L’exploration spatiale par des vols habités : aspects historiques et scientifiques. Considérations sur le futur

Par Jacques BLAMONT, le 18 juillet 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Membre de l’Académie des Sciences. Conseiller du Président du Centre national d’études spatiales (CNES). jacques.blamont cnes.fr

Géopolitique de l’espace. Quel avenir pour le spatial européen ? Il est temps d’ouvrir le débat pour que le processus de préparation de la prochaine conférence interministérielle puisse accueillir des éléments nouveaux. La presse fait allusion au nouveau programme Obama comme s’il se déroulait dans un autre monde, sans qu’aucune voix européenne autorisée ne se fasse entendre. La question se réduit-elle à la continuation de la Station spatiale internationale ? D’ici la réunion de Bruxelles, en octobre 2010, il serait souhaitable d’entendre quelque Européen prononcer des paroles de sagesse, et même se référer à une vision.

Conseiller du Président du CNES, Jacques Blamont propose la construction d’un village robotique lunaire en production collaborative, voire une base lunaire habitée véritablement internationale.

Cet article développe le thème d’une conférence présentée à l’Ambassade de France à Rome, le 11 mai 2010. L’auteur lira avec intérêt vos commentaires. Vous pouvez aussi poster un commentaire sur le blog adossé au diploweb.

CINQUANTE cinq ans après que les gouvernements de l’Union soviétique et des Etats-Unis se sont laissés convaincre par leurs Académies des Sciences de lancer des satellites artificiels et cinquante deux ans après la première mise en orbite, l’espace est devenu un des rouages majeurs de notre civilisation. En effet, il constitue le principal moyen global de recueil, transport et dissémination de l’information. Il a révolutionné toutes les sciences de l’univers, puis l’art de la guerre. Enfin il a pénétré dans les dernières années la vie quotidienne des foules grâce à la télévision directe omniprésente, le téléphone mobile, Internet, GPS, Google Earth. Son importance grandira avec l’élargissement prévisible de la bande passante qu’il offrira aux utilisateurs.

On ne peut plus s’en passer, et donc les grandes puissances se doivent de disposer de ses trois constituants : lanceurs et champ de tir pour l’accès à l’orbite, industries spécialisées pour la fabrication des satellites, réseaux de stations et équipements au sol pour les opérations.

Son rôle fonctionnel énorme ne lui donne cependant ni un poids social, ni un poids économique. Ainsi en Europe, l’activité spatiale occupe 30.000 personnes à comparer avec 300.000 pour l’industrie aéronautique. Son chiffre d’affaires de 6 milliards d’euros n’atteint que 5% de celui de l’industrie aéronautique et de défense. Le chiffre d’affaires d’Arianespace est de 1 milliard d’euros et son bénéfice zéro quand tout va bien.


L’espace est le sceptre du prince

A côté de ce rôle fonctionnel, l’espace possède un caractère symbolique fort, partagé avec le nucléaire. En dehors de l’histoire, il représente le triomphe de l’homme sur la nature, triomphe obtenu par la maîtrise des lois ; non seulement celles de la physique mais aussi celles de l’organisation sociale. L’espace dérive de la puissance étatique. Je l’ai appelé le sceptre du prince : les décisions principales ont été prises par des chefs d’Etat, Krouchtchev, Eisenhover, Kennedy, De Gaulle, et sont mises en oeuvre par le bras séculier du prince, les Agences spatiales qui en dépendent directement. Exception : l’Europe n’a pas de prince, donc pas de sceptre, et pourtant une activité spatiale de premier ordre. Sa politique spatiale est fixée par le Conseil des Ministres, qui se réunit tous les trois ou quatre ans et s’accorde sur un paquet de programmes, après un dur marchandage qui essaie de concilier des aspirations nationales très diverses. Elle a longtemps reposé sur le mariage de deux idées, l’indépendance de l’accès à l’orbite, idée française qui a engendré le lanceur Ariane, et l’accès au travail de l’homme en orbite, grâce à une coopération avec les Etats-Unis, idée allemande qui a engendré Spacelab, puis Colombus. A partir des années 2000, s’est tout de même produite l’émergence d’un prince, la Commission européenne, prince potentiel capable de décisions stratégiques, comme l’a démontré la Commissaire Loyala de Palacio en faisant adopter non sans mal le programme Galileo.

Aux acteurs historiques (Union soviétique, Etats-Unis, Europe) se sont joints de nouveaux postulants (Japon, Chine, Inde, Israël) et d’autres suivent (Brésil, Corée du Sud) qui s’ingénient à suivre avec leurs propres forces la route tracée par leurs prédécesseurs en affichant l’ambition d’en tirer le même prestige et les mêmes avantages.

Paradoxe

Panorama rationnel et apparemment harmonieux, auquel se superpose un aspect non rationnel, le vol habité. L’expérience a conduit à un consensus : le vol habité ne produit rien d’utile et son coût est extrêmement élevé. L’homme en orbite est le plus fort des symboles et aussi le plus mauvais et le plus exigeant des sous-systèmes de bord. La valeur de ce symbole est amplifiée par le prestige de la mission. Voyez que les Américains sont les seuls à être allés sur la lune. Un de mes amis maliens, Cheikh Diara, que j’ai connu jadis ingénieur à JPL, et aujourd’hui candidat éventuel à la présidence de son pays, a expliqué lors de sa cérémonie d’investiture comme ambassadeur de l’Unesco, qu’en Afrique, l’espace c’est les Etats-Unis. Pour la foule, l’espace coïncide avec l’homme dans l’espace. Et donc l’espace a besoin de l’homme dans l’espace.

Pour profiter de cet amalgame, les Agences spatiales réunissent sous le nom d’exploration les vols habités et l’accroissement de notre connaissance du système solaire, qui, elle, n’a aucun besoin de la présence de l’homme pour progresser. Exemple : le programme Apollo qui a envoyé 17 hommes sur la lune n’a produit que des images analogiques inutilisables par la science, alors que la sonde Clementine lancée en 1994 et ne pesant que 250 Kg a fourni une cartographie digitale complète permettant d’établir des cartes de la composition chimique du sol. Il se produit une contamination des objectifs scientifiques justifiés par des objectifs politiques justifiés eux aussi mais par une autre logique. Et donc, confusion.

Le cas des Etats-Unis

Afin de l’analyser, il faut séparer les Etats-Unis du reste du monde. Les citoyens des Etats-Unis sont persuadés que l’aviation a jailli du néant dans le New Jersey en 1903 grâce aux qualités spécifiques de leur nation de pionniers, et que donc le milieu aérien leur appartient. Et aussi, par extrapolation, l’espace. D’où leur fureur lorsque l’Union soviétique a lancé le premier satellite Sputnik et mis le premier homme sur orbite, empiétant de façon inadmissible sur leur territoire sacré. On entendit le prince, JF Kennedy, bouleversé par deux désastres simultanés, son invasion de Cuba et le vol de Gagarine, survenus à un jour d’intervalle, on l’entendit demander dans les couloirs de la Maison blanche : « Qu’on m’amène un homme avec une idée ! » Et ce fut Apollo, la conquête de la lune.

Et ensuite ? La lune n’était-elle pas un cul-de-sac ? Dès 1969 l’agence spatiale américaine Nasa a élaboré un plan en trois étapes pour succéder à Apollo : une navette habitée, plus ou moins récupérable, supposée beaucoup moins coûteuse que les autres lanceurs, puis une station orbitale qui abriterait un équipage américain en permanence et enfin une expédition vers Mars.

Pour le président Nixon, rien ne pressait. Mars serait toujours là ; il n’accepta qu’une navette très réduite, et uniquement pour des raisons électorales. Sa décision pèsera toujours sur ce fruit d’un consensus politico-bureaucratique et rendra l’engin à la fois beaucoup plus cher que prévu et peu fiable. L’ère des erreurs commence. Nasa veut imposer sa navette comme lanceur unique, conçu pour être tiré une fois par semaine, et éliminera de son arsenal ses excellentes fusées non habitées. Jusqu’à l’accident de 1986 qui laisse les Etats-Unis pendant deux ans sans accès à l’orbite.

La Station Spatiale Internationale… ne sert à rien

La navette remise en route mais désormais cantonnée à quelques tirs par an, les Etats-Unis passent à la deuxième étape, la station et pour y parvenir, exigent de leurs amis (Europe, Japon, Canada) qu’ils participent à ce qu’ils appellent la Station Spatiale Internationale (ISS). Et puis, aujourd’hui que l’ISS est construite, ils découvrent qu’elle ne sert à rien. Quelques chiffres, actualisés en dollars US 2010, permettent de situer l’importance de l’effort américain. Apollo a coûté 165 milliards sur 14 ans, la navette 185 sur 42 ans, la station ISS en coûtera 115 sur 35 ans dont l’Europe a payé déjà 10. A comparer avec le budget 2011 de la défense américaine de 1650 milliards dont 200 pour les guerres en cours.

En 2008, le programme des vols habités correspondant aux deux premières étapes coûtait à la Nasa 5,5 milliards par an (3 pour la navette et 2,5 pour la station). Le budget de la nation est 3000 milliards dont 96 % sont des services votés. La marge de manoeuvre du gouvernement ne dépasse donc pas 120 milliards. Le budget spatial entre dans ces 120 milliards qui doivent tout couvrir : c’est dire que dépenser 5 % pour une activité d’utilité douteuse ne s’explique que par acceptation du mythe.

Pas seulement : le problème se pose en termes de potentiel technologique, comme l’armement nucléaire. La nation dispose d’un produit de haute technologie qui la satisfait aujourd’hui et n’exige pas de développement à court terme, mais dans vingt ou trente ans nous aurons besoin d’un équivalent modernisé et nous devrons disposer à ce moment-là de bureaux d’études et de capacités de production. Il faut les conserver en vie alors que nous n’avons aucuns développements à leur confier d’ici là.

Que faire donc de l’Agence ? Doit-on la supprimer ? Ou inventer des tâches pour l’occuper ? Et que faire des activités industrielles ? Doit-on fermer les usines, licencier le personnel comme l’a fait la Russie après l’effondrement de la Soviétie. L’opération est délicate dans les pays démocratiques.

Il faut donc trouver quelque chose.

Le succès du programme Apollo et le rôle que les Américains ont joué dans la mise en orbite de l’ISS ont consacré l’American Leadership in human spaceflight que l’on peut traduire par prépondérance américaine dans le domaine des vols spatiaux habités. Cette notion est devenu consubstantielle à l’image que les Américains se font d’eux-mêmes et de leur pays : les Etats-Unis se caractérisent eux-mêmes comme les conquérants de la lune et de l’espace, et en conséquence doivent assurer la permanence de la présence en orbite de leurs représentants les astronautes. Je lis sous la plume récente de Glenn Smith, ancien directeur de l’ingénierie système de la navette : « Nasa est au petit nombre des programmes fédéraux dont les gens disent : mon gouvernement fédéral fait ça, et j’en suis fier. » Jusqu’à maintenant la survie de cette image a été assurée par deux types de programmes, celui qui couvre le présent, à savoir la navette et la station, et celui qui s’occupe du futur, à savoir le programme de G.W. Bush appelé Constellation.

Quelle stratégie ?

La Nasa affiche trois objectifs : la station internationale, la lune, Mars et entre eux les gouvernements successifs ne sont pas capables de définir une stratégie. Georges Bush en 1989 propose sans succès de retourner à la lune pour viser Mars ensuite, Clinton en 1995 décide de financer la station dans un cadre de pseudo-coopération internationale. Alors que celle-ci est quasi achevée, G.W. Bush en 2004 arrête la navette à l’horizon 2010, la station à l’horizon 2015 et adopte un plan de retour à la lune en deux étapes : mise au point d’un lanceur Arès 1 remplaçant la navette pour servir une station qui n’existera plus, d’une capsule Orion pour vols habités et d’un lanceur lourd Arès-5 pour un débarquement sur la lune en 2022. Le plan qui est un retour aux concepts Apollo commence mal, par les difficultés de la mise au point d’Arès-1 qui repousse sa mise en service jusqu’à 2018, et a déjà coûté 9 milliards. En conséquence, les Etats-Unis ne peuvent accéder à la station entre 2011 et 2018 sans recours à la fusée russe Soyuz. Contradiction et confusion.

Les choix d’Obama sont discutés

L’administration Obama, confrontée à ce programme absurde et rétrograde a confié son évaluation à une commission présidée par l’industriel respecté Norman Augustine. En octobre 2009, cette commission a conclu que le plan souffrait d’un déficit de 3 milliards par an pendant dix ans. Parmi les options recommandées, le président Obama a choisi :

. de maintenir la station ISS jusqu’en 2020 et peut-être au-delà ;

. d’abandonner le lanceur Arès 1 ;

. d’abandonner le débarquement sur la lune. Pour Obama, la lune est un endroit où nous sommes déjà allés (We have been there before). Allons ailleurs. C’est vague.

A côté de ces décisions négatives qui sont fortes, des décisions positives beaucoup moins fortes :

. augmenter le budget Nasa de recherche et développement de 1 milliard par an pendant six ans, le portant ainsi au voisinage de 20 milliards par an

. commencer le développement d’un lanceur lourd (de la classe Arès-5) dès 2015.

S’ajoute à cette salve l’annonce de programmes futurs dont la réalisation est sujette à bien des incertitudes politiques et budgétaires :

. l’atterrissage d’un équipage sur un astéroïde en 2025 ;

. l’envoi d’une sonde habitée autour de Mars en 2035, sans atterrissage.

On peut appeler ces deux opérations mission à nulle part. L’un de mes amis, ancien directeur de JPL (Jet Propulsion Laboratory, centre de la NASA spécialisé dans les missions planétaires automatiques, situé à Pasadena, Californie), m’a expliqué récemment qu’il existe une grande différence entre une mission à l’intérieur du système Terre-Lune, compatible avec la possibilité de rentrer rapidement à la maison en cas d’ennui et une mission lointaine où il faut continuer quoi qu’il arrive dans l’esprit « Mars ou crève » et qui, étape intermédiaire comme celle d’un voyage à un astéroïde, doit précéder une expédition à Mars. Un tel raisonnement justifie-t-il vraiment les dépenses qu’il implique ?

La réaction au plan Obama vaut d’être notée. Dans une lettre du 12 avril 2010, les commandants de bord des missions Apollo 11, 13 et 17 Armstrong, Lovell et Cernan ont écrit « Que les Etats-Unis, la nation en tête de l’espace pendant près d’un demi-siècle, se retrouve sans accès à l’orbite basse et sans capacité d’exploration au delà de la Terre pour un futur indéterminé, impose à notre nation de descendre au deuxième et même troisième rang ».

Cette attitude est adoptée par la classe politique presque unanime. Le sénateur républicain de l’Alabama, Richard Shelby, dont l’Etat perdra des milliers d’emplois au Marshall Space Centre à Huntsville si le programme Constellation est arrêté, déclare « Le plan Obama assure que pendant des décennies les Etats-Unis seront subordonnés et dépendront des autres pays pour accéder à l’espace. » Lorsque l’administrateur de la Nasa Charles Bolden comparut devant le comité sénatorial des appropriations le 22 avril dernier, Shelby l’attaqua en ces termes : « Je vous soupçonne de ne pas croire que la prépondérance américaine dans le domaine des vols habités est une priorité pour laquelle vous devez vous battre ! ».

A part les Etats-Unis, quels sont les projets des autres acteurs ?

Laissant aux acteurs variés de la scène américaine le soin et le plaisir de discuter et peut-être rejeter les plans actuels, notons qu’ils imposent de toutes façons une pause programmatique d’au moins cinq ans occupée par une RD non focalisée. Incertitude donc en face d’un chantier où manquent les idées nouvelles. Les idées, nous les avons depuis très longtemps et elles ne se renouvellent pas. C’est ce que l’on constate chez les pays émergents qui, du point de vue spatial, comme en fait beaucoup d’autres, en sont restés à 1960. Ils ont tous (Chine, Inde, Japon) envoyé une sonde automatique autour de la lune. D’après les déclarations du directeur de l’office chinois d’ingénierie des vols habités, Wang Wenbao, à Colorado Springs le 14 avril dernier, la Chine a l’intention de construire entre 2016 et 2022 une station spatiale de 30 tonnes constituée de trois modules, de durée de vie dix ans, accueillant trois spationautes pour de longues périodes. La Chine se préparera à cette entreprise par un programme à phases successives de rendez-vous et dockings. Tiangong 1, « simple laboratoire orbital », cible de docking lancée en 2011, permettra des manoeuvres de rendez-vous avec d’abord le véhicule automatique Shenzhou-8 puis, si tout se passe bien, avec les missions habitées Shenzhou 9 et 10 en 2012. Tiangong-2 sera ensuite lancé, puis Tiangong-3 dans la période 2014-2016, comportant l’un et l’autre des expériences sur la technologie des supports de vie régénératifs, et un Spacelab de 8,5 t à deux modules (expériences et ressources) capable de recevoir et stocker ravitaillement en vivres, équipements et ergols. Le programme repose sur la fusée Longue Marche 2F tirée de Jiuquan.

Nous savons très bien à quoi servira ce vaste programme, entrepris après que les Etats-Unis ont démontré le fiasco du concept de station spatiale habitée par leur retrait de l’ISS. Il y a quelques années, le scandale du lait contaminé fourni à des milliers de bébés agitait violemment les média et la classe politique chinoise. On n’en a plus parlé après la mise en orbite et la sortie extravéhiculaire d’un spationaute chinois. Et voilà : l’investissement s’est révélé rentable. Si la presse internationale a évoqué l’éventualité d’une mission habitée chinoise vers la lune aux environs de 2025-2030, mes amis de Beijin se gardent bien de la confirmer ou de l’infirmer. Poussée par l’exemple de son voisin, l’Inde annonce son intention de financer un programme de vols habités avec peut-être une première mission vers 2016. L’échec récent du moteur cryogénique indigène équipant le lanceur GSLV la fera peut-être réfléchir : c’est ce qui est arrivé au Japon, qui nourrissait l’ambition de vols habités mais s’est heurté aux difficultés techniques rencontrées par ses lanceurs et a pour l’instant remis les réalisations à un futur indéterminé.

Et l’Union européenne ?

Demandons-nous maintenant ce que l’Europe fait ou devrait faire dans le domaine des vols habités. Elle a jusqu’à présent sagement évité ce genre de dépenses autant qu’elle le pouvait. Je passe à juste titre pour manquer d’enthousiasme pour ces missions, ce qui ne m’a pas empêché de proposer au CNES dès 1974 de nous entendre avec l’Union soviétique pour obtenir le vol gratuit de spationautes français et de convaincre le président du CNES en 1978 d’accepter l’offre que nous en fit enfin Brejnev, désireux de se rapprocher de nous et autorisant en même temps la vente d’ergols pour Ariane 1. Et nous n’avons eu qu’à nous en féliciter, puisque les vols de Chrétien et autres ont apporté en France beaucoup de popularité et de visibilité tant au CNES qu’à l’espace. Politique de marketing peu coûteuse. Là où l’affaire est devenue moins appétissante, c’est quand il a fallu payer les nouvelles missions habitées. Beaucoup d’entre nous regrettent d’avoir été forcés par notre Prince en 1995 à participer à l’ISS à un niveau financier beaucoup trop élevé, 8 bons milliards d’euros au début qui ont fait des petits. Voyez dans ce cadre le projet ATV dont le premier tir a coûté 1,2 milliard d’euros et dont les quatre suivants feront monter la facture au-delà de deux. L’objectif de la mission était d’apporter quatre tonnes d’eau à l’ISS, masse qui sera, ô gloire, portée à six tonnes lors de la prochaine mission. Peut-on imaginer une façon plus bête de dépenser son argent ? Malheureusement l’avenir n’est pas encore dégagé de ce côté puisqu’il nous faudra encore longtemps porter le fardeau de cette station dont la Nasa se désintéressera de toute façon après 2020 mais que nos amis allemands adorent. On parle de 2028. Et je ne suis pas convaincu que l’intérêt présenté par les expériences proposées pour inclusion à la station justifient un budget annuel de 400 M€. Pour ce prix nos spationautes font de la bicyclette sous surveillance médicale.

Vers une politique européenne de vols habités ?

Que peut donc être le contenu d’une politique européenne de vols habités ? La question ne se pose pas pour nous dans les mêmes termes que pour les Etats-Unis parce que nous n’incorporons en aucune façon le vol habité dans notre image de l’Europe. Et sans participation à l’image, point d’argent. Je ne crois pas que nos dirigeants puissent nous refaire le coup de l’ISS. Même dans la perspective d’un programme très attractif de coopération, le budget communautaire, pas plus que les budgets nationaux, ne sauraient exsuder plus de 1 à 2 milliards d’euros par an pour un projet spatial. Notre image de l’Europe, c’est celle d’un continent longtemps déchiré par des guerres fratricides qui a décidé de rompre avec le passé en édifiant une superstructure politique douée de certains attributs traditionnels des Etats westphaliens. Et le combat en cours concerne l’un de ces attributs, la monnaie, qu’il s’agit de rendre robuste, ce qui n’est pas encore acquis. De ce point de vue l’espace, attribut du Prince, offre un aspect symbolique non dénué d’intérêt puisque l’Europe a besoin d’un prince. A-t-elle besoin des hommes dans l’espace, ou sur la lune, dont elle a su jusqu’à présent se passer ? Je répondrai nettement non. Mais il y a quelque chose qui fait partie de l’image de l’Europe, c’est son enfant la science, et c’est donc comme représentant du triomphe de la science dans ce qu’elle a de plus concret par son alliage avec une extraordinaire gestion des ressources humaines, que l’espace peut se présenter au public comme un archétype de la gouvernance mondiale, de ce double point de vue science et management. C’est dire que nous devons rejeter tout leadership spatial national d’où qu’il vienne, de chez nous ou d’ailleurs, au profit d’une doctrine de collaboration entre égaux.

L’initiative Bush nourrissait l’inquiétude : si malgré quelques vagues propos mentionnant une participation internationale qui restait à définir, elle se présentait bien comme une entreprise purement américaine d’impérialisme spatial, et il était à craindre que l’insuffisance criante de son financement amènerait la NASA sur un chemin similaire à celui qu’elle avait parcouru pour l’ISS : à un moment ou un autre, les amis des Etats-Unis seraient mis en demeure de participer aux frais des missions américaines, selon les modalités imposées par le partenaire principal et sans autre bénéfice que celui de faire-valoir, taxe qui obérant leur indépendance, leur ôterait les moyens de choisir leur propre voie. Avec le rejet par l’administration Obama de la lune comme objectif premier disparaît ce danger : il n’y a aucune chance que l’Europe accepte de contribuer de façon financièrement significative à une mission américaine vers un astéroïde. Personne d’autre ne nous proposera de participer à une expédition lunaire. Si d’aventure les Chinois voulaient visiter notre satellite naturel, leur motivation serait, d’après ce que m’a dit un haut responsable spatial chinois « d’y placer un Chinois ». Si l’Inde imite son voisin pour placer un Indien sur la lune, nous dirons aux uns et aux autres que c’est leur affaire et en aucun cas la nôtre. L’Europe n’a rien à prouver en matière scientifique ou technique. En 2030 peut-être un Chinois marchera sur la lune, mais trois cent cinquante millions de ses compatriotes n’auront pas accès à l’eau potable. Peut-être l’oublieront-ils en regardant leur poste de télévision. Mais devant ces armadas potentielles américaine, chinoise, indienne, peut-être coréenne, devant ces missions qui seront présentées comme une démonstration de la prépondérance montante de l’Asie en face de l’Europe affainéantie et de l’Amérique affaiblie, quelle devra être notre réaction ?

Quel programme européen d’exploration spatiale ?

Voyons d’abord ce que pourrait être un programme d’exploration spatiale mené par l’Europe.

Nous entrons dans une période caractérisée par l’absence de cible définie. Une question classique est posée : peut-on mener un programme de RD sans focalisation ? La réponse doit être cherchée dans l’exemple du SDI (Space Defense Initiative), système de défense spatial proposé par le président Reagan en 1983, qui n’était pas vraiment défini. En principe une flottille de satellites détecterait le départ de missiles adverses ; une seconde flottille les détruirait. Comme on ne savait faire ni l’un ni l’autre, le DOD a consacré quatre milliards chaque année à des investissements dans les domaines fondamentaux qui ont radicalement transformé la pratique spatiale. Les microprocesseurs, les CCD, Internet en sont des conséquences. Pendant ce temps, les Etats-Unis ne sont pas retournés sur la lune, pas plus que sur aucune planète et se sont contentés de se familiariser avec la navette. Une telle politique peut donc réussir.

Pendant les cinq à dix prochaines années, les performances des composants électroniques continueront de croître selon la loi de Moore avec sa constante de temps de deux ans, nous amenant vers la nanotechnologie. Les systèmes de propulsion ne vont guère évoluer. Mais ce qui pourrait changer, ce sont les pratiques orbitales sur lesquelles l’essentiel des investissements devrait porter, ce que l’on appelle l’astronautique : manœuvres, rendez-vous avec cibles coopératives ou non, docking, assemblage en orbite, gestion des ergols, propulsion électrique et pour les opérations planétaires, utilisation d’orbites non képlériennes, emploi généralisé d’aérofreinage et d’aérocapture, le tout concernant aussi bien les missions robotiques qu’habitées.

Le plan Obama prévoit exactement ce type d’activité pour NASA. Il propose de réfléchir. Rien n’empêcherait les Agences européennes de proposer un programme de RD orbital avec démonstrateurs.

Un article récent (Space News, 19-04-10) d’Alan Stern, ancien administrateur adjoint de la Nasa pour la science fait comprendre la nécessité de changer notre paradigme. Nasa d’après lui n’a pas réalisé les exploits qu’en attendait le public parce qu’elle s’est enfermée dans une architecture monolithique, un seul système de transport (la navette) dirigé vers une seule cible (la navette). D’après lui, nous avons besoin d’efforts parallèles et relativement indépendants. Et de prôner les capacités de lancement allant jusqu’au vol habité, développées par des opérateurs privés sous la bienveillante catalyse de Nasa dans le cadre de son programme COTS, incubateur de Space X et Orbital Sciences où l’on a vu entre autres la société Scaled composites de Burt Rutan mettre au point un lanceur habité pour une somme très inférieure aux dépenses de NASA consacrées aux seuls freins de la navette.

Stern se demande si la créativité américaine libérée ne pourrait permettre un retour à la lune pour un budget de 3 à 5 milliards, ou une mission habitée à un astéroïde voisin la Terre pour un coût de 7 à 8 milliards. Il faudrait alors réinventer la pratique du vol habité, loin des budgets faramineux consacrés d’après leurs défenseurs à la sécurité des spationautes. Si les capacités promises par les promoteurs des projets à 100 milliards seraient plus grandes, il faut reconnaître que les développements monolithiques des dernières décennies n’ont rien apporté à l’exploration que seules les missions automatiques ont pratiquée avec succès.

Regrouper les efforts

Introduisant dans le débat une dimension ignorée par Stern, la dimension internationale, les notions de diversité et de parallélisme, assez peu crédibles dans le cadre strictement américain, prennent du sens, mais à condition d’encadrer la compétition par une véritable coopération. On peut imaginer de regrouper plusieurs efforts nationaux pour former des équipes structurées multinationales et de faire superviser les différentes tentatives par un organe international de coordination et de coopération.

Prenons le cas de l’exploration lunaire, actuellement coordonnée lâchement par le comité international ILEWG (International Lunar Exploration Working Group). On pense d’abord à une entente pour entreprendre la réalisation du programme envisagé par ILEWG en 2008, à savoir le développement par différents pays de véhicules lunaires, la construction du village robotique et la préparation de bases habitées internationales et leurs opérations conduites en commun. Les partenaires se partageraient des infrastructures variées, telles que télécommunications, fourniture d’énergie, systèmes de transport spatial, dans une organisation internationale structurée.

Le village robotique constitué de composants d’origine et de nature multiples se mettrait en place en plusieurs phases : d’abord reconnaissance en orbite lunaire, petites atterrissages, établissement d’un réseau de tels atterrisseurs suivi du déploiement de grandes infrastructures, utilisation coordonnée des ressources, minières entre autres, si elles existent. Le retour d’échantillons figurerait parmi les objectifs du village. Si les six atterrissages Apollo ont permis le retour de 382 kg répartis en 2000 échantillons, ceux-ci ont tous été recueillis au voisinage de l’équateur sur la face visible. D’autres sites comme le bassin d’impact du pôle Sud, les volcans jeunes comme Procellarum, la face cachée doivent être prospectés pour compléter notre connaissance encore fragmentaire de l’histoire du système solaire, et le retour automatique fournit une excellent simulation d’une mission habitée ; peut-être permettrait-il de prouver que l’homme peut être totalement remplacé dans la fonction d’exploration.

Un village robotique lunaire en production collaborative

Le village robotique permettra d’introduire des communications interactives entre la lune et le public féru de jeux vidéos. Je crois que ce ne sont quelques hommes que nous enverront sur la lune ou peut-être plus tard sur Mars mais des millions.

Le village robotique lunaire peut fournir une démonstration de la justesse du concept de diversité internationale. Il serait important qu’il constituât la prochaine étape de l’exploration lunaire, à la place des missions actuelles : nous avons vu le Japon, l’ESA, la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, envoyer chacun des sondes automatiques sans coordination autre que des échanges d’information sur leur contenu scientifique.

Une telle approche par la RD orbitale et le village robotique est-elle trop raisonnable, trop modeste pour préparer les programmes de vols habités, par définition très médiatiques donc non raisonnables et disons-le, extravagants ? En fait, elle repose sur une idée qui devient de plus en plus populaire. Partager ses données avec un grand nombre d’innovateurs grâce aux technologies modernes de l’information commence à être considéré comme ouvrant la possibilité de capter en retour les connaissances stockées de la foule. Un nouveau mode d’innovation appellé production collaborative se crée quand un grand nombre de personnes ou d’entreprises travaillent librement ensemble pour engendrer de la croissance. Myspace, Youtube, Linux ou Wikipedia sont à peine nés et ont déjà changé le paysage de la créativité ! Qu’est Wikipedia sinon le partage des connaissances entre millions de gens. Nous assistons à un nouveau mode d’interaction qui a été appelé Wikinomics. Ses méthodes sont celles que le public, loin des Agences et des administrations, aimerait voir appliquer pour faire jaillir du néant une nouvelle pratique spatiale et, comme premier exemple le village robotique lunaire.

Les deux étapes que je viens d’esquisser, RD astronautique et village robotique lunaire, pourraient constituer deux des piliers sur trois de la participation de l’Europe à l’exploration spatiale. Je ne me bornerai à faire allusion au troisième car il fait l’objet d’un consensus et nos amis vous en parleront. Il s’agit de l’exploration martienne. Si des hommes sont envoyés vers Mars, ce ne sera pas avant la fin des années 2030 ; l’année 2038 présenterait des avantages balistiques particuliers. A ce moment existeront des ordinateurs de taille réduite ayant la puissance de calcul du cerveau humain. La présence de l’homme ne sera donc pas nécessaire. Nous ne savons même pas quels seront les grands problèmes qui se poseront à l’humanité mais ce qui est sûr c’est qu’ils seront très graves. J’ai fait allusion à la pénurie d’eau en Chine mais elle sera présente en beaucoup d’autres endroits. D’autres pénuries se feront sentir en énergie, en pétrole, en nourriture alors que les consommations c’est-à-dire les ponctions sur les ressources naturelles, déjà sollicitées à leurs limites aujourd’hui, augmentent au taux de 2% par an. La population se dirige partout vers les villes avec un taux d’urbanisation qui atteindra en 2040 65 %, les deux tiers de l’espèce humaine. Et un tiers de cette espèce connaîtra d’affreuses conditions de vie, entassé dans les bidonvilles. Nos petits enfants voudront-ils, pourront-ils se soucier de Mars ?

Aujourd’hui, nous n’en sommes pas là et nous pouvons encore nous poser des questions scientifiques fondamentales. Il est encore légitime (pour combien de temps) de se demander comment la vie naquit dans le système solaire. Et la communauté scientifique estime dans sa majorité qu’il n’est pas impossible de trouver sur le sol de Mars des éléments de réponse, non à la question de l’origine de la vie mais à la façon dont il faut poser la question. Il ne fait pas de doute qu’un grand programme international de retour d’échantillons martiens, commençant par les précurseurs que constitueront les missions Mars de NASA et ESA en 2016 et 2018 sera organisé dans les années 2020 et 2030 : il en faudra plusieurs, car la planète est grande.

Beaucoup reste à faire

Le problème qui est donc posé à l’Europe dans le domaine de l’exploration habitée se réduit à celui de la base lunaire habitée internationale qui pourrait suivre ou non le village robotique. Devrons-nous y participer, ou même en être un ardent promoteur ?

Une éventuelle base lunaire internationale habitée a été étudiée dès 1990 par le IAF/IAA Lunar Development Forum dans sa revue « Lunar Base Quarterly », et identifiée au niveau politique par la déclaration de Beijin de 2008. Le think tank américain CSIS a calculé le coût d’une base accueillant un équipage de quatre personnes à 35 milliards (hors développement d’un lanceur lourd) et 7,35 milliards de fonctionnement.

ILEWG a entamé l’étude conceptuelle d’un projet pilote de module d’habitation doté d’un laboratoire mobile avec le support de l’ESA, de la NASA et de partenaires variés. Disons que beaucoup de travail reste à faire.

Dans une telle entreprise collective où de nombreux développements techniques seront nécessaires, il en est un auquel l’Europe ne doit pas participer, c’est le lanceur lourd « man-rated » c’est-à-dire qualifié pour le vol humain. Une telle qualification qui signifie une extrême fiabilité, une chasse coûteuse aux risques système, une transparence complète des procès et des composants et une maîtrise permanente de la mise en œuvre industrielle, c’est-à-dire l’établissement d’une garantie zéro accident, est à la fois hors de prix (hors de notre portée) et très peu intéressante. Sa recherche n’a pas empêché les morts. Laissons cela aux volontaires, américains ou chinois. Qui sait d’ailleurs ce que seront les besoins, dans vingt ou trente ans, après que des innovations reposant sur les rendez-vous orbitaux auront transformé notre pratique ? Nous préférerons sans doute utiliser des lanceurs de taille modeste mais de fiabilité prouvée comme Soyouz (un bon lanceur est un vieux lanceur) pour transférer les équipages à de très grandes structures déjà assemblées en orbite grâce des lanceurs classiques.

La base lunaire habitée fonctionnerait comme les stations installées en Antarctique

Il n’existerait pas de meilleur symbole de la science et de la technologie, mises au service des aspirations les plus hautes de l’humanité grâce à une compréhension profonde de la nature, qu’une base lunaire habitée vraiment internationale, qui serait planifiée, financée, déployées et exploitée conjointement par les nations spatiales avec la participation de toutes les autres, dans un esprit de fraternité, et même de générosité, en l’absence de tout drapeau. La coopération permettrait d’abord d’installer des équipements en orbite terrestre basse pour l’assemblage des grosses structures. Une flotte ferait la navette avec les sites construits sur le sol lunaire. L’opération à buts uniquement scientifiques fonctionnerait avec les mêmes objectifs et les mêmes pratiques que les stations installées en Antarctique. Ainsi peut-on concevoir vers 2030 un Apollo du 21ème siècle dont la mission ne serait pas d’aller sur la lune, mais d’aller sur la lune ensemble. Ensemble ! Voilà le nouveau paradigme qui doit caractériser le deuxième âge spatial. Telle est la justification, et la seule que l’on puisse apporter aujourd’hui et demain à l’envoi d’hommes sur la lune.

Nous avons vu que tout s’oppose à une aventure collective de ce type. Les pays qui parlent d’exploration, la conçoivent comme une affaire étroitement nationale. Et à mon avis ce n’est que l’Europe qui peut concevoir et faire naître la base lunaire habitée internationale, après avoir montré une voie nouvelle pour le dépassement des antagonismes historiques.

Mais une condition est nécessaire : l’Europe spatiale doit d’abord exister, ce qui n’est pas aujourd’hui le cas. En Europe, le Conseil des ministres n’est pas un Prince. Est confiée l’exécution des programmes décidés à un bras séculier, l’Agence spatiale européenne (ESA), émanation d’Etats dont la liste ne coïncide même pas avec les 27 et non de l’Union européenne.

Les structures créées au début des années 1970 n’ont subi aucune évolution alors que

. Les institutions européennes se sont développées.

. L’Europe compte aujourd’hui 27 membres.

. L’industrie aérospatiale européenne s’est concentrée.

. L’euro a remplacé les devises nationales.

Le système actuel ne semble pas capable d’une vision stratégique :

. Le programme d’exploration martienne s’est réduit à des missions conjointes avec les Etats-Unis.

. La participation aux vols habités s’inscrit dans les faits comme une subordination par rapport aux Etats-Unis.

. L’affaire GALILEO montre les difficultés rencontrées dans l’adoption et l’organisation d’un programme communautaire de nature stratégique.

. L’espace militaire européen n’existe pas et nul ne sait comment traiter cette question.

En conséquence les budgets spatiaux, soit stagnent, soit baissent. Leur niveau se place aujourd’hui au sixième de l’effort américain dans le domaine civil et au trentième dans le domaine militaire.

Le système fonctionne sur le capital d’origine, formé par des idées vieilles de quarante ans, sans injection de nouveaux concepts.

Le moment est venu

Le moment est venu pour l’Europe de procéder à une refondation de ses activités spatiales par l’adoption d’institutions modernisées fonctionnant conformément au « droit commun » de l’Union et capables d’élaborer une vision stratégique des programmes.

En effet, la prise de conscience de l’importance du spatial pour l’Europe s’est traduite en 2009 par :

. L’adoption de la notion de compétence spatiale par l’UE inscrite dans le traité de Lisbonne est un vrai fait nouveau, à exploiter. Il en résulte que l’UE peut élaborer et exécuter une politique spatiale.

. Il existe un Conseil spatial de l’Europe qui apprendra peut-être à se rendre utile.

. Des négociations sont en cours pour donner à l’ESA un statut conforme aux besoins.

Il vient à l’idée que la politique spatiale, acte politique, devrait être élaborée par une petite structure permanent située au niveau du Conseil et sans doute de sa Présidence en collaboration avec une structure également petite située à la Commission, au niveau de son Président.

Quant à l’exécution, elle devrait être confiée à une Agence spatiale fédérant l’ESA actuelle et les Agences nationales en une Agence de programme unique regroupant les centres techniques européens dans le respect de la subsidiarité.

On notera que les réformes nécessaires pour passer de l’état amorphe actuel à une structure capable d’impulser de nouvelles idées, de nouveaux programmes, de nouvelles méthodes ne sont ni coûteuses ni difficiles. Le moteur nécessaire est la vision. Une réflexion doit être menée afin de la faire naître.

En ce moment nous traversons une zone d’incertitude en ce qui concerne les grands programmes spatiaux, marquée par les tergiversations américaines d’un côté et par le volontarisme vieux jeu des pays émergents de l’autre, alors que l’Europe balbutie. La construction européenne a deux volets, d’abord un volet institutionnel, qui évolue par à-coups : les percées profondes, comme la création de l’euro ou la montée de l’importance du Parlement, sont suivies de stagnation, bien que le cap reste fixé. L’autre volet est celui des mœurs, de la vie quotidienne unifiée chaque jour davantage par des évènements ou des pressions microscopiques, où l’unification des peuples se poursuit sans rémission. Et l’espace participe des deux, il est institutionnel, et il est peuple. Le vol habité, plus que tous les autres programmes, est peuple. Et c’est pourquoi nous les scientifiques, nous les institutionnels ne devons pas le négliger même si nous lui dénions toute application réelle, toute capacité de production intellectuelle ou économique. Il n’est donc pas sain de laisser le sujet dans la déshérence où il se trouve. Une réflexion doit être menée sur notre participation éventuelle à une base lunaire habitée.

Ouvrir le débat

Le 17 octobre 2009, à l’instigation de la Commission, les Ministres de la science se sont réunis à Prague pour réfléchir au sujet de l’exploration spatiale. Et, vous allez être surpris, ils se sont séparés sans avoir réfléchi, mais après avoir décidé…. qu’ils se réuniraient un an plus tard, à Bruxelles. Il est temps d’ouvrir le débat, pour que le processus de préparation de la prochaine conférence interministérielle puisse accueillir des éléments nouveaux. La presse fait allusion au nouveau programme Obama comme s’il se déroulait dans un autre monde, sans qu’aucune voix européenne autorisée ne se fasse entendre. La question se réduit-elle à la continuation de la Station internationale ? D’ici la réunion de Bruxelles, il serait souhaitable d’entendre quelque Européen prononcer des paroles de sagesse, et même se référer à une vision.

L’Europe étant l’Europe des nations, a construit son programme spatial à partir d’initiatives diverses, personnelles, nationales ou multilatérales. On y remarque plusieurs tentatives franco-italiennes couronnées de succès. A l’origine, au début des années 1960, Eduardo Amaldi et Pierre Auger, qui avaient travaillé ensemble à la création du CERN, ont réussi à étendre le concept d’Agence scientifique européenne, de la physique fondamentale à l’espace, avec l’invention de l’ESRO, précurseur de l’ESA.

C’est plus récemment que le tandem des deux nations s’est manifesté, d’abord avec le programme dual Orseo aux deux volets coordonnés Pleiades et CosmoSkymed.

La seule nouveauté dans le domaine des lanceurs européens est le projet Vega, proposé par l’Italie et soutenu par la France avec pour résultat un lanceur européen bien qu’italo-français.

La seule initiative dans le domaine de l’exploration spatiale est le programme Aurora, proposé par l’Italie à la conférence ministérielle d’Edimbourg et soutenue dès l’origine par une participation française.

Hors le domaine spatial, mais pas à une grande distance, nous nous félicitons du succès de l’extraordinaire entreprise qu’est la station permanente de recherche franco-italienne au Dôme C sur le plateau antarctique, Concordia. Active depuis 1997, elle accueille depuis 2005 une quinzaine de chercheurs et techniciens italiens et français chaque hiver et une quarantaine pendant l’été. Nous en sommes au cinquième hivernage. Elle préfigure ce que pourrait être une station lunaire habitée.

Le déroulement de ces programmes n’a pas obéi à une logique rationnelle, il a connu et connaît encore des malentendus, des frustrations et des blocages. La leçon à en tirer, c’est que ces contretemps surgissent toujours quand des considérations nationales sont privilégiées au détriment de la ligne européenne dont nous ne devrions jamais nous écarter, parce qu’elle fournit toujours la solution. A de nombreuses reprises, nous avons vu avec consternation des tentatives irréfléchies pour renationaliser les missions spatiales, toujours couronnées par l’échec et parfois le ridicule, comme les velléités allemandes ou britanniques de lancer des sondes nationales vers la lune. Souvenons-nous du lamentable Beagle-2 appendice anglais de la mission européenne, que l’ESA a fini par être obligé de payer en grande partie et dont le fiasco a terni dans les media le brillant succès de Mars Express.

Nous avons besoin, c’est-à-dire l’Europe a besoin, l’espace a besoin de la créativité italienne telle qu’un Amaldi ou mes regrettés amis Occhialini et Colombo ou mon très vivant autre ami Giovanni Bignami, créateur de Exomars, qui nous fait aujourd’hui l’honneur de sa présence, telle que ces brillants esprits ont manifesté à bien des étapes de l’aventure spatiale européenne. L’espace n’est pas une affaire d’ingénieurs, ni de bureaucrates, mais de créateurs.

Il serait souhaitable que des voix italiennes se fassent entendre avant la conférence de Bruxelles en octobre prochain, peut-être à l’unisson de mes compatriotes.

J’ai demandé à notre Académie des Sciences de ranimer son Comité des recherches spatiales, une structure dormante qui se réveille en cas de crise et sait alors parler avec autorité, comme nous l’avons vu entre 1990 et 1992 quand il s’est agi de juguler la menace du projet Hermès. Peut-être pourrait-il s’entendre avec l’Academia dei Lincei ou toute autre porte-parole autorisé de la science italienne pour contribuer à l’élaboration de la vision qui nous manque.

Le président de l’Académie à qui j’en ai longuement parlé, est très favorable à une action commune avec les Lincei, et je forme l’espoir qu’une réflexion commune des Académies avec l’aide des Agences spatiales permettra de faire émerger la vision de l’exploration spatiale européenne, y compris l’exploration habitée, qui fait aujourd’hui tant défaut, comme leurs consoeurs firent naître l’espace en 1954.

Copyright juillet 2010-Blamont/Diploweb

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