L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre. Entretien avec Alexandra Goujon

Par Alexandra GOUJON, Elena RONEY, le 10 avril 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Alexandra Goujon est politiste, maître de conférences à l’Université de Bourgogne et enseignante à Sciences Po Paris. Elle est membre du Centre de recherche et d’étude en droit et en science politique (Credespo). Alexandra Goujon vient de publier « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu. Propos recueillis par Eléna Roney, étudiante en 3ème année de Licence à Paris 3 (Sorbonne-Nouvelle) en majeure études internationales, mineure anglais.

Quel bilan de situation de la guerre russe en Ukraine à la date du 9 avril 2022 ? Quelles idées reçues sur l’histoire et la société ukrainienne ? Quels liens entre la Révolution orange de 2004 et la révolution de Maïdan (2013-2014 ?) Quels sont les effets des attaques russes sur l’identité nationale ukrainienne ? Quelle perspective européenne pour l’Ukraine ?

Cet entretien a été réalisé en deux temps, les 18 février et 9 avril 2022, soit avant et après la relance de la guerre russe en Ukraine, le 24 février 2022. Il fait donc à la fois un point de situation et une mise en perspective historique particulièrement bienvenue pour saisir les enjeux et les perspectives. Alexandra Goujon vient de publier « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu. Alexandra Goujon répond avec précision aux questions d’Elena Roney pour Diploweb.com

Elena Roney (E. R.) : Avant de revenir dans les questions suivantes sur les fondamentaux de l’Ukraine, quel bilan faites-vous du premier mois de la relance de la guerre russe en Ukraine, du 24 février 2022 à début avril 2022 ?

Alexandra Goujon (A. G. ) : L’avancée militaire sur Kiev, au début de l’invasion, laisse supposer qu’un des objectifs était de prendre le contrôle du centre du pouvoir politique ukrainien en évinçant le président Volodymyr Zelensky. Face à la résistance militaire et citoyenne ukrainienne, l’armée russe s’est désengagée de la région de Kiev après plus d’un mois d’occupation de plusieurs villes et villages de cette région où sont découverts des charniers et de nombreuses exécutions sommaires de civils ukrainiens. Les dirigeants ukrainiens et occidentaux parlent de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité et des enquêtes judiciaires sont en cours. Une partie des régions du sud de l’Ukraine (Kherson, Mikolaïv et Zaporijia) est occupée par l’armée russe avec des tentatives d’installer un pouvoir politique loyal à Moscou, des exactions et des kidnappings pour briser les velléités de rébellion. La ville de Marioupol, située sur la mer d’Azov reste assiégée et disputée par les forces militaires russes et ukrainiennes. Depuis fin mars 2022, les autorités russes disent vouloir se concentrer sur la région du Donbass qui est aux trois quarts contrôlée par les séparatistes et la Russie. Les bombardements s’intensifient dans cette zone faisant de nombreuses victimes civiles notamment à Kramatorsk où se trouve l’administration de la région de Donetsk depuis octobre 2014. Mais l’objectif de la Russie reste de briser la souveraineté de l’Ukraine à laquelle Poutine ne reconnaît pas de légitimité historique.

E. R. : Dans votre livre, vous partez d’idées reçues sur l’histoire et la société ukrainienne afin de prendre du recul par rapport à celles-ci et d’y apporter des précisions. Quelles sont selon vous les principales idées reçues qui circulent au sujet de l’Ukraine ?

A. G.  : Au-delà des idées reçues, il existe aujourd’hui une très grande méconnaissance de l’Ukraine en France. La conception et la présentation de l’Empire russe et de l’URSS se sont souvent faites à partir des représentations véhiculées par ces entités politiques au détriment du reste des pays constitutifs. J’ai commencé mon travail sur l’Ukraine en 1996 lorsqu’il y avait très peu d’informations sur ce pays dans les médias, et très peu de chercheurs travaillant sur lui. Ces derniers sont plus nombreux aux États-Unis. Cela s’explique par la présence de communautés ukrainiennes dans ce pays, ainsi que par la Guerre froide. En effet, en raison de cette dernière, l’intérêt pour l’hétérogénéité des pays membres de l’URSS était et reste plus important. Beaucoup de livres ont ainsi été publiés sur la manière dont a été gérée la multiculturalité en Union soviétique.

L'Ukraine, de l'indépendance à la guerre. Entretien avec Alexandra Goujon
Alexandra Goujon
Alexandra Goujon publie « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu.
Goujon

Une des idées reçues forte concernant l’Ukraine est le doute sur ce qui fait la spécificité du pays. De nombreuses personnes se demandent en quoi les Ukrainiens forment un peuple différent. On oublie souvent que l’Ukraine a certes émergé en tant qu’État indépendant en 1991 mais que la lutte pour l’indépendance s’est exprimée à différents moments de son histoire. Toute forme de spécificité ukrainienne était crainte dans l’Empire russe où les écrits en langue ukrainienne ont été interdits en 1863. Le mouvement de renaissance nationale ukrainien a été réprimé pour qu’il ne se traduise pas en une revendication politique. Les Européens ont tendance à penser que les Ukrainiens font partie intégrante de la Russie parce qu’ils voient Kiev, ancienne capitale de l’empire de la Rous kiévienne, comme une forme historique d’intégration des peuples slaves qui aurait pour seul successeur l’Empire russe. En Ukraine, Kiev est au contraire considérée comme le centre historique de l’Etat ukrainien. Le moment cosaque des XVI-XVIIème siècles reflète également une spécificité ukrainienne : les Cosaques zaporogues sont des guerriers libres dont les mérites politiques et militaires sont vantés dans l’historiographie ukrainienne. Ils ont fini par faire alliance avec la Moscovie en 1654 afin d’être protégés d’autres invasions. Cette alliance de 1654 est utilisée par les Russes pour montrer la longue filiation des Ukrainiens avec eux. En 1918, la volonté d’indépendance ukrainienne s’est de nouveau exprimée mais s’est trouvée engloutie dans la guerre civile.

Une autre idée reçue concerne le manque d’attributs culturels à l’Ukraine. De nombreux européens se demandent si la langue ukrainienne est très différente de la langue russe. Une différence existe bel et bien entre les deux langues. Mais, la langue ukrainienne a été russifiée dans les années 1930 puis a progressivement disparu de l’enseignement au profit de la langue russe considérée comme la langue principale de communication en URSS. Une politique d’ukrainisation a été mise en place en 1991 mais elle s’est réalisée de manière souple. Le facteur linguistique n’est pas déterminant au quotidien : il existe une grande intercompréhension entre Ukrainophones et Russophones notamment lorsque ces derniers habitent en Ukraine.

E. R. : Dans plusieurs chapitres de votre ouvrage, vous mentionnez la Révolution de Maïdan qui s’est déroulée en 2013-2014. Que reste-t-il de cette révolution aujourd’hui au sein de la société ukrainienne (mentalités, organisations, discours…) ?

A. G.  : 2014 marque un tournant dans l’histoire de l’Ukraine. Il y a tout d’abord une révolution politique qui entraîne un changement de pouvoir mais qui conduit également à une première intervention de la Russie avec l’annexion de la Crimée et le soutien au séparatisme à l’Est du pays provoquant une guerre dont le bilan en 2021 était d’au moins 14 000 morts. La révolution de Maïdan entretient un lien particulier avec la Révolution orange de 2004 qui est un mouvement de contestation des fraudes électorales lors de l’élection présidentielle. Ce premier mouvement est un succès car les résultats de l’élection sont annulés et un second second tour est organisé, qui mène à la présidence Viktor Iouchtchenko. Cette Révolution orange donne donc une image positive à la contestation politique qui réapparaît moins de dix ans plus tard. Une partie des citoyens qui ont fait la Révolution orange ont d’ailleurs participé à celle de Maïdan. Cette dernière commence fin 2013 au moment où le président V. Ianoukovitch, élu en 2010, décide de ne pas signer l’accord d’association avec l’Union européenne dont il a pourtant été le dernier négociateur. Les manifestants aspirent, en effet, à une organisation qui défend des valeurs démocratiques et l’État de droit. Au départ, la révolution a pour objectif de forcer le président à signer l’accord, ce qu’il refuse. Mais la répression extrêmement violente des étudiants sur la place Maïdan choque profondément la population, car cela marque une dérive autoritaire du pouvoir. De là naît une véritable révolution politique. Les manifestants demandent la démission du ministre de l’Intérieur, ainsi que des élections libres. Ils finissent par rejeter le président en place. Sur Maïdan, plusieurs centaines de morts sont à déplorer suite au « nettoyage » de la place ordonné par Viktor Ianoukovitch en février 2014. La révolution a duré plusieurs semaines avec une forme d’auto-gestion qui fait penser aux pratiques cosaques ; l’entraide est très présente. La place ressemble alors à une forteresse, une ville dans la ville. En raison de ses mots d’ordre, le mouvement de 2014 prend le nom de « révolution de la dignité ».

La Révolution de 2014 produit deux effets. Le premier concerne l’engagement citoyen qui se prolonge dans la vie politique, sociale et économique. L’aide humanitaire est très présente, que ce soit envers les soldats ou les réfugiés liés à la guerre dans le Donbass. Mais l’engagement concerne aussi la lutte contre la corruption ou la lutte contre la désinformation russe avec des sites comme “Stop fake” qui apparait en 2014. De la Révolution de Maïdan a également été héritée l’idée que les citoyens doivent prendre en charge la transformation de la société. Ainsi, à chaque fois que les Ukrainiens font face à des crises, l’engagement politique et civique est de retour.

Le deuxième effet est l’attachement davantage ancré dans la population d’une nation attachée aux valeurs démocratiques et à un arrimage à l’UE, notamment face à l’autoritarisme grandissant en Russie et dans les républiques séparatistes de l’Est.

E. R. : Concernant la Seconde Guerre mondiale, vous expliquez que « La question de la responsabilité des Ukrainiens dans certains [massacres] divise notamment la société et est souvent utilisée à des fins politiques. L’histoire et la mémoire de la guerre font ainsi l’objet de vifs débats entre historiens, hommes politiques et citoyens sur une des périodes les plus sombres du pays ». Quelles sont les conséquences de la Seconde Guerre mondiale sur la société ukrainienne ? Est-ce un sujet tabou ? Ou de plus en plus évoqué ?

A. G.  : La Seconde Guerre mondiale représente un très gros morceau de l’histoire ukrainienne et ses conséquences sont extrêmement importantes. L’extermination de la population juive, une occupation nazie extrêmement meurtrière, les villages brûlés, les combats féroces sont très présents dans la mémoire des Ukrainiens.

Un des premiers aspects, tabou en URSS et dans la Russie contemporaine, au sujet de la Seconde Guerre mondiale est le pacte Molotov-Ribbentrop, signé en 1939 et qui prévoyait un nouveau découpage territorial entre les Allemands et les Soviétiques ; ces derniers prennent le contrôle de l’Ouest de l’Ukraine profondément anti-communiste. L’invasion allemande de 1941 laisse espérer un soutien à l’indépendance ukrainienne qui n’arrive pourtant jamais. Certains groupes nationalistes collaborèrent avec l’occupant et participèrent à différents massacres dont les pogroms de Lviv en 1941. Il faut tout de même rappeler que la grande majorité des Ukrainiens combattent au sein de l’Armée rouge contre les Nazis.

Le sujet de la Seconde Guerre mondiale en soit n’est pas tabou, bien qu’il soit souvent au centre du débat public. Différents problèmes sont régulièrement soulevés en fonction des hommes politiques au pouvoir. Par exemple, sous la présidence de Viktor Iouchtchenko (2005-2010), certains nationalistes ukrainiens ont obtenu le statut de héros au nom de leur lutte pour l’indépendance, ce qui a relancé la polémique de la collaboration ukrainienne ; de nombreuses personnes considéraient qu’il était indigne de leur octroyer ce statut. Cette collaboration des nationalistes ukrainiens est, par ailleurs, exploitée par les dirigeants russes, notamment depuis 2014, afin de stigmatiser l’ensemble de la classe politique ukrainienne, qu’elle taxe d’héritière de cette collaboration. L’actuel président ukrainien, Volodymyr Zelensky, n’échappe pas à cette critique, quand bien même il n’a rien d’un descendant de nationaliste. Il vient de l’Est de l’Ukraine, il est russophone et d’origine juive. Certes, il existe des groupes nationalistes et d’extrême-droite, qui ont une certaine visibilité en raison de leur rôle dans la défense du territoire ukrainien en 2014, mais ils ne représentent qu’environ 2% de l’électorat et n’ont pas de député au Parlement ukrainien. En 2015, ce même Parlement a adopté les lois de la décommunisation afin de désoviétiser l’histoire et d’européaniser l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Le symbole du coquelicot a par exemple été repris.

La Seconde Guerre mondiale est donc un sujet qui crée des controverses, tant historiographiques, que mémorielles (certains commémorent les nationalistes en héros, quand d’autres préfèrent vénérer les vétérans de l’armée rouge…) mais celles-ci font partie du débat public.

E. R. : Pourquoi la Russie a-t-elle attendu début février 2022 pour se montrer si menaçante ? Y a-t-il eu un élément déclencheur au déploiement massif de soldats russes à la frontière ukrainienne ? Pourquoi ce potentiel conflit inquiète-t-il plus que d’autres ayant confronté la Russie et l’Ukraine, comme celui lié à l’invasion de la Crimée en 2014 ?

A. G.  : Depuis mi-novembre 2021, on assiste à un déploiement militaire russe aux frontières de l’Ukraine qui est sans précédent et qui inquiète les Européens et les Américains. Ce déploiement est assorti d’une proposition russe, ou, pour être plus exacte, de deux propositions de traité : un traité avec les États-Unis et un autre entre la Russie et les États membres de l’OTAN. La Russie voudrait que l’OTAN n’élargisse pas son espace à l’Est et s’engage par écrit à refuser d’intégrer l’Ukraine. Les États membres de l’OTAN se sont opposés à la demande de Vladimir Poutine, et le principe des portes ouvertes continue d’exister. Cela ne signifie pas pour autant que l’Ukraine va adhérer à l’OTAN. Cette intégration ne peut se faire que si ses 30 États membres actuels l’acceptent à l’unanimité ce qui est loin d’être le cas. La Pologne et les États-Unis sont par exemple des défenseurs de l’entrée de l’Ukraine dans l’organisation. A l’inverse, la France et l’Allemagne y ont émis des réserves. En effet, l’Ukraine ne respecte pas suffisamment les modalités nécessaires à son intégration. Elle devrait réformer son armée et mettre en œuvre des réformes politiques pour espérer un jour faire partie de l’organisation. L’OTAN n’a par ailleurs toujours pas offert de plan d’adhésion pour l’intégration du pays.

Pour répondre à la seconde partie de la question, plusieurs facteurs sont à l’origine de ce déploiement massif de militaires à la frontière russo-ukrainienne. Au niveau de la politique étrangère, le changement de présidence aux États-Unis avec l’arrivée de Joe Biden au pouvoir qui est démocrate et moins interventionniste comme l’a démontré, entre autres, le retrait d’Afghanistan (août 2021), a pu être considéré comme une opportunité pour la Russie. Les États-Unis se concentrant sur eux-mêmes et sur la Chine, Vladimir Poutine s’est senti plus libre d’envoyer ses troupes à la frontière.

Le cas de la Biélorussie entre également dans l’équation. En effet, le mouvement de contestation qui a déstabilisé la Biélorussie à compter de l’été 2020 a été massif, bien que très rapidement réprimé, et ce avec une violence sans précédent. Il a constitué une menace pour la Russie parce qu’il représentait une démocratisation potentielle et un rapprochement éventuel avec l’Union européenne. Au niveau de la politique intérieure russe, on peut penser à une volonté de relégitimation du pouvoir politique russe. Même s’il n’y a pas d’élection au calendrier russe en ce moment, peut-être que Vladimir Poutine cherche à donner une nouvelle légitimité à son pouvoir en jouant la carte de l’invasion de l’Ukraine pour changer la donne.

Enfin, si début février 2022 l’inquiétude est beaucoup plus importante que lors de l’invasion de la Crimée, c’est qu’en 2014 les Occidentaux ont été extrêmement surpris par la rapidité et la violence de l’annexion de la Crimée. La région avait été annexée en deux semaines, sans que les Occidentaux n’aient rien anticipé. Vladimir Poutine avait profité du changement de pouvoir et de la démission de Viktor Ianoukovitch, qui avait suivi la Révolution de Maïdan, ainsi que de l’instabilité à Kiev, pour exécuter son plan d’occupation et d’annexion de la Crimée, qu’il considère comme russe. Les bases militaires et les institutions ukrainiennes avaient été occupées par l’armée russe. Les Occidentaux ont protesté, et contesté cette occupation, ont mis en place des sanctions mais ne sont pas intervenus militairement. Les Américains parlent de potentielle invasion à partir de novembre 2021 comme pour essayer de faire de la dénonciation préventive.

E. R. : Comment les pressions russes sont-elles perçues au sein de la société ukrainienne ? Et au sein de la société russe ?

A. G.  : Dans son ensemble, la population russe ne semble pas favorable à une guerre avec l’Ukraine, bien qu’ils la perçoivent à travers le prisme des médias russes, dépendants du pouvoir. Le gouvernement russe tente de faire porter la responsabilité de cette guerre potentielle sur les responsables ukrainiens pour gagner l’adhésion de l’opinion publique russe. Mais les Russes n’ont pas forcément envie de cette guerre. Une partie de la population russe est cependant assez sensible à l’argument de Vladimir Poutine, qui consiste à dire que les Ukrainiens sont des Russes. Il est cependant difficile de répondre plus précisément à cette question, car en Russie les enquêtes sociologiques sont assez difficiles à mener, et les médias officiels russes sont assez monochromes.

Côté ukrainien, la perception de la Russie a changé après 2014. Avant 2014, une partie de la population ukrainienne, considérait déjà la Russie comme une puissance dominante qui a fait du mal à l’Ukraine (avec la famine organisée de 1932-1933, appelée Holodomor, qui a fait 4 millions de morts, les purges des élites politiques et intellectuelles, les répressions régulières), et qui l’a empêchée d’être indépendante. Ainsi pour cette frange de la population, la menace russe ne surprend pas. Cependant, pour la majeure partie de la population ukrainienne, l’annexion de la Crimée et le soutien russe au séparatisme sont extrêmement choquants. Elle ne pensait pas que la Russie pourrait avoir un jour ce genre de comportement. A partir de 2014, la Russie est donc beaucoup moins populaire en Ukraine, à l’exception près de ce qui est véhiculé dans les républiques séparatistes de Donetsk et de Louhansk. Certains Ukrainiens expliquent qu’après 2014, ils n’ont plus les mêmes amis et que leur attachement à l’Ukraine est devenu primordial ce qui peut passer par le fait de passer à la langue ukrainienne pour certains Russophones. L’année 2014 est donc une année charnière.

E. R. : La guerre russe en Ukraine à compter du 24 février 2022 peut-elle accélérer la construction d’une identité nationale ukrainienne ?

A. G.  : Le développement d’un nationalisme civique commence dès l’indépendance (1991) avec un espace politique, médiatique, éducatif qui se distingue progressivement de ceux de la Russie ou des États voisins de l’Ukraine. Mais les pressions politiques et économiques russes sur l’Ukraine n’ont jamais cessé. Et rappelons que c’est Léonid Koutchma, le second président d’Ukraine (1994-2005) et ancien apparatchik communiste, qui publie un essai en 2003 intitulé « L’Ukraine n’est pas la Russie » pour affirmer la spécificité de l’Ukraine. En 2014, au moment de la Révolution de Maïdan, la chanson la plus populaire est l’hymne national et depuis, de nombreux événements débutent et se clôturent par le chant de l’hymne. L’intervention militaire russe en Ukraine en 2014 a déjà permis de consolider la nation ukrainienne ce qui explique l’engagement de nombreux citoyens et citoyennes dans la résistance à l’occupant depuis le 24 février 2022 mais aussi les protestations contre l’armée russe dans les villes occupées et les difficultés pour cette armée à trouver des élites souhaitant collaborer. L’identité nationale est, en effet, confortée par le conflit parce qu’il est justifié par une remise en cause de la nation ukrainienne et par sa capacité à se gouverner elle-même.

E. R. : Pensez-vous que l’intégration de l’Ukraine à l’UE européenne soit un jour possible ?

A. G.  : Oui, théoriquement, l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne est possible. L’Ukraine pourra en devenir un Etat membre si elle en respecte les valeurs, intègre dans sa législation l’ensemble des normes européennes et si son économie respecte les normes du traité de Maastricht. La question qui se pose aujourd’hui par rapport à l’intégration de l’Ukraine à l’UE est liée à sa capacité à se réformer, notamment dans le domaine de la lutte contre la corruption.

Début février 2022, la résistance face à une possible intégration de l’Ukraine vient de l’UE elle-même. Pour l’instant, elle n’intègre pas l’Ukraine dans sa politique d’élargissement mais seulement dans sa politique de voisinage avec un accord d’association et un accord de libre-échange. Pour quelles raisons ? Du côté de l’UE, la raison principale évoquée concerne sa capacité d’absorption, l’UE ne souhaite pas s’élargir davantage à l’Est en dehors des Balkans occidentaux. On peut supposer qu’il y a aussi chez les dirigeants européens l’idée qu’une adhésion de l’Ukraine provoquerait la colère de la Russie, car cette dernière considère que le pays doit faire partie de sa sphère d’influence. La France et l’Allemagne sont par exemple réticentes à une éventuelle adhésion alors que d’autres pays s’en font les avocats, comme la Pologne ou encore les pays baltes.

E. R. : Comment l’Ukraine, l’OTAN et l’UE pourraient-elles renforcer l’efficacité de leur défense face à la Russie ?

A. G.  : La situation face à la Russie est extrêmement complexe. Les Occidentaux ont toujours dit qu’ils n’interviendraient pas militairement en cas d’attaque. En 1994, le mémorandum de Budapest est justement signé par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie qui s’engagent à garantir l’intégrité territoriale de l’Ukraine. En échange, cette dernière a dû renoncer à ses armes nucléaires. L’Ukraine n’est donc pas protégée par l’OTAN ; elle ne dispose que d’un partenariat avec elle, ce qui n’implique pas une protection militaire. Il existe également des accords bilatéraux entre l’Ukraine et des États occidentaux afin de renforcer la défense du pays par des aides financières et militaires. La Turquie fournit par exemple des drones militaires aux Ukrainiens mais l’aide militaire américaine est la plus conséquente.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky demande aux Occidentaux de fournir plus d’armes à son pays en affirmant que les soldats occidentaux n’interviendront pas militairement. La question des sanctions économiques est importante, même si ces dernières ne représentent sans doute pas une menace assez conséquente pour empêcher la Russie de mener à bien ses projets d’invasion. En effet, on a rarement vu des sanctions économiques transformer la politique étrangère d’un pays ainsi que son régime politique. D’autant plus que les sanctions économiques infligées à la Russie sont instrumentalisées par cette dernière pour montrer que l’Occident est malveillant à son égard. Une réaction est cependant nécessaire de la part des Occidentaux car une non-réaction serait synonyme d’un manque de soutien à l’Ukraine.

E. R. : Comment se traduit la guerre de la désinformation menée par la Russie par rapport à l’Ukraine ?

A. G.  : En Europe, de nombreux sites existent contre la désinformation propagée par la Russie tel le site EUvsDesinfo, publié en plusieurs langues. Les sites de de l’OTAN et de l’UE publient également des fiches factuelles afin de démonter les fausses informations diffusées par les dirigeants et médias russes. Dès 2014 s’est aussi mis en place en Ukraine un système de fact checking, dont l’objectif est de montrer la désinformation russe et d’y répondre. Cette pratique s’appuie sur un journalisme d’investigation qui a toujours été très fort dans le pays.

Manuscrit clos le 9 avril 2022
Copyright Avril 2022-Goujon-Roney/Diploweb.com


. Alexandra Goujon, « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu, 2021

Depuis une dizaine d’années, l’Ukraine apparaît régulièrement sur le devant de la scène internationale, que ce soit pour ses mouvements protestataires, ou à propos de l’annexion de la Crimée par la Russie et du conflit à l’est du pays, semblant constituer le théâtre d’une nouvelle guerre froide qui cristallise les tensions entre la Russie et les nations occidentales.
Les événements récents sont aussi l’occasion de mesurer combien notre connaissance de ce pays est lacunaire, se limitant souvent aux clichés d’une Ukraine berceau de la Russie, terre des cosaques, grenier à blé de l’URSS et d’une suite de gouvernants entachés par une corruption massive.
Partant de ces idées reçues, Alexandra Goujon dresse un portrait précis et documenté de cette Ukraine, terre de contrastes.

Alexandra Goujon est politiste, maître de conférences à l’Université de Bourgogne et enseignante à Sciences Po Paris. Elle est membre du Centre de recherche et d’étude en droit et en science politique (Credespo).


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