Isabelle Tisserand est anthropologue de formation, docteur de l’EHESS et spécialiste en sécurité et défense des patrimoines stratégiques. Elle a travaillé dans les secteurs privés et publics. Elle est actuellement vice-présidente du département cybersécurité satellitaire et spatial chez 3i3s et membre du board de 3i3s Africa. Isabelle Tisserand a écrit une ethnographie des hackers : « Hacking à coeur : les enfants du numérique », E-dite. Propos recueillis par Antonin Dacos pour Diploweb.com
Quel est l’intérêt stratégique des satellites aujourd’hui ? Peut-on parler de prolifération et de compétition aujourd’hui ? En quoi la question de la protection informatique des satellites est-elle cruciale ? Quelles sont nos capacités de résilience face aux attaques contre des satellites ? Voici quelques-unes des questions auxquelles répond I. Tisserand. Propos recueillis par A. Dacos pour Diploweb.com.
Antonin Dacos (A. D. ) : Quel est l’intérêt stratégique des satellites aujourd’hui ?
Isabelle Tisserand (I. T.) : L’Espace tout entier est stratégique. On peut y trouver environ 2000 satellites qui gravitent autour de la Terre. Ils ont une grande importance stratégique et sont utilisés dans un très grand nombre de domaines et d’applications et sont donc liés à la navigation, l’observation du climat en passant par le signal temps entre-autres.
Rester maître de son propre parc satellitaire est donc un enjeu majeur pour toute puissance voulant garantir son indépendance, gagner en autonomie, prévenir les risques d’interruption des services et veiller à sa sécurité et à sa défense. Les satellites ont des usages autant civils que militaires, ce qui augmente nos dépendances. Cela explique le développement économique de ce marché satellitaire en pleine expansion et des services, équipements et applications qui en découlent.
A. D. : Peut-on parler de prolifération et de compétition aujourd’hui ?
I. T. : L’avènement du “new space” rebat totalement les cartes. Il touche les États mais aussi le secteur privé. Désormais les producteurs sont publics et privés. À titre d’exemple et pour ce qui concerne le paysage international, Elon Musk et Jeff Bezos sont devenus des acteurs clés de ce secteur.
Aujourd’hui, le nombre croissant de satellites est géré par 80 organisations. Et si l’on peut parler de prolifération, la tendance est à une augmentation croissante. Elon Musk a par exemple annoncé une constellation satellite de 42 000 éléments pour assurer l’accès aux télécommunications partout dans le monde.
D’un point de vue sécuritaire, les satellites jouent également un rôle fondamental car ils permettent la surveillance de la surface de la Terre, des événements climatiques, des frontières, de la mer, etc.
Tous ces usages et cette prolifération créent un besoin de réglementation qui concerne tous les acteurs du domaine, qui plus est à cause de la privatisation partielle de ce secteur. En effet, si celui-ci était au départ majoritairement public, des acteurs tels qu’Amazon et Space X y sont maintenant en expansion et sont devenus incontournables. Il a beaucoup de textes produits pour réglementer l’accès à l’Espace car de nombreuses activités spatiales doivent être encadrées, par exemple : lancements, immatriculation de satellites, déclaration d’envois spatiaux d’organismes vivants : autant de questions auxquelles réfléchissent les spécialistes du Droit spatial. En outre, les innovations technologiques constantes de ce secteur de pointe amènent un nécessaire renouvellement de l’appareil, comme par exemple avec la question des nanosatellites ou encore celle du Space Mining, un projet qui intéresse beaucoup les États.
Une dernière conséquence de la prolifération des satellites est évidemment celle de la prolifération des débris satellitaires. Ces restes d’appareils qui ne fonctionnent plus polluent l’Espace et peuvent provoquer des collisions endommageant les satellites. Ce problème est pris très au sérieux par les États et les entreprises avec différentes solutions envisagées : filet, aimant, matériaux auto-détruisants, recyclage… Aujourd’hui, nous ne sommes malheureusement pas pourvus technologiquement pour gérer l’ensemble des débris.
A. D. : En dehors du risque d’accident à cause, par exemple, de ces débris satellitaires, peut-on dire qu’un danger humain existe ?
I. T. : Effectivement cette potentialité existe, d’où l’utilité, par exemple, de la surveillance de l’Espace au sein de Centre Opérationnel Militaire de Surveillance des Objets Spatiaux qui est l’une des pièces du dispositif du Commandement de l’Espace ou encore d’une activité telle que celle de la météorologie spatiale.
A. D. : En quoi la question de la protection informatique des satellites est-elle cruciale ?
I. T. : Les activités satellitaires sont gérées grâce à des stations au sol avec la nécessité d’assurer un lien continu entre la Terre et l’Espace. Une attaque cyber pourrait rompre ce lien et amener ainsi à perdre le contrôle, rater une mission, perdre des données, etc. La protection informatique est donc cruciale.
A. D. : Quelles formes pourraient prendre une telle cyberattaque ?
I. T. : Il y en a un certain nombre !
Le brouillage, ou « Jam », permet de saturer un émetteur ou un récepteur pour l’empêcher de remplir ses fonctions et amener à la perte du satellite.
Le « Eavesdropping » a pour but d’intercepter des données pour pouvoir les utiliser.
Le « Hijacking » amène à l’usage illicite du satellite en remplaçant le signal qui le commande par un autre. Ce procédé permet notamment l’accès aux informations envoyées par Internet via un satellite.
Une attaque d’usurpation d’identité, le spoofing, permet d’aller plus loin que le brouillage en déformant ou remplaçant le signal utile. Ce mode d’attaque peut infliger des dommages critiques en ciblant par exemple des services financiers ou électriques.
A. D. : Comment aujourd’hui se prépare-t-on à ces possibles dommages ?
I. T. : Les secteurs privés et publics se sont emparés de ces sujets et l’innovation bat son plein. Des grands groupes développent des offres de cybersécurité spatiale comme, entre-autres, Airbus ou Thales en France.
Ce qui est certain, c’est qu’aucun pays ne peut faire l’impasse sur la cybersécurité des satellites. Cette dimension doit faire partie des capacités de cyberdéfense d’un État.
C’est aussi pour cela que l’Union européenne s’implique dans ce secteur avec la European Network and Information Security Agency et sa volonté est de renforcer la cybersécurité, laquelle comprend nécessairement une dimension spatiale.
Par ailleurs, elle renforce aussi son arsenal législatif et juridique avec par exemple l’adoption d’un règlement européen sur la cybersécurité voté en 2019. Il permet la mise en place d’une certification de la cybersécurité pour les produits, les services et les processus de technologie de l’information et de la communication. Ainsi, il accroît le rôle de l’ENISA (Agence Européenne de la sécurité des réseaux et de l’information) dont le rôle est reconnu dans le domaine.
A. D. : Quelles sont nos capacités de résilience face aux attaques contre des satellites ?
I. T. : Nos dépendances sont si fortes que si l’ensemble des satellites étaient détruits, on serait proche de l’âge de pierre. Ce serait une vraie catastrophe.
La résilience est pourtant effectivement possible. La France est spécialiste des plans de continuité d’activité cyber en cas de crises. Plus qu’une tradition, c’est une obsession française sur ce sujet. Nous avons donc une longueur d’avance avec par exemple, une obligation réglementaire pour beaucoup d’entreprises.
Il existe dans ce domaine un véritable savoir-faire français, notamment dans le cyber.
A. D. : Quelles pistes pourraient encore être explorées pour augmenter notre résilience ?
I. T. : Nous avons un véritable manque de talents et de cerveaux ! Il y a donc de gros enjeux en termes de formation de la main d’œuvre humaine à tous les niveaux avec, pourquoi pas, des initiations très jeunes à ces enjeux et aux disciplines spatiales.
Il est également nécessaire de trouver des solutions durables face au danger des déchets satellitaires. Cette recherche permettra d’ailleurs d’accroître l’activité de l’industrie satellitaire et ouvrira des marchés potentiels.
Enfin, la participation à des projets internationaux de coopération spatiale peut être une option particulièrement intéressante. Un projet comme « objectif Lune » actuellement challengé entre autres par Clarisse Angelier et Alban Guyomarc’h à l’Association Nationale de la Recherche et des Technologies (ANRT) en France, permet de réfléchir à la création d’une base lunaire. Une participation peut permettre de mutualiser intelligemment les risques d’investissements scientifiques, de montrer notre propre force d’innovation stratégique, d’identifier des besoins nouveaux de formation et de production industrielle, tout en œuvrant à une coopération scientifique internationale maîtrisée. Les satellites auront un rôle très intéressant à jouer dans cette nouvelle aventure humaine.
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La numérisation de pans entiers de l’activité humaine est aujourd’hui une évidence. De moins en moins d’actes du quotidien échappent aux réseaux sur lesquels on les pratique, a fortiori en temps de pandémie : passer un coup de fil à des proches, suivre un cours, se déplacer dans la rue avec un smartphone … Toutes ces activités anodines génèrent des données numériques qui font l’objet de bien des convoitises, qu’elles soient commerciales, politiques ou stratégiques.
Parce qu’elles circulent à la surface du globe via un maillage complexe de câbles, de protocoles et de plateformes, nos données sont géopolitiques. A la fois objet et source de pouvoir, elles sont au cœur d’un nombre croissant de conflits, tandis que plus aucune guerre n’échappe au numérique. C’est d’ailleurs cette réalité qui est au centre du concept de Datasphère.
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