Patrice Touraine est titulaire d’un MBA Intelligence Économique de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. A la tête d’Agilea SAS, une entreprise dans la gestion des risques liés à l’Humain, il co-signe « Les nouveaux enjeux de l’espace » VA éditions. Joris Dernis, étudiant en Master de géopolitique et cyberstratégie à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de Paris VIII.
Pourquoi l’espace est-il plus que jamais un lieu décisif pour la puissance ? Patrice Touraine est co-auteur de l’ouvrage « Les nouveaux enjeux de l’espace », avec Marine Jaluzot et Pierre-Stanley Pérono (VA Editions). Il répond avec précision aux questions de Joris Dernis pour Diploweb.com.
Podcast avec en bonus le texte de l’entretien.
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Texte de l’entretien de Patrice Touraine avec Joris Dernis
Joris Dernis (J. D. ) : Monsieur Patrice Touraine bonjour,
Merci d’avoir accepté cet entretien pour le site du Diploweb dans le cadre de la publication aux VA Éditions de l’ouvrage « Les nouveaux enjeux de l’espace » que vous avez co-écrit avec Marine Jaluzot et Pierre-Stanley Pérono. Pour rappel vous avez suivi une formation universitaire en mathématiques avant de commencer votre carrière en finance. C’est ensuite en tant que chef de projet et d’avant-vente que vous avez pu voyager dans toute l’Europe ainsi qu’en Asie centrale. Vous devenez entrepreneur en 2010 dans le conseil et c’est en 2019 que vous faites le MBA Intelligence Économique de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Aujourd’hui vous êtes à la tête d’Agilea SAS, une entreprise dans la gestion des risques liés à l’Humain, et vous copubliez « Les nouveaux enjeux de l’espace » aux VA éditions.
Au vu de vos recherches, quelles sont les idées fausses qui trainent dans le débat public sur les enjeux spatiaux ?
Patrice Touraine (P. T. ) : Effectivement l’environnement spatial, l’industrie spatiale et les projets spatiaux véhiculent un certain nombre d’idées, parfois justes parfois fausses, et notamment avec cette nouvelle génération d’astronautes qui arrivent sur des problématiques d’orbites spatiales à basse altitudes, de projets vers la Lune ; on a une fausse impression de réchauffé. Cependant on se retrouve bien entendu avec des technologies de notre siècle, notamment sur les sujets qu’ils soient industriels, liés à l’informatique, ou a d’autre industries. C’est donc un faux renouveau avec un contexte bien différent par rapport aux années 1960-1970 qu’on connaissait avec notamment l’arrivée de nouveaux acteurs qu’ils soient publics ou privés aujourd’hui. Un nouveau paramètre est également l’arrivée de nouveaux acteurs étatiques comme la Chine qui inquiètent même les États-Unis. Le fait que le département d‘Intelligence américain souligne le fait que la Chine peut potentiellement devenir un acteur majeur dans les sujets militaires et dans les armes contre-spatiales en est révélateur. C’est donc un sujet qui englobe du civil, du militaire, du privé comme du public et donc on se retrouve avec une complexification de cette problématique même si dans un certain sens on a une impression de « déjà vu », sur les missions spatiales vers la Lune.
De plus, il est difficile pour le public d’appréhender les nouvelles technologies en jeu ainsi que les thématiques de la militarisation de l’espace, son arsenalisation ou sa martialisation, et ce malgré des œuvres cinématographiques récentes qui scénarisent des missions sur Mars ou mettent en scène les stations orbitales.
J. D. : Quels sont pour vous les trois points essentiels concernant l’espace dont on ne peut pas être absent demain ?
P. T. : Aujourd’hui il y a une compétition qui se complexifie et qui touche un grand nombre de sujets stratégiques pour chaque pays.
Globalement l’espace étant transdisciplinaire, il existe de nombreux domaines qui touchent autant la vie privée des Français que les sujets stratégiques du pays. Par conséquent, de nombreux sujets sont des points essentiels dans l’espace, mais on peut proposer les éléments suivants.
On a bien entendu le premier point essentiel en amont qui est la maitrise des lanceurs. On a vu depuis les origines du sujet, des pays qui souhaitaient se doter et qui devaient se doter de capacité et de maitrise des lanceurs. Historiquement on était plutôt sur des sujets qui était liés au militaire et à l’acquisition de compétences dans les missiles balistiques notamment nucléaires. Cette technologie duale des lanceurs sert donc également les industries militaires partageant le même corpus technologique. Néanmoins on a vu aussi, et notamment avec la France, la volonté de maîtriser cette technologie des lanceurs, une volonté peut-être même indirectement exacerbée par le comportement des États-Unis. On peut rappeler comme point de vue historique le sujet du satellite militaire « Symphonie » qui était un satellite franco-allemand d’application militaire. Il devait initialement être lancé par un lanceur Europa qui était une première mouture de l’industrie spatiale européenne et qui n’a pas vu le jour dans sa capacité industrielle au sens strict du terme et qui a finalement été lancé par les Américains. Les Américains ont par conséquent posé un véto sur l’utilisation militaire de ce satellite. La maitrise des lanceurs est donc apparue très tôt dans l’histoire spatiale comme un sujet majeur d’émancipation et une capacité de garder cette souveraineté au sein de l’État.
Le deuxième point important est très lié au premier point : c’est la volonté de puissance d’un État. Historiquement les superpuissances qu’étaient les États-Unis et l’URSS ont largement travaillé sur l’exploration spatiale dans un contexte de projection de puissance et dans un contexte extrêmement tendu de la Guerre froide, le spatial est venu comme un fer de lance additionnel à cette projection de puissance. L’industrie spatiale l’est restée tout au long de son histoire parce qu’elle regroupe comme une quintessence des compétences autant éducationnelles en amont qu’industrielles sur plusieurs domaines différents en aval. On doit noter que l’expression de puissance d’un État passe par le dépassement de ses frontières et, de facto, l’exploration spatiale en est la plus directe extrapolation. Les États avancent à leur manière dans la sécurisation de nouvelles ressources ; soit par des moyens technologiques, soit en changeant d’échiquier et en se positionnant sur des outils juridiques. Cette volonté de puissance est présente partout de manière assez exacerbée pour notamment les États-Unis, la Russie et la Chine aujourd’hui, d’une manière bien moindre pour des pays comme l’Inde ou le Japon, et en Europe d’une manière absente ou très sous-jacente.
Le troisième point, c’est la souveraineté numérique. Il faut savoir qu’une grosse partie des satellites sont des relais de télécommunication par lesquels transitent les échanges de flux d’information (voix, messages, vidéo, données militaires) et parler de souveraineté numérique implique une maîtrise de ces flux. La souveraineté numérique, dont on parle beaucoup dans les journaux en ce moment en Europe, est souvent rattachée aux GAFA. Aujourd’hui avec SpaceX on a un peu une consanguinité entre ces acteurs majeurs du numérique et du spatial. On se retrouve avec une industrie privatisée américaine qui fait aussi bien du numérique que du spatial. On se rend bien compte qu’il y a une stratégie derrière, qu’il y a une volonté clairement assumée de vouloir démultiplier le trafic internet et le trafic de données au sens large dans le spatial. C’est une stratégie qui vise à faire du spatial un vrai concurrent par rapport au backbone historiquement constitué des câbles sous-marins qui transmettent les données de manière transcontinentale. Le fait de casser les prix des lanceurs spatiaux a mécaniquement un impact sur le coût des constellations de nanosatellites envoyées par SpaceX et mécaniquement on se retrouve avec une capacité de gestion des données qui va être très concurrentielle par rapport à l’utilisation historique qu’on avait des câbles sous-marins. Au-delà de la souveraineté numérique cela pose aussi un débat sur la sécurisation des données transmises.
J. D. : D’autres pays ont justement une stratégie semblable à cette dernière ?
P. T. : On a depuis les années 2000 une accélération du nombre de pays qui souhaitent s’engager dans le spatial. Chaque pays souhaite avoir à son niveau une certaine capacité à s’imposer dans le domaine spatial. Les pays qui maitrisent les lanceurs restent très peu nombreux parce que cela est coûteux et que cela obéi à toute une chaine industrielle extrêmement complexe. Cependant, ne serait-ce que pour la création de satellites on voit une démultiplication importante du nombre de pays jusqu’à la Tunisie qui a récemment développé et envoyé en orbite le 23 mars 2021 un satellite de conception 100% tunisienne. On se rend bien compte sur n’importe quel continent qu’il y a une volonté actuelle de dominer une chaine de fabrication, qu’elle soit uniquement sur l’objet satellisé lui-même dans une première étape, ou qu’elle puisse couvrir jusqu’aux lanceurs, étape ultime puisque 100% de la chaine serait alors dominée.
J. D. : Le fait que Valentina Terechkova, première femme dans l’espace, dépose en 2020 un amendement constitutionnel pour prolonger le mandat de Vladimir Poutine montre-t-il que la science conserve aujourd’hui la place qu’elle avait aux temps de l’URSS ?
P. T. : C’est une question aussi difficile qu’intéressante. En 1963 c’est la volonté de Nikita Khrouchtchev d’envoyer Valentina Terechkova en tant que cosmonaute et première femme dans l’espace. Bien sûr, à cette époque-là il y a une vraie volonté propagandiste de l’URSS. Le choix de Valentina Terechkova était déjà un choix hautement politique en 1963. L’URSS devait garantir son succès de 1957 avec le premier satellite dans l’espace et 1961 avec le premier homme, Youri Gagarine, dans l’espace. C’était un peu la suite logique de trouver une personne comme Valentina Terechkova pour devenir la première femme dans l’espace. Certes, la science avec l’envoi d’une femme dans l’espace, permettait de mieux comprendre les différences physiologiques entre un corps masculin et féminin, mais ce choix se voulait être un mécanisme de propagande avant tout. Il y a eu par ailleurs à l’époque un certain nombre de polémiques sur le fait qu’elle n’avait pas entièrement réalisé sa mission et qu’elle n’était pas la personne physiquement apte à 100%. A contrario, de la même manière que le choix du souriant et avenant Youri Gagarine a été sciemment réalisé, le choix de Valentina Terechkova obéit à la même logique propagandiste. Très souriante et à l’aise face aux médias, elle symbolisait la réussite sociale de tout un pays et d’un mode éducationnel à la Soviétique. Ceci a été largement exploité par l’URSS et par Khrouchtchev pour montrer au monde que l’URSS pouvait promouvoir des enfants de la patrie, des fils de paysans à des postes et des projets aussi stratégiques. Elle s’est très vite engagée dans une carrière politique et a vraiment porté initialement ce choix de représentation et de propagande (voulu ou non, conscient ou pas : la vérité est surement un entre-deux). Elle n’a jamais arrêté sa carrière politique une fois sa carrière de cosmonaute réalisée. Le fait qu’elle arrive aujourd’hui à nouveau dans un contexte où elle a proposé un amendement constitutionnel pour prolonger les mandats de Vladimir Poutine est intéressant si on le rattache à la politique spatiale et à la volonté de puissance du dirigeant russe. Je pense que malgré des moments plus difficiles que d’autres, notamment à l’effondrement du l’URSS et le fait que le budget de l’espace ait été divisé par 10 entre 1991 et 1993, Vladimir Poutine souhaite raviver cette flamme de l’espace. Les actions du président russe s’inscrivent vraiment dans une volonté de reconstitution d’un glacis de sécurité autour de la mère Russie, et on le voit très bien depuis son arrivée au pouvoir. Or cet attribut de superpuissance qu’est la maîtrise des vols habités reste un élément très important dans l’inconscient russe aujourd’hui. Comme quoi l’espace demeure un élément qui représente la quintessence de l’industrie et de l’éducation. Je pense que Vladimir Poutine en est très conscient et autant Valentina Terechkova que le dirigeant russe, gagnent des galons dans ce rapprochement. À mon avis, ce vote de Terechkova pour Poutine est comme un gage historique supplémentaire pour lui et c’est une manœuvre intéressante. Même si je ne doute pas de la sincérité du choix de Valentina Terechkova, on retrouve bien un juste retour d’ascenseur de sa part pour le dirigeant russe actuel.
J. D. : En quoi la Société d’Étude et de Réalisation d’Engins Balistiques (SEREB) illustre-t-elle la doctrine de souveraineté française ?
P. T. : La SEREB est effectivement une société française étatique fondée en juillet 1959 et c’est une volonté du Général De Gaulle déjà d’imprimer une véritable politique spatiale. Au moment où après 1945 il y a une répartition des compétences des anciens scientifiques nazis auprès des futures grandes puissances spatiales que seront très rapidement les États-Unis et l’URSS, la France récupère également quelques ingénieurs nazis. C’est vraiment au retour au pouvoir du général De Gaulle que se consolide une vraie dynamique de programme spatial et notamment de création de fusées. Il y a une volonté de double compétence que ce soit sur les propulseurs liquides ou à poudre et notamment aussi sur la SEREB qui a été utilisée -entre autres- pour développer des engins balistiques transcontinentaux porteurs de tête nucléaire. Tout cela s’inscrit dans un vrai projet politique, dans une mécanique de souveraineté française imprimée par le président français dès son retour au pouvoir. Ainsi, non seulement la capacité nucléaire française -civile comme militaire-, mais aussi la création de la SEREB, sont vraiment les marques de fabrique du général pour insuffler ces projets qui vont lui survivre. Ce sont les éléments clefs de cette doctrine de souveraineté française de l’époque. Néanmoins, l’importance stratégique de la SEREB n’a été qu’indirectement adossée à un rôle de souveraineté nationale, et ce, quand les Américains ont commencé à émettre des vetos sur les demandes du Général en matière de coopération militaire (notamment sur un projet de coopération avec Boeing pour développer un missile dérivé du Minuteman).
J. D. : Thomas Pesquet a rejoint le 24 avril 2021 la station orbitale de l’ISS à bord d’une navette spatiale de SpaceX qui se trouve être une compagnie privée, qu’en pensez-vous ?
P. T. : C’est une remarque pertinente. Il y a quatre ans, je crois, Thomas Pesquet décollait du Kazakhstan à Baïkonour sur un lanceur Soyouz. Il avait dû apprendre le russe à ce moment-là pour intégrer l’équipage comme son aïeul Jean-Loup Chrétien - premier français, premier Européen de l’Ouest, et premier non-russe ou non américain à faire une sortie extra véhiculaire en 1982 lors de la mission franco-soviétique PVH. Aujourd’hui on retrouve Thomas Pesquet commandant de bord pour cette nouvelle mission. Il décolle à Cap Canaveral avec SpaceX – une fusée d’une entreprise privée américaine. On peut donc se féliciter sur la compétence humaine de nos astronautes qui ont jalonnés un certain nombre de vols internationaux depuis 1982. À contrario c’est vrai, et on le remarque de plus en plus dans les articles de la presse européenne et surtout française puisque c’est un sujet qui nous tient à cœur, le fait qu’on ne puisse pas offrir en tant qu’européen le pendant de ces vols russes et américains. Cela est dommageable en termes de souveraineté et donc cela pose une vraie question autour de la dynamique de souveraineté française sur la capacité à insuffler au sein de l’European Spatial Agency (ESA) et de la politique spatiale européenne des ambitions spatiales. Cela permettrait peut-être à terme de reprendre ces grands projets de vols habités et de pouvoir ne pas seulement envoyer des lanceurs pour des satellites mais des lanceurs pour des missions habitées. C’est un vrai sujet qui fait par ailleurs de plus en plus réagir les gens je trouve. Il y a un vrai questionnement en France -qui est de plus en plus explicite- ce qui révèle un grand changement par rapport à il y a 10, 20 ou 30 ans.
Initialement on ne pouvait pas s’approprier l’espace, mais aujourd’hui il se dessine une sorte de glissement vers une tentative d’appropriation.
J. D. : Selon l’article 2 du « Traité de l’Espace » de 1967, il a été conclu que l’espace extra-atmosphérique et les objets célestes ne pouvait être l’objet de revendication de souveraineté par les États. Or aujourd’hui avec des missions comme celles de SpaceX il y a-t-il un risque de privatisation de l’espace ?
P. T. : C’est effectivement un vrai sujet qui est abordé largement par Pierre-Stanley Pérono dans l’ouvrage « Les nouveaux enjeux de l’espace », qui est avocat et a donc une excellente compétence sur ces sujets juridiques. Ce qu’on voit effectivement c’est qu’initialement on ne pouvait pas s’approprier l’espace et qu’aujourd’hui on a une sorte de glissement vers cette tentative d’appropriation. Un certain nombre de pays travaillent à justement essayer de privatiser cet espace ne serait-ce que pour l’exploitation de certaines matières premières -ce qui montre qu’on est pleinement dans un sujet d’intelligence économique pur. On voit donc, par le droit, de nouveaux moyens de projection de puissance. On peut facilement citer les États-Unis parmi ces pays mais d’une manière beaucoup plus surprenante le Luxembourg, qui modifie son droit national pour permettre d’offrir de nouvelles possibilités pour s’approprier un certain nombre de parcelles de l’espace dont notamment sur les corps célestes que représentent la Lune ou Mars à des entreprises dont le siège social se situerait chez eux. C’est un vrai sujet de préoccupation parce qu’aussi bien l’Europe dans sa globalité mais aussi dans les pays européens en eux-mêmes, il est important de bien comprendre ce que représente ces nouvelles actions possibles. Cette extra-territorialité, au sens propre comme figuré, dans sa logique même, est poussée en dehors des frontières terrestres.
J. D. : Aujourd’hui la Chine se lance dans l’aventure spatiale : L’espace est-il devenu un domaine privilégié ou obligatoire d’expression de la puissance ?
P. T. : Historiquement c’est vrai que l’espace a été dès le début un fort symbole d’excellence technologique. On en a déjà parlé mais réussir une mission spatiale de mise en orbite c’est valider un nombre très important de briques technologiques. L’espace est donc devenu mécaniquement une vitrine idéale de symbolique de puissance également. Cette symbolique était évidemment exacerbée pendant la Guerre froide, les superpuissances avaient largement travaillé sur cette symbolique à travers divers outils. De plus, cette maîtrise technologique passe donc par une excellence éducationnelle et une formation de haut niveau pour les vols habités. L’espace est donc naturellement la vitrine idéale de la symbolique de puissance. Elle peut néanmoins agir comme catalyseur de l’expression de puissance ou une source de progrès scientifique et technique. Aujourd’hui la Chine reprend un peu cette mécanique là parce qu’elle a commencé bien plus tard mais, par des transferts de technologies dans certains sous-domaines, elle rattrape son retard massivement. Depuis une dizaine d’années on voit la Chine qui présente un très grand nombre de projets que ce soit sur la création d’une station spatiale chinoise à horizon 2022-2023, que ce soient des missions autour de la Lune et de sa face cachée, ou que ce soit sur les missions autour de Mars où elle se positionne de plus en plus. On se rend compte finalement qu’après une période un peu creuse qui s’est déroulée dans les années 1990, depuis dix à vingt ans on a une démultiplication des acteurs. On voit bien - notamment pour la Chine qui s’est donné un objectif fort d’être la première dans de nombreux domaine pour le centenaire de la fondation de la République populaire en 2049 que l’espace est un point prépondérant dans ces projections de puissance. Dans tous les cas on a l’impression aujourd’hui que la Chine veut cocher toutes les cases correspondant aux sous-projets spatiaux. Elle sera présente aussi bien sur des orbites basses, sur des satellites, sur de la militarisation voire de l’arsenalisation de l’espace, sur une base spatiale sur la Lune (qui peut servir soit d’aventure scientifique soit de base d’étape intermédiaire pour Mars). Ainsi la Chine se positionne sur tous ces projets malgré une territorialisation de l’espace sur différent sous-sujets. Pékin se positionne quasiment partout et elle le revendique, et réalise une large communication autour de ces sujets, ce qui prouve à la fois sa compétence technique et communicationnelle en termes de symbolique.
Pour résumer, l’espace a donc toujours été un domaine privilégié dont le club s’agrandit doucement mais il reste pour le trio de tête une formidable caisse de résonnance pour leur expression de puissance : on voit actuellement l’importance du storytelling médiatique d’Elon Musk ou des exploits chinois.
J. D. : Serait-il donc pertinent de comparer la Chine d’aujourd’hui et la relation qu’elle a à l’espace par rapport aux États-Unis avec la relation qu’avait l’URSS dans son contexte géopolitique et historique ?
P. T. : Oui parfaitement. Je pense qu’à l’époque de la Guerre froide on avait un combat technologique et de propagande entre les États-Unis et l’URSS. Si la Chine a historiquement bénéficié d’un certain nombre de transferts technologiques de son « grand frère » de l’époque, qui est presque son « petit frère » aujourd’hui, je pense qu’elle est très clairement dans cette même dynamique. Le fait qu’elle souhaite une station spatiale 100% chinoise, qu’elle dispose de toute une panoplie de lanceurs qui fonctionnent et qui peuvent emporter des charges très variées a des altitudes basses autant que géostationnaires, le fait de pouvoir préparer des missions sur la Lune et le fait de communiquer et d’en jouer prouve bien qu’elle souhaite promouvoir un certain modèle communiste chinois, même s’il y a un vrai capitalisme d’État derrière. Ce genre de modèle néo-communiste avec des domaines militaires et civils très intriqués -alors qu’on n’a pas ça à l’Ouest- apparaît comme un digne héritier de ce qu’était l’URSS à l’époque ; et cela même si la Russie reste un acteur majeur de l’aventure spatiale. On a encore une sorte de triangulation mais la Chine sera prépondérante par rapports aux projets et au budget qu’elle accorde à cette aventure.
J. D. : Comment expliquer le regain d’intérêt actuel des puissances spatiales pour la Lune ?
P. T. : La Lune est un objet séduisant pour plusieurs raisons. Déjà sur le volet technologique, c’est un sujet qui permet de valider plusieurs hypothèses ; notamment sur la capacité de lanceurs puissants pour emporter du matériel et des Hommes. C’est technologiquement intéressant également à moyen terme pour l’exploitation potentielle de ressources naturelles sur la Lune. Sur un échiquier plus long-termiste, la Lune représente un point intermédiaire pour l’exploitation de Mars -que ce soit via des stations spatiales en orbites ou lunaires. De plus, la Lune reste un véritable sujet symbolique. On se souvient bien sûr du président Kennedy qui a su insuffler ce programme spatial « Apollo » dans les années 1960. Cette symbolique-là reste très présente actuellement puisqu’elle s’est transmise de génération en génération et reste un projet réalisable à court terme, au contraire de Mars, même si on parle de dix à quinze ans pour les premiers vols vers la planète rouge. La Lune reste un fort levier de symbolique pourtant ces enjeux de symboliques sont toujours dangereux. Il y a eu 6 missions Apollo qui ont atterris sur le Lune au cours des années 1960 soit 12 Hommes et on a pu voir à l’époque au niveau des médias une chute exponentielle dans de l’intérêt de l’opinion public pour ces missions qui se ressemblaient toutes. En termes de symbolique c’est un vrai défi de garder cette sensibilité du public sur le long terme. Cependant, je ne doute pas, notamment avec les outils médiatiques de SpaceX, avec leur communication, leur chaine YouTube qu’il y a une véritable volonté de créer cette dynamique, de l’exploiter au maximum et de l’entretenir.
En Europe, on n’arrive pas à insuffler une vraie volonté de puissance et de souveraineté.
J. D. : Où en sont la France et l’Union européenne vis-à-vis de l’aventure spatiale ? Quid de la question lunaire ?
P. T. : Très tôt les États-Unis et l’URSS se sont imposés comme étant les superpuissances qui avaient un prolongement industriel dans ce secteur. Les deux ont exploité efficacement ce positionnement en valorisant au maximum leurs succès respectifs. Les États-Unis s’imposent comme la puissance de l’espace depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui. Malgré plusieurs crises majeures qui ont coûté des périodes de discontinuité dans la disponibilité des lanceurs américains, les États-Unis deviennent polymorphiques en privatisant leur force de frappe industrielle tout en garantissant des commandes publiques à ses nouveaux fers de lance privés. La Russie actuellement a un budget bien plus modeste que l’URSS de l’époque, toute proportion gardée. Elle n’a pas actuellement le budget pour se réinventer et demeure scotchée sur ses propulseurs historiques largement amortis à travers les décennies de Soyouz. La Chine, elle, a une vraie volonté de projection de puissance. Elle est véritablement le seul pays à concentrer un grand nombre de projets afin de rattraper son retard sur le numéro 1. La France a, dès le début, souhaité s’inscrire dans cette mécanique d’industrialisation du secteur spatial avec des organes dédiés, et des scientifiques brillants comme Jacques Blamont -qui a été un des moteurs scientifiques au CNES- que nous citons abondamment dans « Les nouveaux enjeux de l’espace ». On se rend donc compte qu’en Europe on a une satisfaction forte de nos réalisations scientifiques et techniques. Cette satisfaction est ressentie à juste raison puisque qu’on a de grands succès dans ces deux domaines ; on a pu récemment réussir à récupérer de la poussière d’astéroïde par exemple. On a un savoir-faire reconnu, avec une longue tradition scientifique et technique de plusieurs pays européens, ce qui témoigne de cette capacité à faire des projets à succès. En revanche on a une problématique de passer au-delà de ça et notamment d’atteindre le symbolique. Plus particulièrement, on n’arrive pas à insuffler une vraie volonté de puissance et de souveraineté. On parle de souveraineté nationale avec la France mais peut-on parler de souveraineté européenne (puisqu’une souveraineté est adossée à une nation) ? Quand on a une collection de nations comme en Europe peut-on justement passer à cette dimension-là ? Du point de vue géopolitique, on a des tensions au sein de l’Union européenne avec des pays qui souhaitent chacun imprimer une direction propre dans la politique spatiale. On se rend compte par exemple que l’Allemagne procède à une accélération des financements des programmes spatiaux au sein de l’ESA. Or cette dernière n’a pas les mêmes vues sur la politique des lanceurs que la France. Déjà si sur ces problématiques là il y a des dissensions notables, il est fort probable que l’extrapolation symbolique de tout ça soit largement compliquée et difficile. Cela reste un vrai sujet pour l’Union européenne et il y a d’ailleurs de manière très positive un débat qui est posé avec de nombreux articles qui sont parus dernièrement qui posent moults questions : L’Europe manque-t-elle de puissance en terme spatial ? L’Europe imprime-t-elle une véritable volonté de puissance spatiale ? L’Union européenne a-t-elle suffisamment d’ambition ?
C’est un vrai sujet qui se traite au niveau français comme européen. La France et l’Europe restent étrangement silencieux sur le volet lunaire, mais cette réponse est tout autant valable pour Mars. En fait, il semblerait que le sujet de l’exploration humaine dans l’espace ne fasse pas l’objet d’une volonté commune des Européens. La France et l’Europe ont eu du mal à se réinventer lors de l’arrivée agressive de SpaceX sur le marché des lanceurs. La France est encore un moteur puissant de la politique spatiale européenne, mais encore trop de pays du vieux continent ne voient pas les enjeux de souveraineté que pose l’aventure spatiale. Cependant la France seule ne peut rien car il s’agit là de budgets colossaux et le budget actuel de l’ESA ne décrit pas de consensus sur le sujet de l’exploration humaine, et encore moins de la colonisation de l’espace. Il s’agit peut-être d’une contre-réaction au projet avorté d’avion spatial « Hermès » des années 1990, peut-être que ce projet avait effrayé à l’époque et hante encore les Européens.
Je pense également que l’on a potentiellement des problématiques liées à l’utilisation de terme comme « colonisation de l’espace ». On est le vieux continent responsable des grandes découvertes maritimes de l’Histoire. Les termes qu’on peut lire partout sur la colonisation de la Lune ou la colonisation de Mars peuvent aussi être une explication sur ce blocage qu’ont les Européens, en tant qu’anciens pays coloniaux, sur cette notion. Il se peut qu’une aversion à la rhétorique spatiale de colonisation existe inconsciemment. Beaucoup de sujets qui peuvent faire appel à des grilles de lectures d’intelligence économique, de géopolitique, de sociologie et d’Histoire, bref un sujet intéressant à creuser.
J. D. : Est-ce que, dans des soucis de sécurité économique ou d’autonomie stratégique (pour le versant militaire du spatial), le projet « Galileo » de l’Union européenne est suffisant ?
P. T. : Il est nécessaire mais pas suffisant. C’est un très bon exemple, il a souffert d’un grand nombre de problèmes, pas tant techniques que cela, mais plutôt de contre influence notamment des Américains qui ne voyaient pas d’un bon œil l’établissement de ce contre-projet par rapport au GPS. « Galileo » a été une étape nécessaire dans le sens où l’Europe devait montrer qu’elle en était capable et qu’elle pouvait supporter la pression extérieure- d’où qu’elle vienne. Ce succès réel doit être le premier étage de la fusée- sans mauvais jeux de mots- pour aller à l’étape suivante et on ne doit pas s’arrêter là. On doit garder cette volonté pour développer d’autres projets qui permettront à l’Europe de souscrire à une technologie entièrement européenne. « Galileo » doit être la première étape d’une longue série, le risque est lié à des problématiques de divergence de politique. Dans les trois grands pays spatiaux que sont en Europe la France, l’Allemagne et l’Italie, on doit surveiller de très près les discussions autour des futurs projets spatiaux.
J. D. : L’espace est-il un nouveau domaine de sécurité économique et/ou de souveraineté économique ?
P. T. : Bien entendu, dès le début l’espace a été une vraie remise en cause de la souveraineté des États dans leur capacité à soustraire leurs activités de la vue de leurs ennemis. Chacun était chez soi avant l’espace. Bien sûr il existait des tentatives des deux supergrands avec des avions-espions afin de voir ce que faisait les puissances ennemies. Avec l’espace on a eu un moyen légal et inattaquable, à l’époque, d’observer les pays concurrents ou ennemis. Déjà c’était une brèche majeure à une souveraineté absolue. Par ailleurs, cette compétence des satellites a depuis été largement exploitée autant sur la qualité et la granularité des photos et des détails obtenus qu’en termes de partage de l’information et de communication civile comme militaire. Avec les constellations de nanosatellites on va avoir une vraie démultiplication des capacités d’échanges de données, donc finalement le spatial s’insère dans l’intégralité des sujets économiques et industriels des pays. L’espace est par nature un moyen de souveraineté économique mais également un risque pour la souveraineté économique des pays qui ne pourront pas assurer la maîtrise de l’intégralité de cette chaine. Le corolaire de cette remarque est que la sécurité économique n’est plus assurée si les secrets économiques et industriels dans les secteurs stratégiques sont sujet à de l’espionnage ou simplement de la surveillance économique. Le sujet n’est pas récent, on a vu dans les années 2000 avec le réseau « Echelon », qui a été dénoncé par le journaliste Duncan Campbell, que la NSA imprimait majoritairement une activité d’écoute économique à grande échelle dans son budget. La volonté délibérée des États-Unis de généraliser à l’échelle planétaire le renseignement issu de l’interception des communications (SIGINT) est ici visible. C’était en 2000 ; on peut imaginer aujourd’hui ce que sont devenus les sujets de souveraineté et de sécurité économique. La NSA mais également les renseignements russes -via des approches de satellites occidentaux par leur satellites militaires-montre bien cette constante mise sous pression de la sécurité économique des États, et par capillarité de leur souveraineté. L’espace, à travers les satellites de télécommunications, est par conséquent un sujet majeur qui va prendre mécaniquement de l’importance dans tous les sujets à venir. Là où on avait des problématiques d’écoute avec des sous-marins espions pour les câbles sous-marins, si demain une grande partie passe par le spatial, toutes les problématiques d’écoute, de surveillance ou d’espionnage deviendront des sujets essentiels à surveiller. C’est vraiment un point moteur sur lequel les européens, et les Français en particulier, devront prendre en compte aussi bien en termes de politique spatiale que de politique au sens large du terme et notamment sur le volet de la sécurité économique.
J. D. : Pour vous, quel serait une définition simple de l’intelligence économique ?
P. T. : Une définition simple : l’intelligence économique est la capacité d’utiliser l’information pour se protéger et en tirer parti au maximum pour ses propres intérêts. L’intelligence économique -via les enjeux autour des données- donne ce nouveau vecteur informationnel à l’espace. Le fait que l’information, en termes de support sous-jacent, est beaucoup plus ouverte si elle transite par voie spatiale que si elle transite par un câble ou de la fibre optique, montre que ce sujet devient essentiel en termes de sécurité économique. La protection de la donnée en vue de pouvoir l’exploiter et de la protéger avec des protocoles de chiffrement propriétaire, d’exploiter les données de ses concurrents/ennemis, sont des sujets cruciaux qui vont rentrer dans ces thématiques d’intelligence économique.
J. D. : La France s’est récemment dotée d’un Commandement de l’Espace (CDE), marque-t-il un changement dans la doctrine et les stratégies françaises ?
P. T. : C’est à la fois un véritable changement de doctrine, et à la fois un changement politique car la politique clairement affichée est de se doter d’une capacité à la fois défensive et offensive si danger il y avait. C’est effectivement un changement majeur par rapport à l’histoire récente de la politique française. C’est un vrai virage que je pense important mais après ces annonces de Florence Parly, on va attendre de voir les faits, le budget associé, et l’organisation conséquente qui permettront de mesurer à sa juste valeur le niveau des résultats par rapport à l’ambition affichée.
J. D. : Mars est devenu un nouvel objectif de la conquête spatiale, en quoi est-ce révélateur des nouveaux enjeux ?
P. T. : Mars est à rebours de la Lune, l’étape ultime technologique à l’échelle humaine. Suivant la position de Mars il faut entre 6 mois et 1 an pour y aller. On n’est plus à l’échelle de la Lune, c’est donc technologiquement un vrai défi et les budgets conséquents qui devront être alloués pour une mission sur Mars vont se compter en centaines de milliards de dollars. C’est à la fois, à l’échelle humaine, une étape ultime technologiquement parlant en termes d’exploration humaine de l’espace, et Mars est à la fois comme la Lune, adaptée à la colonisation. Il y a là aussi cette problématique de savoir comment verbaliser cette politique spatiale via la colonisation et l’exploitation de ces ressources. L’exploitation rentre pour moi déjà dans un certain type de storytelling puisque ce n’est pas encore demain que l’on pourra monter une usine qui permettra d’exploiter des minerais sur la Lune ou sur Mars. Envoyer une équipe de quelques personnes sur Mars c’est déjà un vrai défi, mais l’étape supplémentaire de fournir des outils d’extraction et d’exploitation des ressources est encore bien loin. Le fait que Mars soit vierge de vol habité aujourd’hui est un sujet majeur pour la création d’un storytelling et d’une symbolique. Il faut remarquer que tous les vingt ans on a tendance à décaler de vingt ans l’horizon de Mars donc je ne sais pas si on aura la chance en 2030 de voir un programme de vol habité sur Mars. En tous cas lorsqu’on analyse ce que les sociétés de Jeff Bezos ou d’Elon Musk réalisent en termes de storytelling, c’est un sujet très intéressant. Ils occupent déjà l’espace médiatique- sans mauvais jeux de mots- avec des échéances à dix ou vingt ans qui sont extrêmement longues pour des entreprises privées. Elles occupent cet espace médiatique et contribuent à cette projection de puissance. La Chine à ce niveau-là est plutôt en retard sur sa mécanique de communication même si je ne doute pas qu’elle améliore cette capacité-là rapidement. On a très clairement une vraie cinématique de communication régulière, récurrente, sur un certain nombre de réseaux sociaux pour garder l’imaginaire toujours prêt et focaliser sur leurs programmes de plus court terme, mais la symbolique du long terme de Mars permet d’occuper cette scène médiatique. Mars est donc un magnifique outil de symbolique car son horizon de temps n’est pas immédiat, donc la construction d’un storytelling est possible pour espérer garder un focus sur le court terme.
En moyenne un occidental utilise environ quarante satellites par jour dans ses activités personnelles et professionnelles.
J. D. : Le Général Desportes, dans la préface de votre livre « Les nouveaux enjeux de l’espace » (VA éditions), disait « Si vous ne vous occupez pas vous-même de l’espace, il s’occupera de vous ». Comment faire pour qu’il ne s’occupe pas de nous justement ?
P. T. : On a eu la chance d’avoir le Général Desportes qui nous a préfacé l’ouvrage. C’était intéressant notamment parce qu’il a cette double casquette militaire et stratégique. Effectivement l’espace aujourd’hui nécessite des investissements colossaux avec des compétences dans des domaines scientifiques et techniques très importants. Ainsi les investissements dans les domaines scientifiques et techniques sont des points prépondérants quand on parle de l’espace, car tout projet coute extrêmement cher, et les retards sont souvent synonymes, plus que partout ailleurs, de gros dérapages financiers. De plus, le facteur humain fait peser un poids important dans la prise de risque et donc la perte humaine potentielle. Si cela peut paraitre lointain pour des populations, finalement on se rend compte qu’aujourd’hui n’importe quel individu à une vie extrêmement liée au domaine spatial. On dit qu’en moyenne un occidental utilise environ quarante satellites par jour dans ses activités personnelles et professionnelles. Cela passe par la météorologie, par la navigation par satellite, par Internet, par l’utilisation de communication, de visioconférences réalisées entre plusieurs continents, on parle de retransmission audiovisuelle en très haute définition, on parle même de gestion dynamique des sols pour les agriculteurs ou de gestion pour contrôler des stocks à ciel ouvert via des photographies par satellite en temps réel. Toutes les professions et toutes les personnes individuelles utilisent les technologies spatiales. Les gens doivent se rendre compte qu’ils sont extrêmement liés dans toutes leurs activités avec le domaine spatial. Et si dans toute la chaîne de décision et la chaîne technologique il y a des domaines où nous n’avons pas de souveraineté à 100% alors on peut se retrouver face à des problématiques d’intelligence économique ou de pression géopolitique que vont appliquer un certain nombre de pays qui seront les distributeurs exclusifs de services dans le domaine spatial. On a pu constater d’un point de vue militaire des sujets importants sur le GPS – de brouillage des armées en cas de conflits-, on a vu aussi que pour la première guerre du golfe, la France s’était retrouvée sans capacité de pouvoir observer un théâtre d’opération militaire. Toutes ces problématiques- là si elles ne sont pas traitées vont devenir très sensibles. Malheureusement, quand tout va bien, ce n’est pas dans ces moments-là qu’on se rend compte qu’il y a potentiellement un problème mais bel et bien dans des moments de tensions géopolitiques ou d’actes d’opérations militaires où on va se retrouver dans des situations difficiles parce qu’on se rend compte trop tard de la dépendance à d’autres services et à d’autres États. Il faut donc éduquer les jeunes générations, garder les formations scientifiques et techniques de haut niveau, assurer des projets ambitieux, et enfin garder la flamme de la symbolique spatiale toujours allumée : Thomas Pesquet a su redonner de la passion et une forte symbolique dans ses actions de communication. Le fait que l’on annonce le 16 mars 2021, lors d’une conférence de presse que Thomas Pesquet deviendra commandant de bord de la station spatiale internationale est un excellent signal pour les jeunes générations et un moyen de pression supplémentaire sur les décideurs politiques.
J. D. : Quel rôle a et pourrait avoir la Geospatial Intelligence (GEOINT) dans ces stratégies de sécurité économique d’entreprise ou d’État ?
P. T. : Ces sujets-là peuvent être impactant aussi bien en intelligence économique, qu’en espionnage et qu’en termes de souveraineté de la donnée. On a beaucoup parlé de la souveraineté de l’État mais si on descend d’un cran, au niveau des entreprises privées, on est dans la même situation. C’est-à-dire qu’on a une intrication forte de services entre entreprises, avec une chaîne de valeur complexes, notamment entre les acteurs qui envoient les satellites, ceux qui exploitent les données issues du spatial, ceux qui enrichissent les données avec d’autres informations pour créer de la valeur ajoutée, etc…. On a donc toute une chaîne de création de valeur avec des entreprises très différentes, dans des écosystèmes économiques complexes. Par conséquent, il est toujours important en bout de la chaîne de connaitre les maillons faibles potentiels dans toute cette chaîne de valeur. C’est, en effet, essentiel pour ne pas être bloqué à une étape du processus et ne pas être en incapacité de travailler. Certaines fois, il y a tellement d’étapes et d’actions différentes sur la donnée venant du spatial que pour les dirigeants d’une entreprise de bout de chaîne, il peut y avoir incapacité à vraiment appréhender où se situe le risque en amont. La situation peut donc devenir dangereuse s’il y a rupture de service. Cela doit rentrer dans une politique globale de résilience de l’entreprise. Ce sont des sujets d’analyse des risques et des dépendances qui doivent être réalisées par le comité de direction ou le dirigeant afin de bien cartographier dans l’entreprise quels sont les risques de ruptures possibles de service et comment y répondre afin justement de limiter ces risques et d’améliorer la résilience de l’entreprise en cas de défaut de service.
Avoir une compréhension à 360°.
J. D. : Vous êtes maintenant un expert du domaine, à travers vos différentes grilles d’analyse qu’elles soient d’intelligence économique, de sécurité industrielle, de souveraineté ou d’analyse géopolitique. Vous êtes donc informé de ce qui se prépare. Quels sont dans un futur proche les éléments auxquels il faudra être attentif ?
P. T. : Je suis issu d’un MBA d’Intelligence économique de l’EGE à Paris, et reste donc avant tout un expert en intelligence économique. L’ouvrage ne prétend pas être un livre d’experts sur l’espace. Il porte cependant un regard unique sur l’industrie spatiale en ouvrant les champs de lectures 360 degrés, et en intégrant aussi bien les notions géopolitique, économique, scientifique et technique, que les concepts d’influence, de soft power, voire de concepts propagandistes.
L’ouvrage « Les nouveaux enjeux de l’espace » offre ce prisme d’analyse de 360° à nos lecteurs et cela permet donc d’appréhender toutes les conséquences possibles. L’intelligence économique est justement là pour créer des liens de causes à effets, relativement indirects parfois, qui sont importants d’analyser et de prendre en compte afin d’en mesurer les risques. C’est bel et bien cela qui, je pense, est extrêmement important aujourd’hui. La gestion actuelle parfois récurrente en silos doit être cassée le plus possible pour avoir une compréhension à 360°. Le fait d’analyser de manière transverse cette chaîne de valeur dont on parlait tout à l’heure, ou dans une cinématique de contre-influence ou de contre-réaction pour avoir une chaîne décisionnelle plus rapide est un des sujets majeurs qu’il faut appréhender. Au niveau étatique, il faut par ailleurs que les organes ou commissions chapeaux appréhendent justement toute cette complexité, en favorisant une interaction avec de vrais experts de chaque domaine. Je pense que c’est primordial car l’espace est vraiment aujourd’hui une transdisciplinarité qui influence toutes les parties de l’État comme de l’entreprise. Il est donc nécessaire de toujours se poser les questions « d’où vient l’information ? » et « quels sont mes dépendances ? ». Je n’ai pas de réponse spécifique mais plutôt une réponse presque de politique d’entreprise pour se préparer et analyser en amont du problème autant que faire se peut les interdépendances liées à ce sujet.
L’espace a été un originellement un outil de polarisation des forces issues des deux superpuissances. Il pourrait le redevenir entre les États-Unis et la Chine, seules puissances à même de s’affronter sur tous les aspects territorialisés de l’espace et observer la relation sino-américaine dans ce cadre sera surement le meilleur outil de prospective.
Copyright Mai 2021-Touraine-Dernis/Diploweb.com
Plus
M. Jaluzot, P.S. Perono, P. Touraine, « Les nouveaux enjeux de l’espace », préface du général Vincent Desportes (2S), VA éditions, 252 p. Voir sur Amazon
L’espace est un théâtre d’affrontement relativement récent à l’échelle humaine. Sa conquête a commencé en 1957 dans un monde bipolaire où le secret prévalait sur tout, et où les doctrines, communiste autant que capitaliste, s’affrontaient dans le rationnel de la technologie, mais aussi dans l’irrationnel du mythe. Si l’effondrement de l’Union soviétique prive les États-Unis d’un adversaire clairement identifié, La période 1991-2000 semble être plus aseptisée dans l’affrontement.
La « coopétition » y domine avec des programmes scientifiques, techniques transverses et des alliances ponctuelles. Cette période riche en changement voit également l’émergence de nouveaux entrants dans ce secteur de pointe, longtemps réservé aux élites des États. L’arrivée ambitieuse des nouveaux acteurs démocratise l’accès à l’espace et entraîne progressivement une saturation et une complexification des rapports de force.
Les États accélèrent leurs développements techniques ayant compris que la sauvegarde de leur souveraineté s’est significativement déplacée du contrôle du terrestre vers la maîtrise de l’espace. Le renseignement spatial est devenu ainsi crucial pour les nations. L’espace voit donc l’avènement de programmes publics et privés, bras armés indirects des États. Les récentes créations de commandement de l’espace affirment l’enjeu que constitue ce nouveau territoire dont l’exploitation va devoir faire l’objet d’une régulation juridique de plus en plus complexe.
Une territorialisation commerciale des programmes spatiaux s’opère. Chaque projet choisit son exploration spatiale proche ou lointaine, son objectif scientifique ou stratégique, et l’on recourt dorénavant à l’ensemble de l’arsenal de guerre économique moderne (information, droit, influence). L’espace devient un enjeu ultime d’influence pour les États qui y voient un prolongement de leurs frontières terrestres.
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