Voici un texte de référence pour comprendre la géopolitique de la Turquie. Avec une remarquable ampleur de vue, l’auteur brosse l’évolution des relations de la Turquie avec son voisinage, l’OTAN et l’Union européenne. A la fois documenté, pédagogique et sans langue de bois.
DEPUIS 2009, des événements convergents mettent en évidence une évolution majeure de la politique menée en Turquie par le parti au pouvoir AKP [1]. Ce qui a éloigné le pays, aussi bien de ses partenaires de l’OTAN, que de sa négociation d’adhésion à l’UE :
. en politique intérieure, dans un pays qui n’a jamais été exemplaire en matière de respect des droits de l’homme, le durcissement est marqué depuis les manifestations de Gezi Park, avec un taux d’emprisonnement record de journalistes, le blocage d’internet et bien d’autres violations attestées par les ONG comme Amnesty international [2] ;
. en politique étrangère, depuis 2009, plusieurs inflexions remettent en cause l’alignement de sur l’OTAN et la volonté de la Turquie d’être un pays européen, éventuellement un État membre de l’UE.
On limitera l’analyse aux questions de politique étrangère, à partir des idées du président Erdoğan et de son Premier ministre, ex-ministre des Affaires étrangères, A. Davutoğlu, de leur mise en œuvre et de leurs résultats. On examinera leurs conséquences sur les pays du voisinage, les États-Unis, l’OTAN, l’Union européenne et la Russie. Enfin, on s’interrogera sur les effets de cette politique sur la cohésion interne de la Turquie, en particulier sur l’évolution du problème kurde.
Il n’est pas si fréquent de voir des politiques agir en fonction d’une doctrine explicite, si l’on considère ainsi les écrits d’Ahmet Davutoğlu. Dans son œuvre maîtresse « Profondeur statégique [3] », son idée de base est que la Turquie « is not an ordinary nation state, but the center of Ottoman civilization”.
Elle doit pleinement exploiter sa centralité géopolitique (elle n’est pas la seule dans ce cas. L’Égypte occupe également une position incontournable), ce qu’elle n’a pas fait dans le passé, Atatürk ayant voulu avant tout en faire un pays européen, donc périphérique. Dominée par les obsessions sécuritaires de ses militaires, elle s’était trop fortement arrimée à l’Alliance atlantique et trop pliée aux priorités des États-Unis. Sous la pression immédiate de l’URSS et de ses alliés du Pacte de Varsovie, la sécurité de la Turquie dépendait exclusivement d’un allié puissant, mais lointain. La fin de la guerre froide (1990) ayant levé cette contrainte, il est temps pour la Turquie de suivre la voie indiquée par les succès de son commerce extérieur en nouant des relations politiques fructueuses avec ses nouveaux partenaires.
À cet effet, Davutoğlu veut « zero problem with neighbours », un virage complet par rapport à la politique antérieure : forts de l’appui des États-Unis, les militaires se souciaient fort peu de la mauvaise qualité de leurs relations de voisinage et n’ont fait aucun effort pour les améliorer. En principe, cette vision valorise la géopolitique turque. Elle pourrait compléter utilement la dominante pro-européenne et atlantique de la politique antérieure et ouvrir à la Turquie les vastes opportunités d’une approche à 360°, en nouant des relations apaisées avec l’intégralité de son voisinage et même au-delà. Cette orientation correspond à l’intérêt national turc et à ses nouvelles opportunités commerciales. Elle a donc beaucoup de chances de survivre à l’équipe actuelle.
La « centralité » de la civilisation ottomane » est un concept moins évident. En se greffant sur le passé de la Turquie, il s’agit d’exploiter son passé impérial, quand le sultan-khalife disposait d’une prééminence, à vrai dire plus morale que réelle, sur l’ensemble du monde musulman. En tant qu’héritier de la Sublime Porte, le gouvernement turc aurait vocation à exercer une sorte de « guidance » sur la communauté sunnite du 21e siècle, éventuellement par une restauration du khalifat, thème récurrent des Frères musulmans. Cet exaltation du passé, qui est assez nouvelle en Turquie [4], n’est pas très originale : beaucoup de Français continuent de vénérer Napoléon, François-Joseph a encore des partisans au-delà des frontières actuelles de l’Autriche et Vladimir Poutine ne cache pas son admiration pour l’URSS.
L’AKP est surtout un parti islamiste, qui veut traduire dans sa politique étrangère un certain nombre d’objectifs pseudo-religieux, dans la logique de l’« islam politique », qui est le fondement de son idéologie, inspirée par les Frères musulmans : recherche de l’amitié avec les pays musulmans, distanciation vis-à-vis des autres. Dans ce contexte, d’après Behlül Özkan [5], qui a analysé près de 300 de ses publications, Davutoğlu aurait transposé les théories pangermanistes du début du 20e siècle en imaginant une « centralité islamique » menant à la formation d’une communauté sunnite dirigée par la Turquie, transcendant les frontières héritées des années 1920, qui ne serait rien moins qu’une des trois grandes puissances du 21e siècle après, tout de même,la Chine et les États-Unis. Ainsi pourrait se fermer la « parenthèse [6] » ouverte au 20e siècle par une occidentalisation jugée excessive de l’empire ottoman, puis de la république kémaliste.
En politique, ce thème n’est pas si porteur et confine au néocolonialisme. Un siècle après sa fin ignominieuse, après avoir été pendant des décennies l’« homme malade » de l’Europe, on ne trouve pas beaucoup de nostalgiques de l’empire ottoman, même en Turquie. Au-delà du succès d’une série télévisée [7], Erdoğan et Davutoğlu pourraient bien s’être auto-intoxiqués avec leur propre idéologie.
Car il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans l’histoire pour constater qu’en Turquie et parfois ailleurs, l’idéologie et la politique étrangère n’ont pas toujours fait bon ménage : les jeunes Turcs en ont fait une démonstration particulièrement éclairante il y a tout juste un siècle avec l’exaltation du panturquisme et leur alliance fatale avec l’Allemagne impériale, ce qui a conduit à la disparition de l’Empire ottoman. L’AKP aurait-il oublié les échecs d’Enver pacha [8] et son destin tragique ?
Empêché par Gül, ministre des Affaires étrangères jusqu’en 2007, de transformer ses théories en objectifs politiques, Davutoğlu peut leur donner libre cours depuis qu’il l’a remplacé en 2009 et a fortiori depuis 2014 en tant que Premier Ministre. Erdoğan, qui n’a pas d’expérience en politique étrangère, le laisse agir par ignorance ou parce qu’il espère ainsi flatter son électorat. En dépit de manières très différentes de présenter leurs idées, Erdoğan ayant un discours plus offensif que Davutoğlu, leurs opinions sur le fond sont assez semblables. On peut même penser à une forme de partage des rôles, le Président choisissant une expression virulente pour l’opinion intérieure et le Premier ministre étant plus soucieux de polir son message pour le faire passer dans les médias internationaux.
En fait, la promotion de la solidarité entre pays musulmans a des limites, comme on peut s’en apercevoir en faisant le bilan de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), où le gouvernement d’Ankara avait placé le Turc İhsanoğlu [9] au Secrétariat général (2004-2014). En prenant une position pro-sunnite, l’AKP aggrave une faille ancienne du monde musulman et met en danger sa cohésion interne. Il est allé plus loin encore en soutenant systématiquement les Frères musulmans, attitude qui constitue une sorte de « fil rouge » de la politique récente de la Turquie dans le monde arabe. En croyant que ceux-ci seraient les gagnants du « printemps arabe », le gouvernement turc s’est délibérément engagé à leurs côtés en Tunisie et en Égypte. Il semble également que les services secrets turcs [10] se soient compromis dans le soutien à des organisations extrémistes en Afrique noire et dans les pays arabes.
Vis-à-vis de l’UE, contrairement à son intérêt de pays candidat, la Turquie s’est éloignée des critères de Copenhague, en interne comme en externe, faisant douter de sa volonté d’intégration.
En prenant appui sur ses indéniables succès économiques, la Turquie a multiplié les initiatives politiques en direction du monde arabe, de l’Asie centrale, de la Chine et même de l’Afrique. À l’inverse, de nombreux signaux de défiance ont été adressés aux puissances occidentales : en se proposant d’acheter des missiles chinois, en contournant les sanctions adoptées à l’encontre de l’Iran, le gouvernement AKP a voulu montrer à Washington que sa politique étrangère n’était plus décidée par les militaires.
Vis-à-vis de l’UE, contrairement à son intérêt de pays candidat, la Turquie s’est éloignée des critères de Copenhague, en interne comme en externe, faisant douter de sa volonté d’intégration. Dans un processus où tout se décide à l’unanimité, ces manifestations de mauvaise humeur [11] confortent ceux qui estiment que la Turquie n’a pas vocation à rejoindre l’UE, même si elle en respectait tous les critères.
Significative d’un parti pris idéologique a été la détérioration des relations avec Israël, avec qui la coopération s’était élargie au cours des années 1990, jusqu’à englober des aspects très sensibles : transferts de technologie militaire en provenance de l’État juif, échanges d’information entre les services de renseignements avec la bénédiction des États-Unis. Cette coopération était allée jusqu’à la complicité : Israël sollicitant le lobby juif américain pour aider la Turquie à combattre la reconnaissance du génocide arménien par le Congrès américain.
Cette détérioration porte la marque personnelle d’Erdoğan, qui a multiplié les déclarations hostiles [12], confinant à l’antisémitisme, avant et après l’affaire du Mavi Marmara, une expédition organisée en 2010 par une pseudo-organisation humanitaire turque, qui a tourné à un affrontement armé, où 9 Turcs ont été tués par les Israéliens. Bien que le gouvernement de Jérusalem, soumis à une forte pression des États-Unis, se soit montré conciliant au point de faire des excuses, les relations ne se sont pas améliorées, avant que la nouvelle offensive israélienne à Gaza de l’été 2014 n’entraîne d’autres tensions.
Comme Khomeiny en Iran après la chute du shah, Erdoğan a souhaité la rupture, bien qu’elle ne procure aucun avantage à son pays, sinon pour lui-même une popularité très éphémère dans l’opinion arabe. Son soutien explicite au Hamas marque ses préférences idéologiques. À Washington, après avoir fait preuve de beaucoup de naïveté, le lobby pro-israélien a pris bonne note de la nouvelle attitude d’Ankara. Dans la presse israélienne [13] et américaine [14] se multiplient les articles incitant la Maison blanche à prendre ses distances.
Parmi les 9 voisins de la Turquie, 5 sont de tradition chrétienne (la Bulgarie, la Grèce, Chypre, la Géorgie et l’Arménie), trois à dominante chiite (l’Azerbaïdjan, l’Iran et l’Irak) et un seul majoritairement sunnite, mais gouverné par une faction alaouite (la Syrie). Compte tenu de cet environnement, une politique pro-sunnite n’a pas beaucoup de chances de faciliter le rapprochement avec les pays voisins.
Pour améliorer ces relations, il aurait déjà fallu résorber le poids du passé en mettant fin aux disputes héritées des gouvernements précédents. Traditionnellement peu portée à investir sur les relations de voisinage, la diplomatie turque a longtemps cherché à influencer les minorités turcophones ou musulmanes, son invasion de Chypre en 1974 en ayant été la manifestation la plus extrême. Or ces conflits n’ont pas trouvé un commencement de solution.
En dépit de ce qui lui a été demandé en 2005 dans son mandat de négociation avec l’UE, la Turquie n’a toujours pas accepté l’arbitrage de la Cour internationale de justice dans son différend maritime avec la Grèce. En effet, la détermination des limites des Zones économiques exclusives (ZEE), fait partie des litiges habituellement tranchés à La Haye. Mais la Turquie n’a pas voulu signer la convention sur le Droit de la mer, précisément parce que la jurisprudence ne lui donne pas beaucoup de chances de voir aboutir ses revendications.
Quarante ans après son invasion à Chypre, la Turquie refuse toujours de se conformer aux résolutions des Nations unies et de laisser les Chypriotes, grecs et turcs, élaborer librement une nouvelle Constitution. Il serait « de l’intérêt vital » de la Turquie de maintenir des troupes dans l’île [15]. Elle conteste au gouvernement légal le droit de faire des forages pétroliers dans sa zone économique exclusive (ZEE) et veut y faire les siens, y compris dans des zones assez éloignées de la Turquie, en dépit des protestations des États-Unis de l’UE et de la Russie (octobre 2014).
Dans le Caucase, avec la fin de l’URSS, la Turquie avait des nombreuses opportunités. Dans le grand jeu entre les Occidentaux et la Russie pour l’exportation des hydrocarbures du bassin de la Caspienne, elle occupe une position incontournable, à condition de s’entendre avec les trois nouvelles républiques. Si les relations sont assez bonnes avec Bakou, elles sont mauvaises avec Erevan. Dans le conflit du Nagorno-Karabakh, au lieu de proposer sa médiation, Ankara a pris le parti de l’Azerbaïdjan et fermé sa frontière avec l’Arménie [16]. À quelques mois du centenaire du génocide arménien (24 avril 1915), on peut se demander pourquoi le gouvernement turc ne fait pas grand-chose pour éviter d’être mis en accusation dans les dizaines de pays qui l’ont officiellement reconnu. Avec Tbilissi, tout en se prononçant en faveur de l’intégrité territoriale de la Géorgie, il a développé ses échanges avec la république sécessionniste d’Abkhazie.
À ces vieux problèmes restés sans solution, il faut ajouter les nouveaux qui résultent de la politique de l’AKP.
Les relations avec l’Iran sont marquées par des convergences tactiques et des divergences stratégiques. Ayant appliqué les sanctions contre Saddam Hussein dans les années 1990 au détriment de ses régions du sud-est, la Turquie n’a pas voulu entrer dans le même processus avec l’Iran. Le système de contournement qu’elle a mis au point a aussi l’avantage de remplir les poches de ses dirigeants [17].
Sur le fond, elle ne tient pas plus que les autres pays de la région à voir Téhéran se doter de l’arme nucléaire. Par ailleurs, le conflit syrien, place les deux « poids lourds » de la région dans des camps antagonistes. Sa politique pro-sunnite met nécessairement la Turquie en opposition avec les mollahs, dans les conflits à dimension religieuse qui fractionnent ses voisins du croissant fertile, affectés par l’émergence d’un « axe chiite » autour de l’Iran.
En Irak, après avoir tenté en vain de manipuler la minorité turkmène [18], la Turquie a fait un choix habile à court terme, en favorisant le gouvernement régional kurde, en espérant en faire un État tampon dont elle contrôlerait les débouchés et qui l’alimenterait en pétrole et en gaz. En se prononçant en faveur de l’indépendance du Kurdistan irakien [19], Ankara a pris une option encore plus audacieuse, dont il est encore difficile de mesurer l’impact sur les Kurdes de Turquie. En revanche, comme on peut l’imaginer, les relations avec Bagdad, où les chiites sont installés, n’en ont pas été améliorées.
En décidant de travailler au renversement du régime syrien, le gouvernement turc s’est engagé dans une fuite en avant.
Mais c’est surtout en Syrie que la politique turque a des effets particulièrement sensibles. Au début des années 2000, Erdoğan et Bachar el Assad avaient noué des relations tellement amicales, qu’on a cru la Turquie en mesure d’obtenir un accord entre Damas et Jérusalem.
En décidant de travailler au renversement du régime syrien, le gouvernement turc s’est engagé dans une fuite en avant. Croyant disposer d’un large appui international, il a transformé ses régions du sud-est en base arrière pour les insurgés les plus radicaux : libre passage de la frontière (880 km), jusqu’à en faire un « international jihadist corridor [20] », transferts financiers, fourniture d’armes, délivrance de soins aux blessés etc...
Le résultat n’est pas à la hauteur des espérances. Le régime syrien est toujours en place et la Turquie doit gérer un afflux de réfugiés et l’installation d’un régime proche du PKK dans les enclaves kurdes du nord de la Syrie. Elle doit compter aussi avecl’émergence d’un soi-disant « État islamique » (EI), qui veut s’imposer dans toute la région. Si le rêve post-ottoman de restauration du khalifat est ainsi en train de se concrétiser, il n’est pas de nature à développer l’influence de la Turquie sur le monde musulman.
En montrant des réticences suspectes à entrer dans la coalition anti-EI, le gouvernement turc poursuit d’autres priorités : le remplacement du régime de Bachar el Assad par une coalition sunnite dirigée par les Frères musulmans et l’élimination des enclaves kurdes de Syrie (pro-PKK). Afin d’atteindre ces objectifs, l’EI est pour Ankara, au moins provisoirement, un moindre mal, sinon un allié objectif, qu’il convient de ménager, ce qui a été mis en évidence par le vice-président Biden [21], quand il a souligné le soutien apporté aux djihadistes par la Turquie et certains émirats. En octobre 2014, comme Staline devant Varsovie pendant l’été 1944, Erdoğan a laissé son armée l’arme au pied, pendant que l’EI exterminait les Kurdes de Kobane, à quelques mètres de la frontière turque. Un rapport de la Foundation for Defense of democracies (FDD) [22] souligne l’attitude de plus en plus pro-EI du gouvernement turc.
Pour leur part, les Kémalistes et les militaires ne partagent pas les objectifs sectaires de l’AKP. Ils restent hostiles aux Kurdes et aux Arabes. L’état-major serait aussi hésitant à s’engager en Syrie : il n’a pas combattu depuis la guerre de Corée, alors que son homologue syrien est sur le pied de guerre depuis 1948 et a montré son agressivité en juin 2012, en abattant un avion militaire turc. Inversement, le gouvernement craindrait d’engager l’armée dans un conflit qui pourrait lui redonner le pouvoir qu’elle a perdu. Pour d’autres, Erdoğan était persuadé de réussir et il est désagréablement surpris par les résultats désastreux de sa politique.
Ainsi, le « zero problem with neighbours » est devenu « only problems ». Alors que la Turquie vit dans un environnement déjà périlleux, sa politique aventuriste et sectaire a attisé des tensions déjà vives. À l’exception de sa gestion avisée des relations avec le Kurdistan irakien, elle n’en retire que des ennuis : rupture avec presque tous les pays de la région, méfiance croissante à Washington et à Bruxelles.
Si on dépasse le cercle des pays voisins, la situation n’est pas meilleure. Était-il nécessaire de se brouiller bruyamment avec l’Égypte, même si l’armée a choisi la manière forte pour mettre fin à l’expérience désastreuse de la présidence Morsi ? Non seulement Ankara est en froid avec Le Caire, mais aussi avec l’Arabie saoudite et les Émirats qui ont soutenu les militaires [23]. Si la répression chinoise dans le Sin-Kiang ouigour est à condamner, Erdoğan devait-il la qualifier de « génocide », un mot tabou en Turquie quand il s’agit des Arméniens ?
Nouveaux venus au Moyen-Orient après la deuxième guerre mondiale, les États-Unis ont cherché à le dominer par puissance interposée, mais ils n’ont pas été très heureux dans le choix de leurs alliés. Faute de confiance dans les pays arabes réputés perméables à l’influence soviétique, ils se sont appuyés sur les autres : Israël, l’Iran jusqu’en 1979, et surtout la Turquie. Leur désir de « leading from behind » n’est donc pas une innovation de l’administration Obama. Membre de l’OTAN depuis 1951, Ankara a longtemps été considérée comme un allié fiable et efficace, d’abord dans le contexte de la guerre froide, ultérieurement face à une région troublée et imprévisible. Une coopération approfondie et diversifiée s’est ainsi développée entre les deux armées et leurs services de renseignement.
Dans cette optique, les considérations stratégiques l’ont emporté sur les normes démocratiques. Washington n’a pas manifesté vis-à-vis de la Turquie la même vigilance qu’avec les autres pays européens : les États-Unis se sont très bien accommodés de la suprématie politique des militaires et ont fermé les yeux sur leur respect très relatif des droits de l’homme. En 1974, le Secrétaire d’État Henry Kissinger a encouragé les Turcs à intervenir à Chypre et les a laissés procéder à un nettoyage ethnique, qui a forcé 40% des insulaires à changer de domicile. Plus récemment, en lui fournissant une aide technique et des renseignements précieux, la CIA a soutenu la Turquie dans sa lutte contre le PKK. En 2002-2004, au moment de la négociation du plan Annan, les envoyés américains ont poussé les experts des Nations unies vers un accord très favorable à Ankara [24].
En prenant le contrepied de la politique agressive des néo-conservateurs républicains, les Démocrates espéraient réduire l’isolement des États-Unis au Moyen-Orient. Avec une certaine naïveté, l’administration Obama a donc beaucoup investi sur Ankara en pensant trouver dans l’« islamisme modéré » supposé de l’AKP une « source d’inspiration » pour les autres pays musulmans. Avec beaucoup d’optimisme, le Président lui-même a cru voir en Erdoğan un des rares hommes d’État en qui il pouvait avoir confiance, en le prenant pour un « liberal minded reformer [25] ».
Cette sollicitude n’a pas été payée de retour. Dès 2003, le refus de la Turquie de participer à la guerre en Irak a marqué un changement d’attitude qui s’est confirmé par la suite. Après avoir fait preuve de prudence, aussi longtemps qu’il n’était pas parvenu à réduire la puissance des militaires, le gouvernement AKP a dévoilé ses véritables intentions.
En principe, dans la logique de sa nouvelle orientation à 360°, la politique turque n’a pas vocation à couper les liens établis de longue date. Mais l’AKP veut développer ses orientations idéologiques et satisfaire une opinion publique assez résolument anti-américaine [26]. Il ira donc aussi loin qu’il le pourra dans le « découplage » de sa politique avec celle des États-Unis, en affirmant sa « volonté de déplaire » par des gestes aussi spectaculaires que possible [27]. Plus globalement, l’équipe au pouvoir pense avoir les moyens de mener une politique de confrontation, non seulement avec les États-Unis, mais aussi avec d’autres pays.
Changer de politique est une entreprise aléatoire, mais probablement inévitable. La Turquie n’est pas un allié aussi indispensable qu’on le croit à Ankara et des alternatives sont possibles.
Jusqu’à présent, l’administration Obama s’est montrée très prudente, au risque de passer pour passive : elle a d’abord espéré qu’Erdoğan pourrait être remplacé et elle a travaillé en ce sens, notamment en faveur d’Abdullah Gül [28]. Au Pentagone et au Département d’État, les esprits sont partagés, entre ceux qui poussent la Présidence à exiger des clarifications [29] et ceux qui se demandent ce qu’on pourrait offrir à la Turquie pour la ramener dans le giron américain. En effet, il ne sera pas facile de trouver une alternative au quadrilatère anatolien et aux facilités qu’il a offert pendant des décennies. À l’exception d’Israël, lui-même très isolé, les États-Unis n’ont pas beaucoup d’amis au Moyen-Orient et ne peuvent pas compter sur ceux qui se prétendent tels, comme les monarchies du Golfe.
Changer de politique est une entreprise aléatoire, mais probablement inévitable. La Turquie n’est pas un allié aussi indispensable qu’on le croit à Ankara et des alternatives sont possibles. Une étude du Hudson Institute [30] recommande au gouvernement américain de s’appuyer sur les démocraties de l’axe Athènes-Nicosie-Tel Aviv, en vue de créer une nouvelle architecture de sécurité dans le bassin oriental de la Méditerranée. Elle préconise d’aider les trois pays à exploiter leurs ressources sous-marines, de faciliter l’adhésion de Chypre à l’OTAN et de renforcer la VIe Flotte [31]. D’après le Wall Street Journal, il ne serait pas difficile de construire une base aérienne dans le Kurdistan irakien, afin de remplacer celle d’Incirlik.
Des alternatives seraient ainsi dégagées à la dépendance vis-à-vis de la Turquie. Cette orientation serait facilitée par une normalisation des relations avec l’Iran, une tâche qui n’est pas impossible, mais qui peut prendre du temps. C’est précisément ce qui manque à Washington, compte tenu des progrès très rapides de l’EI et des autres mauvaises surprises que recèle une région toujours plus volcanique.
Des mesures de rétorsion peuvent pousser la Turquie, déjà qualifiée de « dubious partner » [32], à devenir un peu plus hostile. Inversement, les conséquences de la politique aventureuse de l’AKP et la dégradation probable de la situation économique peuvent affaiblir l’équipe au pouvoir au point de la contraindre à des accommodements. Il faudra alors définir ce qu’on doit exiger d’Ankara pour lui conserver l’appui occidental.
Bien que la Turquie ait encore récemment manifesté sa bonne volonté en prenant part aux opérations de l’OTAN dans les Balkans et en Afghanistan, sa politique est de moins en moins compatible avec celle de ses partenaires.
Le gouvernement d’Ankara s’appuie sur la vision négative de l’Alliance dans l’opinion [33] pour s’en distancer, en estimant qu’il a d’autres intérêts à défendre, notamment au Proche-Orient. Les griefs des détracteurs de l’OTAN sont anciens et nombreux. Ils estiment qu’elle n’a jamais servi les intérêts nationaux. À l’intérieur, elle est jugée responsable des coups d’État et de la longue domination des militaires sur la politique et la société, avec toutes les violations des droits de l’homme qui en ont résulté. En politique étrangère, elle aurait maintenu la Turquie dans un corset qui a limité son indépendance et sa capacité à coopérer avec les pays non-membres. Plus récemment, l’Alliance est à la fois jugée coupable d’être intervenue en Libye et de n’avoir rien fait d’utile contre le régime syrien. Paradoxalement, elle est même accusée de n’avoir pas pris en compte le besoin de sécurité de la Turquie, notamment depuis l’aggravation de la situation en Irak et en Syrie.
En conséquence, le gouvernement d’Ankara multiplie les manifestations de mauvaise humeur. Depuis que Chypre est membre de l’UE, la Turquie bloque le développement de la coopération UE-OTAN, obligeant l’Alliance à traiter séparément avec chacun des États membres, entraînant le recours à des procédures de gestion compliquées, par exemple pour gérer cette coopération en Afghanistan. En 2009, Erdoğan a objecté au choix du précédent Secrétaire général, le Danois Rasmussen [34], parce que son pays n’avait pas poursuivi les auteurs des caricatures de Mahomet. En 2013, la Turquie a engagé des négociations pour acheter de l’armement sophistiqué à la Chine, en contradiction avec les règles de l’OTAN.
Bien qu’ils s’expriment en termes diplomatiques, les autres membres de l’Alliance sont très désappointés, sinon préoccupés par les récentes initiatives de la Turquie et commencent à la voir comme un « bad ally » [35] qu’il faudrait peut-être mettre à l’écart, encore qu’aucune procédure juridique ne permette de l’expulser.
A l’OTAN, qui acceptera d’aider la Turquie si elle est victime de ses interventions intempestives en Syrie ? Comment aider un pays à se défendre contre des ennemis qu’il a lui-même suscités ?
En principe, l’article 5 du traité OTAN implique un soutien mutuel en cas d’agression armée. Comment le mettre en œuvre si la Turquie l’invoquait, au cas où les islamistes franchiraient sa frontière ? Une attaque sur le tombeau de Suleyman shah, au bord de l’Euphrate et à 35 km de la frontière, une enclave turque en vertu du traité de Lausanne, relèverait-elle de l’article 5 ? La mauvaise volonté d’Ankara à soutenir ses partenaires remet en question la solidarité dont elle devrait bénéficier au titre de l’Alliance [36]. En fait, qui acceptera d’aider la Turquie si elle est victime de ses interventions intempestives en Syrie ? Comment aider un pays à se défendre contre des ennemis qu’il a lui-même suscités ?
Entouré de pays faibles, la Turquie a surestimé ses capacités : elle se trouve aujourd’hui isolée, en ayant perdu ses anciens alliés sans être parvenue à en trouver de nouveaux. Ayant longtemps vécu le syndrome de l’encerclement, quand elle était prise en sandwich entre les pays du Pacte de Varsovie au nord et les clients arabes de l’URSS au sud, elle aurait dû être plus attentive à sa sécurité. En divergence avec l’OTAN, la Turquie est davantage menacée aujourd’hui que du temps de la guerre froide, par des conflits asymétriques avec des factions infranationales.
Comme vis-à-vis des États-Unis, Erdoğan et Davutoğlu ne sont pas mécontents de montrer leur indépendance, avec d’autant plus de virulence qu’ils craignent moins Bruxelles que Washington. À l’évidence, ce n’est pas un bon moyen de faire avancer un dossier d’adhésion déjà en difficulté de part et d’autre.
Selon les rapports annuels de la Commission européenne [37], la Turquie n’a guère avancé dans la mise en conformité de sa législation et de ses pratiques avec l’acquis communautaire. À la différence des candidats d’Europe centrale, qui avaient la volonté de progresser, mais des capacités limitées pour y parvenir, en « bargaining instead of complying », elle manifeste une forte répugnance à suivre les recommandations de la Commission, qu’elle considère comme des ingérences inacceptables dans ses affaires intérieures.
S’il a de bonnes raisons de se plaindre de l’hostilité de principe de plusieurs États membres, le gouvernement turc doit surtout s’en prendre à lui-même. Il semble que l’AKP en soit tout à fait conscient, mais qu’il estime que « le jeu n’en vaut pas la chandelle. » Aussi longtemps qu’ils lui permettaient d’assurer son pouvoir en réduisant celui des militaires et de l’ancien « establishment » kémaliste, il défendait les critères démocratiques. Il n’en va plus de même aujourd’hui. Comme l’avait clairement déclaré Erdoğan dès 1996, « la démocratie est un tramway, vous l’utilisez jusqu’à votre destination, et vous en descendez [38]. »
Après un dépôt de candidature qui remonte à 1987 et de nombreuses tergiversations, les négociations d’adhésion ont été ouvertes en octobre 2005. Au lieu de l’assortir d’exigences qui leur auraient permis de progresser, la présidence [semestrielle] britannique en a fait un objectif en soi. La Turquie était censée respecter les critères de Copenhague (ce qui n’était pas vraiment le cas) et avait promis d’ouvrir ses ports et son espace aérien aux avions et aux navires chypriotes, en application d’un protocole d’extension de l’union douanière UE/Turquie aux adhérents de 2004. À la fin de 2006, comme elle n’avait pas respecté sa signature, le Conseil a été unanime à décréter le gel des 8 chapitres liés à l’union douanière sur les 35 de la négociation, qui s’en est trouvée considérablement ralentie, sinon bloquée. Les efforts menés par les présidences successives pour trouver un compromis, y compris en acceptant les demandes d’Ankara en faveur des Chypriotes turcs [39], n’ont pas abouti.
Sur un total de 35 chapitres de l’acquis communautaire, au début de 2015, seulement 13 chapitres ont été ouverts et 1 seul clôturé. Dans un processus qui requiert à chaque étape l’unanimité des 28 États membres, c’est condamner à une longue stagnation, sinon à l’échec, un processus d’intégration qui ne semble plus intéresser le gouvernement turc. Sans être démentis, des conseillers d’Erdoğan ont même souhaité publiquement l’abandon des négociations, ce qui aurait l’avantage de la clarté. Le Président lui-même a multiplié les déclarations immodestes [40], qui laissent penser qu’il croit toujours que l’adhésion se fera aux conditions fixées par la Turquie.
Dans ce contexte, ceux qui préconisent l’ouverture de deux nouveaux chapitres sujets à controverses [41] auront beaucoup à faire pour convaincre, la négociation elle-même étant devenue « a toxic item [42] » pour les relations entre les deux parties. Compte tenu de l’importance économique de la Turquie et de sa position géopolitique, il serait souhaitable de lui trouver des alternatives en renforçant l’intégration économique par d’autres moyens.
Tout en ayant beaucoup contribué à la modernisation de l’économie turque, l’union douanière est très favorable à l’UE : les Européens ont accès au marché turc à un coût budgétaire réduit [43] et n’ont pas à consulter Ankara sur son évolution. Son approfondissement présente des avantages pour les deux parties. La Turquie s’y est d’abord refusée pour des raisons de principe, estimant que cet objectif devait être atteint dans le cadre de la négociation d’adhésion, l’accord conclu en 1995 ayant été conçu comme un arrangement transitoire, dans l’attente de son ouverture. Puisque celle-ci marque le pas, il est proposé [44] d’étendre le champ de l’union douanière, qui ne couvre actuellement que les produits manufacturés, à l’agriculture et aux services.
Dans le domaine agro-alimentaire, la Turquie bénéficie d’un accès préférentiel au marché communautaire sans réciprocité, qui lui assure un excédent commercial (environ 2 milliards d’€). Cette asymétrie est comparable à celle des échanges CE-Espagne avant 1986 : l’ouverture offrirait à l’UE des débouchés pour ses produits continentaux (céréales et produits animaux) et la Turquie pourrait exporter davantage de produits méditerranéens (fruits et légumes, huile d’olive). Le problème est pour l’UE : comme les autres négociations de ce genre, elle avantage les agriculteurs de l’Europe du nord, mais ne fait pas l’affaire de ceux du sud, ce qui divise les États membres.
Dans le secteur des services, il existe un fort potentiel de croissance des échanges. Comme dans d’autres pays, les Turcs ne veulent pas libéraliser leurs marché publics pour des raisons politiques (les contrats sont une des sources de financement du parti au pouvoir) et souhaitent maintenir certains oligopoles à l’abri de la concurrence.
Par ailleurs, Ankara demande à être associée à la négociation du partenariat transatlantique, ou du moins à un mécanisme parallèle qui lui permettrait d’avoir son mot à dire. Elle en fait une question de principe, menaçant de réduire l’union douanière à une zone de libre-échange. La demande est logique, mais difficile à satisfaire pour l’UE, qui ne tient pas à partager la compétence qu’elle a reçue de ses États membres et redoute dans cette hypothèse l’extension de cet avantage à d’autres pays associés, notamment ceux de l’AELE [45].
Seul pays candidat resté assujetti à l’obligation de visa, Ankara veut en obtenir la suppression ou au moins des aménagements en faveur de certaines catégories de voyageurs. En échange, l’UE veut un accord de réadmission des migrants illégaux. Pendant longtemps la Turquie, submergée par les réfugiés syriens a fermé les yeux sur leur transit à travers son territoire et sur les agissements des réseaux de passeurs. Depuis que l’accord de réadmission est entré en vigueur [46], il reste à voir comment il sera appliqué et si l’UE parviendra à surmonter les réticences de ses États membres pour assouplir le régime des visas, dans le cadre du « dialogue » engagé depuis décembre 2013.
Depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir et a fortiori depuis la crise syrienne, le soutien qu’il apporte aux islamistes, sa vigilance très sélective vis-à-vis des djihadistes venus d’Europe en transit vers la Syrie ont dégradé les relations avec l’UE.
La lutte contre le terrorisme est un sujet encore plus sensible. Depuis des décennies, la Turquie estime que les pays européens ne sont pas assez actifs contre le PKK, bien que classé « organisation terroriste » par l’UE [47]. Depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir et a fortiori depuis la crise syrienne, le soutien qu’il apporte aux islamistes, sa vigilance très sélective vis-à-vis des djihadistes venus d’Europe en transit vers la Syrie ont dégradé les relations. Tout en reconnaissant que les frontières orientales ne sont pas faciles à gérer, les services occidentaux ne savent plus comment travailler avec leurs homologues turcs. La coopération est devenue très aléatoire du fait de la méfiance généralisée qui s’est installée de part et d’autre.
En politique étrangère, un pays candidat est censé aligner ses positions sur celles de l’UE. La dérive de la diplomatie d’Ankara a fait tomber le « taux d’alignement » de 46% (2012-2013) à 29% (2013-2014). Les divergences sont innombrables : soit la Turquie est en désaccord avec l’approche de l’UE, soit elle préfère agir en solitaire. Comme nous l’avons vu plus haut, aucune des exigences du mandat de négociation de 2005 n’a été satisfaite. À Chypre, au lieu de travailler à une solution politique, Ankara veut empêcher les compagnies ayant obtenu des permis de recherche dans la ZEE de l’île de poursuivre leurs forages. Quant aux divergences au Proche-Orient, elles confinent à l’hostilité.
Bien qu’il existe de nombreuses complémentarités et un important potentiel, aussi longtemps qu’il existe de part et d’autre une aussi grande méfiance, une intégration accrue est difficile à promouvoir. À l’exception d’accords ponctuels, dont on ne peut préjuger les conditions de mise en œuvre, aucun progrès réel ne pourra être obtenu sans un changement substantiel de comportement à Ankara, qui n’est pas à l’ordre du jour. On peut donc se demander quand viendra le « moment d’opportunité » espéré par la fondation Carnegie [48].
Les relations russo-turques [49] sont marquées par des contradictions entre un passé belliqueux, des complémentarités économiques croissantes et des objectifs divergents, sinon opposés.
Les Turcs n’ont pas oublié les conflits à répétition qui les ont opposés aux « Moskofs » depuis la fin du 17e siècle, ce qui explique que 73% aient une opinion négative de la Russie, suivant un PEW survey de juillet 2014. Depuis la fin de la guerre froide, Ankara se sent en position plus favorable : en 1964, le rapport démographique Turquie/URSS était 31/225Mh (14%) et en 2014, il y a 82 millions de Turcs pour 142 millions de Russes (58%).
Les deux présidents cultivent des préférences pour une gestion autoritaire et la nostalgie impériale. Tous deux sont intéressés par la création de zones d’influences au-delà de leurs frontières nationales. À cet effet, ils n’hésitent pas à manipuler les minorités (turcophones et musulmanes d’une part, russophones et orthodoxes d’autres part). Les Turcs ont des sympathies pour les Tatars de Crimée et ne sont pas loin d’encourager les Tchétchènes à la résistance. Ils s’intéressent au sort des musulmans du Caucase et aux Turcophones de la Volga et de la Sibérie. La Russie soutient les Abkhazes et les Ossètes de Géorgie, ainsi que les Arméniens du Nagorno-Karabakh. Sur ce dernier point, elle a agi avec plus d’habileté que la Turquie, réussissant à conserver de bonnes relations avec les deux protagonistes, soutenant politiquement et économiquement Erevan tout en fournissant des armes à Bakou.
En Asie centrale, la rivalité est larvée. Si la Turquie se prend pour un modèle, l’ex-grand frère russe en a un autre à défendre. Au demeurant, Ankara n’a pas vraiment séduit les nouvelles républiques, où Moscou conserve pour quelque temps les meilleures cartes, notamment en Ouzbékistan où l’activisme turc a indisposé Tachkent.
À ce stade, il n’y a pas de conflit ouvert. Il pourrait en aller différemment au Proche-Orient, où les positions sont clairement antagonistes. Si la Russie ne soutient pas les Chypriotes grecs autant que la Turquie les Chypriotes turcs, elle n’est pas indifférente au sort de l’île ainsi qu’à celui des chrétiens d’Orient, dont elle estime être toujours la protectrice. Depuis la fin de la guerre froide, la Russie est devenue l’amie d’Israël et la Turquie s’en est éloignée. En Syrie, Moscou et Ankara sont dans des camps opposés.
Les deux pays agissent dans l’ambiguïté vis-à-vis de l’Iran. La Turquie l’aide à contourner les sanctions et la Russie lui fabrique une centrale nucléaire à Bouchir, mais elles ne souhaitent pas que Téhéran devienne une puissance nucléaire. Sur le fond, ils divergent : pour Ankara l’Iran est un pays chiite auquel il s’oppose en Syrie et en Irak. Pour la Russie, il s’agit simplement de sympathiser avec un « ennemi de l’Amérique » et d’exploiter sa capacité de nuisance.
En fait, l’islamisation de la politique étrangère turque inquiète Moscou, qui y voit un facteur de multiplication des problèmes et de possibles affrontements. Mais les deux pays ont maintenant des relations économiques étroites qui réduisent en partie les risques de concurrence ou d’opposition directe.
La Russie est devenue le deuxième partenaire commercial de la Turquie : en 2013, le commerce bilatéral a atteint 32,8 milliards de $, les investissements croisés ont dépassé 10 milliards $. Trois millions de touristes russes sont venus en Turquie en 2013, suite à la suppression des visas entre les deux pays, mais seulement 100 000 Turcs ont visité la Russie.
Lourdement déficitaire en énergie (elle importe 72% de sa consommation), la Turquie a trouvé dans l’entreprise russe GAZPROM un fournisseur essentiel. Sa dépendance est croissante. En 2013, elle a importé 45 milliards de m³, dont 26,6 en provenance de Russie, en passant par deux gazoducs : le Bluestream, qui entre directement en Turquie par Samsum (capacité de 16 milliards de m³) et le Western pipeline, qui l’atteint à travers l’Ukraine, la Roumanie et la Bulgarie (capacité de 14 milliards de m³) et alimente İstanbul. Si ce dernier était coupé par une nouvelle crise entre la Russie et l’Ukraine, la région de Marmara et notamment l’agglomération d’İstanbul n’aurait pas d’alternative : son réseau intérieur n’est pas interconnecté et elle ne possède pas une capacité suffisante de stockage et de regazéification pour importer davantage de gaz liquéfié.
Par ailleurs, le recours à d’autres sources d’énergie est problématique. L’Anatolie ne dispose que de quelques vieux gisements de charbon (Zonguldak), de l’hydroélectricité de ses rivières quand le climat n’est pas trop sec et la prospection dans les mers bordières n’a pas donné de résultat probant. La construction par un groupe russe d’une centrale nucléaire, qui doit commencer en 2015 sur le site d’Akkuyu (province de Mersin) est contestée par les écologistes à cause de l’importance des risques sismiques. Il en résulte que la Turquie est très démunie et que sa dépendance énergétique n’est pas près de prendre fin : elle ne dispose pas de ressources importantes et ne semble pas en mesure d’en découvrir.
Par contre, elle est entourée de pays riches en gaz naturel : la Russie, déjà citée et les autres riverains de la Caspienne (Azerbaïdjan, Turkménistan, Kazakhstan, Iran), l’Irak (dont le Kurdistan irakien), les pays du Golfe et plus récemment Chypre et Israël. Compte tenu de sa position géographique, la Turquie pourrait attirer les gazoducs sur son territoire comme elle l’a fait avec l’oléoduc Bakou-Ceyhan. Elle diversifierait ainsi ses importations et réduirait sa dépendance, le désir de Washington et de Bruxelles de promouvoir un « corridor sud » pour contourner la Russie lui offrant des opportunités supplémentaires.
Cependant, à ce jeu complexe, il semble que la Turquie n’a pas, une fois de plus, joué les bonnes cartes en voulant être un leader au lieu de se présenter en honnête courtier [50].
En 2003, l’UE a commencé à étudier le projet Nabucco, un gazoduc amenant en Europe la production de la Caspienne en contournant la Russie. Ce qui était pour Ankara une occasion de valoriser sa fonction de transit a été perdue : en 2007, en représailles à l’opposition du gouvernement français de l’époque à son entrée dans l’UE, la Turquie a refusé l’entrée de Gaz de France dans le consortium Nabucco ; en 2009, Erdoğan a lié son accord pour lancer le projet à des progrès dans la négociation d’adhésion, ce qui a contribué à l’échec final du projet. Dans la négociation du gazoduc transanatolien [51], la performance turque est un peu meilleure. S’il n’est pas encore sûr que ce projet aboutisse, il ne donnera pas à Ankara le leadership qu’il revendique, puisque l’Azerbaïdjan, via la compagnie publique SOCAR, a pris 80% des parts du consortium. Alors que les nouvelles ressources de gaz découvertes en Méditerranée orientale auraient pu alimenter la Turquie, son attitude hostile conduit Chypre et Israël à chercher d’autres solutions, bien que plus coûteuses. Financer des infrastructures onéreuses et les exploiter pendant plusieurs décennies implique d’en minimiser les risques. En politisant à l’excès les négociations, la Turquie est devenue une partie du problème au lieu d’être une partie de la solution. L’ambition légitime d’Ankara de faire de l’Anatolie un hub gazier implique l’amélioration de ses relations de voisinage, ce qui ne cadre pas avec la politique suivie par l’AKP.
La proposition récente de la Russie, d’y faire transiter le gazoduc qui remplacerait Southstream reste à concrétiser. L’UE, qui a contraint GAZPROM à l’abandonner, voudra-t-elle se placer dans la double dépendance de Moscou et d’Ankara pour une partie aussi importante (environ 50 milliards de m³) de ses importations de gaz, à travers un projet qualifié d’impraticable par le Commissaire responsable [52] ?
La dépendance énergétique et les disputes avec Washington et Bruxelles peuvent-elles rapprocher Ankara de Moscou, ce qui mettrait l’UE en grande difficulté ? À l’évidence, il existe des convergences tactiques, comme l’a bien montré la rencontre Erdoğan-Poutine de décembre 2014 et le projet de gazoduc ci-dessus. Mais les divergences stratégiques demeurent, si l’on en croit cette déclaration du président russe : « the Turkish regime became a serious threat to international security and is jeopardizing regional stability ; hence the Russian Federation won’t hesitate to ignore this grave menace and will do the necessary steps to prevent Erdoğan from committing a suicide adventure in the Middle-East [53]. »
En se mettant au service d’une faction, le gouvernement d’Ankara s’est coupé d’une grande partie de ses partenaires musulmans. Si certains pays, avec beaucoup d’illusions, étaient prêts à l’accepter comme modèle, en aucun cas ils ne le voulaient comme leader. Alors qu’il aurait pu se placer en position d’arbitre, Erdoğan s’est impliqué dans les inextricables conflits de la région, dont son pays était parvenu à se tenir à l’écart depuis l’avènement d’Atatürk. Le succès n’est pas au rendez-vous : « the more Erdoğan agitated the streets with his pro-Sunni, pro-Muslim Brotherhood and pro-Hamas rhetoric, the more ground Turkey lost in a region where it once had ambitions of being a key player.” [54]
L’ampleur de cet isolement s’est révélée à New York, en octobre 2014, quand la Turquie, malgré un intense lobbying auprès des « joke states [55] », a vu sa candidature au Conseil de sécurité rejetée avec seulement 60 voix pour, contre 132 à l’Espagne. À titre de consolation, en référence au « splendide isolement » de l’Angleterre dominant le monde au 19e siècle, Davutoğu a célébré la « precious loneliness » de sa diplomatie, que la presse a traduit en « dangerous loneliness ».
Une partie de l’opinion n’y est pas hostile : « Turks are prone to not trusting others and going it alone [56]. Comme on a pu le constater en observant la Turquie se complaire pendant des décennies dans des positions solitaires, à Chypre ou ailleurs, la fascination pour l’isolement n’est pas une nouveauté dans la politique étrangère d’Ankara. Cependant, le Transatlantic trends survey de 2014, ne trouve que 33% des personnes interrogées souhaitant voir la Turquie agir seule en politique étrangère ; 49% estiment l’OTAN essentiel à sa sécurité et 28% veulent qu’elle agisse en liaison avec l’UE. Dans les deux cas les pourcentages sont en croissance par rapport à 2013. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, l’AKP ne fait pas l’unanimité.
Depuis 2002, pour la première fois depuis l’avènement du multipartisme, un seul parti dispose de la majorité à l’Assemblée nationale turque et a pu imprimer sa marque au cours de trois mandats consécutifs. Aux élections de juin 2015, l’AKP espère maintenir ses positions afin de poursuivre et d’accentuer son effort de réislamisation de la Turquie.
En réalité, les événements de Gezi Park en 2013 et les controverses avec le mouvement güleniste démontrent que la société turque est profondément divisée. Bien qu’administrée de manière ultra-jacobine depuis le début des années 1920, la Turquie est traversée par de nombreuses lignes de fracture, que la politique sectaire de l’AKP et le comportement d’Erdoğan sont en train de faire rejouer. De nombreux observateurs s’interrogent sur le maintien de la cohésion nationale si l’expérience islamiste se poursuit dans l’avenir, comme le souhaite le Président, en effectuant encore deux mandats présidentiels pour être encore en place en 2023, date du centenaire de la République turque. En parallèle, la Turquie ne bénéficie plus de l’excellente conjoncture économique des années 2000, ce qui pourrait aggraver les effets des antagonismes internes.
Dans ce contexte, la politique étrangère initiée par Davutoğlu apparaît comme un facteur supplémentaire de division. Non seulement son absence de résultat n’est pas de nature à rassembler les Turcs derrière le pouvoir, mais elle accroît le malaise de plusieurs segments de population.
La Turquie évolue vers un régime autoritaire et l’islamisme vers l’extrémisme. L’activation par les services secrets turcs du radicalisme religieux en Syrie a entraîné la formation de cellules jihadistes en Turquie, qui recrutent des combattants et mobilisent l’opinion en faveur de l’EI dans les grandes villes et près de la frontière sud-est.
Si la politique pro-laïque d’Atatürk et de ses successeurs n’a jamais fait l’unanimité, celle de l’AKP heurte profondément les classes moyennes urbanisées qui n’apprécient pas son discours moralisateur et les pressions sociales qui en découlent. Contrairement à ce qu’on a imaginé à Washington, il n’existe pas d’islamisme modéré : le « mild islamism » qu’on croyait, avec beaucoup de naïveté, compatible avec la démocratie ne s’est pas concrétisé. La Turquie évolue vers un régime autoritaire et l’islamisme vers l’extrémisme. L’activation par les services secrets turcs du radicalisme religieux en Syrie a entraîné la formation de cellules jihadistes en Turquie, qui recrutent des combattants et mobilisent l’opinion en faveur de l’EI dans les grandes villes et près de la frontière sud-est [57].
Si presque tous les Turcs sont musulmans, ils ne sont pas tous sunnites. La communauté alevie (chiite) compte plusieurs millions de fidèles qui se plaignent depuis longtemps de diverses discriminations, en partie liée au refus des gouvernements successifs (ce n’est pas un reproche qui vise seulement l’AKP) de ne reconnaître d’autres musulmans que sunnites. À la frontière syrienne, dans la province du Hatay, réside une minorité alaouite qui désapprouve la politique d’hostilité d’Ankara vis-à-vis du régime de Bachar el Assad.
De tous les problèmes de minorités, celui des Kurdes est le plus préoccupant, non seulement parce qu’il concerne 10 à 20 millions de citoyens turcs, longtemps confinés à l’est de l’Euphrate et aujourd’hui installés dans presque toutes les grandes villes, mais en raison de ses implications internationales, parce que près de 20 millions de kurdophones résident en Irak, en Syrie et en Iran, à proximité immédiate des frontières sud et est de la Turquie.
Qualifiés de « Turcs montagnards », les Kurdes ont été soumis à un régime d’exception jusqu’au début des années 1960. Leurs revendications d’autonomie culturelle et administrative n’ayant jamais été satisfaites, ils se sont orientés vers l’action violente, sous l’influence du groupe marxiste du PKK [58], qui a déclenché de virulentes actions de guérilla au cours des années 1990. Si l’armée turque l’a emporté sur le terrain, il n’est pas démontré qu’elle ait remporté une victoire politique. Aux élections présidentielles d’août 2014, le candidat pro-kurde Demirtaş a obtenu près de 10% des suffrages (9.76%) et est arrivé en tête dans les provinces du sud-est.
L’AKP a le mérite d’avoir cherché un accord avec le PKK. En principe, il a accepté de reconnaître des droits culturels aux Kurdes, mais très peu a été réalisé dans la pratique. En fait, Erdoğan poursuit un objectif essentiel à sa survie politique : obtenir les voix kurdes en vue d’une modification de la constitution [59] qui lui permettrait d’établir un régime présidentiel. Il les veut au meilleur prix et doit compter avec l’opposition des nationalistes. Il est donc tenté de faire des promesses qu’il ne voudra pas ou ne pourra pas tenir, ce qui n’a pas échappé aux Kurdes.
Dans la mesure où le problème est devenu international, cette absence de résultat concret pourrait avoir des conséquences fatales. Suite à la première guerre du Golfe, la Turquie a dû se résigner à la mise en place d’une région kurde semi-indépendante en Irak, qui a récemment accru sa marge d’initiative avec l’effondrement de l’État central. Erdoğan a eu l’habileté de s’entendre avec ses dirigeants, en espérant en faire un pays-client et un de ses principaux fournisseurs d’énergie. Il a été plus loin encore en reconnaissant l’autonomie et éventuellement l’aspiration à l’indépendance des Kurdes irakiens.
Mais il se pourrait que le génie soit sorti de la bouteille. Le conflit syrien, qui a fait émerger trois enclaves kurdes (Afrin, Kobane et Qamishliyé), administrées par une émanation du PKK, apparaît comme une étape vers la création d’une nouvelle entité autonome, le Rojava (Kurdistan occidental). En abandonnant les habitants de Kobane aux islamistes, le gouvernement turc a provoqué une forte réaction des Kurdes de Turquie, qui ont montré leur sensibilité aux mots d’ordre du PKK, sans compter les risques d’affrontement en Turquie même [60].
Loin de les rassembler derrière lui au nom de l’islam (les Kurdes sont en majorité sunnites), l’AKP aurait alimenté leur fibre autonomiste. En croyant les exploiter comme force d’appoint, Erdoğan pourrait bien avoir engagé un processus séparatiste, qui conduirait à terme à la formation d’un grand Kurdistan indépendant, avec de multiples conséquences sur l’environnement international de la Turquie et des pays voisins, qu’il est impossible de prévoir actuellement.
S’il n’est pas trop tard, l’alternative serait un compromis historique offrant aux Kurdes de Turquie et éventuellement aux autres régions, comme aux Catalans et aux Basques dans l’Espagne de 1978, un niveau de décentralisation adéquat pour satisfaire leurs aspirations, qui découragerait les sécessionnistes. Le PKK renoncerait à la lutte armée et se transformerait en parti autonomiste. Il y aurait un Kurdistan autonome dans les frontières de la Turquie, bordant éventuellement un Kurdistan indépendant construit sur les décombres de la Syrie et de l’Irak.
Si la défense obstinée de positions solitaires, le refus d’entrer dans la recherche de compromis n’est pas un aspect nouveau de la diplomation turque, les experts peinent à trouver des explications à une telle accumulation de maladresses au cours de la période récente. Peu au fait des réalités internationales, soumise à ses préjugés idéologiques et surestimant le poids de son pays, l’équipe AKP aurait manqué d’expérience et de compétence. Si l’objectif d’une politique étrangère est d’accroître le prestige et la sécurité du pays, le bilan n’est pas glorieux.
En termes de prestige, c’était une bonne idée de profiter des succès indéniables de son commerce extérieur pour valoriser l’image de la Turquie et accroître son rôle international. Une diplomatie active, contribuant à la solution des conflits, à la fois en bon termes avec son voisinage et avec Washington et Bruxelles, aurait certainement été mieux écoutée. La multiplication des discours sectaires et belliqueux a abouti au résultat inverse, car il est toujours difficile de faire de la bonne publicité avec de mauvais produits. En dépit de la patience des dirigeants occidentaux, la crédibilité d’Ankara est aujourd’hui faible, ce qui arrive inévitablement à une diplomatie qui s’adresse davantage à la rue qu’aux chancelleries [61].
En termes de sécurité, bien que toujours officiellement membre de l’OTAN, la Turquie ne peut en réalité compter sur personne, notamment en cas de conflit asymétrique avec une faction infra-étatique. Dans le domaine sensible de la haute technologie et des échanges de renseignement, elle a perdu la confiance de ses alliés occidentaux (et d’Israël) et ne peut rien attendre de ses voisins, trop faibles, hostiles ou les deux à la fois. Si son armée reste la deuxième en importance de l’Alliance atlantique, elle risque, en cas de conflit, de manquer des yeux et des oreilles aujourd’hui nécessaires pour mener des opérations complexes. Dans une région aussi volcanique, son exposition aux risques est devenue bien plus grande qu’au temps de la guerre froide : Turkey is too big, too Islamist and too un-European for the EU ; it is too little Islamist and a disliked former colonial power for most of the Arab street ; a sectarian and regional rival for Iran, and a security threat to the bigwigs in the Shanghai Cooperation Organization. [62]”
Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement mène une politique étrangère contraire aux intérêts de son pays.
Par ailleurs, le combat entre les extrémistes sunnites et les Kurdes pourrait bien s’installer à l’intérieur du pays. Ces derniers ont vigoureusement manifesté leur opposition à l’inaction de l’armée face à l’extermination des Kurdes de Kobané. C’est le résultat désastreux d’une politique « unrealist and ineffective [63] ». Alors qu’elle était parvenue pendant des décennies à se tenir à l’écart, en quelques années la Turquie s’est enlisé dans les conflits orientaux, au point de mettre en péril sa cohésion nationale. Comparant la Turquie avec le Pakistan, des observateurs la mettent en garde contre une « talibanisation » du sud-est du pays. Comme le général Zia-ul-Haq, Erdoğan a encouragé les extrémistes, qui ont tissé leur toile et vont ultérieurement s’opposer à lui, quand il aura un peu trop tard réalisé l’ampleur du danger pour l’État turc.
Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement mène une politique étrangère contraire aux intérêts de son pays. Compte tenu de ses a priori idéologiques et de ses succès électoraux, l’AKP pourrait bien continuer dans cette voie aussi longtemps qu’il restera au pouvoir, ses deux principaux dirigeants, Erdoğan et Davutoğlu, n’acceptant pas de tenir compte des signaux d’alerte que le monde entier leur adresse.
S’il se dégageait une alternance politique, on pourrait imaginer des inflexions décisives, encore que difficilement concevables au regard de l’obstination solitaire des décideurs en Turquie, qui ne date pas de la période AKP. En effet, beaucoup de changements ne coûteraient pas grand-chose et apporteraient de nombreux dividendes.
En mer Égée, on ne voit pas en quoi un arbitrage de la Cour de Justice de La Haye, même s’il ne s’aligne pas sur les positions turques, lui serait dommageable. Beaucoup d’autres pays y ont eu recours et en ont retiré les frontières maritimes stables nécessaires à l’exploitation de leurs ZEE.
Quarante années après son invasion de 1974, il est clair que la Turquie n’a rien gagné à se mêler des affaires de Chypre. S’en retirer lui apporterait de nombreux avantages politiques et budgétaires et notamment un accès aux ressources énergétiques du bassin oriental de la Méditerranée, dont elle a le plus grand besoin.
En prenant parti contre l’Arménie dans le conflit du Karabakh et en fermant sa frontière, elle s’est privée d’une opportunité de jouer un rôle pacificateur dans le Caucase. À quelques semaines de la commémoration de son centenaire, la négation du génocide arménien est tout aussi contreproductive et très dommageable à la réputation internationale de la Turquie.
Au Proche-Orient, s’il n’est pas trop tard, il serait tellement plus simple de cesser de prendre parti pour l’un ou l’autre des antagonismes et de revenir à une politique de neutralité et de bon voisinage avec tous les pays de la région, afin d’y apporter une contribution à l’instauration d’un minimum de stabilité.
Avec l’Occident, sans renoncer à l’ambition d’une politique à 360°, la Turquie n’a rien à perdre à restaurer de bonnes relations avec les États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN, qui sont les mieux à même de contribuer à sa sécurité et à sa prospérité.
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[1] AKP : Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement.
[2] Cf Amnesty international Annual report on Turkey.
[3] En turc Stratejic Derinlik, KÜRE publications, İstanbul, 2001.
[4] Atatürk voulait au contraire couper la Turquie de son passé ottoman, ce qu’il a obtenu par le changement de l’alphabet et la rupture avec la sharia.
[5] Behlül Özkan, de l’Université de Marmara, From the Abode of Islam to the Turkish Vatan : the Making of a National Homeland in Turkey, Yale University Press 2012.
[6] Suivant une expression de Davutoğlu de mars 2013 : « last century was only a parenthesis for us. We will close the parenthesis. »
[7] La série Muhteşem Yüzyıl (Le Siècle magnifique), qui s’inspire de l’Empire ottoman, a été vendue dans quarante pays, principalement au Moyen-Orient.
[8] Enver pacha (1881-1922), un des chefs du mouvement jeune turc, a gouverné l’empire ottoman de 1908 à 1918. Il a trouvé la mort au Tadjikistan dans un combat contre l’Armée rouge.
[9] Par ailleurs candidat malheureux de l’opposition à l’élection présidentielle de 2014.
[10] Le MIT (Milli Istihbarat Teskilati) aurait soutenu (ainsi que le Qatar) Boko Haram au Nigeria et différents mouvements islamistes dans les Balkans, en Syrie, en Libye et en Irak, au moyen de pseudo-organisations de bienfaisance et en utilisant la « zone de non-droit » que l’armée turque contrôle dans le nord de Chypre (cf Defense and Foreign Affairs, Special analysis volume XXXII n°49 du 7 octobre 2014).
[11] Au deuxième semestre de 2012, prenant prétexte que c’était à Chypre d’exercer la présidence tournante, la Turquie a provisoirement gelé ses relations avec Bruxelles.
[12] En partie pour flatter son opinion publique : selon un PEW survey de juillet 2014, 86% des Turcs ont une opinion négative d’Israël, 2% seulement sont positifs.
[13] Efraim Inbar directeur du centre Begin-Sadate d’études stratégiques : « Turkey is no American Ally » (4 janvier 2015).
[14] Un groupe bipartisan de deux douzaines de membres du Congrès appelle à des sanctions contre la Turquie et le Qatar en raison de leur soutien à des groupes terroristes (Ryan Mauro, « Call in Congress to Sanction Turkey, Qatar for Terror Support » 11 décembre 2014.)
[15] “..Even if there was no Muslim Turks in Cyprus, Turkey is obliged to have a Cyprus issue. No country can remain indifferent towards such an island located in the heart of that vital area.” (Davutoğlu, Strategic depth, p.179).
[16] Elle apporte aussi son appui à la petite république autonome du Nakhitchevan (dépendante de l’Azerbaïdjan), avec qui elle partage une frontière de 15 km.
[17] Entraînant une corruption à haut niveau et un scandale majeur, qui a secoué la Turquie à la fin de 2013, mais a finalement été étouffé par l’équipe au pouvoir au prix d’une épuration massive de la police et de la magistrature.
[18] Turcophone, mais chiite et numériquement réduite (environ 5% de la population du nord de l’Irak).
[19] Pour les Kurdes, Bashour, le Sud.
[20] Kadri Gursel, Turkey finds out one is the loneliest number, Turkey pulse, Al Monitor, 29 octobre 2014.
[21] Qui a avoué avec une certaine candeur, avant de s’en excuser : “our biggest problem is our allies… they poured hundreds of millions dollars, thousands of tons of weapons into anyone who would fight against Assad.” (déclaration à la Harvard Kennedy School du 2 octobre 2014).
[22] Jonathan Schanzer & Merve Tahiroglu, Bordering on Terrorism : Turkey’s Syria Policy and the Rise of the Islamic State, Foundation for Defense of Democracies (FDD), Washington DC, novembre 2014, 30p.
[23] Après les avoir soutenues pendant des années, les monarchies du Golfe, à l’exception du Qatar, craignent les Frères musulmans et favorisent plutôt les courants salafistes. Mais elles commencent à prendre conscience du danger que représentent les islamistes radicaux pour leur propre pouvoir, en dépit d’événements anciens, comme la prise de la mosquée de La Mecque par une poignée d’extrémistes en 1979.
[24] Qui a pour cette raison été rejeté par les Chypriotes grecs (avril 2004).
[25] Claire Berlinski, Turkey’s two Thugs, City journal, 23 décembre 2014.
[26] Selon un PEW survey (juillet 2014), 73% des Turcs ont une opinion négative des États-Unis.
[27] Déclaration d’Erdoğan « against impertinence, recklessness and endless demands emanating from 12000 km away. » (cité par Ivan Eland, Huffington Post, Turkey is a bad ally, 12 août 2014).
[28] En août 2014, Washington a accueilli froidement l’élection d’Erdoğan à la Présidence de la République et envoyé un simple chargé d’affaires à son inauguration.
[29] Turkey must now understand that while America’s Syria policy may have been feckless, its border policy has been reckless...Turkey has greatly exacerbated the Syria crisis. Some might even argue that Turkey could now qualify as a State Sponsor of Terrorism for abetting [al-Nusra and ISIS].” (FDD report, op. cit.)
[30] Seth Cropsey & Eric Brown, Energy : The West’s Strategic Opportunity in the Eastern Mediterranean, Hudson Institute, Wasington, décembre 2014, 47p.
[31] Une option qui vise clairement les provocations turques contre les forages pétroliers en Méditerranée orientale, qui sont pratiqués par la compagnie américaine Noble. Une récente décision du Congrès (19 décembre 2014) exclut la Turquie de l’octroi de frégates américaines, qui iront à des alliés plus fidèles.
[32] Par Francis Ricciardone, ambassadeur US à Ankara de 2011 à 2014, cité par Wikileaks.
[33] Selon un PEW survey (juillet 2014), 70% des Turcs ont une opinion négative de l’OTAN.
[34] Anders Rasmussen, né en 1953, Premier Ministre du Danemark (2001-2009), puis Secrétaire général de l’OTAN (2009-2014).
[35] Ivan Eland, Senior Fellow and Director of the Center on Peace & Liberty, The Independent Institute, 12 août 2014.
[36] “The United States is in the absurd situation of essentially bribing Turkey to be permitted to defend it from both radical ISIS and hostile Syria, both threats of its own making.” (Ivan Eland, op. cit.)
[37] Turkey 2014 Progress report, SWD 2014 307 (final) du 8 octobre 2014.
[38] “Democracy is like a streetcar, you ride it until you arrive at your destination and then you step off."
[39] L’UE fournit déjà des aides importantes à la communauté chypriote turque, mais Ankara exige la levée des restrictions découlant de la non-reconnaissance de Chypre-nord, ce qui reviendrait à faire payer deux fois à l’UE l’ouverture des ports et des aéroports turcs au gouvernement chypriote.
[40] Trop nombreuses pour être citées ici.
[41] Il s’agirait des chapitres 23 (justice et droits fondamentaux) et 24 (justice, liberté sécurité).
[42] Marc Pierini et Sinan Ülgen, visiting scholars de la Fondation Carnegie Europe, A moment of opportunity in the EU-Turkey relationship, 10 décembre 2014. Marc Pierini a été Chef de délégation de la Commission à Ankara et antérieurement à Tunis, où il a joué un rôle décisif dans la libération des infirmières bulgares.
[43] En moyenne des aides de 900M€/an sur la période 2014-2020, pour un commerce de 128 milliards d’€, qui a généré un excédent de 28 milliards pour l’UE en 2013.
[44] D’après l’étude effectuée par la Banque mondiale, Evaluation of EU-Turkey Customs Union, report n°85830-TR, Washington, 28 mars 2014, 132p.
[45] Association européenne de libre échange (en anglais EFTA), dont font partie la Norvège, l’Islande, le Liechtenstein et la Suisse.
[46] Après sa ratification par le Parlement turc, il est entré en vigueur le 31 octobre 2014.
[47] La Turquie a demandé environ 500 extraditions et n’en a obtenu que 15.
[48] Marc Pierini et Sinan Ülgen, op. cit.
[49] Exploring the Prospects for Russian-Turkish Cooperation in a Turbulent Neighborhood (GRF-Carnegie, Moscow Center Working Group, 28 septembre 2014, 17p.)
[50] Cf Jörn Richert, Is Turkey’s energy leadership over before it began ? İstanbul Policy Center, Sabanci University, Stiftung Mercator Initiative, policy brief, janvier 2015, 13p.
[51] Le TANAP (Trans-anatolian Natural Gas Pipeline) doit dans un premier temps (2019) transporter 16 milliards de m³, dont 6 milliards de m³ pour la Turquie et 10 milliards vers l’Europe). Ultérieurement, sa capacité pourrait être portée à 23 (2023) puis 31 milliards de m³ en 2026.
[52] “I believe the Russians will have to look at this option again and come up with a viable economic solution that’s also acceptable to the European partners”, Maroš Šefčovič, Commissaire chargé de l’énergie (2014-2019), interview au Wall Street Journal, 22 janvier 2015.
[53] Déclaration de Poutine au Valdaï club de Sotchi reprise par l’Agence Itar-Tass, 31 octobre 2014.
[54] Cf Semih Idiz, What will it take Ankara to wake up ? Hürriyet Daily News, 23 octobre 2014.
[55] Surnom donné par la presse anglaise aux petits pays des Caraïbes et du Pacifique parfois tentés de monnayer leurs voix aux Nations unies.
[56] Cf Barcın Yinanç, interview du professeur İlter Turan, Hürriyet Daily News, 22 septembre 2014.
[57] “Ali Ediboğlu, a Turkish opposition deputy, claims that ‘at least 1,000 Turkish nationals are helping … foreign fighters sneak into Syria and Iraq to join ISIS.’ Youtube videos depict IS gatherings in Istanbul and demonstrations of support by Turkish citizens for the jihadi fighters in Syria, including IS." ( Jonathan Schanzer & Merve Tahiroglu, Bordering on terrorism, op. cit.)
[58] En kurde : Partiya Karkerên Kurdistan (Parti des travailleurs kurdes).
[59] Il lui faut 330 sièges (60%) pour modifier la Constitution et l’AKP n’en aurait que 290. Les 20-25 sièges espérés par les Kurdes seraient un appoint substantiel, mais pas décisif.
[60] Les efforts de l’AKP pour susciter une alternative islamiste au PKK n’ont pas donné de résultat significatif : les candidats du parti Hüda Par n’ont obtenu que 0.19% des voix aux élections municipales de mars 2014 (dans les deux provinces kurdes de Batman et Diyarbakır, respectivement 7.8 et 4.3%.)
[61] Cf Barçın Yinanç, Turkey needs to take foreign policy away from the street, interview de l’ex-ambassadeur Volkan Vural, Hürriyet Daily News, 5 janvier 2015.
[62] Cf Burak Bekdil, Why does nobody want to play with Turkey, Gatestone Institute, 26 décembre 2014.
[63] Krzysztof Strachota, The Crisis in Iraq and the twists and turns of Turkish Middle East policy, OSW, Centre for Eastern Studies number 142, 29 juillet 2014.
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