La fin du multilatéralisme : une victoire de Donald Trump ?

Par Régine PERRON, le 4 novembre 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Régine Perron est Maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en histoire des relations internationales et membre du laboratoire de recherches AGORA à l’Université de Cergy-Pontoise, et chercheure associée du Centre Roland Mousnier de l’Université Paris-Sorbonne. Email : Regine.Perron u-cergy.fr

Malgré l’impression d’une présidence imprévisible, Donald Trump entreprend avec détermination la déstabilisation du multilatéralisme, afin de le rendre inefficace, démontre brillamment Régine Perron. L’auteure présente la tactique employée, son travail de sape à l’intérieur de l’ONU, de l’OMC, du FMI et de la Banque Mondiale. Sa stratégie vise à gripper leurs rouages par des mesures ciblées.

LORSQUE le républicain Donald Trump prend ses fonctions de président des Etats-Unis en janvier 2017, ses discours de campagne précédents laissent entendre qu’il allait pratique une forme d’isolationnisme, en retirant le pays de plusieurs institutions multilatérales, aussi bien internationales que régionales, ainsi que de certains accords internationaux. Son souhait est de marquer le repli des Etats-Unis des affaires extérieures, et de redonner la priorité aux Américains. Après presque deux ans de présidence américaine (janvier 2017-octobre 2018), nous pouvons tenter de dresser un premier bilan de ses actions au niveau du système multilatéral. Favorise-t-il le déclin de ce système international ? Assiste-t-on à une redéfinition des relations internationales entre le pôle dominant, que sont les Etats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le monde entier ?

Avant de tenter de répondre à ces questions, il est utile de préciser tout d’abord ce qu’est le multilatéralisme (I). Ensuite, nous nous interrogerons sur les contours, les objectifs de la politique de Donald Trump (II). Enfin, nous étudierons ses réalisations concrètes au niveau du multilatéralisme (III).

I. Le multilatéralisme : sa construction et sa mécanique

Le multilatéralisme est un système international qui a été pensé pendant la Seconde Guerre mondiale et mis en place par les Etats-Unis dès le lendemain de la libération de l’Europe [1]. Il s’est concrétisé avec les premiers Accords de Bretton Woods en juillet 1944, qui ont institué le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Internationale de la Reconstruction et du Développement (BIRD), devenue plus tard la Banque Mondiale. Puis, l’Organisation des Nations Unies (ONU) est créée en 1945 ; le GATT, en tant qu’accord juridique mis au point en 1947, supplée à l’Organisation Internationale du Commerce qui n’a jamais vu le jour en 1948. Enfin, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) est signée en 1948, et une Commission des droits de l’homme est mise en place pour la garantir. C’est ainsi que se constitue le système multilatéral sur la base de trois piliers d’une manière égalitaire : la sécurité et la paix pour l’ONU, la prospérité pour le FMI et le GATT (qui deviendra l’Organisation Mondiale du Commerce-OMC- en 1995) et le bien-être pour la Commission des droits de l’homme (le Conseil remplacera le mot Commission en 2006) qui se base sur la DUDH.

Le but de ce nouvel ordre mondial est de stabiliser les relations internationales, grâce à l’interdépendance tissée entre les pays aussi bien au niveau sécuritaire, économique, et social. Il serait alors impossible à un pays d’entrer en guerre sous peine de ruiner tous les autres et par conséquent lui-même. En effet, le multilatéralisme tire les leçons de trois grands événements du XXème siècle : les conquêtes de territoires et la Première Guerre mondiale, la crise de 1929 et la Grande dépression, la montée du fascisme et la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi, se présente le multilatéralisme sur une base universelle, mais la Guerre froide qui démarre officiellement en 1947 restreint son application au bloc occidental, et le régionalise. En premier lieu, et toujours d’après le vocabulaire juridique du multilatéralisme, l’Europe de l’Ouest est encadrée par l’Organisation Européenne de la Coopération Economique (OECE) avec les fonds du Plan Marshall en 1948, pour devenir ensuite l’Organisation de Coopération et du Développement Economique (OCDE) à partir de 1961. Cette même Europe de l’Ouest est protégée par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1949. Ces institutions multilatérales régionales ont en commun avec celles qui se situent au niveau international de travailler sur le mode de la coopération intergouvernementale, sans perte de souveraineté nationale.

A partir de 1951, une autre forme de régionalisme fait jour et fonctionne sur le mode de l’intégration avec un transfert de souveraineté à une autorité supranationale et la mise en commun d’un seul marché. Naît alors la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) en 1951, puis la Communauté Européenne Economique (CEE) en 1958. Après la fin de la Guerre froide, la CEE devient l’Union européenne (UE) qui se situe entre la coopération et l’intégration depuis 1993.

Le modèle de la CEE inspire de nouvelles institutions régionales dans d’autres parties du monde, comme le Marché Commun de l’Amérique centrale (MCAC) en 1960, l’Association des Nations du Sud-Est Asiatique (ASEAN) en 1961 et l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en 1963. Ces institutions sont créées sous l’impulsion des Etats-Unis, car ces derniers les considèrent davantage comme des barrières efficaces pour contenir l’influence communiste, en regroupant ces pays dans un cadre régional mais sans véritable vocation économique. Après la Guerre froide, on constate que le cadre régional, comme celui de la CEE, permet de mieux s’insérer dans le cadre mondial. Dès lors, certaines institutions trouvent un nouveau souffle et s’agrandissent après la Guerre froide comme l’OUA qui devient l’Union Africaine (UA) et l’ASEAN qui s’associe avec trois autres pays, la Chine, la Corée du Sud et le Japon, dont le but est de créer une institution semblable à l’UE dans les années à venir. En Amérique Latine, est créée la plus grande institution régionale, le Mercosur [2]. La Chine, de son côté, cherche à former des instances régionales d’abord fondées sur la sécurité et la paix en Asie centrale. Depuis peu, la Chine mise aussi sur les échanges économiques au niveau régional, mais y associe la Russie. Toutes ces institutions régionales s’insèrent ainsi dans le cadre multilatéral de la sécurité et la paix, la prospérité et le bien-être, le dernier étant tout de même le moins représenté [3].

Après avoir cherché les origines historiques et le sens du multilatéralisme, il est possible de proposer cette nouvelle définition, qui me semble plus exacte que celles proposées jusqu’à présent : « N’étant pas une théorie économique, le multilatéralisme est une doctrine qui s’est construite sur la base d’un équilibre ou d’un compromis entre le libéralisme de Smith et l’interventionnisme de Keynes. Il a été conçu par le Secrétaire d’Etat de F. Roosevelt, Cordell Hull, avec son équipe du Département d’Etat, après la crise de 1929 et particulièrement pendant la dernière guerre. Le multilatéralisme s’appuie sur les institutions multilatérales (internationales et régionales) qui sont définies par des principes, comme la non-ingérence, la non-discrimination et le respect des droits de l’homme. Les pays adhérant à ce système international sont liés par l’intérêt mutuel ou la réciprocité, afin de réaliser « l’ordre au-dessus du chaos » sur une base ternaire : la paix et la sécurité, la prospérité et le bien-être [4] ».

A présent, il est intéressant de se pencher sur le discours d’investiture de Donald Trump de janvier 2017. Ce discours est habituellement considéré comme une feuille de route pour tout président nouvellement élu. Cela permettra de saisir ses objectifs au niveau du multilatéralisme. Quelles sont ses grandes lignes d’action politique dans le domaine des affaires extérieures ?

La fin du multilatéralisme : une victoire de Donald Trump ?
Donald Trump, président des Etats-Unis (2017 - )
Crédit photographique Gage Skidmore
Gage Skidmore

II. Les contours de la politique de Donald Trump : « America First »

Dans son discours d’investiture du 20 janvier 2017, le nouveau président des Etats-Unis élu, Donald Trump, déclare : « Pendant des décennies, nous avons enrichi l’industrie étrangère aux dépens de l’industrie américaine ; subventionné les armées d’autres pays tout en permettant le très triste appauvrissement de notre armée ; nous avons défendu les frontières d’une autre nation tout en refusant de défendre les nôtres ; et dépensé des milliards de milliards de dollars à l’étranger pendant que les infrastructures de l’Amérique se sont délabrées et abîmées . (…) Nous avons rendu d’autres pays riches alors que l’abondance, la force et la confiance de notre pays ont disparu de l’horizon ». C’est pourquoi il affirme ensuite : « Nous nous sommes retrouvés aujourd’hui et nous décrétons, pour être entendus dans chaque ville, chaque capitale étrangère et dans chaque lieu de pouvoir, qu’à compter d’aujourd’hui une nouvelle vision prévaudra dans notre pays : ce sera l’Amérique d’abord et seulement l’Amérique. L’Amérique d’abord. Chaque décision sur le commerce, les impôts, l’immigration, les affaires étrangères sera prise pour le bénéfice des familles et des travailleurs américains ». Enfin, il précise la voie à suivre au cours des quatre années de son mandat présidentiel : « Ensemble nous allons rendre à l’Amérique sa force. Nous allons rendre à l’Amérique sa prospérité. Nous allons rendre à l’Amérique sa fierté. Nous allons rendre à l’Amérique sa sécurité. Et oui, ensemble, nous allons rendre à l’Amérique sa grandeur [5] ».

Donald Trump exprime ici la volonté de considérer les intérêts des Etats-Unis avant tout, d’établir le protectionnisme et de rendre aux Etats-Unis leur prospérité et leur grandeur. L’intérêt mutuel, qui est le fondement du système multilatéral, n’entre pas dans ses considérations. Celui-ci présente une vision de l’Amérique souveraine, préoccupée de ses affaires intérieures et de sa prospérité. Ne retrouvons-nous pas alors l’essence du Discours d’adieu de George Washington lui-même le 19 septembre 1796 ? Ce dernier, alors le premier président des Etats-Unis de 1789 à 1797, exprime une ligne de conduite prudente à suivre : « Notre Grande règle de conduite envers les nations étrangères est d’étendre nos relations commerciales afin de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques qu’il est possible. Autant que nous avons déjà formé des engagements, remplissons-les, avec une parfaite bonne foi. Et tenons-nous-en là ». Cette définition de la politique étrangère des Etats-Unis, alors qualifiée d’isolationniste, a été suivie scrupuleusement du XVIIIe siècle jusqu’à leur entrée dans la Première Guerre mondiale, en 1917, décidée par le président démocrate Woodrow Wilson. La rupture avec la tradition isolationniste ne sera pas totalement entérinée, puisque le Congrès américain vote en 1920 pour le retour aux affaires intérieures. Plus précisément, le Congrès rejette le plan de paix proposé par W. Wilson et son projet de la Société Des Nations (SDN), dont le but est de garantir la paix par le droit. Dès lors, les Etats-Unis ne seront pas membres de la SDN et signent individuellement des traités de paix avec chacun des belligérants vaincus. Le slogan politique qui domine les Etats-Unis en 1920 est : « Le retour à la normale (Back to Normalcy) », ou encore « l’Amérique d’abord (America First) ». Or le président des Etats-Unis, Donald Trump, se situe dans le sillage de ce parti républicain de 1920, qui rejette ostensiblement la vision internationaliste de Wilson, pour revenir à une politique plus préoccupée des intérêts américains au niveau national. Toutefois, choisit-il un véritable retour à l’isolationnisme ?

A partir de 1920, les Etats-Unis redeviennent isolationnistes, en se retirant des affaires extérieures au niveau diplomatique. Néanmoins, ils gardent les relations commerciales extérieures, alors indispensables à leur économie. Par ailleurs, ils mettent en place le premier quota d’immigration en 1921, qui stoppe les grandes arrivées d’Européens depuis la fin du XIXe siècle. Au cours des années 1920, le pays profite pleinement de ces années de prospérité, qui leur semble éternelle, et de cette liberté d’agir, alors retrouvée à ses yeux. Ces années correspondent à la consolidation de la puissance économique et financière des Etats-Unis. Là aussi, Donald Trump se réfère à une Amérique prospère, libre d’agir comme elle l’entend, sans contrainte extérieure.

Cependant, après la période isolationniste marquée par la crise de 1929 et la Grande Dépression, le président démocrate Franklin D. Roosevelt engage de nouveau en 1941 les Etats-Unis dans une Seconde Guerre mondiale. Avec la mise en place du multilatéralisme à partir de 1944-1945, les Etats-Unis rompent désormais avec leur tradition d’isolationnisme. Pendant la Guerre froide, il est entendu que les Etats-Unis protègent le bloc occidental de la menace communiste représentée par l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). A cause de cela, les républicains et les démocrates ont respecté un consensus au niveau des affaires extérieures en garantissant, plus ou moins bien selon les circonstances, le système multilatéral.

Après la Guerre froide, ce consensus entre républicains et démocrates au niveau de la politique extérieure américaine finit par être dépassé. En effet, la guerre du Golfe menée pour stopper l’invasion de l’Irak au Koweït (2 août 1990-28 février 1991), puis la destruction des deux tours du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001, revendiquée par Ben Laden et Al Qaïda, suivie d’une attaque en Afghanistan pour les pourchasser, et la guerre d’Irak lancée contre le dirigeant irakien Saddam Hussein (20 mars 2003-18 décembre 2011) le remettent en question. Ces guerres lointaines lassent les Américains, à tel point que le président démocrate Barack Obama (2009-2017) choisit la voie de la moindre implication du pays, en programmant le retrait de l’armée américaine dans ces pays et en refusant de se lancer dans une nouvelle guerre en Syrie face à Bachar Al-Assad en 2013. La crise financière de 2008-2009 frappe ensuite durement le pays, en particulier les Américains à revenu moyen et modeste. Dès lors, les Etats-Unis font face à ce dilemme : comment concilier les impératifs liés à la puissance américaine qui ont changé après 1989, avec ceux d’un pays enclin à se préoccuper de lui-même ?

Le président américain Donald Trump y répond à sa manière : la prospérité pour l’Amérique d’abord et la grandeur de l’Amérique sur la scène internationale. En fait, il ne prône pas à un vrai retour à l’isolationnisme des années 1920, mais à une prise en considération des intérêts américains aussi bien au niveau intérieur qu’extérieur. Pour cela, seule la liberté d’action retrouvée du pays permettra d’atteindre ces objectifs, ce qui se traduit par un refus de toute forme d’intervention nationale dans les affaires économiques et sociales, et multilatérale dans les affaires extérieures du pays.

III. « Make America Great Again » face au multilatéralisme

Le multilatéralisme ne correspond pas à l’idéal américain de Donald Trump. En effet, celui-ci rejette résolument la mondialisation, favorisée ou non par le multilatéralisme, car il considère que cela se fait au détriment des Etats-Unis. D’où ses diatribes contre les mondialistes. Cependant, les Etats-Unis sont encore le pôle dominant et le moteur principal du système multilatéral grâce au dollar. C’est pourquoi Trump utilise sans retenue ce rôle de puissance mondiale, pour rebattre les cartes à sa façon. Pour cela, il opte pour le style qu’il connaît bien, celui d’un homme d’affaires, c’est-à-dire en présentant le contrat à prendre ou à laisser. Son but est de négocier d’une manière bilatérale sur la scène internationale, et non plus avec plusieurs partenaires à la fois et en même temps, ce qui est la caractéristique du multilatéralisme. D’après l’ex-conseiller d’Obama, Ben Rhodes, « Cela montre qu’il manifeste très peu d’intérêt, voire aucun, pour l’outil diplomatique. Cela revient en effet à voir les problèmes comme des clous. Et, étant donné que les Etats-Unis possèdent un gros marteau, autant s’en servir [6] ».


Bonus vidéo. B. Courmont Fin de partie pour le leadership des Etats-Unis ? (juin 2020)

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En ce qui concerne l’ONU, qui se préoccupe de la sécurité et la paix, Trump propose en septembre 2017 une réforme pour la rendre « plus performante et efficace ». Mais le but est de diminuer la contribution financière des Etats-Unis, et aussi celles des autres pays-membres. Par ailleurs, Trump réduit déjà progressivement la participation financière de son pays aux missions de maintien de la paix menées par les casques bleus. Devant l’Assemblée générale de l’ONU, il plaide pour la souveraineté nationale et, en septembre 2018, il dénonce « l’idéologie du mondialisme ». Face à ces réductions successives de son budget, qui limiteront à terme ses moyens d’action, l’ONU peut courir le risque d’être au fur et à mesure grippée de l’intérieur.

De même, Trump dénonce l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien signé en juillet 2015 sous l’égide de l’ONU. Cet accord a pour but d’éviter que l’Iran ne se dote de l’arme atomique et a été négocié par les cinq pays du Conseil de Sécurité de l’ONU, plus l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran. C’est pourquoi il refuse de l’appliquer le 13 octobre 2017, alors qu’il est prévu de lever graduellement les sanctions contre l’Iran, et en retire les Etats-Unis le 8 mai 2018 au grand dam des autres signataires. Quant à la Corée du Nord, Donald Trump a géré la situation d’une manière bilatérale, en impliquant tout de même la Corée du Sud et Singapour dans les démarches diplomatiques pour trouver une issue. Cela s’est fait hors du cadre de l’ONU.

Ainsi, les Etats-Unis de Trump ne reconnaissent pas la sécurité collective, comme un moyen favorable pour maintenir la paix. C’est la souveraineté nationale des Etats-Unis qui prévaut en matière de sécurité nationale, garantie par leur propre armée. Or cette armée leur permet au XXIe siècle d’être la première puissance militaire. Même si Trump peut être nostalgique des années 1920, il ne renie pas pour autant ce considérable atout dans les relations internationales, comme on a pu le voir à l’égard de la Corée du Nord, et aussi lors des représailles en Syrie qui avait utilisé le gaz sarin sur sa population. Le 30 octobre 2018, les Etats-Unis demandent l’arrêt de la guerre au Yémen qui dure depuis 2014. Quel sera le cadre de ces négociations pour la paix ?

Quant à la prospérité incarnée par l’OMC, les Etats-Unis suivent le même fil directeur : faire valoir leur souveraineté nationale sur les règles commerciales de cette institution, et la déstabiliser de l’intérieur. Depuis mars 2017, Trump bloque le renouvellement des juges au sein de l’Organe de Règlement des Différends (ORD), qui est central dans l’action de l’OMC. Cet organe fait respecter les lois du commerce international et est reconnu pour son efficacité par les autres pays membres. En septembre 2017, il ne reste que trois juges sur sept, et en décembre 2019, il n’en restera plus qu’un seul. Le résultat est le retard pris dans le jugement des différends, à cause de la surcharge de travail gérée par un effectif de plus en plus restreint. Trump considère cet organe comme trop sévère à l’égard des Etats-Unis et incapable de traiter les distorsions commerciales provoquées par la Chine. Comme l’explique Elvire Fabry, chercheuse à l’Institut Jacques Delors, « Si l’organe d’appel est paralysé, c’est la porte ouverte à ce que tous les membres de l’OMC s’affranchissent des règles multilatérales [7] ».

Parallèlement, le président américain mène une offensive commerciale de grande envergure, en augmentant les droits de douane sur les importations d’acier et d’aluminium, ainsi que sur les produits chinois et les automobiles européennes. Il considère que ces importations se font au détriment de la prospérité des Etats-Unis. Cela se fait hors du cadre de l’OMC et cela se règle d’une manière bilatérale, entre les Etats-Unis et la Chine, entre les Etats-Unis et l’Union européenne, entre les Etats-Unis et le Canada, etc.

Le FMI et la Banque Mondiale se trouvent aussi dans le collimateur de Trump. Ce dernier a annoncé être contre la régulation financière mise en œuvre par le FMI, et le pousse à abandonner les programmes d’aide pour les pays connaissant des crises monétaires. A la Banque Mondiale, il obtient que les prêts ne soient accordés qu’aux pays les plus pauvres. Par conséquent, la Chine n’en bénéficie plus. En contre-partie, il accepte d’augmenter la participation financière des Etats-Unis. Par ailleurs, il prévoit de réduire progressivement sur trois ans la contribution financière des Etats-Unis aux banques de développement. Tout comme à l’OMC, il bloque le renouvellement des postes à responsabilités aussi bien au FMI qu’à la Banque Mondiale.

Au niveau des institutions qui représentent le bien-être, Donald Trump retire tout simplement les Etats-Unis, car cela ne porte pas à conséquence. Ainsi, les Etats-Unis se retirent le 1er juin 2017 de l’Accord de Paris sur le climat conclu sous l’égide de l’ONU, considéré comme une ingérence dans les affaires du pays, et un frein à son développement économique. Puis, il déclare vouloir stopper leur participation à l’UNESCO le 12 octobre 2017, ce qui sera effectif en décembre 2018. Sa décision est motivée par la gabegie financière et les positions anti-israéliennes de l’institution, qui a reconnu l’Autorité palestinienne en 2011. Dans le même ordre d’idées, Donald Trump retire en septembre 2018 les Etats-Unis de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Le 19 juin 2018, ils se retirent aussi du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU.

La participation des Etats-Unis aux réunions du G7 et du G20 devient difficile, car Trump se situe à contre-courant des positions des autres pays participants. Alors que la lutte contre le protectionnisme et le libre-échange sont les critères qui réunissent les pays aux G7 et G20, Donald Trump les rejette. « (…) les organisations multilatérales internationales ne vont pas déterminer la politique américaine [8] », déclare ainsi Larry Kudlow, le conseiller économique de Trump. A la réunion du G7 en juin 2018, Trump considère l’OMC, l’UE et l’OTAN comme ses trois ennemis.

Pendant la campagne présidentielle, Donald Trump a remis en cause le rôle des Etats-Unis au sein de l’OTAN. Mais, au début de l’année 2017, il ne songe plus à les retirer et rassure les Européens, surtout ceux de l’Est, face aux manœuvres de la Russie. En échange, il leur demande une plus grande participation financière au niveau de la défense atlantique. Trump ne cultive pas, comme l’ont fait ses prédécesseurs, l’alliance atlantique mais ne cherche pas, pour l’instant, à déstabiliser l’institution.

L’Union européenne apparaît aux yeux de Trump comme « un système trop compliqué », comme une « Europe allemande », et déclare que le Brexit (2016 - ) est « une chose géniale ». Son but est de parvenir à diviser les Européens au sein de leur institution et à favoriser les partis populistes d’extrême droite par le biais des ambassadeurs américains en poste en Europe. Sur le plan commercial, le président américain obtient gain de cause en juillet 2018, après avoir menacé l’Union européenne de rétorsions sur l’acier, l’aluminium, les automobiles européennes. Celle-ci s’avère être déstabilisée, car Trump ne respecte pas non plus les règles habituelles entre Alliés. Dans ce cadre aussi, ce président américain ne considère plus cette alliance, datant de la Seconde Guerre mondiale et surtout de la Guerre froide, comme encore d’actualité.

Quant aux autres actions de Trump menées hors du cadre multilatéral, les accords commerciaux de libre-échange sont remis en cause. Le 23 janvier 2017, il retire les Etats-Unis du Traité Transpacifique (TTP), conclu auparavant par B. Obama le 4 février 2016, avec le Canada, les pays d’Asie et du Pacifique, sauf la Chine. Alors qu’il menaçait de retirer les Etats-Unis de l’Accord de Libre-Echange de l’Amérique du Nord (ALENA), qui les lie au Canada et au Mexique depuis 1994, il obtient le 30 septembre 2018 une renégociation plus favorable. L’ALENA devient désormais l’Accord Etats-Unis-Mexique-Canada (AEUMC) et le mot libre-échange n’apparaît plus.

*

A presque mi-mandat de la présidence américaine de Donald Trump (janvier 2017-octobre 2018), nous pouvons esquisser un tableau de ses actions concrètes au niveau du multilatéralisme, qu’il ne porte pas dans son cœur, en mettant en lumière la tactique employée. Aussi bien au niveau de l’ONU que de l’OMC, du FMI et de la Banque Mondiale, un travail de sape est mené à l’intérieur même de ces institutions. Plutôt que de retirer brutalement les Etats-Unis de ces institutions qui sont les piliers du multilatéralisme, au risque de causer des dommages au pays lui-même, la stratégie de Trump vise à gripper leurs rouages par des mesures ciblées. Une volonté de déstabiliser progressivement les institutions internationales est réelle, et se traduit par le refus de renouveler les postes-clés à l’OMC, au FMI et à la Banque Mondiale. A l’ONU, cela se traduit par une volonté de réduire progressivement la participation financière des Etats-Unis, et peut-être celle des autres pays membres dans le cadre d’une réforme. A terme, cette déstabilisation peut conduire à déconsidérer le travail de ces institutions, et à conduire les pays membres à s’en détourner. Par ailleurs, Donald Trump retire les Etats-Unis exclusivement des institutions multilatérales relevant du bien-être, car cela n’a pas de conséquences au niveau du pays lui-même. Goûtant peu le libre-échange, ce dernier cherche à annuler ce type d’accord commercial avec les partenaires extérieurs. Malgré l’impression d’un président imprévisible, Donald Trump entreprend avec détermination la déstabilisation du multilatéralisme, afin de le rendre inefficace.


Bonus Vidéo. R. Perron et A. Le Roy Puissance, guerre et paix : quels rôles pour le multilatéralisme ?


Aux yeux de ce président américain, il ne s’agit plus de pratiquer une politique conservatrice datant de la Guerre froide, mais de concilier les fondamentaux du parti républicain des années 1920 avec les atouts de la puissance américaine de 1945. Ainsi, il redéfinit les relations internationales à sa façon, pour des échanges bilatéraux avec l’extérieur. Il rend obsolète non pas l’OTAN, comme il l’avait considérée pendant sa campagne présidentielle, mais l’alliance atlantique elle-même, alors conçue avec les alliés des Etats-Unis. L’enjeu est la liberté d’action retrouvée pour s’occuper de la prospérité et de la grandeur de l’Amérique, sans intervention de quelque sorte au niveau des affaires diplomatiques, économiques et sociales. Cette politique de souveraineté, sécurité et prospérité des Etats-Unis portera-t-elle ses fruits à l’issue du mandat présidentiel de Trump en 2020 ?

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[1Voir Régine Perron, "Histoire du multilatéralisme. L’utopie du siècle américain de 1918 à nos jours", Paris, PUPS, 2014.

[2N.D.E : Le Marché commun du Sud, couramment abrégé Mercosur (de l’espagnol Mercado Común del Sur) ou Mercosul (du portugais Mercado Comum do Sul).

[3Le modèle du multilatéralisme (de 1945 à nos jours), Ibid., p. 107.

[4Ibid., p. 122-123.

[5Discours d’investiture de Donald Trump du 20 janvier 2017, retranscrit en français par le site web de l’ambassade américaine à Paris.

[6Propos de Benjamin J. Rhodes recueillis par Gilles Paris, "Le Monde", 3 novembre 2017.

[7« Le gendarme OMC au bord de la paralysie », de Marie de Vergès, Le Monde, 29 septembre 2018.

[8« Récit de la première journée du sommet du G-7 marqué par les divisions », de Marc Semo, Gilles Paris et Arnaud Leparmentier, "Le Monde", 9 juin 2018.


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