Quelle défense européenne ? N. Gnesotto répond

Par Nicole GNESOTTO, Pierre VERLUISE, le 21 mai 2014  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Nicole Gnesotto est Professeur du CNAM, titulaire de la chaire sur l’Union européenne. Elle a passé une grande partie de sa carrière au Conseil de l’Union européenne. Spécialiste des questions stratégiques, elle a été le premier directeur de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne. Pierre Verluise est Directeur du Diploweb.com. Il publie The Geopolitics of the European Union Borders. Where should the expansion stop ?, Eska, 2014.

Quels sont les ambiguïtés et les clivages qui caractérisent la
défense européenne ? Aujourd’hui, l’UE-28 compte 22 pays membres de l’OTAN. Les élargissements de l’OTAN (1999, 2004, 2009) n’ont-ils pas "coupé l’herbe sous le pied" de l’Europe de la défense et contraint au retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN (2009) ? Que nous démontre la crise ukrainienne au sujet de la défense Européenne ?

Auteur d’un ouvrage intitulé "Faut-il enterrer la défense européenne ?", publié à La documentation française (2014), Nicole Gnesotto répond aux questions de Pierre Verluise.

Pierre Verluise : Quels sont les ambiguïtés et les clivages qui caractérisent la défense européenne ?

Nicole Gnesotto : Les ambiguïtés sont multiples, mais elles sont parfois nécessaires pour avancer. Sur les missions (combat ou gestion des crises ?), sur la relation à l’OTAN (dépendance ou complémentarité ?), sur la finalité de la défense européenne (renforcer le bloc atlantique ou promouvoir l’autonomie stratégique de l’Union), il est difficile de croire que l’on arrivera à une vision commune et à une politique consensuelle des Européens.

Ce qui rapproche les Européens ? Un sens très historique de la tragédie européenne, une fragilité commune dans l’exposition à des risques et menaces les plus divers, une solidarité économique et politique de plus en plus solide.

Les 28 Etats membres ont des histoires, des héritages, des capacités, des potentialités très différentes. Il y a les « grands » et les « petits », les pays membres d’alliances militaires et les neutres, les anciens et les nouveaux, ceux de l’Est et ceux du Sud dont les visions diffèrent tellement s’agissant des menaces… Il y a encore ceux qui ont des industries de défense importantes et les autres, ceux qui acceptent le nucléaire et ceux qui ont pris la tête des campagnes anti-nucléaires, etc. … Bref, les différences sont si nombreuses que la surprise est plutôt que l’on soit malgré tout parvenu, depuis 12 ans, à un consensus minimal sur la défense dans le cadre de l’Union ! Car ce qui rapproche les Européens est peut-être finalement plus important que ce qui les divise : un sens très historique de la tragédie européenne, une fragilité commune dans l’exposition à des risques et menaces les plus divers, une solidarité économique et politique de plus en plus solide, le tout construisant un intérêt commun minimal dans la pacification des marges géographiques de l’Union. Cela ne conduit pas nécessairement à l’affirmation de l’Europe comme un acteur stratégique autonome et puissant – la Grande Bretagne par exemple y est hostile. Mais cela conduit néanmoins les Européens à s’organiser un minimum pour gérer des crises extérieures, notamment quand les Etats-Unis ou l’OTAN sont hors-jeu.

Quelle défense européenne ? N. Gnesotto répond
Nicole Gnesotto
Faut-il enterrer la défense européenne ? éd. La documentation française, 2014

Nicole Gnesotto, Professeur du CNAM. 

P.V. : Aujourd’hui, l’UE-28 compte 22 pays membres de l’OTAN. Les élargissements de l’OTAN (1999, 2004, 2009) n’ont-ils pas "coupé l’herbe sous le pied" de l’Europe de la défense et contraint au retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN (2009) ?

N.G. : L’OTAN est, et reste, pour une immense majorité d’Etats européens, l’organisation de défense prioritaire, quel que soit l’état de la menace à l’encontre de leurs intérêts. Immédiatement après la chute de l’Union soviétique (1991), les anciens pays du bloc communiste y voyaient le symbole de leur retour dans la famille occidentale et la seule solution pour se protéger contre leur ancien occupant russe. Et ils avaient raison. L’Union européenne n‘est pas faite pour dissuader la menace russe, notamment sur le plan nucléaire.

La Pologne est aujourd’hui un membre fidèle de l’OTAN et un partisan convaincu de la défense européenne.

La politique de défense de l’Union est davantage une politique d’intervention extérieure qu’une politique de défense. C’est une politique de gestion des crises régionales, non stratégiques, et pas du tout, contrairement à ce que le vocabulaire pourrait faire croire, une politique d’autodéfense collective du territoire des Etats membres de l’UE. Après une période de « tout-OTAN » assez compréhensible, les nouveaux membres de l’Union issus d’Europe centrale et orientale, sont d’ailleurs revenus à une position nettement plus équilibrée : la Pologne est aujourd’hui un membre fidèle de l’OTAN et un partisan convaincu de la défense européenne.

Quant à la France, son retour dans la structure militaire de l’OTAN n’était à mes yeux ni totalement absurde, ni vraiment nécessaire. D’un côté, la France était dans une situation politique difficilement compréhensible pour ses partenaires – à la fois énorme contributeur à l’OTAN et critique systématique de l’organisation. Sa réintégration pouvait faire espérer un retour à la confiance, la fin des suspicions à l’égard de Paris, et donc une relance plus consensuelle de la défense dans un cadre européen. D’un autre côté, la France rejoignait l’OTAN à une période où celle-ci perdait un peu de sa raison d’être stratégique, et elle se trouvait tout d’un coup soupçonnée d’abandonner son ambition historique en faveur de l’Europe de la défense. Depuis, les choses se sont apaisées. La France a repris le flambeau de la PSDC, mais l’inertie de ses partenaires n’a guère changé

P.V. : Que nous démontre la crise ukrainienne au sujet de la défense Européenne ?

N.G. : Avant tout, la crise ukrainienne montre à quel point l’Union européenne pêche par excès d’angélisme stratégique. Croire que l’on pouvait traiter l’Ukraine comme n’importe quel pays du voisinage, sans tenir compte de son poids stratégique au milieu du continent européen, sans tenir compte des perceptions russes, fussent-elles fausses, était bien sur une erreur.

Le sommet de l’UE devrait disposer de compétences stratégiques.

Or on a proposé à l’Ukraine un partenariat économique comme il s’agissait des îles Marquises ou Salomon. Il est donc plus que temps de choisir des responsables européens, notamment au sommet de la Commission, qui aient un minimum de compétences et une vision stratégique du monde dans lequel évolue l’Union. Sur la politique de défense proprement dite, l’Ukraine a des conséquences paradoxales. Personne ne considère que la défense européenne puisse jouer un rôle pour dissuader l’aventurisme militaire russe. C’est plutôt l’OTAN qui, en théorie, se retrouve consolidée par la menace russe. Toutefois, les choses sont moins simples qu’il n’y parait. L’OTAN rassure ses membres européens, mais elle est surtout interdite d’action sur le moindre petit bout de territoire de l’ex-Union soviétique. En 2008 déjà, lors de la guerre russo-géorgienne, les Russes avaient fait de l’activation de l’OTAN un casus belli. Autrement dit, les Européens de l’Union devraient malgré tout sérieusement réfléchir à l’évolution des conditions de leur sécurité, ne serait-ce que parce que les Etats-Unis de 2014 ne sont plus forcément disponibles pour tout et partout.

Copyright Mai 2014-Gnesotto-Verluise/Diploweb.com


Plus

Nicole Gnesotto, Faut-il enterrer la défense européenne ?, La documentation française, mai 2014

Faut-il enterrer la défense européenne ?

4e de couverture

Dans un contexte où la mondialisation a transformé les enjeux de sécurité et mis en exergue l’impuissance des systèmes de sécurité nationaux, la question de la nécessité d’une défense européenne ne peut pourtant être évitée.

La mise en place d’une défense européenne se heurte à des obstacles multiples et n’en finit pas de décevoir ceux qui avaient placé en elle un espoir de rebond stratégique. Faut-il se résigner à cet état de fait ou, au contraire, opérer les dépoussiérages nécessaires pour saisir enfin les atouts manifestes dont dispose l’Union européenne dans ce secteur stratégique ?

Dans cet essai, Nicole Gnesotto considère qu’il est trop tôt pour enterrer la défense européenne. Définie jusqu’à présent comme la gestion commune des crises des autres, son bilan apparaît certes mitigé. Mais les progrès réalisés sont indéniables et les arguments en faveur d’une relance stratégique existent. Encore faudrait-il que l’Union accepte de définir son rôle politique dans la mondialisation, prenne conscience de ses nombreux atouts et surmonte les divergences profondes entre ses États membres - quitte à permettre à certains d’entre eux d’avancer plus vite que les autres.

Voir Nicole Gnesotto, Faut-il enterrer la défense européenne ?,sur le site de La documentation française


A écouter

Sur France Culture, l’émission "Les enjeux internationaux" s’est intéressée le 8 octobre 2014 à "La défense européenne, toujours recommencée".
L’invité était le général Vincent Desportes, professeur associé à SciencesPo Paris, ancien directeur de l’Ecole de guerre. Il s’exprime de manière claire et directe (12 minutes). Son propos serait utile pour argumenter un devoir ou un exposé au sujet de la défense européenne.


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