René Cagnat, colonel e.r., a mené de front une carrière militaire et diplomatique, universitaire et littéraire. Russisant et vivant la moitié de l’année au Kyrgyzstan, il est devenu entre autres avec Le milieu des empires (Laffont 1981), La rumeur des steppes (Payot 1999, 2004 et 2012), et Afghanistan, Les sept piliers de la bêtise (Rocher 2012), un spécialiste reconnu de l’Asie centrale. Chercheur associé à l’IRIS. Ce docteur en sciences politiques, diplômé de l’Ecole de guerre, privilégie, dans son approche de la géopolitique, la connaissance du terrain au plus près des peuples qu’il étudie sur place.
René Cagnat est un des meilleurs experts français de l’Asie centrale, qu’il présente ici comme un chaudron toxique, voire explosif. Dans cette étude approfondie l’auteur détaille d’abord le microcosme fébrile des acteurs. Grâce à sa connaissance du terrain, il explique ensuite le Jeu triangulaire qui se maintient, malgré le départ progressif des Etats-Unis, par l’insertion graduelle, en face de la Russie et de la Chine, d’une force nouvelle : l’islamisme mafieux. L’auteur ouvre sur une prospective du Très Grand Jeu dans laquelle il donne un aperçu de l’alliance de plus en plus poussée entre la Chine et la Russie aussi bien contre les Etats-Unis que contre « l’islamisme mafieux » naissant. Cette étude est née d’une conférence donnée au 6e Festival de géopolitique à Grenoble. Illustré de plusieurs cartes.
L’ASIE CENTRALE ici considérée concerne d’abord les cinq républiques du Turkestan ex-soviétique. Il s’agit - par ordre décroissant de superficie - des pays suivants : Kazakhstan (2 725 000 kilomètres carrés), Turkménistan (488 000), Ouzbékistan (447 000), Kyrgyzstan (et non Kirghizistan) [1] (200 000) et Tadjikistan (143 000). J’ajouterai non seulement l’Afghanistan (652 000), que le trafic de drogues et l’expansion islamiste ont beaucoup rapproché de l’Asie centrale, mais aussi le Xinjiang ou Turkestan chinois (1 660 400), partie intégrante du monde centre-asiatique et prolongement oriental du Turkestan, « pays des Turks ». Le terme d’origine iranienne de Touran sera également utilisé pour qualifier l’Asie centrale. (Voir la carte 1)
Je parlerai peu des Etats-Unis car ces derniers - qui donnent maintenant priorité à la « Zone du Pacifique » - ont tendance à prendre leurs distances par rapport à la région centre-asiatique. Ils ont peu d’affinités avec elle et ses hydrocarbures les intéressent moins depuis qu’ils ont en vue l’utilisation de leur gaz de schistes. Ils s’éloigneront donc peu à peu du « Très Grand Jeu » (TGJ) en Asie centrale.
Pourquoi parler de « Très Grand Jeu » ? J’ai utilisé ce terme pour la première fois dans un article de la Revue Défense Nationale en mars 2002 parce que, après l’intervention massive des Etats-Unis et de leurs « comparses » en Afghanistan, le Grand jeu anglo-russe entre « officiers gentlemen » à la fin du XIXème siècle me paraissait un aimable passe-temps en comparaison de ce qui s’annonçait entre l’hyperpuissance et le monde islamique. La suite m’a donné raison.
Pour expliciter ce « Très Grand Jeu » je vais recourir à l’image du « chaudron centre-asiatique » [2], cette « kazane », marmite énorme des nomades dans laquelle on prépare collectivement le plov ou riz pilaf.
Un mot sur l’Eurasisme qu’il importe de mentionner pour son impact conceptuel sur l’avenir : fondé dès les années 1920 par des intellectuels russes en exil et réapparu avec la chute de l’URSS (1991), il postule l’existence d’un troisième continent entre Europe et Asie, qu’unirait la proximité entre les cultures russe orthodoxe et turcique musulmane. Ce mouvement, sous le nom de néo-eurasisme, joue aujourd’hui un rôle éminent tant auprès de M. Poutine que de M. Nazarbaev. Son chef de file Aleksandr Goulievitch Douguine, selon une optique parfois un peu nébuleuse, prolonge la vision de Sir Halford John Mackinder en opposant « la terre mondiale » des Européens et autres Russes, voire Centre-Asiatiques, à « l’île mondiale » des Anglo-saxons.
J’ai abordé, dès 1981, avec Michel Jan la situation géostratégique de l’Asie centrale dans une monographie parue chez Robert Laffont sous un titre alors presque incompréhensible « Le milieu des Empires, entre Chine, URSS et islam, le destin de l’Asie centrale » [3]. C’était inintelligible car, alors, on se demandait ce que venait faire l’islam aux côtés de l’Union soviétique et de la Chine. Trente trois ans après, par suite de la résistance obstinée des taliban (sans s [4]) , des révoltes ouighoures et de la réislamisation de plus en plus accélérée de presque toute l’Asie centrale, ce titre va de soi.
En Asie centrale soviétique, tout était relativement simple. L’ordre régnait.
Ainsi, en 1990, en écrasant en trois jours le premier pogrom d’Och, Moscou prouvait qu’il était encore le maître dans « son Turkestan ». Il en allait de même de Pékin dans son « Turkestan oriental ». Les frontières étaient tenues fermement – notamment celles avec l’Afghanistan - et les populations contrôlées- ô combien !-. Personne ne pouvait se risquer auprès des deux grandes puissances communistes qui faisaient tranquillement leur petite cuisine interne dans le chaudron centre-asiatique…
En 1991, avec l’effondrement de l’URSS, tout a changé : un no man’s land s’est créé (cartes 2 et 3).
Il s’est agi de reconnaître au plus vite cinq nouvelles républiques qui venaient d’accéder à l’indépendance.
Dans la course les Turcs [5], ravis de renouer avec la « Turcité » profonde du cœur de l’Asie, sont arrivés bons premiers, ouvrant toujours la première ambassade. Ils furent suivis très vite par les grandes puissances puis par une cohorte, de plus en plus nombreuse, au fil des ans, d’Etats secondaires et d’organisations, intéressés, je dirais même alléchés par le contenu du chaudron…
Car, du chaudron centre-asiatique, sur lequel une camarilla d’Etats capitalistes se penchait, émanaient des odeurs de plus en plus enivrantes : celle des hydrocarbures en particulier… On se mit donc à se bousculer pour préparer une drôle de cuisine et surtout se servir. Aux deux « chefs » russe et chinois, s’est ajouté assez vite le « chef » américain qui, fin 2001, au prétexte de la « guerre contre la terreur », a même pris position à Bichkek-Manas au Kyrgyzstan [6] et à Karchi-Khanabad en Ouzbékistan. Chaque maître-queue a essayé ses propres recettes et, en fonction des affinités, s’est efforcé de regrouper autour de lui et d’influencer les Etats et ONG-marmitons qui proliféraient autour du chaudron.
Une instabilité nouvelle en résulte (carte 2)…
Nous allons tout d’abord rapidement décrire le contenu actuel du chaudron, toxique, voire explosif (I) pour expliquer ensuite le microcosme fébrile des chefs et des marmitons qui se chamaillent autour de la kazane (II). Il sera alors possible de présenter le Jeu triangulaire qui se maintient, malgré le départ progressif des Etats-Unis, par l’insertion graduelle, en face de la Russie et de la Chine, d’une force nouvelle : l’islamisme mafieux (III). Le propos s’ouvrira sur une prospective du Très Grand Jeu dans laquelle je donnerai un aperçu de l’alliance de plus en plus poussée entre la Chine et la Russie aussi bien contre les Etats-Unis que contre « l’islamisme mafieux » naissant. Nous porterons alors une appréciation sur cette alliance : est-elle si déstabilisatrice qu’on le pense ? (IV)
René Cagnat, colonel e.r., vit la moitié de l’année au Kyrgyzstan d’où il rayonne dans toute l’Asie centrale.
D’entrée, soulignons que la kazane est à moitié vide. Pour une surface proche de 12 fois celle de la France, la population locale, Xinjiang compris, avoisine à peine 110 millions d’habitants [7] : cela correspond à un désert à proximité des fourmilières chinoise et indienne. Ce désert en est d’autant plus tentant !
La mixture dans le chaudron est à base de larmes du diable ! Ainsi appelle-t-on au Turkestan, avec beaucoup de justesse, le pétrole et le gaz. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les découvertes de gisements n’ont jamais cessé : on peut évaluer aujourd’hui à 10% des ressources mondiales le potentiel de la région centre-asiatique pour le pétrole, de 15% à 20 % pour le gaz et 20% pour l’uranium. Ajoutons que la faible consommation locale fait de l’Asie centrale l’une des zones majeures d’exportation d’hydrocarbures. A l’URSS puis à la Russie qui monopolisaient ces exportations, se sont adjoints, au fil des ans, d’abord les Iraniens, puis les Turcs et, enfin et surtout, les Occidentaux qui, à partir de 2006, ont profité de l’oléoduc BTC [8] édifié à l’initiative anglo-saxonne pour contourner les oléoducs russes. Enfin, par un gazoduc construit en 2010 et triplé depuis (Central Asia Gaz Pipeline), les Chinois ont commencé à importer massivement du gaz turkmène et un peu ouzbek s’ajoutant au pétrole et au gaz kazakhs qu’ils recevaient déjà.
Une autre composante, clandestine mais essentielle, est celle des larmes d’Allah [9]. Il s’agit de l’héroïne et du cannabis afghans ainsi que du cannabis kazakho-kyrgyz qui auraient rapporté [10], en une dizaine d’années, la bagatelle de 900 milliards de dollars à la narco-mafia centre-asiatique et proche-orientale [11] lui donnant une puissance inouïe, supérieure sur le plan financier à celle des Etats locaux.
Le trafic prend des proportions inimaginables notamment en direction de la Russie qui, avant même l’Iran et l’Afghanistan, est le pays qui souffre le plus de l’héroïne : près de 40 000 victimes par an, avec utilisation de 20% de l’héroïne mondiale.
D’autres ingrédients de la mixture ne sont autres que l’or ouzbek ou kyrgyz, les métaux classiques ou rares kazakhs, l’uranium kazakh et ouzbek, le coton ouzbek, les terres rares recherchées et découvertes de ci de là.
Dans la décoction, la misère kyrgyze et tadjike, les dictatures ouzbèke, chinoise ou turkmène font figure de sauces pendant que le liant est assuré par les problèmes inter-ethniques étendus à toutes les populations, les chamailleries permanentes entre Etats *centre-asiatiques (par exemple la querelle du barrage de Rogoun entre Tadjikistan et Ouzbékistan, les disputes de frontières entre Kyrgyzstan, Ouzbékistan et Tadjikistan), voire le problème du manque d’eau qui se généralise.
Enfin, un élixir oriental agrémente le contenu du chaudron : celui de l’islam, traditionnellement fort et structuré chez les sédentaires ouzbeks, ouighours et tadjiks et de plus en plus activé, voire « mafiosé » à partir du Pakistan, de l’ Afghanistan et surtout de la « zone tribale » (intermédiaire entre ces deux pays), du fait des liens étroits entre le trafic de drogues et les foyers islamistes taliban.
Qui manipule la mixture ? Qui alimente le feu ?
Considérons successivement le « cuisinier » russe (A), le « cuisinier » chinois (B), le « maître-queue » américain (C), l’islamisme mafieux (D) et les « marmitons » (E).
Le cuisinier russe a gardé une sorte de primauté, au moins dans sa zone du Turkestan russe, car le Russe n’est pas étranger à l’Asie centrale. Comme le disait Napoléon, « Grattez le Russe et vous découvrirez le Tatar ». Non seulement « Moscou la tatare », comme on le prétend à Saint-Pétersbourg, est chez elle dans « son Turkestan », longtemps dit russe, mais aussi a engrangé à son sujet une connaissance et un savoir-faire incomparables. Elle contrôle en outre, sur son territoire, des contrées presque turkestanaises telles le Tatarstan et la Bachkirie (carte 3).
Dans ses manœuvres le Kremlin bénéficie également de l’appui d’au moins six millions de Slaves répartis dans tout le Touran. Ces Slaves, qu’on a pu appeler « russiatiques », sont souvent asiatisés et parfois proches des indigènes. Aujourd’hui, ils ont tendance à rejoindre la mère-patrie, mais, notamment au nord du Kazakhstan, constituent encore une source considérable d’influence sur laquelle la Russie peut compter.
Le pays russe dispose aussi de tout un réseau logistique (routes, chemins de fer, oléoducs, gazoducs, etc.) hérité de l’URSS et qui continue à mettre les nouveaux Etats ex-soviétiques, dans la dépendance de la « métropole ». Cette situation ne s’atténue que depuis l’apparition d’un effort logistique et commercial des Chinois en direction de l’Asie centrale qui fait de Pékin le principal rival de Moscou dans la région.
La Russie maintient au Kazakhstan, au Kyrgyzstan et au Tadjikistan tout un dispositif de bases militaires héritées de l’URSS, dont certaines d’importance : Baïkonour, base spatiale au Kazakhstan, base aérienne de Kant près de Bichkek au Kyrgyzstan, enfin et surtout les 6 000 hommes de la 201ème(ex 201ème DFM) base autour de Douchanbé, Kouliab et Kourgan-Tioubé au Tadjikistan.
La Russie et son avatar soviétique ont toujours eu recours à l’approche institutionnelle (création d’institutions). Elle en tire avantage pour « enrégimenter » des pays plus faibles. Ainsi en va-t-il de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC.), créée en 2002. Cette nouvelle organisation, qui est au Turkestan ce que le Pacte de Varsovie était à l’Europe de l’est, s’oriente prioritairement vers l’Asie centrale puisque, aux côtés de la Russie, de la Biélorussie et de l’Arménie, 3 à 4 membres sur 7 sont centre-asiatiques : le Kazakhstan, le Kyrgyzstan et le Tadjikistan en font partie, rejoints en 2006 par l’Ouzbékistan [12] qui l’a quittée à nouveau en juin 2012. L’Organisation n’a pas tardé à récupérer la Force d’intervention rapide créée en 2000 et devenue, en 2009, Force collective de réaction opérationnelle (FCRO). Cette force, appelée au secours par Rosa Otounbaeva, la présidente kyrgyze, en 2010 au moment du pogrom d’Och, n’est pas intervenue car elle n’était pas encore au point. Mais depuis, comme la conquête masquée de la Crimée (mars 2014) l’a prouvé, l’armée russe a fait de réels progrès.
Tout comme l’OTSC est un succédané du Pacte de Varsovie (1955-1991) appliqué à l’Asie centrale, la Communauté économique eurasiatique (EURASEC) est, par certains côtés, une reprise du Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM) en direction du Turkestan et de ses ressources.
Les participants de l’OTSC et de l’EURASEC sont les mêmes et l’influence russe y demeure prédominante.
Un noyau dur est cependant apparu au sein de l’EURASEC témoignant de la priorité du Kazakhstan en Asie centrale : dès 2006 s’est fait jour, en effet, le projet de formation d’un Espace économique unique (EEU) entre Russie, Kazakhstan et Biélorussie. En 2009, les trois comparses ont formé une union monétaire avec le rouble comme monnaie d’échange et, en 2010, ont mis en place une union douanière très utile pour contrer l’accaparement des ressources du Kazakhstan par la Chine. Le Kyrgyzstan et le Tadjikistan sont candidats à cette Union douanière.
Enfin, au-delà des domaines militaire et économique, le ciment social qu’ont constitué la Grande Guerre patriotique (1941-1945 [13]), le parti communiste et l’Union soviétique, intervient encore pour rapprocher de Moscou et de son administration les populations locales. Il suffit d’avoir vécu un 9 mai – date de l’anniversaire de la victoire de 1945 retenue par les Soviétiques - dans plusieurs des pays centre-asiatiques pour discerner la force du lien patriotique qui relie encore l’Asie centrale à la Russie. Ce lien est encore renforcé par l’atout linguistique : même si la connaissance de l’anglais progresse, le russe continue à imprégner les peuples kazakh et kyrgyz, notamment au niveau des intelligentsii locales. Ces dernières, parfaitement russophones, ont une tendance naturelle à se tourner vers la Russie dès que se pose un problème. Ceci est particulièrement vrai au Kazakhstan et au Kyrgyzstan, les deux pays centre-asiatiques qui constituent le noyau de la présence russe en Asie centrale. Le Kyrgyzstan est notamment tenu par Moscou du fait de l’accaparement de tout son secteur pétrolier (gaz et pétrole) par le Russe Gazprom.
Le seul véritable obstacle à la présence et à l’activité russes est constitué par une hostilité profonde (et partagée par nombre de Russes) enracinée dans certaines populations : ouzbèkes et turkmènes en particulier.
La Russie bénéficie néanmoins dans son « étranger proche centre-asiatique », pour au moins 10 ans encore [soit au-delà de 2024], d’un réseau d’influence qui lui permet, malgré la faiblesse de ses moyens [14], de peser d’un poids parfois considérable sur le cours des événements. On le perçoit actuellement au Kyrgyzstan, voire au Tadjikistan et Kazakhstan.
Le cuisinier chinois, beaucoup plus discret, s’est limité à la pénétration économique, logistique et commerciale. Sa proximité, son obstination et ses immenses moyens financiers et techniques lui valent aujourd’hui des avancées majeures, pour ne pas dire décisives en Asie centrale. Il souffre cependant de la crainte qu’il continue à susciter, malgré la relative réussite de son soft power dans la population centre-asiatique : une minorité ouighoure ayant fui la Chine en plusieurs vagues au XXème siècle [15] n’est pas étrangère, par son influence, à ce qui ressemble parfois à de la méfiance, voire de la haine [16] dans de vastes secteurs de l’opinion.
Le principal atout de la Chine en Asie centrale est, bien entendu, le contrôle étroit qu’elle exerce sur près d’un tiers de la région : le Xinjiang qui partage une frontière avec le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Tadjikistan et l’Afghanistan. Cela donne à Pékin une proximité idéale pour l’établissement d’un réseau de pénétration logistique (routes, voies ferrées) mais aussi, en sens inverse, d’exploitation énergétique et minière (oléoducs, gazoducs, lignes de force) à l’origine d’un contrôle commercial particulièrement élevé au Kyrgyzstan [17] : une plaisanterie à Bichkek consistait à mettre en parallèle la présence militaire russe et américaine aux environs de la capitale avec celle massive des négociants han dans les bazars locaux. Ce contrôle commercial, qui se développe aussi au Tadjikistan et au Kazakhstan, est à l’origine d’une infiltration des ressortissants chinois. A ce sujet, la présence au Kazakhstan comme au Kyrgyzstan depuis près de deux siècles d’une minorité musulmane han, active et industrieuse, parlant un dialecte chinois, celle des Dounganes [18], est de quelque intérêt pour faciliter ou masquer la pénétration des Chinois han.
Il convient de noter le profil bas des Chinois dont les travailleurs, par exemple sur les autoroutes en construction, sont aussi discrets qu’efficaces. Leur pauvreté relative les met de plain-pied avec les indigènes pendant que le modernisme de leurs techniques et de leur équipement suscite l’admiration générale. En outre, les Hans partagent avec les Centre-asiatiques le sens du cadeau et, s’appuyant sur leurs immenses capacités financières, savent ainsi amorcer la consommation de leurs produits d’un bon marché imbattable : la piètre qualité de ces derniers est le seul obstacle à leur réussite.
Mais Pékin, en étant à l’origine de la création de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), a su ajouter l’habileté diplomatique à l’habileté commerciale. En gestation depuis 1996, elle a résulté de la signature, le 24 juillet 2001, d’un traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération entre la Chine et la Russie et s’est étendue à tous les pays d’Asie centrale *(moins, bien sûr, le Turkménistan neutre). Une telle organisation était indispensable pour faire oublier que les Chinois tiennent d’une main de fer plus de 10 millions de Turks ouighours ou kazakhs et qu’ils ne cessent d’écraser – par exemple en juillet 2009 à Ouroumtchi et chaque année depuis - les velléités d’indépendance de ces Turcophones.
Bien structurée et en constant progrès, cette immense organisation régionale regroupe aussi des pays observateurs comme l’Inde, le Pakistan, l’Iran, l’Afghanistan et la Mongolie. Ainsi est apparue, nantie peu à peu d’un volet économique, militaire et anti-terroriste, la coalition « anti-hégémonique », Chine-Russie-Iran que Brzezinski redoutait dans son « Grand échiquier » paru en 1997.
Comparés à ceux de la Russie et de la Chine, les atouts du « maître-queue » américain sont de bien moindre envergure : il est trop éloigné, physiquement et psychologiquement. Ses « recettes » conviennent moins aux Centre-asiatiques.
Peut-être à l’instigation du stratège Zbigniew Brzezinski (d’origine polonaise), les Etats-Unis ont vite profité de la guerre contre le terrorisme, entamée fin 2001, pour mettre pied en Asie centrale. Ils ont pris alors position sur la base de Manas au Kyrgyzstan et sur celle de Karchi-Khanabad en Ouzbékistan, c’est-à-dire en pleine chasse gardée ex-soviétique et russe. Sous le prétexte d’intervenir en Afghanistan, cela leur permettait de figurer sur les arrières aussi bien de la Chine que de la Russie et de l’Iran, à proximité relative du Golfe persique et de la péninsule indienne. L’Ouzbékistan, un des rares pays ayant encore une marge d’indépendance, est parvenu, sous la poigne de son terrible dictateur, à faire décamper en 2005 les Américains de Karchi-Khanabad. Et Washington de s’accrocher mordicus, depuis lors, à Manas à grand renfort de manipulations tous azimuts, autour et dans le chaudron, afin de sauvegarder cette unique plateforme de projection. Le président kyrgyz Almazbek Sharshenovich Atambaev, sous l’influence russe et chinoise, est cependant parvenu à leur faire lever le camp dès juin 2014. [19]
En dehors de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan où la diplomatie américaine est actuellement très active, la présence américaine en Asie centrale ne repose plus que sur l’Afghanistan et le « corridor nord » (doublé d’un couloir aérien) qui approvisionne le « cimetière des empires » mais surtout permet l’évacuation du corps expéditionnaire par voies ferrées et routes, via le Tadjikistan ou l’Ouzbékistan, puis le Kazakhstan, la Russie et la Lettonie. Mais le problème ukrainien (2013-2014) est apparu et l’interruption par les Russes du « corridor » peut être une réponse aux sanctions américaines contre Moscou…
A côté de l’atout économique, par utilisation des banques et des milieux d’affaires, un autre atout des Etats-Unis est l’attrait pour la jeunesse et les nouveaux riches de l’« american way of life » et le prestige dans ces couches sociales de la langue anglaise. Cela facilite l’implantation dans la population d’ONG promouvant la démocratie, les droits de l’homme et des femmes, la liberté de religion, bref le type de société américain. Dans le cas kyrgyz, les représentants de ces ONG très diversifiées (depuis le Peace Corps en passant par Freedom House jusqu’aux organisations baptistes et évangélistes) s’activent un peu partout : aussi bien dans les états-majors des partis politiques qu’au sein des bourgades perdues sur la frontière chinoise. Mais ils sont confrontés maintenant à des populations que la prédication musulmane, extrémiste ou non, ferme de plus en plus à l’influence occidentale.
En fin de compte, même si des possibilités de pression existent, les atouts américains en Asie centrale sont limités et fragiles. Washington perçoit dorénavant son éloignement géographique et psychologique et le coût faramineux des opérations locales (surtout du repli des matériels !). Cela explique le profil bas observé par les Etats-Unis, ces derniers mois, notamment face à la Russie, au sein du Très Grand Jeu. Si finalement ils conservent quelques bases en Afghanistan en 2015 (pour leurs drones surtout) ce sera à titre transitoire. En Asie centrale on peut dire à terme « adieu » aux Américains ! Ils quittent peu à peu le Très Grand Jeu…
Le 3ème / 4ème intervenant, l’islamisme mafieux, aux contours encore flous, a déjà été et sera présenté et estimé en cours d’exposé [20].
Abordons maintenant le cas des « marmitons » qui s’activent autour du chaudron : plutôt turbulents, voire indisciplinés, ils n’en sont pas moins manipulés par les « maîtres-queues ».
. Le plus rétif n’a aucune force particulière, mais est bien placé sur les flancs du chaudron y déversant une production qui lui donne une puissance terrible : celle de la drogue. Il s’agit de l’Afghanistan et de ses mafieux qui, fournissant 92% de l’opium mondial en 2013, écoulent par l’Asie centrale ou « voie du nord » environ 30% de leur production d’héroïne [21]. Avec l’énorme masse de dollars ainsi amassée [22], les mafias et les réseaux de la drogue commencent à manipuler les agents économiques et même politiques du Touran par une action souterraine qui leur donne déjà le contrôle de la moitié des économies tadjike et kirghize, un pourcentage non négligeable des PIB turkmène et ouzbek, une influence certaine au Kazakhstan.
Mais - fait le plus déstabilisant - cette puissance mafieuse et financière commence à revêtir les oripeaux de la religion. On peut parler en effet en 2014, des Taliban pakistanais ou afghan au Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) en passant par certains extrémistes ouighours, d’ « islamisme mafieux ». Il commence aujourd’hui à être partie prenante au TGJ au même titre que les Russes et les Chinois.
. Le Pakistan est lui aussi un marmiton islamique qui s’efforce de jouer son propre jeu. Effrayé à l’idée d’être encerclé par l’Inde sur ses arrières afghans, Islamabad s’efforce de contrôler les Taliban afghans ainsi que ses propres Taliban et agit en sous-main à Kaboul. Il le fait par l’intermédiaire de son service spécial l’Inter-Services Intelligence (ISI) qui, effectivement, pèse d’un grand poids, depuis les origines, dans la genèse de la crise afghane. Les Américains ont mis du temps à s’apercevoir que le soi-disant « allié pakistanais » servait de base arrière et d’inspirateur à l’ennemi taliban, et ceci plutôt dans le sens offensif que modérateur. Le Pakistan est, de toute façon, bien plus favorisé que l’Inde pour envisager une action en Asie centrale : son potentiel « sunnite » est réel dans ces pays d’islam fervent que sont l’Ouzbékistan, le Tadjikistan. Mais au Xinjiang ou « Ouighourstan » [23] avec lequel, rappelons-le, il communique par la passe de Kundjerab et une route stratégique, le Pakistan a les mains liées par son alliance avec la Chine. Par ailleurs le Pays des purs pourrait bien être la principale victime du départ américain : si l’apparition d’un Pachtounistan regroupant pachtouns afghans et pakistanais en résulte, un démembrement du Pakistan devrait s’ensuivre.
. Passons à un marmiton particulièrement frondeur car indépendant : la puissance iranienne. Héritier de la Perse antique – l’Iran est chez lui dans une Asie centrale qui figure intégralement dans « l’aire du Naurouz », celle où l’on fête, le 21 mars, le nouvel-an iranien. Le Touran est d’abord de civilisation persane, notamment dans ce pays éminemment stratégique de langue indo-iranienne qu’est le Tadjikistan. Cela permet à l’empire iranien, fort de 76,5 millions de sujets et d’immenses revenus pétroliers, de bénéficier d’une vaste marge de manœuvre qui l’autorise à lutter pied à pied contre l’influence américaine et d’offrir à Moscou, voire à la Chine, un contre-poids parfois utilisé.
. Grâce à son influence islamique et surtout à ses ressources financières, un marmiton d’envergure n’est autre que l’Arabie séoudite, secondée par les Emirats arabes unis. Cette puissance religieuse, culturelle, financière de bonne renommée [24] et dorénavant économique [25], prépare l’avenir dans ce pays sunnite qu’est l’Asie centrale en y construisant des milliers de mosquées et en finançant la formation en Egypte, au Pakistan ou en Syrie des mollahs appelés à les activer. Il ne faut surtout pas sous-estimer l’influence de certains « hommes de Dieu » : leurs prêches rudimentaires, assortis de mensonges, parviennent parfois en une année - même chez les Kyrgyzs plus rétifs à leur influence- à rendre « nationalistes », c’est-à-dire racistes et fanatiques, des villages ou quartiers entiers…
. Parlons encore de l’activité considérable et ambigüe d’un marmiton islamique un peu particulier puisque, membre de l’OTAN et dans la mouvance américaine. Il s’agit de la Turquie qui, parmi les marmitons occidentaux, occupe en Asie centrale une place privilégiée par sa proximité culturelle comme par son poids économique : le Turkestan, de l’Azerbaïdjan au Kazakhstan, est devenu l’hinterland économique et social de cette puissance éminente qu’est aujourd’hui une Anatolie moderne peuplée de 76,1 millions d’habitants. Le « grand frère turc » est présent non seulement par son commerce, ses universités, ses écoles, ses chantiers, une diaspora d’intellectuels, d’ingénieurs, de courtiers et d’ouvriers, mais aussi par sa diplomatie, ses activités souterraines, voire une influence islamique spécifique : celle des Soufis, notamment Nachbandi et du prédicateur islamiste Gülhen.
. Un autre marmiton proche-oriental, dans la mouvance des Etats-Unis, n’est autre qu’Israël qui s’appuie en Asie centrale sur le souvenir de la minorité des Juifs de Boukhara [26]. Par ce biais ou par celui d’oligarques ou d’hommes d’affaires juifs particulièrement influents, le rôle des Israëliens est loin d’être secondaire.
. Que dire des marmitons européens, et notamment parmi eux de l’allemand qui bénéficie des restes d’une implantation ethnique dans le Touran [27] ? Ils sont peut-être les seuls à être disciplinés, tenus qu’ils sont par l’OTAN. Même si les Allemands sont encore militairement présents à Termez, l’inféodation à l’OTAN des Occidentaux est telle qu’ils évoluent tous dans le sillage américain et n’accèdent au niveau politique que pour la frime. Seule l’Allemagne, dont le poids économique s’est fait dans les années 1990 considérable dans tout le Turkestan et le demeure [28], représente parfois une puissance à prendre en compte. Quant à l’Europe, elle se contente de préparer l’avenir en affirmant sa politique étrangère, en ouvrant des ambassades en tout pays, en nommant des envoyés spéciaux de renom, en subventionnant grassement la lutte contre la drogue et toutes sortes d’initiatives. Elle n’en reste pas moins soumise pour l’instant à l’hyperpuissance américaine.
Un petit marmiton européen - et malgré tout indépendant…- à ne pas négliger est la Suisse [29]. Plaisamment appelée à l’ONU « Helvétistan », elle a des liens serrés avec l’Asie centrale. Liens humanitaires et économiques très efficaces mais aussi financiers : Berne assure en effet la commercialisation de l’or centre-asiatique tout en demeurant un refuge pour les capitaux qui s’expatrient…
. En dehors du cadre purement étatique, certaines organisations internationales (ONU, OSCE [30], etc.), certaines banques notamment internationales (Banque mondiale, FMI, Banque asiatique de développement, etc) mais aussi d’affaires exercent par leur rayonnement et leurs capacités de crédit une influence qui peut être déterminante. Il en va de même des organisations non gouvernementales ou ONG ( par exemple le Réseau Aga Khan de développement, l’AKDN), mais à un niveau moindre. Souvent, organisations internationales, banques et surtout ONG sont téléguidées par les grandes puissances qui en font, autour du chaudron, des marmitons obéissants. Les Etats-Unis sont passés maîtres dans ce genre de manipulation.
Voici donc, autour du chaudron centre-asiatique, tout un entourage apparu en vingt ans. Les grandes puissances le manœuvrent mais aussi, parfois, doivent composer avec lui en menant le Très Grand Jeu.
Le « Très Grand Jeu » correspond à l’action de chacune des grandes puissances pour influencer, voire contrôler avec ses moyens spécifiques une Asie centrale plus que jamais bien placée sur l’échiquier mondial et devenue riche en ressources énergétiques et métaux rares.
On retiendra ci-après quelques exemples du « Très Grand Jeu » interne et externe (intérieur ou extérieur à l’Asie centrale).
Pour expliciter le Très Grand Jeu russe, c’est-à-dire ce qu’a pu entreprendre, ces dernières années, la Russie pour maintenir ses positions en Asie centrale, notamment face aux empiètements américains, prenons, tout d’abord, l’exemple du Kyrgyzstan.
Cette action spectaculaire de Moscou au Kyrgyzstan s’est appuyée à l’intérieur du territoire kyrgyz sur :
. la présence d’une minorité influente de 600 000 Slaves (11% de la population) ;
. une nouvelle ambassade de Russie à Bichkek - la plus importante des ambassades en place - assortie d’un consulat général à Och ;
. une université slave réputée installée à Bichkek ;
. le maintien de quatre petites garnisons russes [31] dont l’effectif global – en hausse - doit correspondre à 1 000 hommes. Parmi elles, la plus importante est la base aérienne de Kant. Au titre de la Force collective de réaction opérationnelle (FCRO) [32], elle peut accueillir quasi-instantanément des renforts de troupes aéroportées : ce fut le cas lors de chacune des révolutions (2005 et 2010) en tant que moyen de pression. Créée en 2003 pour « marquer » la base américaine de Manas située à une trentaine de kilomètres, elle n’est pourtant pas compromise par le départ des Américains en juin 2014. Bien au contraire, la lutte contre le terrorisme censé surgir d’Afghanistan amène Moscou à accroître ses capacités d’accueil d’unités et d’intervention (chasseurs-bombardiers). [33]
Face à ses rivaux, Moscou utilise à Bichkek les leviers traditionnellement manipulés pour obtenir une évolution interne : influence exercée au plus haut niveau (président Almazbek Atambaev) pour obtenir la fermeture en juin 2014 de la base américaine de Manas ; recours aux activités souterraines, notamment en direction des partis ; aménagement du quasi-monopole énergétique de Gazprom [34] ; insertion de la république kyrgyze dans le réseau des alliances militaires et économiques : OTSC, EURASEC et bientôt, progressivement, dans l’Union douanière de la future Union économique eurasiatique (prévue pour 2015) ; formation des élites kyrgyzes en Russie ; acceptation sur le territoire russe d’une main d’œuvre kyrgyze de 400 000 personnes, etc.
Pourtant, en avril 2005, malgré l’ampleur de cette action russe, la Central Intelligence Agency (CIA) parvient à organiser une « révolution des tulipes » dans la ligne des révolutions de couleur : à Bichkek où Freedom House finance l’imprimerie des journaux d’opposition comme à Djalalabad où l’insurrection est suivie à partir d’un club de jeunesse financé par une ONG américaine.
De 2005 à 2009, le nouveau président Kourmanbek Salievitch Bakiev louvoie entre Etats-Unis et Russie appliquant la diplomatie dite multi-vectorielle qui permet de profiter des rivalités de divers Etats en grappillant quelques avantages. Ainsi, en mai 2009, alors que l’OTAN vient d’organiser à Astana -pour la première fois hors du territoire otanien - le forum du Conseil du partenariat euro-atlantique, le président kyrgyz accepte de favoriser la réplique russe à cette nouvelle intrusion : l’installation dans le sud kyrgyz d’un bataillon russe et d’un centre de lutte contre la drogue téléguidé depuis Moscou. Mais, en novembre 2009, il reporte cette installation et, même, dissout l’agence kyrgyze de lutte contre la drogue…Le Kremlin est d’autant plus irrité par les atermoiements de Bakiev qu’il se sent trahi par le président : alors que la Russie lui a accordé un don et des crédits très avantageux en échange d’un départ des Américains de Manas, ce dernier accepte en définitive, contre argent comptant, que les Américains restent. Moscou, ulcérée, procure alors un soutien avéré à la révolution du 7 avril 2010. En juin 2010, pourtant, alors que la nouvelle présidente kyrgyze, Roza Otounbaeva, a demandé instamment, contre le pogrom anti-ouzbek en cours, l’intervention à Och de l’OTSC, cette organisation, armée russe en tête, se révèle incapable d’agir : le « syndrome afghan » a peut-être empêché le président Dimitri Medvedev de lancer ses troupes dans un piège qui pouvait se refermer sur elles. Pour autant, l’appui matériel et financier de Moscou n’a pas semblé se démentir alors même que les Kyrgyzs, en choisissant une république parlementaire, s’étaient opposés aux options politiques de la direction russe [35].
L’affirmation de la présence russe est poursuivie, malgré des moyens limités, dans tout pays d’Asie centrale ex-soviétique en privilégiant le facteur énergétique et l’influence notamment culturelle des minorités russes. Si cette affirmation des Russes est relativement aisée au Kyrgyzstan, au Kazakhstan comme au Tadjikistan, elle est en revanche plus difficile au Turkménistan comme en Ouzbékistan.
. Au Kazakhstan, l’action russe appuyée sur une minorité agissante de 4 500 000 Slaves (25% de la population) et sur la base militaro-spatiale de Baïkonour, intervient autour du personnage clé qu’est le président Nursultan Äbishuly Nazarbaev. Ce dernier sait qu’il ne peut s’opposer aux Russes sans risquer une partition de son pays (c’est d’ailleurs dans cette perspective que ce fin renard a installé, dès 1997, sa capitale à Astana afin d’ancrer au Kazakhstan le nord kazakh peuplé de Slaves). Même si Astana flirte avec Pékin en se préparant à fournir massivement aux Chinois pétrole et gaz, même si, aujourd’hui, 50% du pétrole livré par le BTC est d’origine kazakhe, il n’en reste pas moins que les livraisons actuelles à la Russie d’hydrocarbures kazakhs atteindraient la moitié de la production nationale de pétrole et de gaz. Notons que l’apparition de l’Union douanière a certainement pour visée partielle le freinage de la récupération par la Chine des ressources kazakhstanaises. Moscou, de toute façon, sait que, dans 10 ou 20 ans, lorsque le réchauffement du climat rendra critique le besoin d’eau, le détournement vers l’Asie centrale du surplus des fleuves sibériens pourrait rétablir, notamment pour le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, une dépendance considérable à l’égard de la Russie.
. En Ouzbékistan, beaucoup dépend de l’humeur du président Karimov : aux périodes d’hostilité, illustrées par une lutte systématique contre la langue russe, succèdent des rémissions savamment négociées par la diplomatie moscovite. Mais l’évolution des relations russo-ouzbèkes dépend aussi de l’évolution des relations américano-ouzbèkes. Ainsi, en 2005, la critique acerbe par l’Occident de la répression d’Andijan s’est traduite par la fermeture de la base américaine de Karchi-Khanabad mais également par le retour de Tachkent dans l’EURASEC et l’OTSC. La tendance actuelle est au rapprochement des Ouzbeks avec les Occidentaux et notamment les Américains car la création via Termez du corridor nord pour approvisionner ou replier le corps expéditionnaire en Afghanistan est extrêmement lucrative pour Tachkent. Ceci explique que l’Ouzbékistan ait quitté à nouveau l’OTSC et que ce pays, qui commence à connaître les affres de la succession de Karimov [36], demeure le dernier point fort des Américains en Asie centrale.
Notons que, si la situation en Ukraine orientale devait s’envenimer, les Américains pourraient répondre aux Russes en lançant leurs nouveaux alliés ouzbeks contre Och et le Ferghana kyrgyz peuplés majoritairement d’Ouzbeks. Ce serait une diversion sur les arrières russes et, pour les Ouzbeks, un moyen de recréer l’unité nationale mise à mal par les rivalités successorales !
. Au Turkménistan où, du fait de l’amélioration de la situation économique (apparition d’un « émirat gazier ») la minorité slave se renforce un peu mais où la langue russe est en grand recul, l’action de Moscou profite surtout de « la rémanence soviétique » : le système étant resté communiste, les Russes sont plus à même de l’utiliser à leur profit. Ils sont aussi présents dans le secteur énergétique : il s’agit de préserver la capacité d’exportation par oléoducs ou gazoducs mise à mal aussi bien par le vieillissement des installations que par la concurrence étrangère, occidentale (oléoduc BTC) et surtout chinoise : 3 branches de gazoducs construites vers la Chine via l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, une quatrième en projet peut-être via l’Afghanistan du nord et le Tadjikistan. Si jusqu’à sa mort, en 2006, le Turkmenbachi se satisfaisait du monopole d’exportation de Gazprom par les gazoducs laissés par l’Union soviétique (de 40 à 50 milliards de m3 par an), son successeur, Gurbanguly Bekhdimuramedov, n’a pas tardé à réorienter une part de l’exportation en direction de l’Iran et surtout de la Chine (6 milliards de m3 en 2010, de 30 à 40 aujourd’hui). Compromises en mai 2009 par une explosion suspecte sur un gazoduc russe dans le désert du Karakoum, les exportations de gaz vers la Russie plafonnent aujourd’hui à 10 milliards de m3. En fait, la lutte autour des ressources de « l’émirat gazier turkmène » s’effectue presque à couteaux tirés et s’envenimera si les gisements sont moins abondants que prévu. Mais cela ne semble pas devoir être le cas.
S’agissant du pétrole, Achkhabad a commencé en 2010 des livraisons par pétroliers à Bakou, tête de pont du BTC. Dans le cadre du jeu triangulaire c’est une importante victoire pour « l’angle » anglo-saxon [37] (et l’Occident) que compense, en face, la percée chinoise pour le gaz turkmène. Mais, dans les deux cas, le 3ème angle russe, en situation difficile au Turkménistan, est perdant.
. Au Tadjikistan, pays indo-iranien très vulnérable à une extension de l’instabilité afghane, la Russie a quasiment perdu sa minorité slave chassée par la guerre civile. Mais l’action russe bénéficie encore de la présence des 6 000 militaires de la 201ème base (la plus importante en effectifs des bases russes à l’étranger), legs aussi bien de l’intervention soviétique en Afghanistan que de la guerre civile tadjike. Le maintien de cette base a été confirmé en 2013 pour trente ans.
La station optoélectronique de Nourek, elle aussi héritée de la période soviétique, est devenue propriété de l’Etat russe en 2004. Elle constitue un centre de première importance pour le repérage et l’évaluation d’objets dans l’espace. Par ailleurs, l’inauguration récente du barrage de Sangtuda confirme que la Russie donne toujours la priorité au secteur stratégique de l’énergie.
Enfin, si les garde-frontières russes ont disparu des frontières tadjikes (on peut le regretter...), en revanche des conseillers y figurent toujours.
Dans sa rivalité locale avec les Américains – diplomatiquement très actifs au Tadjikistan afin d’assurer au moins pour quelques années le maintien d’une dizaine de bases en Afghanistan- la Russie n’a pu, pour l’instant, obtenir l’aéroport d’Aïni, notamment pour ses hélicoptères. Cette plateforme aérienne reconstruite dans les années 1990 par l’armée indienne présente encore une présence militaire discrète et limitée de l’Inde. Le président tadjik, Rakhmon, jouant de la diplomatie multi-vectorielle, semble vouloir faire monter les enchères entre Américains et Russes en maintenant dans l’indécision l’affectation de la base.
. L’Alliance avec la Chine
La Russie à l’extérieur continue à s’appuyer sur l’alliance avec la Chine, notamment par le biais de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), même si les deux puissances demeurent rivales, en Asie centrale par exemple.
Cela se fait non sans sacrifices de la part du Kremlin tant la fourmilière han et le savoir-faire des Chinois font peser une menace indubitable sur les déserts sibériens ou centre-asiatiques. Moscou, dans le jeu triangulaire en cours, a choisi depuis longtemps - et plus que jamais depuis l’affaire ukrainienne - comme partenaire Pékin face aux Etats-Unis. Elle ferme donc les yeux sur les avancées « intrusives », en particulier logistiques, des Hans sur son propre territoire sibérien comme au travers de son étranger proche centre-asiatique [38]. Dans ce « Très Grand Jeu » le Kremlin et Pékin se sont appuyés de concert sur l’Iran, pour l’instant observateur de l’OCS.
. L’Iran dans le « Très Grand Jeu » externe
Moscou, pour s’attirer les faveurs de Téhéran, a favorisé -au moins au début- la construction de la centrale nucléaire de Bousher. Même s’il n’était pas favorable à la bombe nucléaire iranienne, Pékin, de son côté, a acheté une bonne partie de la production iranienne de pétrole et de gaz ce qui a aidé l’Iran à tenir face à l’embargo occidental. On a même parlé, en 2007, d’une entrée de l’Iran dans l’OCS comme membre à plein titre. Mais c’était surtout une menace à l’encontre de Washington tout comme, à l’époque, l’annonce de livraison de missiles russes S 300 aux Iraniens, annulée en définitive (Poutine pourrait bien y revenir dans le contexte actuel…).
Même si la Russie s’est opposée à l’arme nucléaire iranienne, les deux puissances ont coopéré en Afghanistan du nord pour la création d’un « Front national » destiné potentiellement à la défense de cette zone face à une menace talibane.
On a vu ainsi apparaître dans ce rapprochement avec l’Iran l’esquisse d’un élément fondamental de l’avenir : « l’alliance anti-hégémonique » que le stratège Z. Brzezinski craignait plus que tout dans son ouvrage « le grand échiquier », à savoir l’alliance de la Russie, de la Chine et de l’Iran » contre les Etats-Unis [39] ! Constatons pourtant, au passage, qu’avec l’affaire ukrainienne Washington fait tout ce qu’il faut pour repousser la Russie vers le camp asiatique.
Présentons successivement le Condominium déguisé (A), ses limites (B), l’islam mafieux (C), les raisons du calme relatif actuel (D) et les origines du trouble social latent (E).
Le Très Grand Jeu, avec notamment la création en 2001 de l’OCS, se traduit aujourd’hui par l’installation d’une sorte de condominium déguisé de la part de la Russie et de la Chine sur l’essentiel de l’Asie centrale accompagné par un départ progressif des Etats-Unis qui ne s’accrochent pour l’instant qu’en Ouzbékistan et dans une moindre mesure au Tadjikistan et au Kazakhstan.
Ce condominium déguisé est appelé à s’élargir, à se renforcer pour plusieurs raisons :
. L’aveuglement occidental et singulièrement américain à l’encontre de V. Poutine et des Russes maintient Moscou dans une alliance contre nature avec Pékin. L’affaire ukrainienne, (qui n’en est qu’à ses débuts), est à cet égard symptomatique. V. Poutine de plus en plus repoussé par les Occidentaux effectue un jeu de bascule et devait se rendre en mai 2014 à Pékin pour conclure ce que les Anglo-saxons appellent le « Mega-energy deal ». Les négociations qui achoppaient depuis des années sur le financement d’un gazoduc géant de la Sibérie à la Chine auraient abouti brusquement comme par miracle. Le gazoduc serait opérationnel dès 2018 avec un financement chinois de 22 milliards de $. Il pourrait lier la Russie à la Chine pour au moins trente ans ! [40]
. La lutte contre l’islamisme mafieux – surtout sunnite- profitera de l’appui de l’Iran du fait de la religion chiite de ce pays mais aussi de son combat contre la drogue. Par ailleurs, V. Poutine, qui va décidément vite en besogne, vient de laisser entendre qu’il pourrait porter atteinte à l’embargo par des transactions avec l’Iran : une coopération surtout énergétique évaluée à 30 milliards annuels de dollars serait envisagée avec ce pays. Elle porterait, notamment, sur les exportations vers la Russie de pétrole brut iranien à 500 000 barils/jour ce qui « crèverait » le plafond global fixé, dans le cadre de l’embargo à un million de barils/jour par le groupe P5+1 [41] pour ces exportations [42]. Le commerce russo-iranien s’en trouverait sextuplé au lendemain de l’embargo mais peut-être même avant son terme en été 2014.
. Donnant la priorité au Pacifique (« le pivotement stratégique »), les Etats-Unis lâchent pied en Afghanistan : même si, après 2014, ils y maintiennent quelques bases, ce ne sera qu’à titre provisoire.
. Les Américains, grâce au gaz de schiste, seront de moins en moins intéressés par l’Asie centrale et ses hydrocarbures.
. Enfin, la prédominance « républicaine » qui s’annonce à Washington rendra les dirigeants américains encore moins réceptifs aux problématiques orientales. Il en ira de même en Europe où, tout naturellement, on s’intéressera beaucoup plus à la menace directe sur les frontières orientales et méridionales du continent plutôt qu’aux steppes lointaines.
Parmi ces problématiques orientales centre-asiatiques figurera en bonne place la bombe démographique. Dans un article que nous avons écrit avec David Gauzère dans la Revue Défense Nationale nous avons constaté ce qui suit : « Malgré la guerre et les privations, les Afghans pâtissent d’une des plus fortes progressions de la population. Cette dernière, estimée à 24 millions en 2000 aurait atteint plus de 30 millions en 2013 ! Or le pays, couvert de champs de pavots, est incapable de la nourrir. » [43] En ce qui concerne l’Ouzbékistan la situation est encore pire ! Sa population était de 6 millions en 1959. Aujourd’hui, malgré le départ de plus d’un million de Russes, le pays compte en 2013 plus de trente millions de sujets, (sans compter les sujets de mécontentement…). A ce train, la situation deviendra intenable dans 10 ou 15 ans. Après, compte tenu du réchauffement climatique, il faudra recourir à l’eau des fleuves sibériens – le fameux projet soviétique de 1965 ! - . C’est encore un atout éventuel dans la main des Russes pour « tenir leur Turkestan » … [44]
Seuls l’Ouzbékistan, et bien sûr l’Afghanistan (seulement observateur de l’OCS) ainsi que, dans une certaine mesure, par suite de leur richesse, le Kazakhstan et le Turkménistan (non membre de l’OCS), échappent, pour l’instant, quelque peu au condominium déguisé. La prise en compte qu’il organise est côté russe, nous l’avons vu, surtout militaire et énergétique. Côté chinois, elle couvre, une palette plus vaste et complémentaire d’ordre économique, logistique, commercial, financier et même ethnique : on observe, en effet, une infiltration de population han surtout au Kyrgyzstan, Tadjikistan et Kazakhstan [45]. La Russie aidera surtout à la construction de barrages, à la défense sur la rive tadjike du Pyandj et, si c’est possible, à la reconstruction de l’Afghanistan et à la lutte contre la drogue dans ce pays [46] pendant que la Chine parrainera deux grands projets : le couloir économique sino-pakistanais de Kachgar à Karachi et Gwadar sur l’océan Indien et la bande économique de la Route de la Soie du Xinjiang à la frontière kazakho-russe [47].
Les pays locaux continueront à défendre leur relative indépendance surtout par la politique multi-vectorielle initiée par le président Nazarbaev et qu’on peut de plus en plus décrire par la formule suivante « être indépendant consiste à ne pas dépendre d’un seul » ! Du fait du retrait américain, cette politique se fera de plus en plus en direction de la Chine et de la Russie aiguisant une rivalité entre ces deux puissances.
Mais faut-il être hostile à ce Condominium déguisé sachant que l’alternative à la relative stabilité qu’il instaure ne serait autre :
. qu’une accentuation des chamailleries bilatérales (entre Ouzbeks et Tadjiks, entre Tadjiks et Kyrgyzs, entre Kyrgyzs et Ouzbeks, entre Ouzbeks et Turkmènes, etc.) ?
. que la progression de l’islam mafieux - cette alliance diabolique entre certains Musulmans, la mafia et la drogue- qui est en train de surgir au premier rang du Très Grand Jeu aussi bien dans le Turkestan oriental (chinois) qu’occidental (ex-soviétique) ?
Cette coalition d’intérêts religieux et mafieux est d’autant plus dangereuse qu’elle fait figure, aux yeux de nombre de Centre-asiatiques, de réaction locale, nationale aux menées étrangères…Comme en Afghanistan, l’islamisme mafieux joue sur place de « l’hostilité aux influences extérieures », afin de s’assurer la mobilisation populaire et religieuse dont il a besoin pour se propager. Des jeunes partent, quelquefois d’eux-mêmes à pied vers les Mecques [48] d’occident ou du sud : au Pakistan, en Inde, aux Emirats, en Arabie séoudite, et de là, parfois, pour le djihad en Syrie. Quand ils reviennent, tout feu tout flammes, nantis de fonds [49], équipés [50] et bien endoctrinés dans leurs villages, ces nouveaux « mollah » réussissent en quelques mois à tournebouler la mentalité de leurs compatriotes les plus naïfs à force de mensonges sur l’Occident…
En fait si l’Asie centrale connaît aujourd’hui un calme relatif. Ce ne peut être que celui qui précède des tempêtes au moins localisées.
Il règne mi-2014 un calme relatif pour trois raisons.
1. Tout d’abord, l’islam et l’islamisme, tout à la reconquête en cours, préparent le terrain en Asie centrale en y construisant des mosquées par milliers. Quand ce réseau de mosquées et de mollahs afférents sera suffisant (il l’est aujourd’hui au Tadjikistan, au Kyrgyzstan, en Afghanistan et dans la majeure partie de l’Ouzbékistan) une action coordonnée pourra être envisagée : on n’en est pas loin !
2. Ensuite, malgré la corruption, l’Asie centrale profite d’une certaine prospérité, souvent grâce à l’économie souterraine mafieuse mais aussi par l’apport de capitaux chinois, voire islamiques (Arabie séoudite, Emirats) et enfin par les sommes d’argent versées par les gasterbeiter, travailleurs émigrés installés en Russie (plus de deux millions en provenance d’Asie centrale).
3. Enfin, l’Asie centrale est corsetée par tout un réseau d’engagements internationaux, d’alliances contraignantes de tout bord (non seulement l’OCS et l’OTSC mais aussi l’ONU, l’OSCE, le Partenariat pour la paix de l’OTAN, etc). Cette approche institutionnelle atténue les dérapages, freine les initiatives risquées.
Un risque de trouble social existe cependant, prometteur de bouleversements.
Deux paramètres expliquent le trouble social latent.
1. Des inégalités économiques flagrantes entre oligarques et nouveaux riches profiteurs de tous les trafics, d’une part, et, d’autre part, une classe moyenne stagnante et un prolétariat, notamment rural, proliférant et miséreux : cela s’est déjà traduit par les révolutions kyrgyzes (2005-2010), la révolte ouzbèke d’Andijan (2005), le soulèvement de Djanaozen au Kazakhstan (2011), etc.
2. Une adaptation difficile à la société capitaliste sauvage beaucoup moins protectrice pour les petites gens. Elle favorise une exploitation sans merci des plus pauvres et tous les trafics imaginables dans un contexte de corruption généralisé.
Les ONG très actives, en particulier au Kyrgyzstan, sont à la fois un facteur de paix et de désordre. En effet, si elles ont pignon sur rue pour l’aide humanitaire, l’action sociale, culturelle, politique de « globalisation » elles donnent aussi dans un prosélytisme par exemple religieux qui peut éveiller des troubles. Par leur action, notamment au Kyrgyzstan, on voit ainsi apparaître une activité de sectes et, même, des séminaires religieux. J’ai séjourné dans un séminaire baptiste-évangéliste : la trentaine de séminaristes -kyrgyzs, caucasiens ou slaves- avaient la conviction des néophytes et promettaient d’être des pasteurs rigoureux, presque de choc. J’ai manqué en revanche et le regrette, de la part d’une ONG musulmane semi-clandestine, un stage d’initiation ou de remise en condition islamique…
Que se passera-t-il quand ces « clergymen » seront confrontés aux mollahs dans une société déboussolée ?
Or, c’est ce qui se produira immanquablement au détour d’une succession (en Ouzbékistan ? Au Kazakhstan ?) ou lorsque les prêcheurs-commandos islamo-mafieux remonteront du Pakistan ou de l’Afghanistan vers le nord, le long des filières de drogue, afin de promouvoir un djihad. Dans un univers habitué à l’action souterraine des Soufis, des Basmatchis [51] – au Ferghana par exemple - ils trouveront des réseaux d’accueil, dans les banlieues en particulier. Aujourd’hui, les extrémistes sont très surveillés et généralement capturés avant qu’ils ne passent à l’action. Mais dans un contexte subversif où jouera à plein la corruption – car les islamo-mafieux sont très riches - la contre-insurrection ne sera plus aussi efficace. Derrière la ligne de défense « anti-narco » qui s’installe actuellement sur le Pyandj, on verra naître à l’arrière, dans les grands centres, la subversion islamiste…
On pensera alors que le condominium russo-chinois avait du bon…
Mais les Russes continueront-ils à s’entendre avec les Chinois ?
Si les Occidentaux mettent beaucoup de bonne volonté à l’avenir pour obtenir cela, comme c’est le cas aujourd’hui via la crise ukrainienne, c’est possible. Mais l’appétit dévorant des Chinois en Sibérie devrait finir par inquiéter Moscou. C’en serait alors fini de l’OCS ! Russes et Chinois y mettant du leur, on verrait dès lors apparaître dans tout le Turkestan l’anarchie, le règne de la corruption et une instabilité généralisée, voire la guerre.
Pour l’Asie centrale, le maintien d’un « condominium déguisé » des Russes et Chinois tempéré par « la diplomatie multi-vectorielle » des pouvoirs locaux serait donc peut-être un moindre mal.
Manuscrit clos le 19 mai 2014
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[1] J’écris ici Kyrgyzstan, masculin Kyrgyz, féminin Kyrgyze, pluriel Kyrgyzs et Kyrgyzes, selon une graphie plus proche de la langue kyrgyze, de façon à lutter contre les orthographes fautives et compliquées Kirghizstan ou Kirghizistan.
[2] Voir René Cagnat, « Asie centrale, jouet des grandes puissances : le Très Grand Jeu », Note IRIS, 2010, 11 pages (traduit en anglais sous le titre « Central Asia, puppet of the major powers : the New Great Game »).
[3] René Cagnat et Michel Jan, Le milieu des empires, entre Chine, Urss et Islam le destin de l’Asie centrale, Robert Laffont, 1981, 323 p.
[4] Taliban est le pluriel de « taleb » (instruit, dans le sens coranique) et ne prend donc jamais de « s ».
[5] Par convention, on écrit « turc » avec un c quand il s’agit de Turcs d’Anatolie ou d’Europe. On écrit en revanche « turk » avec un k quand il s’agit de Turks d’Asie centrale ou de Sibérie.
[6] J’écris ici Kyrgyzstan, masculin Kyrgyz, féminin Kyrgyze, pluriel Kyrgyzs et Kyrgyzes, selon une graphie plus proche de la langue kyrgyze, de façon à lutter contre les orthographes fautives et compliquées Kirghizstan ou Kirghizistan.
[7] Le Xinjiang, à lui seul, représente près d’un tiers de l’Asie centrale et un quart de sa population.
[8] Bakou-Tbilissi-Ceyhan (port turc sur la méditerranée orientale).
[9] A l’origine, l’appellation concernait l’héroïne liquide.
[10] Selon M. Victor Ivanov, Directeur du Service fédéral russe pour le contrôle des stupéfiants.
[11] Rappelons que « la route des Balkans », via l’Iran et la Turquie, revêt une importance primordiale pour l’approvisionnement de l’Europe occidentale en héroïne (40%). 30% passent par l’Asie centrale vers la Russie. (selon Iouri Fedotov chef de la direction anti-drogue de l’Onu, « Sobytiya », Douchanbé, 14/10/2010).
[12] Seul en Asie centrale ex-soviétique, le Turkménistan, qui a choisi le statut de neutralité, ne fait pas partie de l’OTSC.
[13] NDLR : L’URSS faisait l’impasse sur son engagement auprès de l’Allemagne nazie de septembre 1939 à juin 1941, notamment pour occuper la Pologne et les pays Baltes.
[14] La Russie, selon l’expression de Jean Radvanyi, demeure une « puissance pauvre » et à problèmes (alcoolisme, drogue, dénatalité, corruption, etc).
[15] Nombre de ces Ouighours ont été assimilés par les populations turcophones locales, notamment dans le Ferghana partagé entre Ouzbeks, Kyrgyzs et Tadjiks. Les descendants d’Ouighours seraient plus d’un million en Asie centrale.
[16] Les révolutions de 2005 et 2010 au Kyrgyzstan se sont toutes deux traduites par des destructions de commerces chinois ou turcs. La destruction de commerces russes fut l’exception.
[17] L’appartenance de la Chine comme du Kyrgyzstan à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a bien facilité les choses.
[18] Les Dounganes sont environ 70 000 au Kyrgyzstan, 60 000 au Kazakhstan.
[19] En dehors de l’Afghanistan, il ne devrait plus rester en Asie centrale comme base de l’ « étranger lointain » que celle d’un fidèle marmiton, l’Allemagne, qui s’accroche en Ouzbékistan à la base de Termez. L’Allemagne dispose en Asie centrale, depuis le XIXème siècle, d’une implantation ethnique fortement multipliée par la déportation en 1942, surtout au Kazakhstan, des Allemands de la Volga. Les Allemands étaient ainsi plus d’un million dans ce pays en 1990. Aujourd’hui, ils n’y sont plus que 160 000, plus 10 000 au Kyrgyzstan, en nombre résiduel ailleurs.
[20] Cf notamment infra p 21.
[21] Il y a même un début d’apparition d’une voie vers l’est par le Wakhan afghan à destination du Xinjiang et, à travers lui, de la Chine.
[22] Cf. supra p. 3 et 4.
[23] Du fait de l’installation massive des han au Xinjiang, la dizaine de millions d’Ouighours, turcophones et de race touranienne, ne sont plus aujourd’hui dans leur pays que très faiblement majoritaires avec, peut-être, 47% de la population devant les Hans et d’autres minorités turcophones.
[24] Le crédit islamique, réputé sans intérêt, se distingue par le fait même du système bancaire capitaliste…
[25] Un exemple de cette progression : l’Arabie saoudite et le Qatar ont essayé de récupérer auprès des Américains une partie de la base de Manas pour en faire un « hub » commercial.
[26] Probablement attirés sur place par les activités des Routes de la soie, les Juifs de Boukhara sont présents en Asie centrale depuis le premier millénaire. Ce n’est qu’au XXème siècle qu’ils sont partis en masse vers les Etats-Unis ou Israël. Ils ne constituent plus qu’une minorité résiduelle en Ouzbékistan mais restent influents dans le sillage américain.
[27] Voir supra note 19 p. 9.
[28] Le Kazakhstan est par exemple le pays où le nombre de Mercédès au pro rata de la population est le plus élevé.
[29] Son renom est tel que vers 2005, à l’entrée de l’université de Tchimkent, le panneau concernant l’enseignement du français était gratifié du seul drapeau suisse !
[30] Il est à noter que, hormis l’Afghanistan et bien sûr le Xinjiang, tous les pays de l’Asie centrale ici considérée font partie de l’OSCE ce qui repousse les limites de l’Europe jusqu’à la frontière chinoise.
[31] En dehors de la base aérienne de Kant, une station de retransmission de la marine, une station d’écoutes, une station de localisation sismique.
[32] Voir supra p.6.
[33] NDLR : Etrange résultat de l’opération engagé par les Etats-Unis et leurs alliés en 2001 : avoir remis la Russie dans la proximité voire le jeu afghan…
[34] Gazprom contrôle aujourd’hui plus de la moitié des stations-essence du Kyrgyzstan…et ne manque pas d’y hisser le drapeau russe !
[35] S’il devait apparaître, à l’avenir, que les Etats-Unis soutiennent à Bichkek la république parlementaire et que la Russie y appuie au contraire les tentatives pour une république présidentielle, les développements qui s’ensuivraient seraient autant de péripéties du Très Grand Jeu.
[36] Selon la constitution ouzbèke les prochaines élections présidentielles devraient avoir lieu vers avril 2015.
[37] La part des Britanniques (30% pour BP) est prédominante dans le BTC.
[38] Les autoroutes chinoises sont presque toujours des « pénétrantes » et presque jamais des « rocades ».
[39] In Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, traduction en français, p. 262, Bayard éditions, 1997.
[40] Voir la note du 21/4/2014 du Middle East Briefing intitulée Russia and China race to complete mega-energy deal.
[41] Groupe diplomatique regroupant les Etats-Unis, la Chine, la Russie, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne en charge de la surveillance nucléaire de l’Iran.
[42] Source : presse économique russe, notamment le quotidien Kommersant du 28 avril 2014.
[43] René Cagnat et David Gauzëre, Revue défense nationale, avril 2014, article Quo vadis, Afghanistan ? p. 80.
[44] Voir supra p. 15-16.
[45] la minorité chinoise han, avec au moins 11 millions d’individus est devenue, avant la minorité russe (descendue à six millions dont 4 dans le seul Kazakhstan), la 1ère minorité étrangère d’Asie centrale (Xinjiang compris).
[46] Selon un article de Pierre Charasse dans Mediapart le 6/5/2014, « l’accord Russie-OTAN d’octobre 2012 élargit la coopération à l’installation d’une base aérienne russe en Afghanistan dotée de 40 hélicoptères où les personnels afghans sont formés à la lutte anti-drogue ».
[47] Selon un communiqué en français de RCI international du 10/4/2014 « Le premier ministre chinois explique la politique chinoise ».
[48] NDLR : Certains auteurs parlent d’une « hybridation ».
[49] Qui servent notamment pour la construction d’une mosquée.
[50] Notamment d’un ordinateur qui facilite la liaison avec la base islamiste.
[51] Résistants au pouvoir soviétique dans les années 1920 et 1930, souvent avec une motivation religieuse.
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