Emmanuel Lincot est Professeur à la Faculté des Lettres de l’Institut catholique (ICP). Historien, sinologue, il est également chercheur-associé à l’Institut des Relations internationales et stratégiques (IRIS) où il dirige la revue Asia Focus. Il a créé le Master Stratégies muséales et gestion de projet – Asie et a réalisé le premier MOOC sur la géopolitique de la Chine, en partenariat avec France Université Numérique.
Emmanuel Véron est docteur en géographie et spécialiste de la Chine contemporaine et de relations internationales. Il a enseigné la géographie et la géopolitique de la Chine à l’INALCO. Il est enseignant-chercheur associé à l’UMR IFRAE (Inalco) et à l’Ecole navale. Il est délégué général du Fonds de Dotation Brousse dell’Aquila (FDBDA).
Ils répondent aux questions de Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com
Dans son environnement régional, que cherche la Chine ? Pourquoi et comment la RPC se comporte-t-elle en compétiteur technologique et normatif ? Comment le PCC conçoit-il ses relations avec l’Occident ? Quelle recomposition du système international vise Pékin ?
Emmanuel Lincot et Emmanuel Véron, co-auteurs de « La Chine face au monde : une puissance résistible » (Ed. Capit Muscas), répondent avec précision aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com
P. Verluise (P. V) : Comment fonctionne le Parti communiste chinois ?
Emmanuel Lincot : Le Parti communiste chinois est léniniste dans sa structure et opportuniste dans ses capacités d’adaptation. Je m’explique : c’est un Parti qui est né et s’est construit dans la clandestinité. Son organisation est donc opaque, hiérarchisée et profondément aristocratique dans ses modes de recrutement. N’entre pas au Parti qui veut ! A la différence du Parti Communiste Soviétique, le Parti communiste chinois s’est successivement ouvert aux classes paysanne, ouvrière puis aux hommes d’affaires, épousant en cela les mutations de la société. Mais riche ou pauvre, nul ne peut échapper aux retournements et sanctions idéologiques. Jack Ma, fondateur d’Alibaba en a fait les frais par exemple. En d’autres mots, le Parti fonctionne aussi comme une église, au sens le plus latin du mot : c’est un lieu où l’on se rassemble. On peut y trouver donc une vraie solidarité entre ses membres mais c’est aussi un lieu potentiellement discriminant avec des destitutions, des purges ou à l’inverse des réhabilitations. Le Parti est omniprésent. Chaque administration et entreprise (qu’elle soit étrangère ou non) est dotée d’une représentation du Parti. Ainsi, dans chaque ambassade chinoise, vous avez d’un côté les diplomates de carrière et de l’autre, les représentants du Parti ; ces derniers ayant le dessus. La vie du Parti est ritualisée par des grand-messes auxquelles il est plutôt mal vu de se soustraire. Kai hui ou « réunions » tournant souvent à la réunionite mais permettant à la hiérarchie de sonder les opinions et de repérer les luttes intestines et claniques soit pour les instrumentaliser soit pour les neutraliser. Il va de soi que le Parti est omniscient. Il détient la vérité, historique notamment. Aucune hétérodoxie ou voix dissonante n’est admise. Ainsi ne s’est-il jamais excusé pour les millions de déportés, de morts et de personnes traumatisées depuis qu’il est au pouvoir (1949). Mouvement des Cent Fleurs (1956), Grand Bond en avant (1958), Révolution culturelle (1966), soutien au régime des Khmers Rouges (1975), massacres de Tiananmen (1989) sont des épisodes totalement évincés des débats. Autant Deng Xiaoping avait reconnu que son prédécesseur avait un bilan négatif à 30 %, autant Xi Jinping semble ne vouloir souffrir d’aucune équivoque quant aux succès du Parti dont on a célébré cette année le centième anniversaire. Xi Jinping veut se poser en rassembleur, un an avant le XX° Congrès du Parti. Dans l’histoire mondiale du communisme, le XXe Congrès, côté soviétique a été, on le sait, l’amorce d’un dégel, d’une déstanilisation. Le craint-on à Pékin ? Une chose est certaine : Xi Jinping veut s’inscrire dans la continuité directe de Mao Zedong. Faut-il y voir, paradoxalement, alors que lui-même et son propre père ont été violentés durant la Révolution culturelle, le symptôme d’une personne atteinte par le syndrome de Stockholm ? Je n’ai pas la réponse mais ses démonstrations de force révèlent de toute évidence des fêlures psychologiques. Ce qui n’augure rien de bon dans l’irrationnalité même de sa conduite, en matière de politique étrangère notamment.
Emmanuel Véron : Le Parti communiste chinois évolue depuis ses débuts dans une logique paranoïaque, de suspicions permanentes et d’expansion. Le Parti entretient ainsi une fabrication de l’histoire du pays, de sa propre trajectoire et réalisations. Au cœur de ces processus, l’amnésie et l’hypermnésie cohabitent pour la survie du régime dans la relation avec le peuple chinois. Si le PCC a opéré plusieurs mutations depuis 1921 et de manière structurelle à chaque trouble interne, essentiellement lié aux luttes de pouvoir au plus haut niveau, l’ADN et l’aura n’ont jamais véritablement changé. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, l’emprise du Parti sur la Chine est un fait puissant, structurant et porteur de grandes incertitudes quant à la durabilité du système de Parti-Etat alors que la Chine n’a jamais été aussi exposée au niveau international.
Cette allégorie est à l’image des mutations opérés par le PCC depuis les réformes. En particulier sous l’égide de Jiang Zemin, depuis le début des années 2000 et « les trois représentativités » (sange daibiao), résumée sous la forme « politique, culturelle et économique », le Parti a réussi à intégrer l’élite économique du pays, forgée depuis le lancement des réformes et l’insertion de la Chine dans la mondialisation.
Xi Jinping pose dès son arrivée au pouvoir son empreinte à travers la vaste campagne anti-corruption (qui n’est pas achevée et sous l’égide de la Commission centrale de l’Inspection disciplinaire – CCID, organe du PCC), puis par l’institutionnalisation de sa « pensée » en l’inscrivant dans la Constitution (une révision constitutionnelle), prolongement des changements de cette dernière et la fin du cumul de deux mandats de Président. Outre la personnalisation accrue du pourvoir par le Xi Jinping (trois fois chefs : du Parti, de l’Etat et des Armées), des transformations structurelles sont à l’œuvre depuis 2012. Le PCC s’est renforcé et a recomposé ses relations avec la sphère institutionnelle publique. Ainsi le Parti renforce son autorité sur l’Etat. Pour autant, le Parti et l’Etat ne sont pas une seule et même entité mais très fortement inféodés. Chacune a son propre pouvoir. Cependant, l’organisation de l’Etat se fait dans l’intérêt d’un contrôle absolu du Parti sur lui-même. En ce sens, l’Etat est subordonné au Parti, il n’a en rien la possession d’un pouvoir autonome.
D’un côté l’Etat englobe un pouvoir central organisé autour du Conseil des Affaires de l’Etat, des ministères, des commissions, une assemblée législative et consultative, une Cour populaire suprême ; un Parquet populaire suprême et enfin une Commission nationale de Supervision. Cette dernière institution a été créée en 2018 et a pour objectif de discipliner la chose publique. Au niveau local, les mailles administratives (provinces, municipalités, districts ruraux et arrondissements) ont leur assemblées, cours, parquets, commissions et « gouvernements populaires ». A cela s’ajoute les services publics et plusieurs centaines de milliers d’entreprises (évaluées à plus de 310 000 selon le Bureau National des Statistiques).
De l’autre côté, le Parti, compte un peu plus de 90 millions de membres (seul le BJP en Inde serait l’organisation politique la plus volumineuse au monde avec près de 115 millions de membres). Le PCC est une organisation léniniste. Ses membres sont présents dans toutes les sphères, publiques ou privées, professionnelles ou associatives. Organisés en groupes, comités ou branches, les membres du PCC dans les institutions, les entreprises et les administrations peuvent y jouer un rôle important, en particulier, les comités et les groupes. Ces derniers représentent respectivement au minimum une centaine de membres et l’élite du Parti. Le PCC est un organisme centralisé et pyramidal. A son sommet, on retrouve le Comité permanent du Bureau politique (7 membres), en dessous, le Bureau politique (25 membres) et enfin le Comité central (205 membres). Au niveau local, chaque maille du territoire, de l’économie, de la sécurité et de la justice sont irrigués par des représentants du PCC. Enfin, nombreux sont les membres du PCC qui sont aussi en responsabilité dans l’administration, des entreprises et autres institutions. Ces doubles fonctions existent aussi bien au plus sommet du Parti-Etat qu’à l’échelon local.
Le Parti contrôle, oriente et dirige l’Etat. Ce dernier est le prolongement administratif et technique du pouvoir du PCC partout et tout le temps en Chine ; le prolongement des capacités d’action du PCC en Chine (y compris bien sûr en matière de politique étrangère). La presse et les médias sont soumis à la censure et aux décisions du PCC ; la justice n’est pas indépendante, l’Armée (Armée populaire de Libération – APL) et la force paramilitaire (Police armée du Peuple – PAP) sont celle du Parti (sous l’autorité de la Commission militaire centrale – CMC, présidée par Xi Jinping) et non de l’Etat, selon la formule de l’ère Mao : « le Parti commande aux fusils ». Aussi, il n’existe pas d’étatisation du Parti. Cette dernière hante les hautes sphères du Parti, y voyant en elle, la désintégration de l’URSS : étatisation du PCUS et perte de contrôle sur l’Armée. En cela, l’organisation du PCC dans chaque entité et le renforcement du pouvoir de ce dernier sur l’Etat et ses composantes éloignent le spectre d’une étatisation du Parti. Chaque discours officiel (y compris dans les médias et l’espace public ou les programmes d’éducation ou universitaire à l’aide de code couleur en continuité avec les débuts du régime en 1949 – rouge pour le Parti et noir pour l’Etat) distingue précisément le Parti de l’Etat, afin de mieux assoir le pouvoir du premier sur le second. Lors du 19e Congrès du PCC en octobre 2017, Xi Jinping déclaré : « Parti, État, affaires militaires, affaires civiles, éducation – est, ouest, sud, nord, centre – le Parti dirige tout ». (dang zheng jun min xue, dong xi nan bei zhong, dang shi lingdao yiqie de).
P.V : Dans son environnement régional, que cherche la Chine ?
Emmanuel Lincot : La Chine cherche à sanctuariser ses intérêts et ce, dans une logique néo-impériale. Quitte, au même titre que la Russie, à réécrire l’histoire pour légitimer ses ingérences dans le sud de la mer de Chine, ses incursions en territoire indien voire en renforçant sa présence comme au Tadjikistan, en Asie centrale. Dans tous les cas de figure, il s’agit de se ménager une profondeur stratégique. Elle remet en cause l’ordre international et bouscule les agendas diplomatiques en créant, d’une manière systémique et récurrente, des risques d’affrontements ; Taïwan étant le point nodal de ces confrontations. C’est une technique de guérilla que d’épuiser l’adversaire en ayant recours à des formes de harcèlements les plus diverses. Escarmouches au Ladakh, violence des déclarations diplomatiques, cyberguerre avec des millions d’attaques chaque jour adressées contre Taïwan et les Occidentaux, violation systématique de l’espace aérien taïwanais, provocations dans l’espace maritime, et dans le même temps ou successivement : phases de replis voire tactique de contrition suivi de discours lénifiants sur la paix dans le monde, coopération tous azimuts via le RCEP…La Chine contribue ainsi à créer, et à dessein, un climat où la torpeur succède à la crainte ou la volonté, plus radicale chez certains de ses voisins, de mettre ce grand perturbateur hors d’état de nuire. La Chine a déployé des efforts considérables dans sa périphérie pour faire pression sur certains pays. Ainsi, Hainan est l’île d’où la plupart des sous-marins chinois partent en mission. Centrale, cette île n’est située qu’à quelques encablures du Vietnam et sur les voies de passage conduisant plus au nord vers la Corée et le Japon ou plus au sud vers le détroit de Malacca. Le renforcement de sa flotte de sous-marins, la multiplication de ses moyens dans le domaine de l’aéronaval (l’équivalent d’une Royal Navy tous les quatre ans…) suscitent de l’inquiétude. En Asie centrale, elle a installé un centre militaire, dans la région du Gorno-Badakhchan (Tadjikistan), tandis qu’une antenne située au Wakhan (Afghanistan), assure le prolongement de cette présence. Bien que ces activités soient discrètes, elles offrent à la Chine une profondeur stratégique et lui permettent de tenir à la fois en respect l’Inde, qui aimerait prendre le contrôle de la base aérienne tadjike d’Ayini, laquelle s’est avérée utile lors des missions d’exfiltration des personnels diplomatiques indiens après la chute de Kaboul, le 15 août 2021, face aux Talibans. En s’appuyant sur son allié pakistanais, la Chine met ainsi en œuvre une alliance de revers contre l’Inde également. Cela crée naturellement des tensions, de l’incertitude et le risque, dans chacune de ces configurations, est un déclenchement de conflits de basse voire de haute intensité. Ce que l’on observe par ailleurs c’est qu’en dépit de l’accroissement des échanges économiques entre la Chine et ses voisins (y compris avec les Etats-Unis) c’est une acrimonie de plus en plus grande des opinions à l’encontre de la Chine. En Asie centrale, et plus particulièrement au Kirghizistan et au Kazakhstan, ou encore au Pakistan, l’on assiste à un divorce grandissant entre des dirigeants qui, d’une manière générale, adhèrent au projet chinois des Nouvelles Routes de la Soie d’une part, et des opinions de l’autre, dont le sentiment est de plus en plus et clairement sinophobe. Ce sentiment s’est accéléré avec la Covid-19.
Emmanuel Véron :
L’environnement régional de la Chine est très complexe et unique au monde. Il donne lieu à la construction pragmatique et disruptive d’une politique étrangère dite de « diplomatie du pourtour » (zhoubian waijiao) ou de « politique de bon voisinage ». Elle s’inscrit en continuité avec l’histoire des relations entre l’Empire et ses périphéries vassalisées. La Chine possède 14 voisins terrestres et 8 voisins maritimes, parmi lesquels plusieurs puissances hétérogènes, tentées d’équilibrer la puissance chinoise (Russie, Japon, Inde, Corée du Sud), mais aussi de contextes politiques et stratégiques structurés par l’insécurité (Corée du Nord, Pakistan ou Afghanistan). Un schéma stratégique se dessine, basé sur ses imposantes capacités commerciales et économiques, elles-mêmes encadrées par une politique étrangère, assumée et toujours plus active entre le début des années 1990 et l’accession au pouvoir de Xi Jinping (2012). La Chine est à la fois le moteur d’une intégration économique régionale (entre l’institutionnel et le fonctionnel) à travers une politique commerciale offensive et l’arbitre de potentiels conflits régionaux par le retour affirmé de sa souveraineté territoriale. Cette politique évolutive depuis 30 ans a pour ambition de limiter la présence diplomatique et militaire américaine, afin de se forger un leadership en Asie. Malgré les très nombreuses incertitudes géopolitiques (sécurité, prolifération, litiges territoriaux), Pékin tisse un réseau diplomatique et politique (« diplomatie de partenariats » huoban guanxi), économique et commercial (intégration régionale) et culturel (langue et confucianisme) au service d’une souveraineté puissamment réaffirmée.
La RPC réorganise l’Asie à sa faveur depuis le slogan de Deng Xiaoping « fuir la lumière et rechercher l’obscurité » (taoguang yanghui), prônant la « multipolarisation » (duojihua) et une « émergence pacifique » (heping jueqi) (présidences Deng Xiaoping, Jiang Zemin et Hu Jintao) avec aujourd’hui, la construction du projet BRI, inauguré par Xi Jinping (2013). Ce dernier, porté par une « diplomatie multilatérale » (duobian waijiao), a pour ambition première de remodeler les routes commerciales eurasiatiques au départ de la Chine en connectant l’Asie centrale, la Russie et l’Europe. Plusieurs leviers institutionnels y pourvoient et notamment l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Elle constitue une forme originale d’intégration régionale basée sur la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme religieux et le séparatisme. Initiée par Pékin et Moscou afin de stabiliser et de limiter l’influence occidentale en Asie centrale, l’OCS est un outil diplomatique pleinement investi par la RPC comme espace de dialogue et d’influence, de commerce et de coopération militaire. En 2017, la Chine a favorisé l’entrée du Pakistan dans l’OCS, face à l’Inde, soutenue quant à elle par la Russie, suggérant ainsi de nouveaux enjeux stratégiques entre les puissances d’Asie. L’hégémonie est marquée par une montée en puissance des litiges territoriaux, notamment maritimes (mers de Chine orientale et méridionale), avec le Japon et des États d’Asie du Sud-est ; et par le contournement de son enclavement continental (vulnérabilité stratégique), à travers une politique proactive de construction d’infrastructures de gazoducs et d’oléoducs avec la Russie, le Kazakhstan et le Pakistan et de sécurisation de ses approvisionnements terrestres et maritimes.
La Chine cherche avec sa stratégie de « grand pays » (daguo waijiao zhanlüe), à consolider sa fragile puissance globale, quitte à redessiner l’ordre mondial. Pékin structure fortement l’avenir de son voisinage pluriel, en concurrence avec la présence américaine dans la région.
P. V. : Comment le Parti communiste chinois conçoit-il ses relations avec l’Occident ?
Emmanuel Lincot : Tout d’abord, il faut préciser de quel Occident on parle car l’expression « Occident » est idéologiquement limitée puisqu’elle regroupe en définitive les Etats-Unis et l’Union européenne, c’est-à-dire des pays de culture démocratique. Pour la Chine, l’Occident ou ce qui, littéralement est à l’ouest de ses frontières, c’est l’Inde et l’Asie centrale, des régions du monde qui lui sont séculairement familières mais aussi la Russie auprès de laquelle elle doit son accès à une certaine modernité, à la formation de plusieurs générations de ses dirigeants communistes. Avec Bruxelles et Washington, ce sont des relations complexes. Passif sur le plan des mémoires avec les Européens, siècle « de la honte », guerres de l’Opium ; envie et répulsion – réciproquement partagées par les Américains – vis-à-vis des Etats-Unis. Envie car sans jamais l’avouer, le véritable « rêve chinois » est américain dans sa frénésie de consommation, dans sa prédation de ressources. Répulsion car nous sommes dans une logique telle que la décrivait Alfred Grosser au sujet de la Guerre froide en opposant deux puissances dont les rêves de conquête sont en définitive les mêmes mais à une nuance près, et ce qui montre bien que nous ne sommes plus dans un contexte de type Guerre froide, c’est que l’interdépendance économique est très importante entre les deux rivaux alors qu’elle était inexistante entre Washington et Moscou. Loin d’acheter la paix sociale par le développement de ces échanges, cela crée des tensions et des frustrations très fortes et nous entrons de plus en plus dans un schéma ami / ennemi qui est extrêmement dangereux. Paradoxalement, la force de puissances moyennes comme la France est, je crois, d’avoir un atout précieux à sa disposition : avoir la capacité de parler à tous et éviter que nous soyons embarqués dans une conflictualité qui n’est pas la nôtre. Au reste, la dénonciation du contrat de vente de sous-marins français par l’Australie sous la pression des Etats-Unis montre bien que les alliances sont fragiles et que la logique d’appartenance à des « camps » ne l’est pas moins. En retour, certains sujets ne sont pas négociables avec la dictature chinoise : droits de l’homme, passif mémoriel…Tout simplement parce que la nature des régimes politiques est fondamentalement différente et quelles que soient les critiques qui seront adressées à Pékin en la matière, elles aboutiront inévitablement à des crispations identitaires fortes. Sur le plan idéologique, nous devons donc changer de registre et employer d’autres méthodes, plus coercitives en l’occurrence ; les sanctions – surtout morales – ne suffisent pas.
Emmanuel Véron : Le PCC contrôle la diplomatie. Il voit dans l’Occident un concurrent majeur mais aussi un levier pour servir sa puissance et son dessein d’expansion. Si sous Mao, le PCC dans sa composante politique internationale se cherchait (une voie avec l’Occident), notamment dans le cadre de la Guerre froide, le tournant stratégique se fait avec Deng Xiaoping dès 1979. Le lancement des réformes économiques et l’ouverture progressive du pays au reste du monde s’accompagne d’une adaptation du discours, d’un travail d’influence et de bonification de l’image de la Chine (et du régime ?) auprès des Occidentaux. 1989 marque un temps d’arrêt, relativement court puisque sous l’égide du PCC, la relance des réformes attire l’Occident, dans sa totalité en Chine. C’est en cela une victoire stratégique du régime : transferts de technologies, modernisations accélérées et excédents commerciaux importants… jusqu’aux vapeurs de l’espionnage…
Aujourd’hui, la défiance semble avoir pris la place d’un processus qui disons le paraissait pleinement euphorique (années 1990 à 2012-2013). Le bruit des « Loups guerriers », les tactiques du Front Uni, l’incapacité de la diplomatie du PCC a incarner le costume de la puissance globale conduisent à une dégradation avancée des relations. Aussi, Pékin souhaite souffler sur les braises d’un anti-occidentalisme affiché, dans les pays non-occidentaux et au sein des sociétés démocratiques et libérales afin de travailler l’opinion.
Reste à l’Occident à ne pas avancer dans une logique de bloc simpliste, et de penser des canaux (qualitatifs) de communication avec la Chine (qui n’est pas que le PCC…) et son environnement régional.
P. V. : Pourquoi et comment la RPC se comporte-t-elle en compétiteur technologique et normatif ?
Emmanuel Lincot : La RPC se comporte en compétiteur technologique et normatif dans sa capacité, pendant près de quarante ans, et malgré l’épisode sanglant de Tiananmen (1989), d’avoir su séduire ses interlocuteurs Occidentaux. Ce qui nécessite, sur le temps long, un travail d’approche des élites occidentales très actif. Associations diverses, lobbys, idiots utiles de toute obédience (hommes politiques corrompus…), diasporas et ressortissants ont été circonvenus à des degrés divers et ce n’est que très récemment, avec la pandémie, que ces élites ont fini par sortir enfin de leur torpeur. Il est très difficile d’évaluer rétrospectivement le degré de complicité de certaines de ces élites avec les autorités chinoises mais une chose est sûre, leur permissivité, aura légèrement contribué pour la Chine d’accéder à des innovations technologiques en abondant par ailleurs dans la croyance occidentale selon laquelle le développement économique du pays allait largement concourir à sa démocratisation. Une part très importante de la compétitivité chinoise est aussi le fruit de la société chinoise qui, à partir des années 1980, a fait preuve d’une très belle résilience. Pendant plusieurs années, le pays a connu une croissance à deux chiffres. Elle fabrique aujourd’hui 90 % des téléphones mobiles, 80 % des ordinateurs, la moitié de l’acier mondial et elle a su déployer 20000 kilomètres de lignes à grande vitesse en une quinzaine d’années, plus que l’ensemble du reste du monde. La stratégie aujourd’hui retenue par Pékin est de soutenir la montée en gamme de l’économie. Cette ambition se décline en trois axes : augmenter les investissements dans la recherche et le développement, améliorer l’automatisation des usines chinoises, développer des secteurs stratégiques comme la robotique et les puces électroniques. Le plan Made in China 2025 pour des raisons conjoncturelles évidentes (suprématie de Taïwan dans le domaine des micro-processeurs, hostilité croissante des Etats-Unis…) ne sera pas honorée dans les temps. Mais la Chine se prépare à une plus grande autonomie voire à une autarcie de ses moyens et des normes juridiques qu’elle se sera fixée ainsi qu’à ses plus proches partenaires à travers le déploiement de la 5 G et des initiatives de Huawei notamment.
Emmanuel Véron : Il faut regarder avec justesse l’histoire récente, celle de la fin de la période Mao et ce qui suit, c’est-à-dire, la phase qualifiée par les observateurs de la Chine communiste, de « transition post-maoïste ». Un des objectifs principaux de cette époque était le rattrapage technologique, du moins combler le vide et les lacunes que la Chine avait en matière de recherche et développement et d’innovation. C’est le fer de lance de la politique souhaitée par Zhou Enlai, ancien Premier ministre jusqu’à sa mort peu avant Mao Zedong en 1976 : les quatre modernisations. Cette politique est accomplie avec Deng Xiaoping et prolongée et mise à jour avec ses successeurs jusqu’à Xi Jinping. Initialement pour combler les retards technologiques, puis pour dépasser les technologies avancées (occidentales ou japonaises et israéliennes ou russes), les « quatre modernisations » sont complètement articulées à l’ouverture chinoise et aux réformes économiques citées plus haut. En cela, l’Occident a très largement participé à faire la Chine technologique et moderne que l’on connait aujourd’hui…
Indéniablement, parmi les paramètres de la puissance singulière chinoise, le domaine des technologies, des standards et des normes est déterminant dans la définition d’un ordre international recentré sur la Chine et dans la rivalité avec les puissances établies. Les organes de la RPC ont par tradition une culture de la surveillance, de la dénonciation et de la paranoïa. Ce système se prolonge jusqu’à l’individu. L’investissement (très massif) dans la sécurité intérieure (grosso modo plus important que dans la défense chinoise), en particulier dans la cybersurveillance, explique aujourd’hui cette forme inédite de schéma autoritaire sinon dictatorial. Associés à l’Etat-Parti, les grands groupes numériques chinois (BATX) collaborent pour le contrôle de la société via le développement de collectes de données et de l’intelligence artificielle.
Les démocraties occidentales sont une cible privilégiée de la RPC depuis le lancement des réformes fin 1978-1979. L’objectif d’intégration civilo-militaire mise en place dans les années 1990 s’est considérablement intensifié. C’est devenu une priorité nationale en 2015, Xi Jinping le rappelait en 2017 lors du 19e Congrès du PCC, où l’on parle alors de « fusion » civilo-militaire. L’objectif n’est pas tant d’importer des systèmes toujours plus sophistiqués que d’acquérir la capacité d’autonomie complète. Une dizaine de secteurs clés sont mis en avant par le plan Made in China 2025 (nanotechnologies, IA, satellites, cyber, turboréacteurs etc.). Aussi, le débat sur la 5G (technologie de rupture) est toujours en cours pour les démocraties occidentales. Si la Chine établit les standards de la 5G dans le monde, cela lui donnera un avantage stratégique considérable avec un pouvoir et une influence déterminants. Il s’agit ici du contrôle des réseaux de communication mondiaux, du tri et de la collecte de données et de l’IA à grande échelle. Le débat porte ainsi sur le pouvoir considérable d’une puissance qui possède cette technologie de rupture et étendra ses standards au monde. Outre ce défi, la Chine ne se contente plus d’être « l’atelier du monde ». La politique volontariste du gouvernement lui a permis d’augmenter de 20 % chaque année, et depuis plus de dix ans, ses budgets en matière de recherche et développement (R&D) ainsi que ses moyens humains.
Tous les domaines sont concernés : espace, océanique, cyber, pôles, etc.
. Jean-Robert Raviot, C’était quoi l’URSS ?
. Kevin Limonier, Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ?
. Pierre Verluise, Quels sont les fondamentaux de la puissance ?
P. V. : Quelle recomposition du système international vise Pékin ?
Emmanuel Lincot : La Chine vise un système qui lui soit naturellement favorable. La pandémie de COVID-19 a été de ce point de vue illustrative de la capacité déployée par Pékin de neutraliser certaines instances internationales comme l’OMS. Neutraliser ces instances par l’élection de ses propres hauts fonctionnaires ou des hommes liges issus des pays du Tiers-Monde, revient à s’imposer. Tâche d’autant plus aisée que les Etats-Unis ont pratiqué la politique de la chaise vide. Les absents ont toujours tort. A cela s’ajoute la création de nouvelles organisations internationales par la Chine qui sont autant d’alternatives au système hérité de l’après-guerre que la Chine nationaliste, soit dit en passant, avait largement contribué à construire. Ces organisations sont les BRICS, l’Organisation de Coopération de Shanghai ou des institutions bancaires comme la BAII qui contribue largement au financement des projets des Nouvelles Routes de la Soie. Les initiatives chinoises s’inscrivent dans la continuité des revendications de Bandung (1955) : parler d’une seule voix au nom des pays du Sud, et contre l’Occident naturellement. Aux Occidentaux de trouver eux-mêmes des alternatives par une réforme des instances onusiennes donnant à l’Inde ou certains pays d’Afrique davantage de poids pour éviter ainsi qu’ils ne soient tentés à leur tour par une surenchère anti-occidentale.
Emmanuel Véron :
Rappelons brièvement quelques fondamentaux. La RPC est fondée sur quatre piliers fondamentaux. Premièrement, l’héritage impérial structuré par un système hiérarchique où la civilisation Han (supposée supérieure) domine les peuples tributaires périphériques matérialisant avec les montagnes, les déserts et la mer les Limes. Deuxièmement, le « siècle des Humiliations » entre la première Guerre de l’Opium (1839) et la fondation de la Chine Nouvelle (xinhua) (1949) est le terreau historique du ressentiment national et anti-occidental (Japon compris eu égard aux massacres, aux exactions et à la rivalité impériale en Asie). Troisièmement, l’idée de la Chine comme La puissance sera l’obsession de Mao Zedong puisant dans la longue histoire impériale et la notion particulière de prééminence. Enfin, la doctrine marxiste-léniniste forge les institutions, les organes et la politique.
Ces fondamentaux post-impériaux rendent caduque l’établissement d’un Etat-nation stricto-sensu et écartent l’idée d’une démocratie [1], malgré l’enrichissement du pays et la formation d’une classe moyenne. La libéralisation du régime n’a pas eu lieu. Au contraire, le resserrement du Parti sur l’Etat et plus largement sur la société a marqué la dernière décennie à mesure que la Chine prenait une place de plus en plus importante dans le système international.
A l’intérieur du monde sinisé, le régime veille à maintenir la stabilité et l’obsession de l’unité est garantie par le Parti-Etat. Ce dernier, dans la continuité impériale, aménage le territoire à l’échelle de sa propre immensité. En ce sens, le régime fort ordonne, sinise et organise la matrice territoriale depuis le centre. La RPC aujourd’hui, la République de Chine et l’Empire hier ont toujours entretenu une autoreprésentation de la Chine comme un tout, comme un monde qui s’est unifié, une matrice territoriale et civilisationnelle (« tout sous le ciel » – tianxia) en expansion vers ses périphéries par absorption et unification (« les Han unifient ce qui est sous le Ciel » – han bing tianxia).
Cette matrice fait face au système onusien par deux processus : le pénétrer pour le modifier de l’intérieur ; et juxtaposer un ordre international en opposition au système hérité et jusqu’alors dominé par l’occident, Etats-Unis en tête.
Copyright Novembre 2021 Lincot-Véron-Verluise/Diploweb.com
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. Emmanuel Lincot et Emmanuel Véron, co-auteur de « La Chine face au monde : une puissance résistible », Ed. Capit Muscas, 2021.
4e de couverture
Puissance hors normes, la Chine a déjoué tous les pronostics occidentaux. Son développement économique ne s’est pas accompagné d’une démocratisation et son isolement diplomatique doit être relativisé. De plus en plus opposée à l’Occident qu’elle met au défi, elle trouve en revanche des relais importants dans les pays du sud qu’elle séduit depuis longtemps. Pour combien de temps encore ? L’Inde fait le choix d’un rapprochement avec Washington et ses alliés dans une stratégie d’endiguement, l’Indo-Pacifique, dont la viabilité n’en reste pas moins incertaine. L’état économique mondial, la crise environnementale ou le terrorisme montrent que la Chine reste davantage une force de proposition et beaucoup moins un partenaire fiable. Incontournable, elle n’engage pas moins notre avenir et ce vade-mecum accompagnera décideurs et les opinions de toutes générations dans leurs propres réflexions.
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[1] Cabestan Jean-Pierre, 2018, Demain la Chine : démocratie ou dictature ? Gallimard, 304 pages.
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