L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer

Vu du monde, ou les résonances des événements européens de 1989

Par Florent PARMENTIER, le 8 septembre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Dr. Florent Parmentier est Secrétaire général du CEVIPOF et enseignant à Sciences Po. Chercheur-associé au Centre de géopolitique de HEC, invité aux universités de Beida (Pékin), Fudan (Shanghai) et du CEDS (Antananarivo), il enseigne sur les sujets liés à la géopolitique, à l’innovation et à la prospective. Florent Parmentier est co-directeur avec Pierre Verluise de l’ouvrage « L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer », éd. Diploweb, 2020.

Dans quelle mesure les événements européens de 1989 ont-ils vraiment eu une portée mondiale ? Après avoir délimité les résonances mondiales des événements européens de 1989, F. Parmentier observe la force du discours de la liberté politique, puis celui de la pacification du continent.

LA chute des systèmes communistes, du mur de Berlin (1989), puis celle de l’Union soviétique deux ans plus tard, ont acquis immédiatement une importance historique considérable, saisissant les Européens contemporains, les amenant à réévaluer leurs perceptions, discours et représentations du monde. Il s’agit là d’un événement au sens de Hannah Arendt, « forme inédite qui fait surgir l’histoire » ainsi qu’un « lieu d’émergence de nouvelles questions politiques » [1]. Au-delà de la fin du récit structurant de la fin de la Guerre froide, de nouveaux récits européens sont apparus pour apporter un nouveau sens aux événements en cours.

La force d’un récit, mise en ordre arbitraire et spécifique des faits d’une histoire, ne se juge pas seulement sur l’instant, mais sur la capacité à inspirer les esprits et les représentations du monde. Mais juger de récits d’événements ayant trente ans permet de réévaluer la manière dont nous avons sélectionnés, classifiés ou exprimés des faits que nous avons conservés et qui ne sont pas imposés par la nature des choses. C’est ainsi que des événements, des récits, peuvent avoir des résonances particulières, des réutilisations dans d’autres récits. Ainsi, les événements européens de 1989 sont à l’origine, ou plutôt ont permis de réinventer, de grands récits qui dépassent largement les frontières du continent et dont la portée dans le temps a été durable. Ce rapport entre l’Europe et le monde permet de remettre les récits de ces événements en perspective.

Dans quelle mesure les événements européens de 1989 ont-ils vraiment eu une portée mondiale ? Après avoir délimité les résonances mondiales des événements européens de 1989, nous observerons la force du discours de la liberté politique, puis celui de la pacification du continent.

Vu du monde, ou les résonances des événements européens de 1989
Florent Parmentier
Dr. Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF et enseignant à Sciences Po. Crédit photographique : TEDx InstitutMinesTelecom
TEDxInstitutMinesTelecom

I. Délimiter les résonances mondiales des événements européens de 1989

Les événements européens de 1989 se déroulent dans un monde en mouvement, ne résumant pas l’actualité mondiale de cette année-là. Pour preuve, d’autres discours ont émergé ces trente dernières années, façonnant notre perspective sur les années concernées. Cela nous permettra, enfin, de bien délimiter la portée mondiale de 1989.

L’année 1989 n’a pas l’Europe pour seul épicentre

L’année 1989 a connu dans le monde un certain nombre d’événements que l’on ne peut relier directement aux événements européens.

Pour important qu’elles soient, les disparitions du surréaliste Salvador Dali ou de Hirohito, empereur japonais ayant régné depuis 1926, n’ont que peu de rapports avec les récits de l’histoire européenne de 1989. Tout au plus, pouvait-on les rattacher à la Seconde Guerre mondiale et ses suites. L’empereur japonais était le souverain du pays au cours de ce conflit et l’artiste catalan avait fait de son œuvre Montre molle au moment de la première explosion le symbole de son obsession pour le bombardement atomique d’Hiroshima.

Si 1989 est l’année de la chute de dictatures en Europe, les tentations pour la liberté ne s’y limitent pas, sans pour autant y voir un autre lien que chronologique. La Chine connaît notamment de grandes manifestations contestant le pouvoir politique entre avril et juin 1989 sur la place Tiananmen, la « porte de la paix céleste », qui débouche sur la Cité impériale. Le lieu est chargé d’histoire : quarante ans auparavant la République populaire de Chine y était proclamée, sur les lieux mêmes de l’abdication du dernier empereur chinois de la dynastie Qing en 1911. De fait, ce mouvement de protestation a des origines endogènes liées au système politique chinois et à ses tensions internes. Cette même année voit également le déroulement d’un sommet sino-soviétique à Pékin en mai, qui marque la fin de trente ans d’éclipse des relations interétatiques. C’est le début d’un rapprochement durable entre les deux pays, visible de manière croissante dans les années 2000 avec la montée en puissance de l’Organisation de Coopération de Shanghai ou le mouvement des économies émergentes.

Au Moyen-Orient, l’affaiblissement de la rivalité américano-soviétique fait ressentir ses effets avec un premier résultat : celui du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan en février 1989, dix ans après l’invasion soviétique (1979). Des troupes étrangères y reviennent pourtant un peu plus d’une décennie après ce retrait. Le conflit israélo-palestinien ne s’éteint pas avec la Guerre froide, les premiers accords de négociation de paix viennent après la chute de l’URSS, sans se montrer conclusifs. Le radicalisme islamiste connaît en revanche un développement au cours des années 1980, sur l’échec des projets de modernisation laïc et du mouvement panarabe. Signe de cette radicalité, l’écrivain Britannique Salman Rushdie fait l’objet d’un appel à exécution par l’Ayatollah Khomeiny en février 1989, peu avant la mort de ce dernier en juin. Dans cet espace où la grille de lecture entre deux blocs reste pertinente, le roi Hussein de Jordanie décide de procéder à des mesures de libéralisation politique et à des élections, percevant l’appel populaire à plus d’ouverture, sans doute partiellement, dans un contexte de changement politique radical en Europe.

L’émergence d’autres discours : géopolitique, technologie et changement climatique

Au cours de ces trois décennies, plusieurs discours se sont imposés pour comprendre les grandes mutations vécues et qui ne sont que partiellement concernées par les développements européens de 1989 : le bouleversement géopolitique, les transformations technologiques et le changement climatique.

En premier lieu, le bouleversement géopolitique est notamment lié à l’essor du Pacifique, et en particulier celui de la Chine : sa place dans la production mondiale s’est considérablement renforcée depuis 1989. En effet, la Chine pèse un cinquième du PIB mondial en 2019, quasiment cinq fois plus qu’en 1989. Ce qui contribue à la baisse du poids relatif des Européens en matière de richesses. C’est également vrai en matière de population : celle de l’Europe de l’Ouest augmente légèrement tandis que l’Europe centrale et orientale perd des habitants. Dans le même temps, la population mondiale augmente de près de 50% : en 1989, l’humanité compte 5,240 milliards d’habitants, contre 7,714 milliards en 2019. [2]

Ensuite, force est de constater que les transformations technologiques ont été massives au cours de ces trente ans. Pourtant, les phénomènes dont nous parlons sont à peine perceptibles en 1989, alors que leur influence sur le changement des modes de vie depuis lors est considérable. Il suffit de penser à un fait passé totalement inaperçu à l’époque : le britannique Tim Berners-Lee commence à travailler sur un projet de système de gestion de l’information, donnant naissance ultérieurement au World Wide Web. Hélas, les Européens sauront moins que d’autres, en tirer les bénéfices économiques, concentrant leur attention sur d’autres priorités. En 2019, parmi les dix plus grandes capitalisations boursières du monde, on retrouve des entreprises technologiques comme Apple ou Microsoft, mais aussi des entreprises n’existant pas en 1989, comme Amazon (1994), Alphabet (ex-Google, 1998), Tencent (1998), Alibaba (1999) ou Facebook (2004). [3] Aucune de ces entreprises n’est européenne.

Enfin, la prise de conscience des enjeux environnementaux constitue l’une des tendances fortes des trois décennies passées. Certes, les prémices de celles-ci peuvent au-moins être datées du rapport Meadows du Club de Rome en 1972 : la pression sur les ressources naturelles, alimentaires ou énergétiques ne peuvent aller qu’en s’accroissant, de même que la pollution. Si Sting et le chef Raoni sont reçus par le Président F. Mitterrand à Paris en avril 1989 afin de lancer une campagne pour sauver la forêt amazonienne, le Groupe intergouvernemental sur l’étude du climat (GIEC) n’est créé qu’en 1988, et la première conférence mondiale sur le climat à Genève ne remonte qu’à 1979. L’essor de l’écologisme politique, de la diplomatie climatique de l’Union européenne et des mobilisations citoyennes (les marches pour le climat) ne sont pas alors des sujets de débats quotidiens.

Ces autres discours n’invalident pas la pertinence de la réflexion sur les événements européens de 1989 : ils tendent en revanche à en délimiter les effets. En effet, l’Europe n’est alors que le premier des terrains d’affrontement entre les deux superpuissances ; le cadre de réflexion dominant reste celui de la Guerre froide. Mais l’Europe porte alors deux grands récits, qui se complètent et dont la portée dépasse le continent : le récit de la liberté politique d’une part, et celui de la paix et de la réconciliation d’autre part.

II. Le récit de la liberté politique

Les événements européens ont mis en avant les principes du libéralisme politique et celui du droit des peuples, qui ont une vocation universelle.

Une hégémonie idéologique du libéralisme politique qui s’estompe

Si l’Europe est le berceau historique du libéralisme politique, elle a aussi été le lieu de création de ses alternatives les plus radicales, sous des formes fascistes ou communistes. Après la défaite des régimes fascistes en 1945, en dehors des dictatures ibériques, les « démocraties populaires » européennes ont tenu plus de quatre décennies, avant de s’effondrer en à peine quelques mois, de manière aussi soudaine qu’imprévue. Le pouvoir abdique ou cesse d’exister entre août 1989 et la fin de l’année en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Bulgarie, en République démocratique d’Allemagne et en Roumanie, sans un coup de feu à l’exception de cette dernière. Peu après, deux régimes communistes non-alignés sur Moscou, l’Albanie et la Yougoslavie, cèdent également le pouvoir, dans la guerre civile pour cette derrière.

L’effondrement de ces régimes communistes européens a permis au libéralisme politique de pouvoir exercer une hégémonie sans concurrence idéologique. En effet, face à cet effet domino, ni les trois régimes communistes d’Asie, la Chine, le Vietnam et la Corée du Nord, ni Cuba sous les Tropiques, ne sont à même de proposer un contre-modèle attractif. L’Etat de droit, la démocratie et les droits de l’homme semblent unis et aller de concert, dans une forme de téléologie libérale signifiant plus de liberté dans le monde. Les répercussions se font sentir immédiatement en Afrique : à titre d’exemple, en décembre 1989, le Bénin abandonne le marxisme-léninisme comme idéologie d’Etat, tandis que Madagascar adopte le multipartisme. Cela correspond à ce que le politologue Samuel Huntington a appelé la « troisième vague » de démocratisation, dont le début remonte en réalité à 1974 avec la révolution des œillets portugaise, et dont les mois de 1989 ont été une accélération inégalée. [4]

Ce libéralisme est allé de pair avec l’extension de l’économie de marché, connue sous le nom de néolibéralisme. Mouvement initié dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher et aux Etats-Unis sous Ronald Reagan, celui-ci trouve avec la chute des régimes communistes un surcroît de légitimité, s’imposant dans les programmes d’ajustement structurel comme en Europe centrale. Non sans un certain succès pour cette dernière : le rattrapage économique y a été le plus rapide de l’histoire du continent. [5] En trente ans, le PIB par habitant polonais a dépassé celui de la Grèce et du Portugal. Mondialisation des échanges et financiarisation de l’économie ne sont toutefois pas allées sans croissance des inégalités et déséquilibres écologiques. Et la crise économique et financière de 2008 a contribué, par ricochet, à saper la confiance dans le libéralisme politique…

En effet, pour puissant qu’il soit, ce récit libéral a cependant été battu en brèche. Des pays comme la Russie ou la Turquie ont expérimenté de nouvelles formes de démocraties illibérales – des élections sans les garanties de l’Etat de droit – bientôt imités dans l’UE par la Hongrie de Viktor Orban, qui s’en est revendiqué [6]. Des gouvernements sapent l’indépendance de la justice, restreignent les différentes libertés (dont la presse), et dénoncent avec véhémence toute forme d’opposition. La résistance à l’immigration et aux accords commerciaux s’accroît : le vote du Brexit au Royaume-Uni en juin 2016 et la victoire de Donald Trump aux États-Unis en novembre 2016 marquent la méfiance envers le récit libéral au cœur même des Etats qui ont initié le mouvement. Ainsi, un ressac semble répondre à la vague démocratique de 1989…

La liberté guidant les peuples

A côté de l’interprétation libérale du récit des événements de 1989, une interprétation nationale s’est également affirmée : l’idée selon laquelle 1989 marque non seulement un changement de régime politique mais également la réaffirmation de la souveraineté des Etats centre-européens, contre la doctrine Brejnev. [7]

En cela, la signification politique de 1989 est celle d’un nouveau « printemps des peuples », du nom donné aux révolutions en 1848 en Europe. Dans cet imaginaire, l’horizon démocratique est indissociable d’un élan national, se différenciant de la logique dynastique et multinationale issue du Congrès de Vienne de 1815. Deux siècles plus tard, les idées de la Révolution française semblent produire leur effet, même si la logique révolutionnaire des événements de 1989 a pu être discutée : le pouvoir y est tombé sans victime, sauf en Roumanie et lors de répressions en URSS.

Symboliquement, l’ouverture de la frontière hongroise en mai 1989 a signifié, pour les Est-allemands, la possibilité de migrer en Allemagne de l’Ouest : les Hongrois disposaient déjà de la possibilité de voyager librement à l’Ouest. L’exode des Allemands de l’Est ne fait qu’entraîner le régime dans une chute rapide, malgré l’avertissement de Mikhaïl Gorbatchev à Erich Honecker lors des célébrations du 40e anniversaire de la RDA, quelques semaines avant la chute du mur : « la vie punit les retardataires » [8]. Par un curieux retournement de l’histoire, c’est à la frontière serbo-magyare, avec la construction d’une clôture pour endiguer le flux des migrants, que le symbole d’une nouvelle division politique Est-Ouest prend forme en 2015. La Commission européenne et la majorité des États-membres de l’UE y ont vu un manque grave au principe de solidarité européenne, tandis qu’à l’Est, cette décision revêtait une forme de résistance à une société multiculturelle et une atteinte à leur souveraineté.

Le paradoxe veut donc que la région d’Europe la moins connectée au reste du monde, puisqu’il n’y a pas de territoires ultra-marins ni d’anciennes colonies pour les Etats d’Europe centrale et orientale, n’en a pas moins réussi à inspirer les contemporains. En 2004, le Président géorgien d’alors, Mikhaïl Saakachvili, y fait référence explicitement dans un entretien au Financial Times, proclamant le début d’une « nouvelle vague de libération en Europe qui va mener à la victoire finale de la liberté et de la démocratie sur le continent européen » [9], après la seconde vague du triomphe de Solidarnosc, de la révolution de velours à Prague et l’ouverture du mur de Berlin. De fait, les révolutions colorées en Géorgie (2003), Ukraine (2004), et Kirghizistan (2005), ont été caractérisées comme des soulèvements populaires pro-occidentaux s’inscrivant dans une continuité certaine. En témoignent les soutiens des anciens dissidents politiques Lech Walesa, Adam Michnik ou Vaclav Havel au camp de la Révolution orange en Ukraine. L’ancien Président polonais Lech Walesa s’exprime ainsi : « Toute ma vie, j’ai combattu pour des idéaux comme les vôtres. Et nous avons fini par gagner bien que la situation ait été peut-être encore plus difficile que chez vous. Je vous regarde avec enthousiasme et je suis persuadé que vous allez l’emporter ! » [10]. Le « printemps arabe » de 2011, par sa soudaineté et sa rapidité, par son effet domino et son mimétisme a également mobilisé un imaginaire similaire à la seconde moitié de 1989, dans une comparaison qui peut s’avérer fertile pour les sciences sociales. [11] Quelques années après, les retombées sont encore difficiles à évaluer, tant en termes d’avancées des libertés que de sécurité pour les populations, comme l’illustre le conflit syrien ou la reprise en main politique de l’Egypte.

III. Le récit de la paix et de la réconciliation

Si le récit de la liberté est sorti renforcé par 1989, ses conséquences sont nombreuses et elles marquent également le changement de la nature du jeu de la puissance et de la coopération internationale, en Europe et au-delà.

Rendre la guerre impossible en Europe

L’idée de rendre la guerre impossible a déjà animé les Européens au cours de l’entre-deux-guerres, comme l’action d’Aristide Briand en témoigne quand il présente le 5 septembre 1929 aux 27 Etats européens membres de la Société des Nations un Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne. Soixante ans plus tard, ce désir travaille toujours les sociétés européennes.

Si la chute des régimes communistes d’Europe centrale s’est déroulée de manière pacifique, le retour de l’idée de nation mène au processus de désintégration de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie. Pacifiquement pour la première, puisqu’après la révolution de Velours, la nouvelle République fédérale tchèque et slovaque se disloque finalement le 31 décembre 1992, victime de calculs politiciens internes. Par la guerre pour la seconde, la Yougoslavie, autre Etat né après la Première Guerre mondiale, dont les années 1990 sont une descente aux enfers. La Slovénie et la Croatie obtiennent les premières leur indépendance, et entrent dans l’Union européenne respectivement en 2004 et 2013. La Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, le Kosovo et le Monténégro obtiennent leur indépendance ultérieurement, sans pour autant faire partie de l’Union européenne en 2019. Plus à l’Est sur le continent, suite aux conflits succédant à l’indépendance (Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh et Transnistrie), la guerre refait son apparition en Ukraine à l’hiver 2013-2014 suite à la Révolution pour la dignité. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, un territoire est annexé en Europe avec la Crimée, suite au "référendum" organisée par la Russie le 18 mars 2014, aux dépens de l’Ukraine et en violation du droit international.

Au demeurant, le récit de 1989 est celui d’une Europe qui a su se transformer pacifiquement, à l’exception des guerres de succession en Yougoslavie et dans l’espace post-soviétique. Mieux, elle a œuvré pour la réconciliation des peuples et une plus grande unité du continent.

Réconciliations et unification du continent

La déclaration Schuman du 9 mai 1950, à l’origine de la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier (CECA), a scellé la réconciliation entre la France et l’Allemagne fédérale. Cette idée a été le principal message politique véhiculé par l’Union européenne, qui devait assurer la paix et la prospérité, permettant par là même le dépassement des pulsions nationalistes. Il n’est donc pas surprenant que la question de la paix par l’unification du continent soit bien celle des Européens de 1989. La réunification des deux Allemagne ne prend qu’un an pour advenir en octobre 1990 malgré les réticences franco-britanniques. Plus longue est en revanche l’unification d’une partie du continent autour de l’Union européenne : le souhait politique d’une union du continent s’est transformé en processus technique d’élargissement qui s’étend sur une quinzaine d’années, avec une vague de dix Etats en 2004 [12], deux nouveaux pays en 2007 et un en 2013.

A l’échelle mondiale, l’unification continentale européenne se présente comme un modèle de régionalisation réussie. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), le Marché commun du Sud (Mercosur) sud-américain ou l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) suivent les traces instillées par l’Union européenne, qui y voit une justification de sa propre existence du fait du progrès du multilatéralisme et du mimétisme imparfait d’autres acteurs. Par contraste, la Communauté des Etats indépendants (CEI), construite autour de la Russie, est la seule construction régionale qui suscite une méfiance croissante de la part des Européens, redoutant de laisser se reconstruire une hégémonie régionale de Moscou. Cela a engendré une méfiance réciproque entre les deux acteurs, allant parfois jusqu’à l’hostilité.

Au-delà de l’intégration régionale, le modèle de réunification politique et de dépassement des conflits s’est exporté avec des succès divers. De fait, le récit européen est éclipsé par l’idée de la fin de l’affrontement de la Guerre froide, puis par le récit du leadership de Washington et de l’unipolarité américaine. En Asie, où la Guerre froide a stabilisé une ligne de front toujours active entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, il faut observer que le processus de réunification n’a pu avoir lieu. Là où la Chine et le Vietnam ont joué de l’insertion dans la mondialisation économique, la Corée du Nord est restée largement autarcique. En revanche, en Afrique du Sud, la fin de la Guerre froide mène à un processus de cession de pouvoir de Frederik de Klerk à Nelson Mandela, qui mène une politique de réconciliation tout en évitant une guerre civile entre partisans de l’Apartheid, ceux du Congrès national africain et ceux de l’Inkhata à dominante zoulou. Si les événements européens de 1989 sont distants de plusieurs milliers de kilomètres de l’Afrique du Sud, elle illustre néanmoins une résonance particulière de ceux-ci, nourrissant une vision des affaires internationales et des dynamiques démocratiques mettant plus l’accent sur la coopération et moins sur le conflit comme mode de gestion des différends. Parenthèse heureuse de l’histoire ou tendance de fond des sociétés ?

*

L’Europe en 2039 ?

Trente ans après 1989, les Européens sont globalement plus unis qu’ils ne l’étaient alors, plus démocratiques et plus prospères, même si rien ne montre un optimisme de leur part quant à l’avenir. Les événements de 1989 ont permis à l’Europe de changer d’échelle, mais les Européens s’interrogent sur leur devenir, craignant de devenir selon l’expression de Paul Valéry « un petit cap du continent asiatique », coincé entre les forces américaines et chinoises.

A quoi ressemblera l’Europe au moment des cinquante ans de 1989 ? Elle sera probablement très différente de celle des trente ans, elle-même plus pessimiste que l’Europe de 2009. Sur le plan mondial, son poids démographique relatif sera en baisse et sa population vieillissante. Sa place relative dans les productions de richesses dans le monde sera également en baisse ; rien ne dit en revanche que l’Europe sera distancée dans la course technologique. Le changement climatique contraindra certainement les Européens à faire face à un nombre croissant de migrants en provenance de l’Afrique subsaharienne, sauf à envisager une politique de co-développement responsable, voire.

Quant à l’Union européenne, où en sera-t-elle à quatre-vingts ans passés ? Elle aura, plus que d’autres, des difficultés à faire sortir un récit commun, comme elle a pu le faire au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Elle ne sera pas la seule dans ce cas : le manque de récit commun rendra difficile à gouverner la plupart des grands Etats, dans un monde proche de 9,148 milliards d’habitants. A l’inverse, la mentalité de citadelle assiégée pourrait contraindre les Européens à consolider un récit autour des enjeux d’identité, au risque de ses valeurs d’universalisme humanitaire. La capacité de l’Union européenne à épouser le monde tout en protégeant ses valeurs humanistes est donc le grand défi de l’avenir.

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[1Cité dans Michel Foucher, La république européenne, Paris, Belin, 2000, p. 11.

[4Samuel Huntington, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1991.

[5Jacques Rupnik, « Est-Ouest, réalité et relativité d’un clivage », Institut Jacques Delors, 19 mars 2019, p.8.

[6Sur l’illibéralisme, voir : Thierry Chopin, « « Démocratie illibérale » ou « autoritarisme majoritaire » ? Contribution à l’analyse des populismes en Europe, Institut Jacques Delors, Policy Paper n°235, 19 février 2019 http://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2019/02/Democratieilliberaleouautoritarismemajoritaire-Chopin-fevrier2019.pdf

[7La doctrine Brejnev est une doctrine soviétique apparue en septembre 1968 qui plaidait la souveraineté limitée des Etats satellites de l’URSS. Lors des débats en février 2018 au Parlement, Nigel Farage a retourné cet argument dans une audition contre les institutions européennes dans le cadre de la défense de l’Etat de droit en Pologne : http://www.efddgroup.eu/events/eu-grants-poland-its-modern-day-brezhnev-doctrine-of-limited-sovereignty

[8Roman Krakovsky, L’Europe centrale et orientale. De 1918 à la chute du mur de Berlin, Paris, Armand Colin, 2017, p. 242.

[9Mikheil Saakashvili, « Europe’s Third Wave of Liberation”, Financial Times, 19 décembre 2004.

[10Miklos Matyassy, « L’est de l’Union face à la « révolution orange » », Courrier international, 26 novembre 2004.

[11Voir par exemple Jean-Yves Moisseron, Anne de Tinguy, « Peut-on comparer les ‘révolutions de couleur’ et les ‘printemps arabes’ ? », CERI, janvier 2016, http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/peut-comparer-les-revolutions-de-couleur-et-les-printemps-arabes

[12Huit pays d’Europe centrale et orientale et deux pays méditerranéens : Malte et Chypre (divisée).


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