Chine-Union européenne : quelles relations ? Entretien avec S. Kahn et V. Niquet

Par Antonin DACOS , Sylvain KAHN, Valérie NIQUET, le 24 janvier 2021  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Sylvain Kahn, Géographe et historien, professeur à Sciences Po. Auteur de nombreux articles et ouvrages, dont « Le Pays des Européens », éd. Odile Jacob, co-écrit avec Jacques Lévy. Valérie Niquet, Responsable du pôle Asie à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS). Elle est l’auteure de nombreux articles et ouvrages dont » La puissance chinoise en 100 questions », éd. Tallandier. Propos recueillis par Antonin Dacos qui étudie le droit public, l’histoire et les relations internationales à Sciences Po Rennes et contribue au Diploweb.com depuis 2020.

Quel est le rapport historique de la Chine à l’Union européenne ? Comment comprendre la relation de la Commission européenne avec Pékin ? La montée de la puissance chinoise peut-elle pousser les Européens à approfondir leur Union ? Quels sont les effets de la conflictualité entre la Chine et les États-Unis sur l’Union européenne ? Valérie Niquet et Sylvain Kahn répondent avec précision et nuances aux questions d’Antonin Dacos pour Diploweb.com.

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Antonin Dacos (A. D. ) : Quel est le rapport historique de la Chine à l’Union européenne ? Comment peut-il conditionner la stratégie chinoise vis-à-vis de notre continent ?

Valérie Niquet  : Parler de la Chine comme d’une continuité historique, culturelle et politique est une erreur. La République Populaire de Chine (RPC) est un régime spécifique marqué par l’héritage léniniste qu’il revendique. Son objectif fondamental est de préserver sa survie et de ne pas reproduire les erreurs de l’URSS. 2049, l’année des 100 ans du régime, est dans les esprits et constitue un marqueur temporel autour duquel la Chine veut démontrer sa puissance et sa réussite.

Il existe bien entendu des pensées et cultures stratégiques chinoises qui influencent les décisions de la RPC. Mais, le régime est caractérisé par son hyper réalisme. Les discours de fermeture comme d’ouverture s’inscrivent dans cet objectif. Il défend les positions qui lui permettent de saisir les opportunités du moment. Ainsi, son rapport à l’Union européenne s’inscrit dans un ensemble stratégique chinois où, l’Europe comme la France, sont principalement vus comme un facteur d’équilibre de la conflictualité entre les États-Unis et la Chine. Cette vision de notre continent n’est d’ailleurs pas si différente de celle que pouvait en avoir l’URSS dans les années 1960.

Chine-Union européenne : quelles relations ? Entretien avec S. Kahn et V. Niquet
Sylvain Kahn - Valérie Niquet
Kahn-Niquet

Sylvain Kahn : Les Européens ont une représentation de la Chine imparfaite où les préjugés ont une forte importance. On voit la Chine comme une puissance exotique et lointaine. On admet l’existence d’une civilisation chinoise mais on méconnaît largement sa complexité et ses nuances. Une forte diaspora dans certains pays européens crée une sentiment de familiarité trompeur. La Chine n’est pas un bloc et nous avons du mal à le comprendre.

Par conséquent, les Européens n’ont pas vu le dynamisme et le développement de la RPC lorsque nous avons accompagné son ouverture économique. Nous pourrions presque parler d’un regard postcolonial européen. La Chine est vue comme un eldorado, un marché à conquérir.

Les élites chinoises ont utilisé ces erreurs à leur profit. En proposant le vaste projet d’infrastructures de transport continentales, Les nouvelles routes de la soie (« Belt and road initiative », BRI), elles font résonner l’imaginaire européen au service de la nouvelle capacité économique chinoise. Dans le même temps, la réalisation de ce projet utilise les points faibles du territoire européen et le manque de cohésion des Européens face aux investissements venus de Chine.

A. D. : Qu’avez-vous pensé du discours sur l’état de l’Union (septembre 2020) de la présidente de la Commission européenne lorsqu’elle a évoqué la Chine ? Ursula von der Leyen a qualifié ce pays de “partenaire de négociation, de compétiteur économique et de rival systémique”.

Valérie Niquet  : Ces trois termes ne sont pas nouveaux. Ils sont le résultat d’une évolution majeure de la stratégie chinoise de l’Union européenne depuis 2016. L’Union est en train de nuancer son rapport à la Chine et la voir autrement que comme un partenaire commercial. Après un pic d’investissement, 2017 marque le ralentissement des investissements chinois à l’étranger. Pékin est moins enthousiaste à l’idée de dépenser massivement ce qui amène des pays comme la République Tchèque ou la Pologne à une attitude plus prudente.

On peut également observer une certaine désillusion idéologique, quoique plus forte aux États-Unis. L’intégration économique n’a pas amené de libéralisation politique contrairement à de nombreuses attentes.

Sylvain Kahn : Il faut souligner que cette Commission européenne a été élue de justesse en 2019. Elle doit être attentive à rassembler une majorité au parlement. Or, le rôle de la Chine inquiète plus qu’auparavant. Le Parlement européen est notamment attaché à une politique guidée par des valeurs politiques comme les droits de l’homme. Il s’est par exemple prononcé pour une coopération renforcée avec Taïwan. C’est le Conseil de l’Union et le Conseil européen qui ne donnent pas suite à cette initiative.

La Présidente de la Commission Ursula von der Leyen a plaidé pour une politique de fermeté vis-à-vis de la Chine. Mais elle la considère toujours comme un partenaire. La Présidente de la Commission a évoqué les Ouïghours et Hong Kong ; cependant, tout en soulignant des possibilités de convergences commerciales et environnementales, elle n’a pas eu un mot pour Taïwan sur laquelle la RPC exerce pressions et menaces ces derniers temps.

Si les Européens sont sortis d’une certaine innocence vis-à-vis de la Chine, ils n’envisagent pour l‘instant pas d’entrer dans un bras de fer comme Donald Trump a pu le faire.

A. D. : Valérie Niquet, que pensez-vous de l’attitude de l’Union européenne vis-à-vis de l’autoritarisme du régime et des atteintes aux droits fondamentaux en Chine ?

Valérie Niquet  : L’optimisme de l’Union européenne vis-à-vis de la Chine traduisait un manque de vision stratégique. Aujourd’hui, même si l’Europe n’est pas une véritable puissance, je pense que l’évolution que nous observons va dans le bon sens. Ainsi, le patronat allemand a compris que le marché chinois n’était peut-être pas si ouvert et intéressant. La Chambre de commerce européenne en Chine partage globalement l’analyse des États-Unis : les perspectives sont beaucoup moins importantes qu’initialement envisagées.

La déception européenne vis-à-vis de la Chine est réelle et permet d’expliquer ce nouveau réalisme européen. Cela est d’autant plus facile que les États membres peuvent s’abriter derrière cette déclaration sur le “rival systémique” et laisser à l’UE l’initiative de la fermeté, y compris sur la question des droits fondamentaux. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Les États sont libres de jouer une sorte de double jeu vis-à-vis de la Chine pendant que l’Union européenne permet la création d’un front uni. Il faut toutefois noter que pour l’instant, notre manque de compréhension de la Chine et le manque de moyens accordés à cette région du monde rendent difficile toute véritable stratégie indo-pacifique.

Il faut toutefois noter que la RPC n’est pas un régime figé. On pourrait dire que l’avenir chinois se trouve à Taïwan et son modèle démocratique. Les régimes autoritaires ne sont pas éternels. En Chine, il a déjà de la peine à s’adapter aux transformations du monde. Dans ce cadre, la stratégie de pression maximale de Donald Trump a obtenu des résultats. Il a limité la volonté d’expansion de la RPC et freiné l’avance du pays d’un point de vue technologique.

A. D. : Sylvain Kahn, la montée de la puissance chinoise peut-elle pousser les Européens à approfondir leur Union ?

Sylvain Kahn : Les Européens font face à un État centralisé commandé par une idéologie d’inspiration léniniste. On peut imaginer comment ses chefs voient l’idée d’un État européen comme une vaste blague. On peut à ainsi noter que lorsqu’il a été attaqué commercialement par les États-Unis de Trump, le gouvernement chinois n’a pas jugé opportun de faire de l’UE un allié commercial. De très grandes entreprises publiques chinoises nous ont montré comment elles savaient jouer des nuances, des vulnérabilités et des incohérences au sein de la pluralité des stratégies à l’œuvre au sein de l’Union européenne. Rappelons-nous de l’achat du port du Pirée au moment où la vente de ses actifs était imposée à la Grèce [1]. C’est un symbole et un cas d’école d’un manque de vision stratégique européenne.

Pourtant, il semble bien que l’Union a rompu avec sa naïveté. Il existe en effet depuis peu un contrôle des investissements étrangers au sein de l’UE pour mettre fin à la concurrence déloyale des entreprises chinoises subventionnées par l’État. La RPC a d’ailleurs cessé de chercher à obtenir le statut “d’économie de marché” dans le cadre de l’OMC.

A. D. : Justement, quels sont les effets de la conflictualité entre la Chine et les États-Unis sur l’Union européenne ? Peut-on s’attendre à un changement avec l’élection de Joe Biden ?

Valérie Niquet : Concernant les États-Unis, la stratégie agressive de Trump est celle qui a le mieux permis de contenir les ambitions chinoises et qui empêche le régime de prendre trop de confiance, par exemple à Taïwan où il est aujourd’hui peu probable que la Chine se lance dans une tentative de reconquête. Si les États-Unis restent fermes sur toute une série d’enjeux de puissance, une certaine forme de statu quo devrait se maintenir.

Une hypothèse plus dangereuse serait un assouplissement de l’attitude des États-Unis qui laisserait plus de possibilités d’expansion à la Chine sans que l‘Europe communautaire ait la possibilité de s’opposer seule à cette nouvelle puissance.

Beaucoup d’évolutions dépendront en réalité de l’habileté chinoise. Si Pékin sait mettre en avant sa capacité à se rendre utile sur des sujets essentiels comme la défense de l’environnement, la Chine pourrait faire oublier la nature de son régime et amener un relâchement de la pression qu’exercent sur elle les États-Unis et les autres puissances démocratiques. Il ne faut pas oublier que le « soft power » chinois est beaucoup moins attractif que le « soft power » américain et qu’en dehors de ses investissements, qu’elle tend d’ailleurs à limiter, la Chine pose des problèmes, y compris dans les pays émergents.

Bien qu’il semble exister un compromis entre démocrates et républicains sur cet enjeu aux États-Unis , la tentation de la reprise du dialogue existe toujours.

Sylvain Kahn : Je suis très sensible à l’analyse de Valérie Niquet sur l’incapacité de la République Populaire de Chine à devenir un modèle mondialement attractif. La Chine n’a pas la capacité d’attraction et de séduction des Américains. Par exemple en Afrique subsaharienne, tout en ayant évincé les Européens, la forte présence chinoise commence à irriter les sociétés civiles, quoiqu’elle soit toujours vue positivement par les élites. Il me semble que le précédent soviétique peut permettre d’aller dans le sens de l’analyse de Valérie Niquet. Le parti communiste chinois parvient à maintenir le régime tout en s’insérant dans le monde avec plus de talent que l’URSS. Mais, il demeure un régime totalitaire qui ne peut pas être attractif.

Néanmoins, je ne pense pas pour autant que l’UE soit en cette période et à court voire à moyen terme un nouveau grand modèle attractif. C’est un désaccord que j’aurais avec la tribune de Valérie Niquet et Walter Lohman « Le basculement du monde vers l’Asie, avec la Chine au centre, n’aura pas lieu »publiée dans Le Monde. La tribune montre que la Covid-19 met à nu les faiblesses du mode de gouvernement de la Chine et le fragilise. Mais ce constat est aussi vrai pour l’Europe [2]. Si la cohésion et la légitimité de l’UE sont vivement renforcées par la lutte contre la Covid-19, plusieurs des traits censés faire la force des Européens ont été mis à mal par la pandémie : l’État providence ; l’efficacité de l’administration et sa capacité à soutenir l’innovation et la créativité ; la solidarité entre les générations et les classes sociales ; la maîtrise de la complexité par des sociétés très développées ; la vigueur de l’État de droit ; l’ancrage de la démocratie ; la capacité de la démocratie à produire de la décision et des solutions rapides. Pour le dire d’une façon imagée et plus intuitive, c’est comme si la pandémie révélait à quel point l’Europe et les Européens ont vieilli. On peut d’autant plus avoir ce sentiment que d’autres pays bâti sur le même type de système de valeurs (pluralisme, État de droit, démocratie, administration structurante et complexe, capitalisme industriel et financier, centralité de la science et de la création...comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Japon, la Corée de sud, Taïwan…) n’ont pas été aussi touchés par les conséquences de la pandémie et parviennent à la parer avec davantage de réussite et de dynamisme. Cela affecte l’image de l’UE qui ne me semble donc pas capable de devenir un modèle suffisamment attractif pour s’imposer face à la Chine ou aux États-Unis. L’accord signé le dernier jour de 2020 par l’Union européenne et la RPC sur les investissements en témoigne. Si cet accord confirme que les Européens se sont bien départis de leur naïveté sur la République populaire de Chine du XXIème siècle il montre aussi que les Européens n’arrivent pas à choisir une option claire entre le cynisme de type réaliste (faire des affaires avec la Chine) et l’idéalisme (subordonner les relations économiques entre Europe et Chine à sa libéralisation politique). Ce type d’indétermination n’aide pas à faire d’un “pays” (l’UE) un modèle. Mais c’est peut-être un passage, un moment de transition vers une détermination retrouvée sur de nouvelles bases : l’UE comme force tranquille. C’est loin d’être sûr, mais c’est possible.

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[1NDLR : Déjà fragile, la Grèce a été considérablement affaiblie par la crise économique amorcée en 2008. Ce qui l’a conduit à concéder l’exploitation de parties du port du Pirée au groupe chinois Cosco, en plusieurs étapes (2008, 2016)

[2KAHN, Sylvain, PRIN, Estelle, “Sur l’Europe, avec la Covid-19, la Chine tombe le masque”, Question d’Europe n°569, Fondation Robert Schuman, 7 septembre 2020, https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0569-sur-l-europe-avec-la-covid-19-la-chine-tombe-le-masque


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