Les propos de cet article sont tenus à titre personnel. Diplomate, ancien ambassadeur, professeur affilié à l’ESCP Business School, auteur de « La politique étrangère européenne » (« Que sais-je ? », 3e édition, 2021) et « La politique étrangère de la France » (« Que sais-je ? », 2019).
La page de la présidence française au premier semestre 2022, particulière à de nombreux égards, reste à écrire. Ce sera l’occasion de faire avancer une certaine vision française de l’Europe à travers le slogan « relance, puissance, appartenance », et de promouvoir un agenda de souveraineté pour l’Union européenne.
Avec beaucoup de clarté, M. Lefebvre présente le contexte et les enjeux de la #PFUE : La présidence post-Lisbonne : une présidence diminuée ; Le télescopage de la présidence avec la période de réserve électorale ; Un chaînon dans la législature et la succession des présidences ; Le programme et les priorités de la PFUE pour 2022 ; L’inconnue des crises.
AU 1er janvier 2022, la France exerce la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne pour la 14e fois depuis le lancement de la construction européenne. Depuis le grand élargissement à l’Est, qui a vu passer l’Union de 15 à 28 Etats membres (27 après le Brexit), une telle occasion ne se produit plus que tous les 13 ou 14 ans. La dernière fois, c’était en 2008, à l’époque de Nicolas Sarkozy. La prochaine, ce sera en 2035, s’il n’y a pas d’élargissement nouveau entretemps.
Le Président Emmanuel Macron a dévoilé le 9 décembre 2021 les priorités de la présidence ainsi que le logo tricolore qui relie les lettres U (en bleu) et E (en rouge) par une flèche blanche qui symbolise le progrès. La devise « relance, puissance, appartenance » a déjà été formulée à la fin 2020, en pleine pandémie de COVID-19, et désigne, sous une forme originale et presque poétique, les impératifs du moment : relancer l’économie européenne (sur la base de la transition écologique et numérique), renforcer l’Europe puissance (une vieille ambition française), cultiver l’appartenance menacée par le Brexit, les populistes, les tendances « illibérales » et les divisions en tout genre qui traversent la politique européenne.
La France ne pouvait pas ne pas être ambitieuse. C’est dans sa nature de voir les choses en grand, de sublimer par l’Europe la grandeur nationale perdue, de se « réincarner » en quelque sorte, comme l’avait finement noté Zbigniew Brzezinski dès 1997 [1]. Depuis 2017, Emmanuel Macron a fait de la « souveraineté européenne » son mantra, l’axe de sa politique étrangère et européenne.
Mais cette présidence sera particulière à plus d’un titre.
Jusqu’à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, l’Etat en présidence présidait toutes les formations du Conseil : le Conseil européen, tous les Conseils de ministres, les Comités des représentants permanents (COREPER I et II), le Comité politique et de sécurité (COPS), tous les groupes du travail du Conseil. La présidence avait un pouvoir d’initiative considérable, en maîtrisant l’agenda et en parlant au nom de l’Union. Ces pouvoirs extraordinaires se sont manifestés à l’époque de la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a réuni 5 fois le Conseil européen en 2008 (au lieu de 2 réunions habituelles) et qui a pris l’initiative d’une médiation entièrement personnelle, au nom de l’UE mais sans l’UE au départ, dans la guerre qui a éclaté entre la Russie et la Géorgie le 8 août 2008. Le Conseil des affaires étrangères, convoqué par Bernard Kouchner le 13 août, n’a pu que ratifier après coup l’accord arraché dans la nuit à Moscou et Tbilissi.
Dans le système post-Lisbonne, les choses ont changé. Le Conseil européen a désormais un président permanent, qui convoque les réunions, fixe les agendas, propose les textes, fait de la médiation. Bien sûr, le président du Conseil européen, le Belge Charles Michel, fera une place au président Emmanuel Macron et veillera à bien s’articuler avec l’ambitieuse présidence française. Mais le président français n’aura pas la prise directe qu’avait son antéprédécesseur.
Surtout, la présidence est également permanente dans toutes les formations liées à la gouvernance des relations extérieures de l’UE. Ce n’est pas le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui présidera le Conseil affaires étrangères, mais le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell. Le COPS et les groupes de travail sur les relations extérieures ne seront pas présidés par des fonctionnaires français, mais par des agents du Service européen pour l’action extérieure (SEAE). Cette présidence permanente a été voulue, au moment où l’on négociait le projet de Constitution pour l’Europe (2002-2004), pour éviter les à-coups des présidences tournantes dans les relations extérieures, où chaque pays s’efforçait de pousser à tour de rôle ses priorités.
Cela ne veut pas dire que la présidence française n’aura pas d’influence sur les priorités extérieures, comme on va le voir. La Slovénie, présidence sortante, a poussé l’agenda avec les pays des Balkans occidentaux. Mais la politique étrangère européenne reste dans la main du Haut Représentant et du SEAE, qui l’expriment et l’orientent. Dans les formats classiques des réunions avec les pays tiers (sommets, réunions ministérielles, dialogues politiques au niveau des hauts fonctionnaires), l’UE est en principe représentée par ses deux présidents au plus haut niveau (Président du Conseil européen et Présidente de la Commission), par son Haut Représentant ou par d’autres commissaires au niveau ministériel, par des hauts fonctionnaires du SEAE et de la Commission au niveau des services. Si un chef d’Etat ou de gouvernement ou un ministre en présidence prenaient une initiative unilatérale au nom de l’UE, comme l’avait fait Nicolas Sarkozy en son temps, ils bousculeraient le jeu institutionnel européen et s’exposeraient à des critiques.
La présidence tournante subsiste cependant dans neuf des dix formations du Conseil, y compris le « Conseil affaires générales » qui se réunit une fois par mois et sera donc présidé par Clément Beaune, le Secrétaire d’Etat chargé des affaires européennes. Le CAG a un rôle important pour préparer les réunions du Conseil européen, traiter les questions d’état de droit dans l’UE, discuter l’état des processus d’élargissement, suivre l’avancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Bruno Le Maire, Barbara Pompili, Julien Denormandie, Jean-Michel Blanquer, Gérald Darmanin, Eric Dupont-Moretti, et d’autres, présideront leurs Conseils des ministres. Même au sein du Conseil affaires étrangères, il existe une formation « commerce » qui demeure présidée par la présidence tournante (Franck Riester). Dans tous ces domaines, la chaîne du Conseil reste intégralement dans la main de la présidence tournante, y compris les deux COREPER présidés par le représentant permanent, Philippe Léglise-Costa, et son adjoint, Fabrice Dubreuil, qui ont un rôle clé pour préparer les réunions du Conseil (et aussi du Conseil européen) et arbitrer les points délicats.
Le hasard du calendrier fait que la présidence française du Conseil de l’Union européenne coïncide avec d’importances échéances du calendrier électoral français : les élections présidentielles en avril (les 10 et 24), suivies des élections législatives en juin 2022. Ce fut déjà le cas lors de la présidence française de 1995, mais à l’époque le président français, François Mitterrand, ne se représentait pas.
La principale contrainte de ce calendrier est d’imposer une période de réserve électorale à l’approche du scrutin présidentiel. A compter du 20 mars 2022, le président et les ministres ne peuvent participer qu’à des réunions répondant à un impératif diplomatique : ce sera le cas des réunions du Conseil et du Conseil européen à Bruxelles mais aucune réunion officielle de rang présidentiel ou ministériel n’a été programmée en France après le démarrage de la période de réserve. Ce calendrier a obligé la présidence française à concentrer son agenda visible dans une période très courte du début de présidence, et à tenir l’essentiel de ses réunions et conférences ministérielles (une cinquantaine) entre début janvier et début mars 2022, ce qui évidemment renverra plus l’image de la trajectoire d’une comète dans le ciel que d’une action déployée dans la durée.
Pour autant, la présidence française ne se limitera pas à deux mois utiles. Les Conseils continueront de se réunir sur un rythme régulier à Bruxelles et Luxembourg durant tout le semestre. Deux Conseils européens se tiendront comme d’habitude les 24-25 mars et 23-24 juin à Bruxelles, la présidence organisant en plus un sommet informel en France les 10-11 mars sur le modèle de croissance pour 2030. La Commission, les groupes de travail, les COREPER, le Parlement européen, continueront de travailler et de faire avancer le processus législatif et les discussions de textes. Les hauts fonctionnaires français continueront de mobiliser leur capacité de travail, leurs compétences et leurs talents pour jouer leur rôle en présidence. Au niveau de la politique extérieure, la question de la réserve électorale française est même sans impact puisque les formations du Conseil sont dirigées par le Haut Représentant et le SEAE et l’UE est représentée vis-à-vis de l’extérieur par des personnalités des institutions.
Après l’élection présidentielle, une nouvelle période de réserve démarrera pour l’élection législative. Mais la présidence française sera en mesure de jeter ses derniers feux. Pour Emmanuel Macron, s’il est réélu, ce sera une forme d’apothéose que couronnera le bilan opérationnel de la présidence française. Si c’est un(e) autre, il ou elle n’aura pas le temps de réorienter substantiellement la présidence, mais s’emploiera sans doute à la conclure en rassurant ses partenaires sur l’engagement européen de la France. Qu’on se souvienne comment le Premier ministre Lionel Jospin en 1997, ou le président François Hollande en 2012, élus sur un agenda de rupture relative, ont commencé leurs mandats sous le signe du compromis en acceptant, pour l’un le pacte de stabilité « et de croissance » accompagnant le traité d’Amsterdam, pour l’autre le traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance négocié par Nicolas Sarkozy.
Une présidence du Conseil ne peut pas tout et ne doit pas tout faire. Elle est d’abord une fonction de l’Union européenne, diminuée par le traité de Lisbonne comme on l’a vu, et s’inscrit dans une continuité : la continuité de la législature démarrée en 2019 avec l’élection du Parlement européen et l’investiture d’une nouvelle Commission ; et un chaînon dans la succession des présidences.
A ce titre, la présidence française n’intervient pas dans le moment le plus favorable de la législature. Au début, c’est le moment de lancer de nouvelles initiatives, de fixer de nouvelles orientations : la présidence roumaine avait vu l’adoption par le Conseil européen d’un programme stratégique 2019-2024 (juin 2019), la présidence finlandaise avait accompagné la mise en place de la nouvelle Commission (2e semestre 2019), la présidence croate avait vu le premier programme de travail de la Commission axé sur la transition écologique et numérique (1er semestre 2020), la présidence allemande avait permis l’adoption du « pacte Vert » à la fin 2020, en vue de réduire de 55 % les émissions de CO2 en 2030 et de rendre l’UE climatiquement neutre en 2050.
La présidence française ne s’inscrit pas dans un contexte fondateur ou refondateur. Elle ne se situe pas non plus à l’approche du terme de la législature, où il faut accélérer l’adoption des textes pour boucler le programme législatif de la Commission sortante. C’est une présidence de milieu du gué, qui ne bénéficiera ni de l’élan des débuts, ni de l’urgence de la conclusion.
En même temps, les Etats membres et les institutions comptent sur la France pour « faire le job ». Le fait d’avoir une fonction publique de qualité, sérieuse, expérimentée, et d’avoir en outre le poids d’un « grand pays », sont des facteurs propices. Toutes les présidences n’ont pas la même force et la même ambition et on compte à Bruxelles sur la présidence française pour faire avancer un certain nombre de textes, de décisions, de dossiers, ce qui sera porté au crédit de la France mais aussi au bénéfice de toute l’Union.
La France s’inscrit par ailleurs dans un « trio » de présidences qui comprend la République tchèque (2e semestre 2022) et la Suède (1er semestre 2023). Ce trio succède lui-même au trio Allemagne – Portugal – Slovénie (2020-2021). Chaque trio a son programme, conçu à trois, qui décline les 4 priorités de l’agenda stratégique de 2019 (protection des citoyens et des libertés ; développement de la base économique ; Europe verte et sociale ; promotion des intérêts et des valeurs de l’Europe dans le monde).
La présidence française s’inscrit donc dans une chaîne de transmission de présidences. On pourra donner l’exemple de l’initiative sur le salaire minimum dans l’UE, qui est une idée très ancienne mais qui a été accélérée récemment par la présidence portugaise (sommet social de Porto) et la présidence slovène qui a obtenu une position favorable au Conseil en décembre 2021 sur le projet de directive de la Commission, permettant à la présidence française d’espérer faire aboutir les négociations avec le Parlement européen (NB : cette directive favorise des « salaires minimaux adéquats » mais ne les impose pas). Un autre exemple est la Conférence sur l’avenir de l’Europe, exercice de participation citoyenne au niveau paneuropéen, qui a démarré sous présidence portugaise le 9 mai 2021 (elle aurait dû commencer dès la présidence allemande, mais la pandémie ne l’a pas permis), et dont la France verra la conclusion.
A l’inverse, il peut y avoir des cas où la recherche à tout prix du compromis pourrait aller contre les positions de la France, et dans ce cas celle-ci aura plutôt intérêt à faire traîner le dossier pour enjamber sa présidence et pousser à un compromis plus ambitieux plus tard.
Tout en s’affichant comme une fonction au service de l’Union et donc de l’intérêt général européen, un Etat membre en présidence cherche aussi à se mettre en avant, à engranger un succès diplomatique, à faire avancer ses priorités. La préparation de la présidence est donc aussi l’occasion de promouvoir un agenda propre. Avec un budget de 150 millions d’euros, la France organisera pendant le semestre de sa présidence 400 événements au niveau politique, administratif ou culturel et mobilisera tout son réseau diplomatique et culturel (notamment lors de la « nuit des idées » qui aura lieu le 27 janvier 2022).
En 2008, la présidence française avait dessiné des priorités fortes qui avaient pris la forme de paquets de décisions concrètes adoptées durant le second semestre :
. un paquet énergie-climat pour mettre en œuvre l’objectif des « trois 20 » agréé en 2007 : réduction de 20 % des émissions de CO2 (par rapport à 1990), amélioration de 20 % de l’efficacité énergétique dans l’UE, atteinte d’un minimum de 20 % d’énergies renouvelables dans le bouquet énergétique de l’UE ;
. un paquet sur l’immigration et l’asile ;
. le relèvement des capacités et des ambitions de l’Europe de la défense, précédant le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN en 2009 ;
. à quoi s’est ajouté, sous l’impulsion de Michel Barnier, alors ministre de l’agriculture, un bilan de santé et une réforme de la politique agricole commune ;
. et enfin le lancement de l’Union pour la Méditerranée qui a succédé au « processus de Barcelone » de 1995.
La présidence française de 2022 ne prendra pas la forme d’un jardin cartésien à la française et s’inscrit davantage dans les priorités générales de l’UE, qui sont déjà fixées. Dans sa conférence de presse du 9 décembre 2021, le président de la République a donné trois axes pour la PFUE :
. une Europe plus souveraine par la maîtrise des frontières et la régulation des migrations, la politique de défense, la politique extérieure de l’UE ;
. un nouveau modèle de croissance mettant l’accent sur l’agenda climatique, la puissance numérique et la dimension sociale ;
. une Europe humaine avec la clôture en mai 2022 de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, et l’attention portée aux valeurs, à l’histoire et à la culture européennes, ainsi qu’à la jeunesse (2022 a été proclamée « année européenne de la jeunesse » et le président Emmanuel Macron a proposé la création d’un service civique européen).
En vérité, la France surfe sur une vague qu’elle a contribué à créer depuis 2017 : la lutte contre le changement climatique (avec des progrès attendus sur les différentes textes législatifs du paquet « fit for 55 », un projet de « taxe carbone » appelée « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières », et un sommet sur les océans), la souveraineté numérique (avec la tenue d’une conférence ministérielle et, dans une hypothèse heureuse, l’adoption des règlements DMA et DSA [2]), le renforcement de l’autonomie stratégique européenne (avec une conférence sur la politique industrielle qui se tient début janvier 2022 et le renforcement de l’Europe de la défense), l’Europe sociale (avec des textes sur le salaire minimum mais aussi la transparence salariale et l’égalité hommes-femmes).
La question du pacte asile-migrations proposé par la Commission européenne à la fin 2020 sera délicate. Il n’a pas été possible jusqu’à présent de trouver le bon équilibre entre la responsabilisation des pays de première entrée comme la Grèce et l’Italie (qui se retrouvent responsables des demandeurs d’asile entrés sur leur territoire et doivent protéger leurs frontières), et les autres membres de l’Union européenne qui devraient accepter d’accueillir leur lot de réfugiés pour décharger les premiers (ce que refusent les pays d’Europe centrale et orientale). Il n’est pas certain que la présidence française réussira là où d’autres ont échoué, sur un terrain d’autant plus sensible qu’il n’est pas sans résonance avec le débat intérieur français (les nationalistes considérant que l’Union européenne n’est pas le bon niveau pour répondre au défi migratoire et que seul le contrôle des frontières nationales y pourvoira).
Dans le domaine économique, le sommet de mars 2022 sur le modèle de croissance visera à promouvoir une Europe innovante, capable de relocaliser des filières sur son territoire, plus souveraine technologiquement. Mais si la France lancera le débat sur la révision des règles budgétaires du pacte de stabilité et de croissance, il est peu probable que cette révision aboutira sous présidence française, d’autant que les règles du pacte restent suspendues, en raison de la pandémie, jusqu’à la fin 2022.
De même, il reviendra à la présidence française de tirer les leçons de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, à la fois sur le contenu des politiques attendues par les citoyens, et sur de possibles réformes institutionnelles et des traités. Mais le débouché concret de cet exercice citoyen dépendra aussi des Etats membres dont beaucoup ont montré peu d’appétence pour un exercice de remise à plat de l’Union et des traités, et ce sera aux présidences suivantes de traduire opérationnellement de possibles réformes.
Dans le domaine des relations extérieures, bien que la présidence n’exerce pas de prérogatives propres en principe, l’agenda européen sera fortement marqué par les priorités françaises. La « boussole stratégique » qu’adoptera le Conseil européen en mars 2022 sera un texte important : après la stratégie européenne de sécurité en 2003 et la stratégie globale de 2016, c’est la première fois que l’Union européenne se dotera d’un texte doctrinal sur la sécurité et la défense, une sorte de « livre blanc » que la France avait poussé depuis longtemps, en reliant l’analyse du monde et des menaces à la mobilisation de capacités. Ce texte devra s’articuler avec le nouveau concept stratégique de l’OTAN (succédant à ceux de 1999 et 2010) qui sera adopté par le sommet de Madrid en juin 2022, et une troisième déclaration sur la coopération UE-OTAN(après celles de 2014 et 2016) soulignera la complémentarité entre les deux organisations.
Sans doute ces textes n’apporteront-ils pas une révolution dans la relation UE-OTAN et dans le développement de l’Europe de la défense, mais ils marqueront des étapes supplémentaires vers une Europe qui « assume davantage la responsabilité de sa propre sécurité », comme cela est proclamé par le Conseil européen depuis 2016.
Dans le contexte post-AUKUS, la France poussera aussi la priorité de l’engagement indopacifique de l’Union européenne. Une stratégie, proposée par le Haut Représentant, a été adoptée par le Conseil européen d’octobre 2021, et fera l’objet d’un « forum ministériel indopacifique » en février 2022 autour de trois table-rondes (enjeux globaux, connectivité-numérique, sécurité-défense). L’objectif de la France est que l’Union ne se contente pas d’un engagement économique et multilatéral, mais soit aussi capable de se projeter sur le terrain de la sécurité, par des déploiements maritimes dans l’Océan indien par exemple.
Une autre priorité importante sera le sommet avec l’Union africaine les 17-18 février 2022 à Bruxelles, qui tentera de refonder les relations entre les deux continents autour de grands enjeux (éducation, santé, climat, sécurité, mobilités). Le Président de la République a aussi annoncé une conférence régionale sur les Balkans occidentaux dans une région qui n’a pas encore totalement retrouvé sa stabilité et avec laquelle les négociations d’élargissement de l’UE restent semées d’embûches.
Bien qu’elle fasse le maximum pour programmer et planifier, chaque présidence est soumise à l’imprévu des crises, qui parfois recouvrent complètement son agenda préparé. Celle de 2008 a été exemplaire, puisque la présidence française a alors été confrontée à trois crises aussi majeures qu’inattendues : le refus du peuple irlandais de voter le traité de Lisbonne en juin 2008, obligeant les partenaires européens à accorder des concessions à l’Irlande (Conseil européen de décembre) lui permettant de revoter favorablement en 2009 ; la guerre entre la Russie et la Géorgie en août, obligeant la présidence française à une médiation qui a permis de retirer les forces russes de Géorgie (mais pas des deux provinces séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud) et de redémarrer la relation UE-Russie ; puis la faillite de Lehman Brothers en septembre, déclenchant une crise économique et financière mondiale à laquelle a répondu le premier sommet du G20 à Washington en novembre 2008.
Quelles sont les crises qui pourraient marquer la présidence française en 2022 ? Malgré les travaux de prospective et d’anticipation stratégique, bien malin qui pourrait le prédire. La pandémie, avec ses rebonds et ses variants, sera évidemment sur l’agenda : elle avait pris par surprise la présidence croate au début 2020 et fortement pesé sur l’agenda de la présidence allemande au 2nd semestre, qui avait dû se réorienter vers un agenda de relance (plan de relance et conclusion des négociations sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027). Il est clair que la situation sanitaire continuera d’occuper l’agenda européen en 2022, avec toutes ses ramifications (la question du contrôle des frontières à l’intérieur comme à l’extérieur de l’UE, l’accélération de la vaccination dans l’UE mais aussi au bénéfice des pays pauvres, le renforcement de l’autonomie stratégique européenne dans le domaine de la santé).
Pour le reste, les crises peuvent avoir des origines multiples. Les relations tumultueuses avec le Royaume-Uni après le Brexit, les tensions avec la Turquie dans la Méditerranée orientale, les tensions entre la Russie et l’Ukraine, l’incertitude de la situation en Libye, l’instabilité au Sahel et dans d’autres zones de l’Afrique, la crise avec l’Iran, sans parler du conflit entre les Etats-Unis et la Chine, dessinent un paysage géopolitique instable et dangereux. La préoccupation sur l’état de droit pèse dans la relation avec des pays comme la Hongrie, la Pologne, la Slovénie (la Hongrie et la Slovénie auront d’ailleurs des élections législatives au même moment que les élections présidentielles françaises). La pression migratoire reste un défi lancinant, comme l’a montré la récente crise avec la Biélorussie. Dans le domaine économique et financier, l’envolée des prix de l’énergie et des matières premières inquiète et plusieurs tendances (l’inflation, le surendettement, les bulles financières) sont susceptibles de dégénérer en possibles crises.
La page de la présidence française 2022, particulière à de nombreux égards, reste à écrire. Ce sera l’occasion de faire avancer une certaine vision française de l’Europe à travers le slogan « relance, puissance, appartenance », et de promouvoir un agenda de souveraineté pour l’Union européenne dans la continuité du discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en 2017. Quelle que soit l’incertitude sur les crises, on peut raisonnablement anticiper que le (la) président(e) qui sera en fonctions à la fin du 1er semestre 2022 sera positionné(e) sur un agenda pro-européen et passera à la République tchèque le flambeau d’une présidence qui aura fait progresser l’Europe et aura su dénouer quelques dossiers délicats.
Janvier 2022-Lefebvre/Diploweb.com
Plus
. Maxime Lefebvre, « La politique étrangère européenne » (« Que sais-je ? », 3e édition, 2021), PUF. Sur Amazon
4e de couverture
L’Union européenne, dotée par le traité de Maastricht (1992) d’une « politique étrangère et de sécurité commune » et non unique, est représentée par une présidence bicéphale et par un « haut représentant », qu’on n’a pas voulu nommer « ministre des Affaires étrangères ». Elle n’a pas de service diplomatique mais un service « pour l’action extérieure », pas d’ambassades mais des « délégations », pas d’armée mais une « politique de sécurité et de défense commune ».
Les enjeux d’une politique étrangère européenne ne sont pourtant pas minces : peser dans le partenariat transatlantique malgré le Brexit, coopérer avec les puissances en défendant ses valeurs et ses intérêts, penser sa sécurité par elle-même, muscler ses capacités économiques, diplomatiques et militaires, dépasser ses divergences internes, constituer en somme une « puissance européenne ».
Diplomate, Maxime Lefebvre est professeur de géopolitique à l’ESCP Business School. Il est notamment l’auteur, en « Que sais-je ? », de « La Politique étrangère américaine » (n° 3714) et de « La Politique étrangère de la France » (n° 4157).
[1] « Dans la construction de l’Europe, la France cherche la réincarnation et l’Allemagne la rédemption » (Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Bayard, 1997).
[2] Le règlement DMA (Digital Markets Act) renforce les obligations de concurrence des géants de l’économie numérique, le règlement DSA (Digital Services Act) renforce leurs obligations à l’égard des utilisateurs.
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