Paco Milhiet, Enseignant-chercheur du Centre de recherche de l’école de l’air, École de l’air et de l’espace, Salon-de-Provence. Doctorant à l’Institut Catholique de Paris et à l’Université de Polynésie française, Paco Milhiet rédige une thèse sur la géopolitique de l’Indo-Pacifique français.
« On ne peut être Français le lundi, et Chinois le mardi » a récemment déclaré le président de la République française à l’occasion d’un déplacement en Polynésie française. Paco Milhet présente un décalage entre la stratégie nationale et le contexte géopolitique local. Il décode les contradictions des jeux d’acteurs à plusieurs échelles.
DU 24 au 28 juillet 2021, le président de la République française, Emmanuel Macron, s’est rendu pour la première fois de son mandat en Polynésie française.
Initialement prévu en avril 2020, ce déplacement a été repoussé plusieurs fois en raison de la pandémie de COVID-19. Le Président devait répondre à de nombreux sujets de politiques internes à la Polynésie française : crise sanitaire liée au COVID-19, effets sous-évalués des conséquences des essais nucléaires, inscription des îles Marquises au patrimoine mondial de l’UNESCO, lutte contre les effets du changement climatique. Le déplacement présidentiel comportait aussi une dimension internationale.
Dans un contexte d’influence grandissante de la République populaire de Chine (RPC) dans l’ensemble régional océanien [1], Emmanuel Macron a profité de ce voyage pour préciser les déclinaisons de la stratégie française en Océanie. Le Président a également mis en garde ses concitoyens contre toute tentative d’incursion chinoise dans la collectivité : « On ne peut être Français le lundi et Chinois le mardi ». La Polynésie française est, en effet, une collectivité d’outre-mer au statut d’autonomie élargi, qui dispose de ses propres institutions (Président, Gouvernement, Assemblée législative). Elle entretient des relations spécifiques avec la RPC, sans nécessairement y associer l’État français.
Cet article analyse les déclarations d’Emmanuel Macron en Polynésie à l’aune de ce rapport géopolitique trilatéral : France – Chine – Polynésie française. Les inquiétudes formulées par le chef de l’État sont révélatrices d’un nouvel équilibre géopolitique. L’exécutif polynésien tiendra-t-il compte des avertissements présidentiels en redéfinissant sa relation bilatérale avec la RPC ?
Emmanuel Macron a entériné le fait que la Polynésie française était un élément clé de l’articulation stratégique régionale française (I). Plusieurs déclarations du chef de l’État ont explicitement alerté les Polynésiens sur le développement de l’influence régionale de la RPC, ciblant particulièrement un projet aquacole aux Tuamotu (II). Il en résulte deux qualifications divergentes entre l’État et la collectivité concernant ce même projet, et plus généralement un décalage entre la stratégie nationale et le contexte géopolitique local (III).
En Polynésie, Emmanuel Macron a mis en exergue la politique régionale multimodale à plusieurs échelles que la France développe en Océanie [2].
D’abord à l’échelle internationale et interocéanique, dans les deux bassins hydrographiques que sont les océans Indien et Pacifique. Depuis mai 2018, la France a officiellement adopté une stratégie Indo-Pacifique [3]. Ce concept des relations internationales est développé depuis le début du XXIème siècle par plusieurs gouvernements, notamment celui des États-Unis, de l’Australie, et du Japon.
Espace maritime et terrestre englobant les océans Indien et Pacifique, l’aire géographique des différentes doctrines Indo-Pacifique diverge fortement d’un pays à l’autre. L’Indo-Pacifique est surtout une construction stratégique qui vise à contenir la montée en puissance de la RPC. La promotion internationale du concept succède d’ailleurs à l’élaboration des Nouvelles routes de la soie, autre macro-projet transnational porté par la RPC depuis 2013. Tous les pays ayant souscrit à la nomenclature Indo-Pacifique partagent la même ambition de contenir l’entrisme chinois en mer de Chine.
La France a développé sa propre conception de l’Indo-Pacifique, par exemple à travers la promotion du multilatéralisme comme fondement de toute politique internationale, ainsi que la protection de l’environnement comme objectif prioritaire [4]. Elle dispose de leviers d’influence dans la zone : diplomatiques, culturels, économiques et militaires. Mais c’est l’exercice de la souveraineté nationale dans les collectivités françaises de l’Indo-Pacifique (CFIP terme englobant l’île de La Réunion, Mayotte, les TAAF, Wallis et Futuna, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française) qui légitime la présence française dans cette vaste région et fait la spécificité de la doctrine française.
À l’instar des discours prononcés à Sydney (3 mai 2018), en Nouvelle-Calédonie (5 mai 2018), au Japon (26 juin 2019), lors d’une conférence de presse conjointe avec le Premier ministre Narendra Modi (24 août 2019), et à La Réunion (23 octobre 2019), le Président français a une nouvelle fois fait référence au concept Indo-Pacifique à Papeete : « Nous avons une page d’ambitions d’avenir à écrire ici dans le Pacifique, avec une stratégie Indo-Pacifique à laquelle je crois et où la Polynésie française a un rôle essentiel à jouer » [5].
La récente décision australienne de rompre l’accord stratégique comprenant l’acquisition de 12 sous-marins à propulsion classique de type Barracuda auprès du groupe français Naval Group et l’annonce d’un nouveau partenariat trilatéral de sécurité AUKUS (Australie, États-Unis, Royaume-Uni) exclusif de la France, libère des marges de manœuvre pour la diplomatie française pour renforcer ses liens avec d’autres pays de la zone, prioritairement l’Inde, mais aussi les pays de l’ASEAN. La promotion répétée de cette nouvelle stratégie politique démontre que le concept Indo-Pacifique français s’inscrit dans le temps long.
Ensuite à l’échelle interrégionale. Les États et territoires associés ou autonomes de l’Océanie représentent seulement 0,1% de la population mondiale. Ils totalisent pourtant 6,7% des voix aux Nations-Unies et 40% de l’espace maritime international. Assez donc pour susciter toutes sortes de convoitises. De nombreux acteurs des relations internationales développent des relations ad hoc avec les pays océaniens. La RPC par exemple avec le China-Pacific Island Countries Economic Development and Cooperation Forum (CPEDC) dont la troisième édition s’est tenue aux Samoa en 2019. Le Japon organise le Pacific Islands Leaders Meeting (PALM), une rencontre triennale entre la diplomatie japonaise et les représentants des pays océaniens. La 9ème édition s’est tenue à Tokyo par visioconférence le 2 juillet 2021. L’Inde a mis en œuvre depuis 2014 le Forum for India-Pacific Islands cooperation (FIPIC). La Corée du Sud organise depuis 2011 le Korea-Pacific Islands Foreign Ministers’ Meeting (KPIFFMM). La République de Chine (Taïwan), malgré sa perte d’influence progressive dans le Pacifique, a lancé en octobre 2019 le Pacific Islands Dialogue (PID). Singapour organise ponctuellement (2012 et 2017) des visites ministérielles d’étude en la présence de quatorze ministres des Affaires étrangères océaniens. En 2017, la Thaïlande a organisé la 4ème édition du Thailand-Pacific Island Countries Forum (TPIF). Certains pays ont également développé des stratégies diplomatiques pour définir leur politique à l’égard de la région océanienne. Différentes formulations sont ainsi déclinées : Pacific Pledge aux États-Unis, Pacific Shift au Canada, Pacific Uplift en Grande-Bretagne, Pacific Step-up en Australie, Pacific Reset en Nouvelle-Zélande, Pacific Elevation en Indonésie et Pacific Bond au Japon.
Depuis 2002, la France développe également son propre forum régional. Le 19 juillet 2021, soit cinq jours avant le déplacement présidentiel en Polynésie, la diplomatie française organisait le 5ème sommet France-Océanie. Cette édition a réuni en visioconférence le président du Forum des îles du Pacifique (FIP), 15 chefs ou représentants d’États et territoires autonomes de la région océanienne, ainsi que les représentants des collectivités françaises du Pacifique : Louis Mapou le président du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, Edouard Fritch le président de Polynésie française et Nivaleta Iloai la présidente de l’Assemblée du Territoire des îles Wallis et Futuna [6].
Certaines annonces importantes ont été faites par le président français lors de ce sommet : une augmentation à hauteur de 5 millions d’euros du financement de l’initiative multi-bailleurs Kiwa, un projet en faveur de la protection de la biodiversité et de la résilience au changement climatique ; trois millions d’euros attribués pour le Fonds mondial pour les récifs coralliens (GFCR) ; un soutien renforcé aux projets régionaux de l’Agence française de développement sur l’atténuation du changement climatique.
Sur le plan militaire, le président Emmanuel Macron s’est engagé à accueillir une formation annuelle de garde-côtes dans le cadre d’exercices multinationaux [7]. La première de ces formations se tiendra à Papeete à la fin de l’année 2021 et la suivante à Nouméa en 2022. La France est déjà partie prenante depuis 2020 du forum des garde-côtes d’Asie Head of Asian Coast Guard Agency Meeting (HACGAM).
Les forces armées françaises participent activement à la sécurité régionale dans le cadre de collaborations actives et opérationnelles [8]. C’est le cas notamment avec l’accord tripartite FRANZ réunissant la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ou du Quadrilateral defence coordination group (QUAD Pacific) auquel s’ajoutent les États-Unis. La France participe également à la réunion des ministres de la défense du Pacifique sud (SPDMM).
Enfin à l’échelle inter archipels. La France dispose de la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) au monde avec presque 11 millions de km2, grâce à la Polynésie française et ses 4,5millions de km2, soit presque 45 % de la ZEE française, un domaine maritime équivalent en superficie à la surface terrestre de l’Union européenne. Fait inédit, le Président s’est déplacé en juillet 2021 dans l’archipel le plus septentrional de Polynésie, les Marquises, à près de 1500 km de l’île de Tahiti. Il a ensuite visité l’île de Manihi dans l’archipel des Tuamotu. La visite de ces deux archipels excentrés dans un agenda présidentiel peut être interprétée comme un témoignage d’intérêt vis-à-vis du potentiel géopolitique de la collectivité. L’immensité maritime de la Polynésie française représente un atout géostratégique et des perspectives de développement existent : connectivité aérienne, câbles sous-marins, politique spatiale, potentiel énergétique dans les fonds marins. L’exercice de la souveraineté sur une telle zone maritime entraine aussi des devoirs et des responsabilités, notamment face à la convoitise de certains acteurs internationaux.
. Jean-Robert Raviot, C’était quoi l’URSS ?
. Kevin Limonier, Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ?
. Pierre Verluise, Quels sont les fondamentaux de la puissance ?
Sphère d’influence américaine traditionnelle depuis le XIXème siècle, l’océan Pacifique n’échappe pas aux nouvelles ambitions géopolitiques chinoises. Les différentes stratégies de la RPC pour étendre son influence dans l’ensemble régional océanien sont bien documentées [9] : influence économique, relais de la diaspora, aides au développement, financement d’infrastructures, participation et organisation de dialogues multilatéraux, coopérations politiques bilatérales.
Concernant les CFIP et la Polynésie française, la RPC ne conteste pas ouvertement la souveraineté française dans la région. En cela, elle préserve sa relation bilatérale avec un partenaire européen important. Pékin refuse toutefois de reconnaitre la France comme un acteur légitime dans l’environnement régional asiatique. Ce scepticisme à l’égard de la présence française en Asie a d’ailleurs été formulé par un amiral chinois en 2013 lors du Shangri-La Dialogue « pour nous la France c’est en Europe » [10].
La stratégie Indo-Pacifique française est perçue à Pékin comme un stratagème « anti-Chine » piloté par les États-Unis. Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères chinois a même déclaré que « cette stratégie représente un énorme risque pour la sécurité internationale » [11]. Le discours sur l’Indo-Pacifique du président Macron en Australie en mai 2018 a été moqué par la presse chauviniste chinoise [12]. Pis, un bâtiment de la Marine nationale, la frégate Vendémiaire, en mission en avril 2019 dans la mer de Chine, épicentre stratégique de l’espace Indo-Pacifique, a été approchée par des navires de la marine chinoise lui intimant l’ordre de quitter le détroit de Taiwan. Cet incident est révélateur d’une France jugée par le gouvernement chinois trop proche des États-Unis ou du Japon, notamment dans son adoption du lexique Indo-Pacifique.
En 2020, un nouveau rebond dans l’affaire des frégates de Taiwan a envenimé la relation bilatérale sino-française. La modernisation des systèmes lance-leurres installés à bord des six frégates de classe Lafayette a été attribuée au groupe français DCI, société dont le capital est détenu à 49% par l’État français et intimement liée au ministère des Armées. La Chine a exprimé « sa vive inquiétude à la France », le ministère chinois des Affaires étrangères déclara, via un communiqué transmis à l’AFP, du 12 mai 2020 : « Nous exhortons la France […] à annuler son projet de vente d’armes à Taiwan, afin d’éviter de nuire aux relations sino-Françaises » [13]. Côté français, le général François Lecointre déclarait en 2019 au moment où il était encore chef d’État-major des armées (CEMA) : « J’observe une attitude de plus en plus agressive de la Chine, au-delà de la mer de Chine » [14].
Les relations sino-françaises se sont donc passablement dégradées depuis 2019, amenant le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian à qualifier la Chine de « rival systémique ».
Les CFIP, et plus spécifiquement la Polynésie française, deviennent une composante importante des relations franco-chinoises. Car la collectivité polynésienne entretient avec la Chine des relations politiques et culturelles importantes. Si les relations économiques sont pour l’instant modestes (citons parmi le faible nombre de projets chinois qui ont effectivement abouti les deux hôtels Hilton de Moorea et Saint Régis de Bora Bora, propriétés du groupe Hainan), un projet de ferme aquacole porté par un investisseur chinois sur l’atoll de Hao dans l’archipel des Tuamotu suscite des interrogations. D’aucuns le jugent démesuré : 350 millions d’euros investissement prévus (capitaux exclusivement chinois), 8 000 m² d’usine, 50 000 tonnes de production par an et la promesse de création de 500 emplois. Pourtant, les risques pour l’environnement sont déjà bien identifiés : eutrophisation du lagon, résidus de plutonium et autres métaux lourds dans les poissons. Un rapport du président de l’antenne tahitienne de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) a rendu un avis très réservé quant à la viabilité économique et l’innocuité environnementale de ce projet. Certains chiffres donnés par l’IRD interpellent : la production annuelle en Polynésie française à ce jour correspond seulement à 0,16 % des besoins de la future ferme.
E. Macron : « Je vois parfois des projets, oserais-je dire exotiques, aventureux, aux financements incertains, aux créations d’emplois improbables, avec d’étranges investisseurs ? Méfiez-vous ! Ce n’est pas une bonne idée ».
L’atoll de Hao, ancienne base-arrière des essais nucléaires français dans la région, possède également un intérêt stratégique. Des infrastructures existent déjà : une piste d’aviation de plus de 3 km protégée par une digue, une route de 15 km, un port en eau profonde, trois marinas, des logements. Certains, comme le député indépendantiste Moetai Broherson, pensent d’ailleurs que l’objectif de ce projet n’est pas économique, mais plutôt logistique, pour faire de l’atoll un point de ravitaillement pour les navires de pêche chinois dans la région. Lors de son discours à Papeete le 28 juillet, le président de la République a lui aussi fait part de son scepticisme concernant ce projet : « Je vois parfois des projets, oserais-je dire exotiques, aventureux, aux financements incertains, aux créations d’emplois improbables, avec d’étranges investisseurs ? Méfiez-vous ! Ce n’est pas une bonne idée ». Quelques minutes plus tard, devant les médias locaux, le président français est plus catégorique. Interrogé spécifiquement sur le projet de ferme aquacole de Hao, il déclare : « Je pense que c’est ubuesque (…), mesurez les efforts qu’a fait la République pour l’économie polynésienne, les acteurs économiques polynésiens ne contribuent pas, y compris le pays, on a mis 600 millions d’euros, 600 millions ! Il n’y a pas un département de l’hexagone où on a fait un tel effort de solidarité sans contribution. Donc on ne peut pas dire, on est Français le lundi et Chinois le mardi. En l’espèce, ce projet n’a pas de création d’emplois documentée, des investisseurs douteux et a fait l’objet de beaucoup de réserves, notamment sur la nature des financements » [15].
Ces déclarations du Président marquent-elles la fin du projet ? Pas nécessairement.
Conformément à l’article 74 de la Constitution et la loi organique de 2004 (modifiée en 2019), la Polynésie française et son président disposent de compétences assez larges pour entretenir des relations extérieures [16]. La collectivité peut par exemple devenir membre d’organisations internationales. Ainsi, la Polynésie française ou son représentant participe à la Conférence des dirigeants des îles du Pacifique (PICL), au Forum des îles du Pacifique (FIP) dont la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont membres de plein droit depuis 2016 [17], à la Communauté du Pacifique (CPS), au Polynesian Leaders Group (PLG), au Sommets des Dirigeants des Îles du Pacifique (PALM) organisés par le Japon, au Programme régional océanien pour l’environnement (PROE), à l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF). L’Assemblée de la Polynésie française a même pris l’initiative de créer en 2019 un Groupe des Parlements des îles du Pacifique (GPIP). D’aucuns estiment que la collectivité a vocation à rejoindre d’autres organisations internationales comme l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) et obtenir le statut de membre associé de l’UNESCO, comme c’est déjà le cas pour la Nouvelle-Calédonie depuis 2017 [18].
En plus d’une participation proactive dans différents forums multilatéraux, les présidents polynésiens ont régulièrement rencontré des autorités politiques internationales. Par exemple, le président actuel Edouard Fritch a rencontré le président américain Barack Obama en 2016, ainsi que le président chilien Sébastien Pinera à Santiago en 2019. Il s’est également entretenu avec le secrétaire général de l’ONU aux îles Fidji en mai 2019.
L’exécutif polynésien entretient particulièrement des relations bilatérales avec la RPC, sans nécessairement y associer les autorités françaises. La relation sino-polynésienne a commencé il y a 150 ans, quand des coolies chinois sont arrivés à Tahiti pour cultiver le coton. De nombreuses vagues d’immigrations se sont poursuivies jusque dans les années 1930. Il ne faut pas confondre les descendants de ces Chinois « historiques », désormais assimilés à la société multiculturelle polynésienne, aux nouveaux fonctionnaires et ressortissants chinois en poste en Polynésie française. Certaines associations chinoises polynésiennes entretiennent d’ailleurs encore des liens de proximité avec le gouvernement de Taipei [19]. À partir de 2002, les relations politiques entre la collectivité et la RPC se développent. De nombreuses personnalités politiques chinoises se sont rendues en Polynésie française (le président Jiang Zemin en 2001, Wu Jian Min en 2002 alors qu’il était ambassadeur de Chine accrédité en France, et même le vice-président Xi Jinping en 2011). Oscar Temaru (en 2010), Gaston Flosse (en 2002 et 2013) et Edouard Fritch (en 2015) se sont tous déplacés en Chine en visite officielle quand ils étaient président de la Polynésie française. Depuis 2007, un consulat de la RPC, le premier en outre-mer français, a ouvert à Tahiti. En 2013, un institut Confucius est inauguré dans les locaux de l’Université de Polynésie française. Lors d’une visite en 2015 du président Édouard Fritch en Chine, un accord est signé entre le gouvernement de la Polynésie et la compagnie Hainan Airlines pour le développement d’une ligne directe entre la Chine et Tahiti. Des charters occasionnels sont organisés, mais la ligne régulière n’a pas encore vu le jour. Diverses associations pilotées par le gouvernement chinois, comme l’Association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger (APCAE), coordonnent des projets culturels, des mises en relations économiques, voire plus récemment l’acheminement de matériel sanitaire avec la livraison en avril 2020 de près de 2 800 000 masques chirurgicaux et 15 800 masques FFP2 en provenance de Shanghai. Enfin des navires de l’Armée populaire de libération font régulièrement escale en Polynésie française, c’est le cas du bâtiment « scientifique » de 10 000 tonnes, le Yuan Wang 6 (en 2011 et 2015). Équipé de radars de trajectographie, c’est depuis le triangle polynésien que ce bâtiment a effectué entres autres le suivi et le guidage du système de géolocalisation Beidou.
Les relations sino-françaises et sino-polynésiennes ne se superposent donc pas, le projet de ferme aquacole lancé en 2012 est à ce titre révélateur. En Polynésie, les déclarations critiques du président Emmanuel Macron n’ont pas fait l’unanimité. La maire de Hao a pris position pour soutenir le maintien du projet. Le maitre d’ouvrage des constructions sur l’atoll a d’ailleurs confirmé que le chantier était toujours en cours [20]. L’ancien président de Polynésie française, Gaston Flosse, ardent défenseur du projet, a sommé l’exécutif polynésien de s’expliquer sur ce retournement de situation dans le cadre d’un débat avec un représentant de l’État. Le gouvernement polynésien n’a pas encore réagi publiquement. Cependant plusieurs indices indiquent que les positions de l’État et de l’exécutif polynésien diffèrent. La collectivité aurait déjà investi près de 5 millions d’euros de travaux pour la construction d’une digue de protection et d’une route de contournement. La société chinoise porteuse du projet avait bénéficié d’une exonération de 30 ans sur les droits et taxes à l’importation. Le PDG chinois de cette société, Wang Cheng, a même reçu la distinction de Commandeur de l’Ordre Tahiti Nui lors d’une cérémonie organisée en présence de l’actuel président Edouard Fritch.
Outre les différentes perspectives vis-à-vis de cette ferme aquacole, il semblerait que les positions de l’État et de la collectivité concernant la RPC non seulement ne s’articulent pas systématiquement, mais sont même parfois antagonistes. Par exemple, Edouard Fritch en novembre 2019 lors d’un colloque organisé à l’université de Polynésie française sur le thème « l’Indo-Pacifique et des Nouvelles routes de la soie » a mis en exergue les nombreuses divergences avec la politique défendue par l’État [21]. Lors de cet évènement, le chef de l’exécutif polynésien a constaté que la collectivité figurait au projet des Nouvelles routes de la soie : « C’est donc par l’intérêt commun manifesté par des investisseurs privés chinois et par tous les gouvernements polynésiens de tout bord que la Chine a choisi de placer la Polynésie française sur la Route de la soie ». Le président Fritch examine ensuite comment tirer des avantages du projet chinois et de la politique Indo-Pacifique promue par Paris : « Je considère donc cette initiative du président Macron comme une offre supplémentaire et alternative, pour nos pays du Pacifique, vis-à-vis de la Route de la soie ». Il confirme donc que la Polynésie française cherchera à tirer le meilleur parti des deux concepts concurrents.
Cette prise de position est hautement symbolique. Président incontesté depuis 2014, Edouard Fritch incarne un mouvement politique historiquement lié au maintien de la France dans la région. Pour autant, on voit que, même chez les partisans du maintien de la collectivité dans la République française, le discours développé par la diplomatie française ne se superpose pas aux intérêts spécifiquement polynésiens. La Polynésie française, à l’instar d’autres États ou territoires insulaires, cherche à élaborer son propre récit, celui d’une collectivité autonome, attachée à ses relations avec la Chine, au sein d’un grand ensemble, sans y être nécessairement subordonnée. Parallèlement, les réserves exprimées localement sur la stratégie Indo-Pacifique témoignent d’un certain malaise vis-à-vis d’une politique nationale qui ne conçoit les CFIP que dans leur intérêt stratégique au service de la puissance étatique. Du côté des indépendantistes polynésiens, le discours est plus explicite. Pour Moetai Brotherson, l’Indo-Pacifique est « une problématique peu visible et peu lisible des Polynésiens qui n’ont malheureusement pas conscience de n’être à nouveau (comme à l’époque du CEP) qu’un pion sur cet échiquier mondial où la France décide in fine, en dépit des apparences de notre statut dit d’autonomie, et est la main qui décide du jeu » [22].
En termes de relations extérieures, les narratifs nationaux et locaux ne se conjuguent pas systématiquement dans l’Indo-Pacifique français. C’est le cas des relations entre la Chine et la Polynésie française qui depuis le début du XXIème siècle font l’objet d’une relation politique spécifique.
Le gouvernement polynésien, conscient de sa dépendance économique vis-à-vis des transferts financiers de l’État (1,5 milliard € par an), isolé économiquement de son propre environnement régional, voit en la Chine des perspectives de croissance économique que nul autre acteur ne peut offrir. La Polynésie française n’est pas un cas isolé. L’île de La Réunion par exemple, concernée par la stratégie Indo-Pacifique mise en œuvre par l’État, entretient également des relations avec la RPC.
Les propos du Président « on ne peut être Français le lundi et Chinois le mardi », apparaissent comme un avertissement. La France n’acceptera pas que la Chine tisse son influence dans une collectivité française où l’État dépense des sommes considérables sans contrepartie financière. Reste à savoir si le message présidentiel sera suivi localement.
Juridiquement, la Polynésie est une collectivité d’outre-mer dont l’organisation particulière est régie par loi organique de février 2004. Elle dispose de prérogatives étendues, notamment de la règlementation des investissements étrangers qui relève de sa compétence. A priori donc, la Polynésie française est libre de mener à bien ce projet d’aquaculture. Mais l’État, compétent en matière de sécurité maritime, sera forcément associé à toute réalisation.
Finalement, Emmanuel Macron cherche à affirmer le primat du politique sur le juridique. Même si la loi organique l’autorise, le dépassement de certaines limites ne sera pas toléré par l’État.
L’avenir du projet aquacole de Hao sera un marqueur des relations France-Polynésie française-Chine. La réalisation ou l’abandon du projet déterminera l’équilibre géopolitique de la collectivité.
Affaire à suivre.
Copyright Novembre 2021-Novembre 2021/Diploweb.com
[1] Sémir Al-WARDI (dir.), Jean-Marc REGNAULT (dir.), Jean-François SABOURET (dir.), L’Océanie convoitée, CNRS Édition, 2017, 634 p.
[2] Christian LECHERVY, L’intégration régionale de la France dans le Pacifique océanien, une diplomatie multimodale, Journal de la société des océanistes 2015/1 n° 140, 2015, pp 105-121.
[3] Sémir AL WARDI (dir.), Jean-Marc REGNAULT (dir.), L’Indo-Pacifique et les Nouvelles routes de la soie, Société française d’Histoire des Outre-Mers, 2021, 369 p.
[4] Frederic GRARE, France, the other Indo-Pacific power, Carnegie Endowment for international peace, [ en ligne], 2020, https://carnegieendowment.org/2020/10/21/france-other-indo-pacific-power-pub-83000)
[5] Emmanuel MACRON, Discours du Président Emmanuel Macron depuis Papeete, elysee.fr, [en ligne], 2021, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/07/28/discours-du-president-emmanuel-macron-depuis-papeete
[6] Les responsabilités des représentants des collectivités françaises du Pacifique sont clairement définies par les lois organiques. Le président de la Polynésie française (Edouard Fritch) et le président du gouvernement de Nouvelle-Calédonie (Louis Mapou) disposent de véritables compétences en matière de relations extérieures. La présence du représentant de l’Assemblée du Territoire des îles Wallis et Futuna est plus d’ordre symbolique, car dans cette collectivité, les relations extérieures relèvent de la seule compétence du préfet-administrateur supérieur.
[7] Emmanuel MACRON Conclusion du 5ème sommet France-Océanie par le Président Emmanuel Macron, elysee.fr, [en ligne], 2021, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/07/19/conclusion-du-5e-sommet-france-oceanie-par-le-president-emmanuel-macron
[8] Nicolas REGAUD, France’s Indo-Pacific strategy and its overseas territories in the Indian and Pacific oceans : characteristics, capabilities and avenues for deepening the Franco-Australian strategic partnership, Australian Strategic Policy Institute, [en ligne], 2021, https://www.aspi.org.au/report/frances-indo-pacific-strategy-and-its-overseas-territories-indian-and-pacific-oceans
[9] Bastien VANDENDYCK, Le développement de l’influence chinoise dans le Pacifique océanien, Asia-focus-61 Institut des relations internationales et stratégiques [en ligne], 2018, https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2018/02/Asia-focus-61.pdf
[10] Sylvie KAUFFMANN, La France peut-elle devenir une puissance de l’Asie-Pacifique ? Le Monde [en ligne],2013, https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/06/02/la-France-puissance-de-l-asie-pacifique-combien-de-divisions_3422496_3216.html (page consultée le 12/02/2020)
[11] Wang YI, “Indo-Pacific strategy” undermines Peace and development prosperity, Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China, [en ligne],2020, https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/t1824140.shtml
[12] Global Times, Macron’s opportunistic show in Indo-Pacific, Global Times, [en ligne], 2018, https://www.globaltimes.cn/content/1100663.shtml
[13] Agence France Presse, Armement : La Chine demande à la France d’annuler un contrat avec Taiwan, Le Point, [en ligne], 2020, https://www.lepoint.fr/monde/armement-la-chine-demande-a-la-france-d-annuler-un-contrat-avec-taiwan-12-05-2020-2375161_24.php
[14] Commission de la Défense nationale et des Forces armées, Audition du général François Lecointre, chef d’état -major des armées, compte rendu n° 42 mardi 11 juin 2019, [en ligne], 2019, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def1819042_compte-rendu
[15] Polynésie la 1ère, entretien exclusif avec Emmanuel Macron, Édition spéciale du 28 juillet 2021, [en ligne], 2021, https://www.youtube.com/watch?v=uRs7RVP0NPI
[16] Christian LECHERVY, La Polynésie française : l’Extrême-Orient de l’Indo-Pacifique, Les grands dossiers de Diplomatie n° 53, 2019, pp 71-73.
[17] Christian LECHERVY, La place des Outre-mer océaniens dans la politique Indo-Pacifique de la France, Revue de défense nationale n° 823, 2019, pp 18-24.
[18] François GUILBERT, la Polynésie française se dote d’une diplomatie parlementaire, Diploweb, [en ligne], 2020, https://www.diploweb.com/France-Outre-Mer-La-Polynesie-francaise-se-dote-d-une-nouvelle-diplomatie-parlementaire.html
[19] Anne-Christine TREMONT, Un consulat de Chine dans la France d’outre-mer, critique internationale 2009/1 n° 42, pp 119-140.
[20] Polynésie la 1ère, Hao le projet aquacole n’est pas à l’eau, Outre-mer la 1ère, [en ligne], 2021, https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/tuamotu-gambier/hao/le-projet-aquacole-n-est-pas-a-l-eau-1072183.html
[21] Edouard FRITCH, Discours du président de la Polynésie française Université de la Polynésie française 5 novembre 2019, La Présidence de la Polynésie française, [en ligne], 2021, https://www.presidence.pf/colloque-axe-indo-pacifique-et-routes-de-la-soie/
[22] Commentaire sur la page Facebook du député Moetai Brotherson, 7 novembre 2019 https://www.facebook.com/Moetai2017/posts/613998699136200
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le jeudi 12 décembre 2024 |