Nicole Gnesotto est professeure du Conservatoire national des Arts et métiers, titulaire de la chaire sur l’Union européenne. Elle est aussi présidente du Conseil d’administration de l’IHEDN et vice-présidente de l’Institut Jacques Delors. Nicole Gnesotto vient de publier « L’Europe indispensable », CNRS éditions, 2019. Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, est fondateur du Diploweb.com. Il a notamment dirigé : P. Verluise, « Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Union européenne. A l’heure du Brexit », éd. Diploweb via Amazon.
Comment l’Europe communautaire s’est-elle fourvoyée dans une « grande illusion démocratique » ? Pourquoi en Hongrie le parti d’Orban peut-il traverser une décennie avant que le PPE songe à le suspendre provisoirement ? Trois décennies après l’ouverture du Rideau de fer, le temps d’une Résistance démocratique au sein de l’UE est-il venu ? N. Gnesotto répond sans langue de bois aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com, à l’occasion de la publication de son nouveau livre : Nicole Gnesotto, « L’Europe indispensable », CNRS éditions, 2019.
Pierre Verluise (P. V.) : L’Union européenne prône les valeurs de la démocratie. Pourtant vous parlez d’une "grande illusion démocratique" dans votre ouvrage « L’Europe indispensable » . Que voulez-vous dire ?
Nicole Gnesotto (N. G. ) : À l’intérieur de l’Union, une sorte de pensée magique sur l’excellence du Marché a produit la grande illusion démocratique de la construction européenne. A savoir que le marché produit de la cohésion politique et qu’à force d’intégration économique, monétaire, financière, c’est un peuple européen solidaire et fier qui finira par naître et permettra l’émergence d’une Europe politique. Cette illusion est déjà présente à l’origine même du projet. Robert Schumann, en homme qui avait vécu les horreurs de la guerre, qui connaissait les crispations séculaires des États sur leur souveraineté politique, était convaincu que l’interdépendance économique était porteuse d’intégration politique, de rapprochement des peuples, bien plus sûrement que n’aurait pu le faire un grand projet d’États-Unis d’Europe. « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait » écrit-il dans son fameux discours de l’Horloge de mai 1950. Autrement dit l’Europe politique, avec son peuple européen uni et solidaire, sera la cerise finale sur le gâteau. Cinquante ans plus tard, les pères de l’euro partageront encore cette croyance sur les effets politiques de la monnaie unique.
Hélas ! Il n’en est rien. [Pas plus que le commerce n’adoucit les mœurs, l’intégration économique n’a aucun effet sur l’intégration politique. Et ce qui est vrai de l’Europe l’est également pour le monde : la mondialisation politique, autrement dit l’émergence d’une société mondiale unie et solidaire ne naît pas de l’unification des marchés. Si on veut aider à l’émergence d’une solidarité politique entre les peuples citoyens européens, alors il faut concevoir et mettre en œuvre une volonté, une dynamique, des efforts proprement politiques->2090]. Ce que l’Europe n’a que trop rarement fait.
P. V. : Comment comprenez-vous que la Hongrie depuis 2010 et la Pologne depuis 2015 puissent fouler au pied les valeurs de l’Etat de droit et de la démocratie sans que l’UE trouve une solution adaptée ? Pourquoi le parti d’Orban (Fidesz) peut-il traverser une décennie (2010-2019) avant que le PPE songe à le suspendre provisoirement, sans même oser l’exclure ?
N. G. : Depuis quelques années, la « bête immonde » dont parle Bertolt Brecht (1898-1956) pour désigner toutes les formes du fascisme, s’est réveillée dans l’ensemble des démocraties occidentales. L’une des plus grandes démocraties du monde occidental, le Brésil, a fini par élire à sa tête en novembre 2018 un président ouvertement d’extrême droite. Aux États-Unis, la démocratie demeure le fondement de la constitution et de la vie politique du pays, mais le président Donald Trump y pratique un populisme assumé, à base de xénophobie anti-immigrés, de falsification de la vérité, de dénonciation des médias traditionnels, de tweets provoquants et outranciers, de dénonciation radicale des fondements même des institutions démocratiques multilatérales. En Europe surtout, l’extrême droite va bon train. Comment qualifier la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, pourtant membre de l’OTAN, sinon comme un régime hyper autoritaire où la pratique des purges à grande échelle s’est banalisée ? Autrement dit, la mondialisation économique a un revers politique inattendu : à force de créer des laissés-pour-compte, de ne pas remplir la promesse d’une prospérité partagée, d’enrichir les plus riches et de marginaliser la majorité des plus pauvres, la mondialisation ruine les bases des démocraties libérales.
Pas moins de 10 pays au sein même de l’Union européenne sont dirigés désormais par des coalitions ou l’extrême droite est présente ou majoritaire, les plus fiers de l’être étant la Hongrie, la Pologne, l’Italie, la Slovaquie, la Roumanie. Mais sait-on que des pays aussi prétendument « parfaits » comme la Suède et le Danemark, ont en 2018 des partis d’extrême droite au pouvoir ? Que l’Autriche a un Premier ministre, des ministres de l’intérieur, des affaires étrangères et de la défense issus de l’extrême droite ? Que la caractérisation de ces régimes en régimes « populistes » est une mascarade, comme s’il pouvait y avoir des démocraties démocratiques et des démocraties populistes.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la vigilance démocratique des institutions et des dirigeants européens s’est largement émoussée au fil des années. En 2006, le Conseil européen prenait des dispositions pour suspendre l’Autriche qui venait d’élire le gouvernement de droite extrême de Jorg Haider. Aujourd’hui, tous ces extrémismes prolifèrent allègrement, dans l’Union elle-même, tout le monde participe à tous les Conseils, sans que la dénonciation de ces régimes autoritaires ne dépasse le seuil d’une rhétorique tardive, timide, et globalement impuissante. Autrement dit, alors que la demande d’autoritarisme refait surface un peu partout sur le continent, les Européens, par lassitude, indifférence, fatalisme, cécité surtout devant un risque que l’on ne veut plus croire possible parce qu’il remettrait en cause tout ce que nous avons accompli depuis la fin de la guerre, laissent faire. Et cette tolérance risque d’être fatale.
P. V. : Trois décennies après l’ouverture du Rideau de fer (1989), vous mettez au nombre des réformes nécessaires pour l’UE : "Imposer la Résistance démocratique". Comment faire ?
N. G. : Comment faire ? Pas forcément en opposant progressistes et nationalistes, comme si la nation était une valeur d’extrême droite et le progrès incompatible avec le cadre national. Pas davantage en stigmatisant les leaders populistes qui, à l’Est comme au Sud de l’Europe, de Orban à Salvini, profitent de la vulnérabilité des citoyens pour nourrir leur rhétorique xénophobe, leur vulgarité, leur autoritarisme, leurs mensonges. Dénoncer ne suffit pas. Pour être efficace, pour dissoudre le terreau favorable aux discours populistes, de nouvelles stratégies doivent être tentées.
La première urgence est d’essayer de comprendre pourquoi le besoin d’autorité refleurit si fortement en Europe. Autrement dit, d’accepter de déceler la part de responsabilité que peuvent avoir les politiques européennes habituelles dans le désenchantement européen. Nous avons failli, collectivement, États membres et institutions européennes, dans la gestion des réfugiés. Nous avons failli également dans la prise en compte des inégalités croissantes et des nouvelles vulnérabilités sociales qui accompagnent la mondialisation. Nous n’avons pas su voir que, sur la base d’une population européenne vieillissante et en diminution constante, périodiquement traumatisée par des violences terroristes imprévisibles, un duo infernal allait engendrer le pire des poisons : l’alliance entre l’austérité économique collective (les réformes structurelles) et le chacun pour soi politique (sur les réfugiés). Si le spectre brun hante ainsi les pays membres de l’Union européenne, si ce n’est pas juste une fatalité des temps modernes, ne faudrait-il pas envisager de modifier certaines de nos politiques ?
Autre urgence : chasser, avec détermination et constance, toutes les atteintes à l’État de droit qui se font jour dans les États membres, en assumant le risque de sanctionner des pays partenaires, de mettre à mal les règles établies, voire de faire passer l’unité du marché derrière l’intangibilité des principes démocratiques.
Prenons la Hongrie et la Pologne. Après moult tergiversations, les institutions européennes ont finalement décidé d’activer l’article 7 contre ces deux pays, sans aucune chance d’aboutir : il faut en effet l’unanimité des pays membres pour condamner un pays, or la Hongrie mettra son veto à une condamnation de la Pologne et la Pologne à celle de la Hongrie… Que faire donc ? Trouver autre chose que le Traité. Prendre des mesures non pas juridiques mais financières. Ainsi, la Pologne touche-t-elle 15 milliards d’euros par an, soit 4% de son PIB, en fonds structurels européens : c’est le prix de notre solidarité économique avec les nouveaux membres de l’Union européenne. Si la Pologne considère cet argent comme un dû, pourquoi ne faisons-nous pas de même avec le respect des règles de la démocratie ? Donnant donnant : en échange de la solidarité économique de l’Union européenne, exigeons la solidarité politique. Ou cessons les versements.
P. V. : Si vous deviez présenter une raison à un jeune citoyen de l’UE de participer aux prochaines élections européennes, que diriez-vous ?
N. G. : Il est difficile en effet aujourd’hui, notamment auprès des jeunes, de justifier l’Europe par la peur de la guerre ou la nécessité d’une réconciliation franco-allemande. Ce qui a parfaitement marché dans les années 1950 et 1960 n’est plus de saison. Difficile également de justifier l’Europe comme à la fin des années 1980, par la nécessité de réconcilier l’Est et l’Ouest. L’argument a également déjà fonctionné, bien que de façon beaucoup plus ambivalente que prévu lors des élargissements. Dans la mondialisation chaotique et inquiétante qui est notre environnement quotidien, il faut donc inventer autre chose. Un autre récit. Au moins trois arguments peuvent être l’ossature d’un nouveau récit européen.
L’Europe est tout d’abord l’échelon le plus pertinent pour répondre aux défis de la mondialisation. Les nations européennes, aussi glorieuses soient-elles, sont trop petites. À l’inverse, si l’on calcule la puissance collective des Européens, l’Union est sans conteste l’une des plus grandes puissances du monde : avec presque 19 % du PIB mondial, elle est la première puissance économique de la planète. Avec 512 millions d’habitants à 28 (446 millions en cas de Brexit), elle pèse beaucoup moins que l’Asie sur le plan démographique, mais représente un marché très supérieur à celui des États-Unis ou du Japon. Autrement dit, il n’y a pas photo. Ensemble, les Européens peuvent compter. Séparément, chacune de nos nations subira le monde des autres et entrera discrètement dans l’oubli de l’Histoire.
Ensuite, les Européens doivent défendre leur modèle de vie et de société. Nous avons en effet inventé, au fil des siècles, un modèle politique sans équivalent dans le monde, articulé sur un triptyque gagnant : démocratie, libéralisme, État-providence. C’est ce modèle sui generis, politique, économique, social, qui a permis aux Européens de maintenir un niveau de vie, une liberté, une cohésion sociale que beaucoup dans le monde nous envient. Or ce modèle est doublement remis en cause : par l’autoritarisme chinois d’un côté, et par l’opportunisme américain de l’autre.
Plus : Jean-Yves Leconte, Quelles variations de l’État de droit dans l’Union européenne ?
En 2021, le Sénat a fait le point de manière précise sur les situations diverses de l’État de droit dans les 27 pays de l’Union européenne. Un sujet majeur puisque sept États membres sont épinglés dans ce rapport solidement documenté et rédigé de manière accessible. Il permet de comprendre pourquoi l’Union européenne s’est récemment dotée d’un nouveau mécanisme, de nature financière, liant le versement des fonds européens aux États membres au respect par ceux-ci de l’État de droit. Un mécanisme dont la mise en oeuvre reste à évaluer.
Ce rapport est un document de référence dont les citoyens peuvent se saisir pour comprendre à la fois les variations de l’État de droit dans l’UE et l’urgence d’une action déterminée à ce sujet. L’un des rapporteurs, le sénateur Jean-Yves Leconte répond aux questions de Pierre Verluise pour le Diploweb.com.
Compter enfin pour rester partie prenante à la table des négociations qui décideront du monde à venir. Multiples sont en effet les enjeux du futur : quelle sera la gouvernance de l’internet ? Peut-on, laisser les États-Unis et la Chine décider de l’avenir du numérique ? Y aura-t-il une limite – éthique notamment – aux progrès de l’intelligence artificielle ? Pourra-t-on tout accepter en matière de manipulation génétique ? Comment évoluera la gouvernance des ressources naturelles, énergétiques, minières, dans les océans notamment ? Quid de l’exploitation des pôles avec le réchauffement climatique ? etc. Ces questions seront déterminantes pour l’avenir des sociétés humaines : imagine-t-on que les Européens en soient absents ? Que seuls les États-Unis parlent à notre place ? Que personne n’ailleurs ne songe même à parler en notre faveur ?
Copyright Avril 2019-Ngesotto-Verluise/Diploweb.com
Plus :
Nicole Gnesotto, « L’Europe indispensable », CNRS éditions, 2019, 64 p. Sur Amazon
4e de couverture
Comment une Europe démocratique, ouverte, libérale a-t-elle pu en quelques années engendrer des tendances profondes au repli et au souverainisme ? Pourquoi le besoin de fermeture et d’autorité le dispute-t-il désormais au désir d’ouverture et de liberté ? En réalité, nous avons failli collectivement, États membres et institutions européennes. Ne faudrait-il pas envisager de modifier certaines de nos politiques ? Prêter davantage attention au citoyen plutôt qu’au consommateur, à la démocratie plutôt qu’au libéralisme ? L’Europe ne combattra en effet le désamour des peuples qu’en inventant une troisième voie. Une Europe à la fois libérale et sociale, mondialisée et protectrice, afin que nos héritiers comme nous-mêmes ne soient jamais contraints de choisir entre deux pires : l’ultralibéralisme des uns et le populisme autoritaire des autres.
Nicole Gnesotto est professeure du Conservatoire national des Arts et métiers, titulaire de la chaire sur l’Union européenne. Elle est aussi présidente du Conseil d’administration de l’IHEDN et vice-présidente de l’Institut Jacques Delors.
Encore plus :
Vidéo. L’Union européenne est-elle condamnée à l’impuissance ?
Profitez de la conférence d’introduction de Nicole Gnesotto à cette Consultation européenne labellisée, organisée par le Centre géopolitique & Diploweb.com
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