit très pro-iranien ». Les autorités iraniennes financeraient de nombreuses activités caritatives en Irak pour s’y implanter durablement et auraient encouragé plus d’un million d’Iraniens à s’installer en Irak pour les faire voter aux élections générales du 30 janvier 2005. Abdallah déclare donc : « Je suis sûr qu’il y a beaucoup de monde, beaucoup d’Iraniens là-bas qui seront utilisés lors du vote pour influencer le résultat [des élections] ». En conséquence, le roi craint que l’avènement en Irak d’un gouvernement pro-iranien ne favorise la création d’un « croissant » régional sous influence chiite, allant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie, pourtant alaouite. L’évolution pro-iranienne de l’Irak aurait des conséquences sur la géopolitique régionale, les changements apportés aux rapports de force politiques entre chiites et sunnites risquant de se traduire « par de nouveaux problèmes qui ne seraient pas limités aux frontières de l’Irak ».
Le contenu de l’entretien du roi Abdallah, comme le choix du journal, ne peuvent passer inaperçus. En effet, le roi n’est pas un « démagogue » bavard à la Chavez [1], mais un dirigeant discret, pondéré et fin diplomate. Personne ne peut penser que le souverain Hachémite ait voulu faire preuve de lyrisme ou laissé ses mots dépasser sa pensée. En réalité, le recours à l’expression de « croissant chiite » interpelle non seulement les États-Unis, que le roi veut manifestement inviter à réfléchir sur leur stratégie irakienne, qui devrait aussi faire place aux sunnites dans la construction d’un nouvel Irak, mais aussi les autres pays arabes, qui doivent clarifier leur stratégie vis-à-vis de l’Iran.
La thèse selon laquelle le roi Abdallah a bien dit ce qu’il voulait dire est d’ailleurs confirmée quelques mois plus tard, d’autant que divers événements encouragent le roi à préciser à nouveau sa pensée. Le 14 février 2005, en particulier, le Premier ministre libanais Rafic Hariri, dirigeant sunnite, est assassiné. Le 22 mars 2005, le roi Abdallah se retrouve à Washington où il rencontre des chefs de la communauté juive américaine. Il leur déclare que la Syrie et l’Iran constituent la principale menace pour la stabilité du Moyen-Orient. Il considère alors que la Syrie et l’Iran, ainsi que la milice libanaise du Hezbollah, appuyée par ces deux pays, « encouragent les attaques terroristes contre Israël afin de divertir l’attention du monde des événements au Liban » [2]. Le roi aurait fait comprendre que son pays avait récemment déjoué plusieurs tentatives du Hezbollah « d’envoyer des terroristes en Israël via la Jordanie ». Pour Abdallah de Jordanie, le parti chiite libanais Hezbollah constituerait en quelque sorte le « versant occidental » du « croissant chiite » qu’il avait une première fois présenté en décembre 2004.
Le roi Abdallah n’est pas le seul dirigeant du Moyen-Orient à s’interroger sur les rapports entre l’Iran et les communautés chiites existant dans d’autres pays. Ainsi, le 1er mars 2006, le président égyptien Moubarak met en garde les États-Unis contre toute velléité d’attaque de l’Iran, en insistant sur les dangers inhérents à une telle action, qui pourrait engendrer des troubles civils ou davantage d’attentats terroristes au Moyen-Orient. Selon Moubarak, « l’Iran aide généreusement les Chiites de tous les pays et ces gens seront prêts à tout si l’Iran est attaqué » : les musulmans chiites du Golfe pourraient donc causer des troubles en se mobilisant contre une attaque américaine en Iran.
A peine un mois plus tard, le 8 avril 2006, le président égyptien Hosni Moubarak accorde un entretien à la chaîne al-Arabiya. Il considère que l’Irak est en proie à une « guerre civile » depuis l’attentat contre le mausolée chiite de Samarra du 22 février 2006. Il craint que le conflit ne profite avant tout à l’Iran qui se trouverait avantagé pour deux raisons : d’une part, l’Iran aurait infiltré les partis chiites qui dirigent l’Irak et, d’autre part, l’Iran exercerait une influence sur les populations chiites moyen-orientales, jusques et y compris… en Égypte où, pourtant, la proportion de chiites semble très réduite. En effet, les chiites composeraient au plus 1 % de la population musulmane du pays, donc moins de 1 % de la population totale, l’Égypte comptant plusieurs millions de coptes. Mais le nombre des chiites en Égypte augmenterait en raison de conversions de sunnites au chiisme, sous l’effet de la propagande permise notamment par la diffusion de nombreux ouvrages et des nouvelles techniques de l’information. Moubarak précise : « Il y a des chiites dans tous ces pays, d’importants pourcentages, et les chiites sont en général toujours loyaux à l’égard de l’Iran et non des pays dans lesquels ils vivent ». Moubarak semble oublier que de tels propos ont été, deux décennies plus tôt, contredits par l’attitude des chiites d’Irak, restés loyaux à leur pays pendant la longue guerre (1980-1988) contre l’Iran.
L’entretien de Moubarak provoque aussitôt de vives réactions à Téhéran comme à Bagdad. Premier visé, Téhéran s’indigne, assurant que son influence « spirituelle » est mise au service de la stabilité de l’Irak, et donc de la région. Quant à l’Irak, il publie un communiqué signé conjointement, ce qui est rare, par le président irakien Jamal Talabani (Kurde), le Premier ministre Ibrahim Jaafari (chiite) et le chef du Parlement, Adnane al-Pachachi (sunnite), précisant : « Cette déclaration a suscité le mécontentement de notre peuple toutes appartenances confessionnelles, ethniques et politiques confondues ». Les réactions iraniennes et irakiennes contraignent les représentants de la présidence égyptienne à tempérer, dès le lendemain, les propos du Raïs.
On sait que la notion, si contestable [3], de « choc des civilisations » ne peut faire l’objet d’une loi du silence et qu’elle existe tout simplement parce qu’elle se trouve citée à de très nombreuses reprises. De même, bien qu’elle puisse être contestée, voire rejetée, la notion de « croissant chiite » existe, tout simplement parce qu’elle est employée [4].
Comme précisé ci-dessus, le « croissant chiite » concerne, stricto sensu, l’Iran, l’Irak, et le Liban via la Syrie. Mais, en réalité, et les déclarations de Moubarak l’ont montré, la question porte sur les populations chiites « de tous les pays ». Il importe donc de prendre la mesure réelle du chiisme, tout particulièrement dans l’ensemble régional formé des pays limitrophes ou proches de l’Iran, et qui inclut le Moyen-Orient et la partie orientale de l’Asie centrale du Sud [5].
Si le chiisme est nettement minoritaire au sein de l’islam par rapport au sunnisme, il est incontestable que l’Iran se trouve en position quantitative primatiale concernant la géographie du chiisme. Cette situation est caractérisée par quatre éléments quantitatifs, conduisant à dégager quatre types de prééminences iraniennes dans le chiisme.
D’abord, l’Iran est le territoire comptant le plus grand nombre de chiites dans le monde et, bien entendu, au Moyen-Orient. Sur une population de musulmans de plus d’un milliard de pratiquants, la proportion des chiites est de l’ordre de 12 %.
Mesurer la place de l’Iran parmi les chiites suppose de préciser le champ d’étude en ne considérant que les adeptes de la religion d’Etat pratiquée en Iran, c’est-à-dire le chiisme duodécimain [6]. D’ailleurs, on considère généralement que l’Iran a en effet très peu d’emprise sur le monde ismaélien [7]. Les zones de peuplement concernés par le chiisme duodécimain recouvrent, outre l’Iran, sur son flanc est, l’Afghanistan et le Pakistan, sur son flanc nord, l’Azerbaïdjan, sur son flanc ouest, l’Irak, la Syrie et le Liban, et sur son flanc sud, les pays du Golfe (Koweït, Arabie Saoudite, Bahrein, Qatar et Émirats Arabes Unis).
En dehors de la région sur laquelle nous nous centrons, mentionnons qu’il existe, d’une part, des communautés chiites en Inde et en Turquie et, d’autre part, des diasporas chiites, présentes notamment dans les pays de langue anglaise, estimées à au moins 4 millions de personnes sous l’effet de flux d’émigrations conséquentes [8]. Au total, l’estimation du nombre de chiites varie entre 140 et 150 millions de pratiquants dans le monde [9].
En considérant comme champ religieux du chiisme duodécimain et comme champ géographique l’Iran et ses voisins moyen-orientaux et d’Asie centrale du Sud, la population chiite peut être estimé à 125 millions de chiites, soit 85 % de la population totale relevant du chiisme sous ses différentes pratiques.
Dans cet ensemble, l’importance de l’Iran apparaît incontestable puisque ce pays compte 59 millions de chiites, soit plus de 40 % de l’ensemble des chiites duodécimains et presque la moitié, 47 % exactement, de la population adepte du chiisme duodécimain qui se pratique dans la région géographique concernée.
Cette prééminence de l’Iran est d’autant plus nette que le deuxième pays pour le nombre de chiites en compte un nombre nettement moindre : il s’agit du Pakistan où le nombre de chiites est estimé à 31 millions de personnes. L’Irak arrive en troisième position avec 17 millions de chiites. Les autres pays comptent tous moins de 10 millions de chiites, de l’Afghanistan, avec 6,3 millions de chiites, aux Émirats Arabes Unis, avec 100 000 chiites environ, en passant, selon des nombres décroissants, par l’Azerbaïdjan, l’Arabie saoudite, le Liban, le Koweït, Bahreïn, la Syrie et le Qatar, sans oublier l’Égypte sur le continent africain. D’un point de vue démographique, l’Iran est donc le cœur du chiisme, comme l’Égypte l’est du monde arabe, compte tenu de sa prééminence quantitative au sein de ce monde arabe, prééminence lui ayant valu la dénomination de « mère de l’univers”.
Cette première situation primatiale de l’Iran dans le chiisme s’accompagne de plusieurs autres.
En effet, une deuxième raison place l’Iran en tête du chiisme, l’importance relative de cette religion selon les pays où elle compte des adeptes. Dans le monde, l’Iran est le plus chiite des pays où le chiisme est la religion majoritaire et, a fortiori, le plus chiite des pays dont une partie de la population est de religion chiite.
Le chiisme duodécimain est religion d’État en Iran depuis le XVIe siècle. Les chiites y représentent la majorité absolue de la population, soit 85 %. La plus forte minorité religieuse est constituée de 12 % de sunnites, presque exclusivement répartis sur deux minorités ethniques : les Kurdes au nord-ouest, à la frontière avec l’Irak et la Turquie ; les Baloutches au sud-est, à la frontière avec le Pakistan. Le reste de la population est constitué de minorités peu nombreuses, dont des juifs et des chrétiens.
La proportion de 85 % de chiites dans la population de l’Iran est le pourcentage le plus élevé au monde, comme en Asie ou au Moyen-Orient. Seulement trois autres États comptent une majorité de chiites, mais dans des proportions moindres : l’Azerbaïdjan avec 75 %, Bahreïn avec 70 %, et l’Irak avec environ 55 % [10]. Plus précisément, la géographie des chiites [11] invite à examiner les pays situés à l’est de l’Iran, puis au nord, à l’ouest et enfin au sud.
À l’est de l’Iran, deux pays limitrophes comptent des populations chiites, l’Afghanistan et le Pakistan. En Afghanistan, les chiites, qui représentent 19 % de la population afghane, sont essentiellement présents dans l’ethnie des Hazaras. Au XVIIIe siècle, ils subissent une certaine marginalisation de la part du nouvel État afghan fondant sa légitimité sur le sunnisme. Mais la géographie montagneuse du pays leur permet de conserver leur spécificité dans leur territoire traditionnel situé au centre de l’Afghanistan, à l’ouest de Kaboul. Après l’invasion soviétique de 1979, les Hazaras sont plus proches du pouvoir de Kaboul, qui les traite mieux que les régimes sunnites précédents. Puis leur souci de préserver leur spécificité et une certaine autonomie les conduisent à s’opposer au pouvoir des talibans pachtouns. Depuis 2002, la situation politique leur est plus favorable dans la mesure où elle leur attribue une autonomie de fait [12].
Concernant le Pakistan, les estimations indiquent une proportion de 19 % de chiites. Ces derniers, descendants de l’empire des Moghols du XVIIIe siècle, vivent principalement dans la région de Karachi. Ils se jugent mal considérés par le pouvoir sunnite. En outre, ils sont périodiquement victimes d’exactions de la part de musulmans sunnites radicaux influencés par des islamistes pakistanais [13]. Ces exactions provoquent des réactions de défense dans la population pakistanaise chiite, d’où des violences supplémentaires, qui elles-mêmes radicalisent des groupes sunnites. Chaque année, au Pakistan, des affrontements communautaires entre des groupes sunnites et chiites font des centaines de morts.
Au nord de l’Iran, l’État actuel de l’Azerbaïdjan recouvre un territoire longtemps lié à la Perse, sur laquelle il a été conquis par l’empire russe dans la première moitié du XIXe siècle. Outre l’État d’Azerbaïdjan, les autres parties du pays d’Azerbaïdjan sont d’ailleurs toujours des provinces iraniennes [14] dont deux portent cet intitulé : Azerbaïdjan-e-sharghi (de l’ouest) et Azerbaïdjan-e-gharbi (de l’est).
Dans l’État d’Azerbaïdjan, les chiites forment donc 75 % de la population, héritage des liens forts entre l’Azerbaïdjan et la Perse jusqu’au XIXe siècle. Toujours dans cet État d’Azerbaïdjan, les Azéris [15], comme les Azéris d’Iran, sont considérés comme ethniquement turkmènes, mais iraniens de culture et de religion. D’ailleurs, le chef de guerre qui s’empara du territoire perse en 1500 pour y fonder la dynastie séfévide, qui instaura le chiisme comme religion d’Etat, est originaire d’un territoire situé dans l’actuel État d’Azerbaïdjan. Aujourd’hui, en Azerbaïdjan, le chiisme n’est pas considéré comme un marqueur politique important parce que l’histoire de ce territoire a divergé de celle de l’Iran en raison de la présence russe, puis soviétique, soucieuse notamment d’exploiter le pétrole de Bakou dès 1871. Depuis son indépendance le 29 août 1991, l’Azerbaïdjan ne met guère en avant son caractère majoritairement chiite, mais plutôt sa géographie. Pour affirmer son autonomie vis-à-vis de la puissance russe comme de la puissance iranienne, l’État semble privilégier sa position centrale sur la route du pétrole, notamment par un rapprochement avec la Turquie (essentiellement sunnite), parfaitement symbolisé par l’oléoduc BTC Bakou Tbilissi Ceyhan. La question religieuse n’apparaît pas politiquement centrale dans un Azerbaïdjan, d’ailleurs assez laïcisé par ses années d’appartenance à l’URSS.
À l’ouest de l’Iran, il convient de considérer d’abord l’Irak limitrophe, puis la Syrie et le Liban, sans oublier de citer la Turquie [16] dont la proportion de chiites, très minoritaire, est très difficile à établir.
En Irak, les chiites représentent 55 % de la population irakienne. Ils sont concentrés dans le sud-est de l’Irak, dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate. Cette présence s’explique par le fait que l’Irak est le berceau originel, donc historique du chiisme, comme en témoignent les nombreux lieux saints qui s’y trouvent (sépulture d’Ali à Nadjaf, sépulture d’Hussein à Kerbala…). Toutefois, depuis l’indépendance de l’Irak en 1932, le chiisme a toujours été politiquement dominé par les sunnites. Bien que les chiites irakiens aient été opprimés par le régime de Saddam Hussein, leur fidélité à l’Irak n’a pourtant jamais été mise en défaut, comme par ailleurs celle des Irakiens de confession chrétienne [17]. Ils ont ainsi combattu fidèlement contre l’Iran, lors des contre-offensives de 1982, alors que les forces iraniennes faisaient le siège de Bassora, puis tout au long de la guerre Irak-Iran. Leur arabité a davantage compté pour défendre leur terre (en raison des contre-offensives iraniennes, puisque c’est Saddam Hussein qui a déclenché la guerre) que leur religion chiite.
Après la fin de la guerre Irak-Iran et celle de la guerre du Golfe (conduite en 1991 par la coalition en réaction à l’occupation en 1990 du Koweït par Saddam Hussein et à des bombardements ayant touché l’Arabie saoudite), la révolte irakienne chiite de mars 1991, favorisée par la déroute des armées irakiennes face aux armées coalisées, n’a pas de revendication sécessionniste. Il s’agit pour les chiites de profiter de l’affaiblissement du dictateur Saddam Hussein pour obtenir le droit de respecter les règles du chiisme, dont celui d’effectuer les pèlerinages traditionnels, et de réclamer plus de justice sociale. L’indifférence de la communauté internationale devant la brutalité de la répression [18] de Saddam Hussein qui a suivi n’est pas restée sans conséquences. Elle n’a guère préparé les Irakiens chiites à accepter l’image de libérateurs que voulaient se donner les Américains en 2003. En outre, et malgré de nouveaux pouvoirs majoritairement chiites depuis 2003 et surtout 2005, dont notamment le poste de Premier ministre assumé par un chiite, elle a renforcé chez les chiites la conviction qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, ce qui a ainsi favorisé depuis 2003 l’apparition et l’existence de milices armées chiites, y compris de certaines milices chiites radicales (comme l’Armée du Mahdi de Moqtada Al-Sadr) dont on ne peut dire qu’elles aient favorisés la stabilisation de l’Irak, compte tenu des violences qu’elles ont exercées, y compris dans des lieux saints.
En Syrie, le nombre et la proportion des chiites sont très faibles : les chiites duodécimains représentent 2 % de la population syrienne. La majorité de la population est constituée par des alaouites, descendants des disciples d’un visionnaire ismaélien iranien mort vers 883. Mais la place des chiites est plus importante que ne le laisse supposer leur faible effectif. En effet, la Syrie baasiste contemporaine, qui agit surtout au nom de ce que le régime considère comme la défense de ses intérêts, et nullement au nom d’une idéologie alaouite, entretient une relation privilégiée avec l’Iran des mollahs chiites. Cette relation s’explique en partie par une volonté historique de contrer la puissance irakienne, rivale baasiste sous Saddam Hussein, rivale tout court depuis. Aussi la Syrie a-t-elle été la seule nation arabe à soutenir l’Iran lors de la guerre qui l’a opposée à l’Irak de 1980 à 1988. De même l’Iran, via le Hezbollah, et la Syrie sont souvent partenaires dans des interventions dans les affaires libanaises, comme l’illustre d’ailleurs la crise politique libanaise, aggravée à l’automne 2007 par la question de l’élection d’un nouveau président de la République.
Plus à l’ouest de l’Iran, au Liban, bien qu’aucun recensement ne permette de l’attester, la minorité chiite représente aujourd’hui 35 % de la population libanaise [19]. Elle est devenue la première minorité confessionnelle du Liban, changement quantitatif qui est l’une des raisons des difficultés politiques que connaît la république du Cèdre. En effet, le pacte national qui régit depuis 1943 la politique libanaise repose sur l’arabité et attribue explicitement les postes de pouvoir selon les confessions : le président de la République doit être maronite, le Premier ministre doit être sunnite et le président de la Chambre, chiite. Or cette répartition fut faite d’après les résultats du dernier recensement effectué par les Français en 1932. Entre-temps, la croissance démographique des chiites a surpassé celle des autres minorités, ce qui a entraîné la revitalisation de son identité communautaire et de ses aspirations politiques. Ainsi la popularité du Hezbollah au sein de la population chiite libanaise repose-t-elle sur sa participation à deux combats : celui pour la défense du Liban arabe contre les forces israéliennes, et celui pour la reconnaissance de la juste place des chiites, au sein de la société libanaise, contre les sunnites qui disposent du poste de Premier ministre.
Il convient désormais de se placer au sud de l’Iran, avec les pays de la rive occidentale du Golfe : le Koweït, l’Arabie Saoudite, Bahreïn, le Qatar et les Émirats Arabes Unis. Dans ces pays de la péninsule Arabique, la question de la présence chiite est duale parce que leur population comporte une proportion d’immigrés souvent très élevée. Ces pays comptent donc, d’une part, une population chiite résidente ayant la nationalité du pays concerné et, d’autre part, une population chiite parmi des immigrés temporairement installés [20], provenant des minorités chiites pakistanaises, libanaises…
Au Koweït, voisin de l’Arabie saoudite et de l’Irak, la population est estimée à 25 % chiite. Comme en Arabie Saoudite, mais aussi comme la majorité des Koweitiens, les chiites habitent essentiellement à proximité du littoral ; ils occupent des emplois, généralement de bas niveau de qualification, dans le secteur pétrolier. Bien que disposant d’élus à l’Assemblée nationale [21], qui comporte d’ailleurs des femmes depuis que celles-ci ont bénéficié la première fois du droit de vote et d’éligibilité pour les élections du 29 juin 2006, ils sont politiquement minoritaires au sein d’un pouvoir dominé par les sunnites, démographiquement majoritaires. Lors des propos d’avril 2006, cités ci-dessus, du président égyptien sur les chiites, des parlementaires et des dignitaires religieux chiites koweïtiens ont émis de vives critiques et certains ont demandé des excuses officielles. « Ce sont des déclarations irresponsables (...) et elles ne servent qu’à inciter au conflit confessionnel », a déclaré le député Hassan Jowhar lors d’une conférence de presse au Parlement. « Seules des excuses officielles du président Moubarak pourront satisfaire les Chiites », a ajouté M. Jowhar [22]. Le chef du Rassemblement des oulémas chiites au Koweït, Sayed Mohammad Baqer al-Mahri, a affirmé que les chiites du Golfe étaient loyaux à l’égard de leur pays respectif. « Notre loyauté va toujours à nos pays. Nous sommes prêts à prendre les armes et à combattre tout agresseur qui les attaquerait », a affirmé M. Mahri à l’AFP [23]. Un dignitaire chiite saoudien, cheikh Hassan Al-Safar, interrogé sur la chaîne de télévision Al-Jazira, a estimé que de telles déclarations étaient injustes envers les chiites : « Mettre en doute la loyauté de tous les Chiites à leurs pays est une injustice par rapport à l’histoire de ces Chiites qui ont défendu leurs patries », a-t-il dit, estimant que cela servait les plans de ceux qui veulent le « déchirement de la nation islamique ». Il a enfin espéré que cette déclaration n’était qu’un « lapsus » du président égyptien [24].
En Arabie Saoudite, la minorité chiite, arabe de nationalité saoudite, se concentre dans la zone pétrolifère le long du rivage du golfe Persique, sur le territoire de l’émirat Bouyide du Xe siècle. Elle est estimée à 10 % de la population totale, mais elle fournirait 70 % de la main-d’œuvre travaillant sur les champs pétrolifères de la région. Elle a longtemps été considérée par le pouvoir wahhabite comme des sujets appelant une surveillance particulière. Leur place juridique s’est trouvée mieux reconnue en 2005, lors de l’organisation, pour la première fois dans le Royaume, d’élections municipales. Il semble que les Saoudiens chiites se soient particulièrement mobilisés puisque le taux de participation dans les régions à majorité chiite a été deux fois plus élevé que dans le reste du pays [25].
Sur la côte occidentale du Golfe, le petit État de Bahreïn, (665 km2) compte une population à 70 % chiite. L’implantation du chiisme date, ici aussi, du califat Bouyide, ce qui signifie que Bahreïn était chiite avant l’Iran. Cette situation, conjuguée à son histoire, a valu à Bahreïn d’être ouvertement revendiqué par l’Iran des Pahlavi à partir des années 1920, d’autant que c’est à Bahreïn que jaillit le 31 mars 1932 le premier pétrole de la péninsule Arabique, puis à nouveau en 1970 au moment du départ des Britanniques. Mais l’ONU a confirmé l’indépendance de l’archipel, acquise le 14 août 1971, en acceptant la demande d’admission du pays. Bien qu’ils soient minoritaires, les sunnites forment la classe dirigeante de Bahreïn, à commencer par l’émir. Les dernières décennies ont enregistré différentes périodes de tension. Un front islamique de libération de Bahreïn, créé à Londres en 1977, s’est manifesté à plusieurs reprises. En 1979, Bahreïn a expulsé le guide spirituel de la communauté chiite du pays. Le 13 décembre 1981, les services de police ont déjoué un coup d’État chiite pro-iranien. En 1987, des jeunes chiites ont manifesté contre la présence militaire américaine… L’histoire de Bahreïn continue d’être ponctuée d’incidents liés à la répartition religieuse de la population de l’archipel [26].
Au Qatar et au Émirats Arabes Unis, restent des traces des émirats perses du Xe siècle. Ces deux pays comptent respectivement 16 % et 2 % de leur population de confession chiite.
L’Iran se trouve donc entouré, aux quatre points cardinaux, par toute une galaxie de communautés chiites à l’égard desquelles elle peut revendiquer le statut de planète principale selon le principe de « la loi du nombre » [27]. D’une part, le nombre de chiites en Iran est supérieur à celui de n’importe quel autre pays et, d’autre part, la proportion de chiites dans la population de l’Iran est sans équivalent dans d’autres pays comptant des chiites. En outre, l’Iran dispose d’une troisième prééminence, ethnique, au sein du chiisme.
Les chiites ne relèvent pas nécessairement de la même ethnie : les chiites iraniens sont essentiellement perses et, dans une proportion beaucoup plus faible, azéris. Considérant les populations nationales des pays de la région étudiées, les chiites pakistanais sont difficilement réductibles selon une définition ethnique, concept qui s’applique mal au sous-continent indien, et les chiites afghans appartiennent pour l’essentiel à l’ethnie des Hazaras. Au nord de l’Iran, les chiites de l’Azerbaïdjan sont des Azéris. Dans les pays situés à l’ouest de l’Iran, les chiites d’Irak, de Syrie comme du Liban, sont arabes. Ceux de Turquie sont d’ethnie turque. Au sud de l’Iran, les chiites sont, dans leur très grande majorité, arabes, au Koweït, en Arabie Saoudite, à Bahreïn, au Qatar et dans les Émirats Arabes Unis. En revanche, parmi les dix à douze millions d’immigrés des pays du Golfe, la diversité ethnique des chiites est très grande.
Au total, et même s’il est toujours difficile d’estimer les populations selon des critères ethniques, les chiites pouvant être considéré ethniquement perses forment la proportion la plus importante des adeptes de cette religion classés selon un critère ethnique. Les personnes qui peuvent être considérées comme des Perses (à distinguer au sein de l’Iran des Azéris, des Kurdes, des Arabes ou des Baloutches iraniens) semblent représenter la première composante ethnique des chiites, devant les Pakistanais et les Arabes. Leur nombre et leur proportion sont encore plus grands si l’on considère les populations ethniques appartenant au monde iranien, soit les chiites d’Iran, d’Azerbaïdjan et d’Afghanistan.
Les analyses précédentes mettent en évidence la prééminence de l’Iran au sein de la géographie du chiisme dans cette région comprenant le Moyen-Orient et la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud. Mais cette prééminence est-elle durable ?
Les projections qu’il est possible d’établir conduisent à mettre en évidence un quatrième critère de prééminence de l’Iran. Pour établir des perspectives démographiques, considérons deux horizons : 2025 et 2050. L’horizon 2025 correspond au futur proche en termes démographiques, au court terme dans une science qui se caractérise par des logiques de longue durée [28]. L’horizon 2050 n’est que du moyen terme. Utilisons les projections moyennes du Population Reference Bureau (PRB) nécessitant en outre l’hypothèse simplificatrice suivante [29] (et inévitablement discutable, mais permettant à de futurs chercheurs d’analyser les écarts) : la répartition entre confessions demeure constante au sein de chaque nation. Cette hypothèse résulte de trois sous-hypothèses [30] : premièrement, l’appartenance religieuse serait héréditaire, ce qui signifie qu’il n’y aurait pas de conversion (ou que les conversions s’équilibreraient de telle façon qu’elles ne modifieraient pas les proportions selon les religions) ; deuxièmement, il n’y aurait pas de mouvements migratoires massifs, volontaires ou forcés, susceptibles de changer la répartition religieuse initiale ; troisièmement, la fécondité au sein des populations nationales demeurerait identique dans toutes les religions, notamment dans chaque pays, entre sunnites et chiites. Autrement dit, les accroissements démographiques projetés seraient de même intensité pour toutes les confessions au sein de chaque pays. Ces deux dernières sous-hypothèses sont évidemment contestables, puisque le futur est imprévisible. On pourrait ainsi imaginer une importante émigration des chiites saoudiens et koweïtiens vers un Irak qui serait devenu plus accueillant ou une accentuation d’une émigration iranienne vers d’autres continents en cas de développement insuffisant du pays. Autre possibilité : comme dans le cas du Liban ces dernières décennies, la fécondité des Arabes chiites pourrait être plus élevée que celle des sunnites. On le sait, « toute prévision est difficile, surtout lorsqu’elle concerne le futur ». Mais il est toujours précieux de fournir « des éléments de référence permettant de nourrir la réflexion prospective [31] ».
Les projections 2025, établies selon les hypothèses moyennes du PRB et l’hypothèse précisée ci-dessus, ne laissent apparaître guère de changements significatifs dans la géographie du chiisme. Certes, dans chaque État, les populations augmenteraient selon des rythmes variés en raison des différences des mouvements naturel et migratoire, la fécondité en Arabie Saoudite étant par exemple beaucoup plus élevée qu’en Azerbaïdjan [32]. Mais l’Iran, le Pakistan et l’Irak conserveraient leurs trois premiers rangs dans le classement des nations chiites avec respectivement 75,7 millions, 43,9 millions et 26,8 millions de chiites. Puis l’importance de l’Afghanistan se confirmerait : avec une projection de 9,6 millions de chiites, elle passerait devant l’Azerbaïdjan, à 7,3 millions de chiites, en raison des différences de fécondité entre ces deux pays. En Arabie Saoudite, la minorité chiite gagnerait plus d’un million de pratiquants et passerait à 3,7 millions d’individus, laissant définitivement loin derrière le Liban et ses 1,6 million de chiites [33]. Dans le même temps, le poids du Koweït se renforcerait, puisque sa population chiite pourrait atteindre 1,2 million de pratiquants, soit le nombre actuel de chiites libanais. Les minorités chiites des autres pays resteraient toutes en dessous du million.
Au total, en 2025, le poids relatif de l’Iran dans le monde chiite diminuerait, mais resterait prééminent. L’Iran, qui représente en 2005 47 % du total des chiites du Moyen-Orient et de la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud, verrait sa position réduite à 44 % en 2025, au profit des chiites irakiens, pakistanais et afghans, en raison d’une fécondité moindre des chiites iraniens que des chiites de ces pays.
Examinons désormais les résultats des projections 2050 sous les mêmes hypothèses : la tendance dessinée par la projection 2025 se confirmerait à l’horizon 2050. L’Iran resterait dominant dans la géographie du chiisme, avec une population chiite projetée à 86,6 millions de personnes, devançant la communauté chiite pakistanaise, plus féconde, avec 56,6 millions de membres. L’Irak demeurerait l’incontestable troisième nation chiite (et première nation chiite arabe), avec un effectif de 38,2 millions de chiites. L’Afghanistan, avec 15,6 millions de chiites, précéderait définitivement les 8,7 millions de chiites de l’État d’Azerbaïdjan. Par le nombre de chiites selon les pays en rang décroissant, un saut quantitatif apparaîtrait entre l’Arabie Saoudite, avec 5 millions de chiites en 2050, et le Liban, qui stagnerait à 1,8 million de chiites [34]. Le volume de la communauté chiite koweitienne serait du même ordre de grandeur que celui de la communauté libanaise. Les autres pays compteraient toujours moins de 1 million de chiites.
Les projections 2050 accentueraient, ce qui est logique, compte tenu des hypothèses de départ fondées notamment sur les différentiels de fécondité des années 2000, l’érosion relative de la position iranienne. Les chiites iraniens ne représenteraient plus que 40 % de la population chiite totale de la région étudiée. Mais l’Iran resterait prééminent et, donc, bien la grande puissance chiite [35].
Ces projections, en dépit du fait qu’elles offrent par définition des perspectives et non des prévisions, et les analyses précédentes, fournissent divers enseignements.
D’abord, la question de la cohabitation entre chiites et sunnites ne peut être ignorée. Sauf dans le cas d’une « purification religieuse » d’une violence évidemment inouïe qui s’étendrait sur toute la région, elle sera durable au moins à deux échelles géographiques : celle de cette région, associant le Moyen-Orient et la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud, et celle des différents pays de cette région, y compris l’Iran, pays dans lequel on ne peut méconnaître l’existence de populations sunnites, même si elles sont minoritaires. Sans effort permanent de stabilisation régionale et de concorde sociale à l’intérieur de chaque pays, les différences religieuses peuvent engendrer des risques de crise, d’intensité variable, comme cela s’est produit au cours des décennies précédentes. Les perspectives démographiques laissent penser que, dans plusieurs pays, des populations chiites relativement peu nombreuses (en valeur absolue, puisque, par hypothèse, leur proportion nationale n’est pas modifiée), pourraient représenter, sous l’effet de leur croissance démographique, des communautés nettement plus nombreuses, qu’il serait beaucoup plus difficile d’ignorer ou auxquelles il serait beaucoup plus difficile d’imposer la loi du silence. Les questions de géopolitique interne liées à l’existence d’une diversité religieuse pourraient donc prendre une importance croissante dans différents pays de la région, comme dans la région dans son ensemble.
Deuxième enseignement : l’Iran restera toujours la nation chiite prééminente. À ce titre, il lui est impossible de se désintéresser du sort des chiites vivant dans les autres pays, même si la défense de ses intérêts ne passe pas nécessairement par un axe central fondé sur le chiisme, comme le montre l’exemple de l’Arménie. En effet, au nord, l’Iran entretient les meilleures relations avec un pays qui n’est ni chiite, ni musulman, l’Arménie, contribuant très largement au désenclavement de ce pays dont les frontières se trouvent fermées avec la Turquie comme avec l’Azerbaïdjan. En entretenant des relations diplomatiques ouvertes avec l’Arménie [36], l’Iran se positionne dans une attitude qui ne va pas dans le sens de l’Azerbaïdjan à majorité chiite. En facilitant le désenclavement de l’Arménie, l’Iran empêche un blocus presque total qui pourrait étouffer le Haut-Karabakh, accordant la préférence à un pays chrétien au détriment d’un pays musulman.
S’il se passait des événements concernant les chiites des différents pays de la région, l’Iran ne pourrait pas ne pas prendre position. En cas de situations qu’il jugerait défavorables aux chiites de tel ou tel pays, l’Iran ne pourrait rester neutre, ne serait-ce que parce que sa neutralité serait interprétée par des dirigeants chiites comme un appui ou une condamnation tacites. En outre, l’Iran a reconnu à plusieurs reprises son engagement vis-à-vis de telle ou telle minorité chiite. Retirer totalement ce type d’engagement ne serait possible que si la situation évoluait au point que l’Iran ne le jugerait plus nécessaire ou dans le cas où l’Iran choisirait d’autres priorités.
Un troisième enseignement se dégage des analyses précédentes. Il permet d’insister sur un aspect souvent omis dans la mesure où la carte du Moyen-Orient n’inclut pas, selon la définition donnée initialement par les Britanniques, les pays à l’est de l’Iran, mais seulement des pays situés au nord, à l’ouest et au sud de l’Iran. La croissance démographique des chiites dans la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud pourrait être nettement plus élevée que celle des chiites du Moyen-Orient. En conséquence, le centre de gravité du chiisme pourrait se déplacer de l’ouest vers l’est. Une telle évolution pourrait pousser Téhéran à s’intéresser encore davantage à son flanc oriental, à contribuer à pacifier ce flanc, notamment pour répondre au souci des chiites des régions afghanes et pakistanaises. Mais l’Iran ne peut pas le faire en abandonnant son flanc occidental, car le risque d’un Irak stabilisé qui rayonnerait davantage que l’Iran dans le monde chiite, en raison de son patrimoine religieux chiite sans équivalent symbolisé par les villes saintes de Karbala et Nadjaf, existe, ce qui pourrait diminuer le poids géopolitique de l’Iran parmi les chiites du Moyen-Orient.
La géographie du chiisme permet, sans aucun doute, de dessiner une sorte de « croissant chiite », allant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie alaouite alliée à l’Iran, comme l’a formulé en 2004 le roi Abdallah. Mais il importe en réalité d’étudier l’ensemble de la géographie du chiisme au Moyen-Orient et dans la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud. L’analyse géopolitique des populations actuelles comme la recherche prospective permettent d’en tirer d’importants enseignements géopolitiques, en prenant la juste mesure du poids de l’Iran et de la répartition religieuse dans la région.
[1] Varga Losa, Mario, „Pourquoi tu ne la boucles pas ?”, Le Monde, 23 décembre 2007.
[2] Rigoulet-Roze, David, „Géopolitique ethno-confessionnelle du Moyen-Orient”, Diploweb, septembre 2007.
[3] Cf. notamment Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[4] Exemple parmi tant d’autres, le quotidien Le Monde titre le 19 Juillet 2005 un éditorial : Le « croissant chiite ».
[5] Sur les découpages infracontinentaux, cf. « La population des continents et des États », Population & Avenir, n° 685, novembre-décembre 2007.
[6] Rappelons qu’il existe encore deux autres groupes chiites d’importance : les chiites septimains ou ismaéliens, dirigés par l’Aga Khan, qui ne reconnaissent que sept imams, sont surtout présents en Asie centrale et au Pakistan ; quant aux chiites zaydites, ils ne reconnaissent que cinq imams et sont essentiellement concentrés au Yémen.
[7] Thual, François, Géopolitique du chiisme, Paris, Arléa, 2002.
[8] L’émigration d’Iran après la révolution de 1979 est estimée à 2 millions. Pour les années 2000 à 2005, on estime à 1,4 million le nombre d’Iraniens ayant quitté l’Iran.
[9] Dumont, Gérard-François, « Les religions dans le monde : géographie actuelle et perspectives pour 2050 », in : Dupâquier, Jacques, Laulan, Yves-Marie, L’avenir démographique des grandes religions, Paris, François-Xavier de Guibert, 2005.
[10] Dumont, Gérard-François, « L’Irak, géopolitique et populations », Population & Avenir, n° 660, novembre-décembre 2002.
[11] Dumont, Gérard-François (sous la direction de) : Pingeon, Claude-Alexandre, „Populations et prospective en attendant le retour du Mahdi”, Paris, CID, mars 2007.
[12] Dorronsoro, Gilles, « L’Afghanistan cinq ans après la chute des Taliban », Questions internationales, n° 21, septembre-octobre 2006.
[13] Baker, Aryn, « No dates, no dancing : why Pakistan’s university students are embracing the fundamentalist life », Time, 30 octobre 2006.
[14] Soit trois des trente provinces iraniennes.
[15] Outre les azéris, les Azerbaidjanais, terme sous lequel nous désignons les habitants de l’État d’Azerbaidjan, se composent d’autres groupes ethniques et comptaient, sous l’URSS, de très nombreux Arméniens, estimés à 400 000 seulement pour Bakou, qui durent partir à la fin des années 1980 en raison des pogroms.
[16] Dumont, Gérard-François, « La Turquie, géopolitique et populations », Population & Avenir, n° 670, novembre-décembre 2004
[17] Dumont, Gérard-François, « La mosaïque des chrétiens d’Irak », Géostratégiques, n° 6, 2e trimestre 2005, p. 177-188.
[18] Les estimations du bilan de la répression de 1991 de Sadam Hussein contre les chiites varient selon les sources. L’ordre de grandeur minimum est de 30 000 morts et de 100 000 réfugiés en Iran, certaines sources annonçant le double de ces valeurs.
[19] Dumont, Gérard-François, « Le Liban, géopolitique et populations », Outre-Terre, n° 13, Éditions érès, 2006.
[20] Kaouci, Ali, « Dix millions d’émigrants dans le golfe », Population & Avenir, n° 666, janvier-février 2004.
[21] Qui compte cinq députés koweïtiens de religion chiite.
[22] Malbrunot, Georges, « Au Koweït, les chiites relèvent la tête », in Le Figaro, 17 avril 2006. Cité par Rigoulet-Roze, David, op. cit.
[23] Malbrunot, Georges, id.
[24] Malbrunot, Georges, id.
[25] Nasr, Vali, « When the shiites rise », Foreign Affairs, juillet/août 2006.
[26] Raufer, Xavier (présentation), Atlas de l’islam radical, Paris, CNRS éditions, 2007.
[27] Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[28] Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Éditions Armand Colin, deuxième édition, 2004.
[29] Dumont, Gérard-François, « Les religions dans le monde : géographie actuelle et perspectives pour 2050 », in Dupaquier, Jacques, Laulan, Yves-Marie, L’avenir démographique des grandes religions, Paris ; François-Xavier de Guibert, 2005.
[30] S’ajoute une autre hypothèse géopolitique implicite : le maintien des frontières nationales actuelles.
[31] Dumont, Gérard-François, dans : L’avenir démographique des grandes religions, op. cit.
[32] « La population des continents et des États », Population & Avenir, n° 685, novembre-décembre 2007.
[33] Ce résultat illustre certaines limites de l’hypothèse puisqu’on est contraint, dans ce genre de projection, d’appliquer la fécondité (moyenne par définition) du pays et, donc, la fécondité moyenne du Liban, à des chiites libanais dont la fécondité est plus élevée.
[34] Avec les fortes réserves expliquées en note 33.
[35] Et aussi une puissance régionale. Cf. Dumont, Gérard-François, „L’Iran, puissance régionale ?”, Population & Avenir, n° 685, novembre-décembre 2007, www.population-demographie.org.
[36] Dumont, Gérard-François, « Karabagh et Djavakhk : les conditions d’une vraie paix », France-Arménie, n° 301, 1er au 15 septembre 2007.
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