Podcast et synthèse rédigée

Planisphère. La sécurité économique européenne : un enjeu de souveraineté ? Avec B. Dupré

Par Bruno DUPRE, Emilie BOURGOIN, Pierre VERLUISE, le 13 juin 2025  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Bruno Dupré, diplomate européen, s’exprime ici à titre personnel. Bruno Dupré est détaché par la France au service diplomatique de l’UE, le SEAE. Il y occupe la fonction de conseiller politique. Interview organisée et conduite par Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb, il produit Planisphère sur Radio Notre Dame et RCF depuis septembre 2024. Cette émission a été diffusée en direct le 10 juin 2025.
Synthèse par Emilie Bourgoin, étudiante en quatrième année au BBA de l’EDHEC et alternante au sein de la cellule sûreté d’un grand groupe. Elle a la charge du suivi hebdomadaire de l’actualité des livres, revues et conférences géopolitiques comme de la rédaction des synthèses des épisodes de l’émission Planisphère pour Diploweb.

Nous avons parfois l’impression que la France et plus largement l’Union européenne sont bousculées par la mondialisation. Sans parler des Etats-Unis de D. Trump qui mettent en œuvre des taxes douanières qui peuvent déstabiliser nos marchés. Dans ce contexte, la sécurité économique européenne devient-elle un enjeu de souveraineté ? Pour en parler, nous avons le plaisir de recevoir Bruno Dupré. Podcast et synthèse rédigée, validée par B. Dupré.

Cette émission, Planisphère [1], La sécurité économique européenne : un enjeu de souveraineté ? Avec B. Dupré, sur RCF

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Synthèse de cette émission, Planisphère, La sécurité économique européenne : un enjeu de souveraineté ? Avec B. Dupré. Rédigée par Emilie Bourgoin pour Diploweb.com . Relue et validée par B. Dupré

L’UNION européenne (UE) fait face à une recomposition profonde de l’ordre mondial, marquée par la montée des tensions commerciales, le retour des politiques protectionnistes et la fragilisation des chaînes d’approvisionnement globalisées. Dans ce contexte, la notion de sécurité économique émerge comme une priorité stratégique pour l’Europe. Elle ne désigne plus seulement la protection des intérêts économiques contre les risques extérieurs, mais incarne un projet global de souveraineté. Pour Bruno Dupré, conseiller politique au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), cette sécurité passe par une réduction des dépendances, une réindustrialisation volontariste et une coordination accrue entre les États membres. Il s’exprime ici en son nom propre, avec une liberté d’analyse précieuse pour comprendre les dynamiques en cours.

Dépendances stratégiques : une vulnérabilité structurelle de l’Europe

La sécurité économique, selon Bruno Dupré, vise à réduire trois formes de dépendance majeures. La première est énergétique, notamment vis-à-vis de la Russie, une dépendance révélée avec acuité lors de la guerre en Ukraine. La deuxième touche aux technologies critiques, dont l’UE reste très dépendante de la Chine, notamment en ce qui concerne les semi-conducteurs, les terres rares ou les équipements télécoms. Enfin, la troisième dépendance concerne la sécurité elle-même : les capacités de défense européennes reposent encore largement sur la garantie américaine via l’OTAN. Ce triptyque illustre l’urgence d’un repositionnement stratégique. Réduire ces dépendances, ce n’est pas s’isoler, mais retrouver une autonomie de décision et d’action.

Planisphère. La sécurité économique européenne : un enjeu de souveraineté ? Avec B. Dupré
Bruno Dupré
Diplomate européen, Bruno Dupré s’exprime ici à titre personnel. Crédit photographique : Pierre Verluise
Verluise/Diploweb.com

Une souveraineté européenne à géométrie sectorielle

La souveraineté évoquée ici n’est pas à comprendre au sens classique de la Charte des Nations unies (souveraineté territoriale d’un État-nation), mais comme une souveraineté fonctionnelle et sectorielle. Il s’agit pour l’UE de maîtriser des leviers essentiels à son autonomie : énergie, sécurité alimentaire, défense, technologies, données numériques, flux financiers. Cette souveraineté repose sur la capacité à orienter les échanges, à définir ses propres normes, à protéger ses infrastructures critiques et à maintenir une cohésion économique face aux rivalités internationales. Elle conditionne non seulement notre capacité à agir sur la scène mondiale, mais aussi la stabilité de nos sociétés.

La réindustrialisation comme socle d’une stratégie de puissance

Bruno Dupré insiste sur la centralité de la réindustrialisation dans toute stratégie de sécurité économique. Il s’agit de relocaliser des capacités de production, de renforcer les chaînes de valeur sur le territoire européen et de stimuler l’innovation. Les investissements prévus à l’échelle occidentale dans ce domaine sont colossaux : 3 500 milliards de dollars d’ici 2027 selon Capgemini, dont la moitié sera injectée dans les économies nationales. Tandis que les États-Unis utilisent les droits de douane pour contraindre les entreprises étrangères à s’implanter sur leur sol, l’Union européenne doit adopter une stratégie incitative combinant aides financières, fiscalité favorable et simplification administrative. La réindustrialisation européenne ne se fera pas spontanément : elle nécessite un volontarisme politique fort, une véritable politique industrielle européenne.

Les modèles étrangers : leçons à tirer des États-Unis et de la Chine

L’administration Trump (20 janvier 2025 - ) mise sur des mesures coercitives : droits de douanes, menace de sanctions, incertitude légale. Ce "choc frontal" visait à créer un environnement imprévisible pour forcer les entreprises à relocaliser. C’est tout l’inverse de ce qu’avait pratiqué l’administration Biden (2021-2025) qui avait au contraire adopté une logique incitative avec deux textes majeurs : l’Inflation Reduction Act (IRA) et le CHIPS Act, qui prévoient des milliards de dollars d’aides pour soutenir les investissements industriels plus verts (green investments) sur le territoire américain. Ces politiques, bien que différentes, poursuivent un même objectif : la reconquête de la souveraineté industrielle. Bruno Dupré note que même Trump, qui avait critiqué ces lois, ne reviendra pas dessus tant leur efficacité est reconnue. L’UE doit s’inspirer de cette cohérence stratégique.

Le retard de l’Europe : diagnostic du rapport Draghi

Le rapport Draghi [2], publié fin 2024, dresse un constat sans appel : l’UE souffre d’un triple handicap. D’abord une dépendance énergétique encore très forte, ensuite un retard technologique manifeste sur les innovations de rupture, enfin une fragmentation des marchés (défense, énergie, numérique) qui empêche la constitution de géants industriels. La réponse proposée est claire : des investissements massifs, une union des marchés de capitaux et une politique industrielle ciblée sur des secteurs clés comme l’énergie et la défense. Il s’agit d’un tournant historique car l’Europe n’a jamais assumé aussi explicitement la nécessité d’une planification industrielle à l’échelle communautaire.

Une boîte à outils européenne en construction

Depuis 2020, l’Union européenne a renforcé son arsenal stratégique. Elle a mis en place des instruments juridiques (Net Zero Industry Act), réglementaires (contrôle des investissements, contrôle des exportations, mesures anti-coercitives) et financiers. Elle a investi 50 milliards d’euros dans les semi-conducteurs, 40 milliards dans les énergies renouvelables. Elle autorise désormais les États membres à octroyer des aides publiques massives dans des secteurs jugés stratégiques (batteries, hydrogène, photovoltaïque), sans tomber sous le coup du droit européen de la concurrence. Ces “PIEC” (projets d’intérêt européen commun) dont le montant s’élèvent à 30 milliards sont essentiels, mais ne suffiront pas. Il faut également conclure des partenariats internationaux pour diversifier les approvisionnements : c’est l’objectif du programme Global Gateway (300 milliards d’euros). Toutes ces incitations financières, européennes ou nationales, ne suffiront pas. Il faut surtout réorganiser l’outil industriel autour de chaines de valeurs resserrées et relocalisées en Europe et autour d’écosystèmes qui rassemblent régulateurs, industriels, commerciaux et banquiers. C’est le sens de ces pôles industriels de batteries, d’hydrogène verte, d’éoliens en mer qui se sont mis en place dans le Nord de l’Europe.

Les freins internes à surmonter

Trois obstacles majeurs ralentissent la mise en œuvre de cette stratégie :

. Le manque de financement : l’UE aurait besoin de 800 milliards d’euros par an pour mener à bien la double transition écologique et numérique. Or, ni les budgets nationaux, ni les fonds européens n’en fournissent le tiers.
. Une faible capacité d’absorption : les États n’arrivent pas à déployer sur le terrain les fonds alloués, faute de ressources humaines, de projets structurés ou de coordination administrative. À titre d’exemple, la moitié du plan Next Generation EU (750 milliards) reste encore inutilisée.
. Un millefeuille institutionnel et réglementaire : la superposition de dispositifs nationaux et européens crée de la confusion, de la redondance et limite la lisibilité pour les entreprises.

Un enjeu d’équité territoriale : vers une politique industrielle inclusive

Aujourd’hui, les grands bénéficiaires des aides à la réindustrialisation sont essentiellement situés en France, en Allemagne et en Italie. Les pays du Sud et de l’Est de l’Europe sont sous-dotés, malgré des besoins criants. Cette inégalité territoriale menace l’unité du projet européen. Le Fonds européen de développement régional (FEDER), qui représente un tiers du budget de l’UE, doit jouer un rôle plus actif pour répartir équitablement les pôles industriels et renforcer les écosystèmes locaux dans les régions moins développées. L’objectif : faire de la politique industrielle européenne autre chose qu’une simple addition de politiques nationales.

L’implication des entreprises et des citoyens : une nouvelle culture de la souveraineté

Les entreprises ont un rôle moteur à jouer dans la relocalisation des chaînes de valeur et dans la mise en place d’écosystèmes. Mais cette dynamique suppose aussi l’implication des citoyens. L’épargne européenne est colossale… mais aujourd’hui surinvestie dans la dette américaine et chinoise. Il faut donc mobiliser cette épargne vers l’innovation, la R&D, les investissements productifs en Europe. Cela implique un changement culturel : accepter une part de risque, s’informer et exiger des produits financiers orientés vers la réindustrialisation européenne.

Harmonisation financière : condition d’un financement durable

L’Union européenne ne pourra réussir sa transition industrielle sans une véritable union des marchés de capitaux. Il manque aujourd’hui environ 500 milliards d’euros par an. Pour y répondre, il faut lever les freins à la circulation des capitaux, harmoniser la fiscalité, simplifier les règles bancaires et créer des instruments d’investissement européens à grande échelle. Cela suppose un effort de normalisation réglementaire, souvent critiqué, mais absolument nécessaire. Sans cette intégration financière, l’UE restera dépendante des marchés extérieurs.


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Réaliser des choix stratégiques et réactiver le moteur franco-allemand

Bruno Dupré conclut sur la nécessité de choisir ses batailles . Il est illusoire de vouloir rattraper le retard dans tous les domaines. Certains secteurs sont déjà dominés (comme les semi-conducteurs), mais d’autres – intelligence artificielle, nucléaire civil, biotechnologies, espace – restent ouverts. L’UE doit investir là où elle peut être pionnière. Enfin, le couple franco-allemand doit retrouver son efficacité : la France doit regagner en crédibilité budgétaire pour peser diplomatiquement ; l’Allemagne doit assouplir sa rigueur pour relancer la croissance. L’Europe ne pourra avancer que si ses deux piliers principaux travaillent de concert.

Copyright pour la synthèse Juin 2025-Bourgoin/Diploweb.com


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[1Cette émission a été enregistrée le 20 mai 2025.

[2NDLR. Voir le rapport Draghi sur le site sur le site de la Commission européenne - uniquement en anglais - « The future of European competitiveness : Report by Mario Draghi », à l’adresse https://commission.europa.eu/topics/eu-competitiveness/draghi-report_en
Voir le résumé en français sur le site de l’Assemblée nationale https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/media/17/organes/autres-commissions/affaires-europeennes/resume-rapport-mario-draghi&ved=2ahUKEwjE1v2Ur-SNAxVuV6QEHWs-KWUQFnoECF4QAQ&usg=AOvVaw3d-YyDvBQBj2x2wDbY6oaK

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| Dernière mise à jour le vendredi 13 juin 2025 |