Docteure en science politique, Adina Revol est l’ancienne porte-parole de la Commission européenne en France. Elle a publié « Rompre avec la Russie – Le réveil énergétique européen » (Odile Jacob, 2024). Adina Revol enseigne les affaires européennes à Sciences Po Paris et à l’ESCP. Spécialiste de la géopolitique de l’énergie, elle intervient régulièrement dans les médias.
Adina Revol fait une démonstration argumentée et parfaitement maîtrisée des insuffisances de l’Union européenne en matière d’énergie.
Son étude démontre clairement que l’Union européenne a longtemps privilégié des objectifs réglementaires et climatiques sans les adosser à une véritable politique industrielle ni à une vision stratégique. La dépendance aux importations de gaz, de pétrole et de certaines technologies, l’absence de solidarité efficace, le recul du nucléaire et la volatilité des prix, accentuée par des facteurs géopolitiques, révèlent une vulnérabilité structurelle. Malgré des avancées notables — renforcement des interconnexions, diversification des sources, développement massif des renouvelables et premiers efforts pour relancer le nucléaire — l’Union européenne reste confrontée à des défis majeurs : construire une autonomie industrielle, garantir la sécurité énergétique et aligner marché, fiscalité et réglementation.
L’HEURE est grave : les prix de l’énergie amputent le pouvoir d’achat et pèsent sur la compétitivité des entreprises. Le manque d’autonomie énergétique fragilise également la puissance européenne et sa crédibilité.
Depuis les débuts de la construction européenne, l’énergie est un sujet central mais paradoxal : moteur avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et Euratom, l’Union européenne n’a jamais su se transformer en véritable Union de l’énergie. Au contraire, elle s’est construite sur deux faiblesses majeures : la fragmentation des intérêts nationaux, souvent divergents, et la croyance naïve que la sécurité énergétique pouvait être déléguée à la Russie.
Comment expliquer que l’Union européenne, malgré son poids économique, reste encore aujourd’hui vulnérable sur le plan énergétique ? Quelles erreurs historiques et politiques ont conduit à cette situation et comment pèsent-elles encore sur sa souveraineté et sa transition vers un modèle bas carbone ? Quelle est la responsabilité de ses États membres qui ont bloqué les tentatives de construction d’une Union de l’énergie ?
Cette analyse revient sur les six erreurs majeures commises par l’Union européenne en matière énergétique : l’exposition excessive au gaz russe, le manque de solidarité interne, la dépendance aux importations qui alimente la volatilité des prix, l’abandon progressif du nucléaire, l’absence d’une politique industrielle cohérente et, plus largement, la difficulté à articuler objectifs européens, souveraineté nationale et stratégie géopolitique.
La construction européenne puise ses racines dans la volonté de paix et de réconciliation, notamment entre la France et l’Allemagne fédérale, marquée par trois guerres majeures entre 1870 et 1945. Cette ambition trouve son expression dans le Traité de Paris de 1951, qui crée la CECA. Le charbon, jadis moteur de guerre, devient un moteur de la paix.
En 1957, le Traité Euratom, signé à Rome, prévoit une coopération énergétique élargie grâce au développement d’une filière nucléaire civile européenne. Le nucléaire est considéré comme un pilier de la nécessaire autonomie énergétique, dans un contexte où la crise de Suez a montré les failles de la sécurité énergétique. Pourtant, le Traité de Rome signé le même jour ne confère aucune compétence transversale à la Communauté économique nouvellement créée. L’énergie reste une compétence nationale entre 1957 et 2009. Conséquence : chaque État développe sa propre stratégie énergétique, sans cadre européen. Le manque de budget européen amplifie ce phénomène. Sans politique commune, il ne peut y avoir de financement commun.
Avec le Traité de Lisbonne (2007, effectif en 2009), l’énergie devient une compétence partagée : l’Union agit sur le marché intérieur, les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et les réseaux transeuropéens, tandis que les États conservent le choix du mix énergétique, les relations avec des pays tiers et la taxation.
En pratique, cette répartition crée des politiques nationales dans un cadre européen. La France développe le nucléaire, tandis que l’Allemagne ferme ses centrales, sans concertation. Certains États signent des accords bilatéraux avec la Russie, parfois en violation du droit européen, comme ce fut le cas pour le gazoduc South Stream, finalement abandonné lorsque la Commission européenne a constaté la non-conformité aux règles européennes. Sur la taxation, un cadre minimal existe, mais la compétence reste nationale et toute décision requiert l’unanimité : les réformes proposées par la Commission européenne depuis 2011 ont été bloquées.
Le problème central demeure l’absence d’une définition claire de l’intérêt européen en matière énergétique. Les gouvernements privilégient le court terme, guidés par la perspective des élections, alors que l’intérêt européen se construit sur le long terme.
Ces investissements stratégiques ont permis d’éviter une crise sécuritaire en 2022.
Concernant le budget, des moyens européens ont commencé à être alloués après la deuxième guerre gazière russo-ukrainienne (2009) qui a affecté 18 de ses États et alors que l’Union traversait une grave crise financière. Il a été décidé de financer par le plan de relance européen des gazoducs et lignes électriques critiques à la sécurité et à la résilience des systèmes. En 2014, l’UE alloue pour la première fois un budget conséquent de 4,7 milliards d’euros pour les interconnexions. Ces investissements stratégiques ont permis d’éviter une crise sécuritaire en 2022. Mais le budget européen reste limité : 5,87 milliards pour la période 2021-2027, un montant modeste au regard des besoins.
L’histoire énergétique de l’Union européenne est marquée par une relation complexe avec la Russie, héritière de l’URSS, qui a façonné la dépendance actuelle. Dès les années 1970, Willy Brandt, chancelier social-démocrate de la République fédérale d’Allemagne, poursuit une politique de rapprochement avec l’Union soviétique grâce à la coopération énergétique. Cette approche reposait sur l’illusion de l’interdépendance symétrique : la République fédérale d’Allemagne avait besoin du gaz russe bon marché pour son industrie, tandis que l’URSS avait besoin des devises étrangères. D’autres États européens, comme la France, l’Italie, l’Autriche ou les Pays-Bas, suivirent ce modèle. En 1971, Brandt reçoit le Prix Nobel de la paix pour ce projet, inscrit dans la politique de Détente avec l’URSS.
Cependant, la stratégie de l’interdépendance économique comme moteur de paix ne marche qu’entre démocraties. Or, à l’exception d’une courte période au début des années 1990, la Russie est restée un État autoritaire. Sous Vladimir Poutine (2000 - ), l’énergie est progressivement devenue une arme géopolitique. Si pendant la Guerre froide, malgré les tensions, l’URSS a toujours maintenu un approvisionnement fiable, dès 2006 la Russie utilise ses exportations de gaz pour faire pression sur l’Ukraine, et indirectement sur l’UE, en coupant ou en réduisant les livraisons. Ces crises ont mis en lumière la vulnérabilité européenne, particulièrement celle des pays d’Europe de l’Est, historiquement dépendants du gaz russe et de la route ukrainienne.
Malgré ces signaux d’alerte, l’UE n’a pas défini de stratégie commune face au “facteur russe”. D’un côté, certains États, et notamment l’Allemagne, poursuivaient les relations bilatérales avec la Russie. C’est ainsi qu’ont été lancés les projets controversés Nord Stream 1 et 2, deux gazoducs sous-marins reliant directement la Russie à l’Allemagne, contournant l’Ukraine. Ces infrastructures ont profondément ancré la dépendance énergétique, au point qu’en 2022 l’Allemagne importait 55 milliards de mètres cubes sur les 150 milliards de mètres cubes de gaz naturel importés de Russie. À l’inverse, des pays comme la Pologne ou la Lituanie alertaient sur les risques d’une dépendance excessive, et la Cour de justice européenne leur donna raison concernant le gazoduc OPAL, branche européenne de Nord Stream.
Le 24 février 2022 commence – enfin - le réveil énergétique européen.
Cette dépendance a eu des conséquences dramatiques à partir de 2014, lorsque la Russie a illégalement annexé la Crimée. Malgré la violation du droit international par Vladimir Poutine, les importations de gaz russe n’ont pas diminué, illustrant le poids des intérêts économiques. Il n’a jamais été question de sanctions gazières non plus. Le 24 février 2022 commence – enfin - le réveil énergétique européen. Ce jour-là, l’Union européenne réalise que la Russie n’est pas un fournisseur fiable.
Le piège de Vladimir Poutine a été méticuleusement conçu : le gaz russe bon marché, abondant, rendait toute tentative de diversification économiquement dissuasive. En cédant à cette logique, les gouvernements ont ainsi abandonné leur autonomie stratégique.
Au-delà du gaz, cette dépendance se retrouve également dans le secteur nucléaire, en particulier dans les pays d’Europe de l’Est qui exploitent encore des centrales construites avec des technologies soviétiques. Le pétrole, bien qu’inséré dans un marché mondial, demeure une source de dépendance, en particulier pour les pays enclavés qui n’ont pas développé d’infrastructures alternatives. Deux pays sont dans cette situation : la Hongrie et la Slovaquie, dont les gouvernements à l’automne 2025 sont des alliés objectifs de Vladimir Poutine.
L’UE est en train de rompre avec la Russie. Le charbon est sous sanctions depuis août 2022, le pétrole avec quelques exceptions depuis décembre 2022 et les importations gazières ont drastiquement diminué et seront interdites au plus tard en 2027. La signature de nouveaux contrats sera interdite le 1er janvier 2026. Les effets sont déjà visibles : la Hongrie, pourtant ardent défenseur des importations gazières russes, vient de signer un contrat avec Shell. Importer du gaz ou de pétrole russe, comme le fait encore la Hongrie, n’est plus tenable à l’heure où Donald Trump exige la fin de cette dépendance, car oui, les achats d’énergies fossiles russes financent la poursuite de l’invasion russe en Ukraine. En parallèle, l’Ukraine, bombarde l’oléoduc Droujba et les principales raffineries russes, pour rendre ces importations matériellement impossibles. La Commission européenne se prépare également à imposer des droits de douane dissuasifs sur les importations de pétrole pour obliger ces deux pays à ne plus financer la poursuite de la guerre en Ukraine.
En 2024, l’Union a encore acheté pour 17 milliards d’euros de gaz russe.
Sous la pression de Donald Trump et face à l’intensification des attaques russes hybrides en Europe, la Commission européenne vient également de proposer des sanctions sur les importations de gaz naturel liquéfié en Europe. En 2024, l’Union a encore acheté pour 17 milliards d’euros de gaz russe. A l’heure où le fonds souverain russe est en cours d’épuisement, il devient crucial de couper toute source de financement gazier à Vladimir Poutine.
Mais attention à la poursuite de la dépendance gazière, cette fois-ci américaine… Le gaz russe a été remplacé par du gaz norvégien et américain. Les récentes annonces concernant l’achat massif de gaz américain suscitent des inquiétudes, étant donné la solidité incertaine du partenariat transatlantique. La différence majeure entre le gaz russe et le gaz américain réside dans le fait qu’en achetant du gaz russe, l’Europe finance l’invasion de l’Ukraine, ce qui n’est pas le cas du gaz américain. L’UE doit apprendre de ses erreurs passées : ne plus jamais déléguer sa sécurité énergétique !
Il a fallu attendre 2009 pour que le principe de solidarité énergétique soit inscrit dans les traités. Cette avancée fut directement liée à la guerre gazière russo-ukrainienne de janvier 2009, qui a touché 18 États membres sans que l’Union puisse aider les plus exposés, faute de connexions suffisantes entre pays.
À l’époque, l’UE ne disposait d’aucun outil concret de solidarité, ni sur le plan réglementaire ni sur le plan budgétaire. Les premiers fonds ont été mobilisés en 2009 pour moderniser les réseaux de l’Est et connecter des pays encore isolés. Mais ces efforts se heurtent à la domination de Gazprom. Exemple parlant : la connexion gazière entre la Roumanie et la Bulgarie, longue de seulement 25 kilomètres dont un tronçon sous le Danube, a nécessité sept ans de travaux.
Malgré son degré d’intégration avancé, le marché européen de l’énergie est néanmoins incomplet.
La solidarité budgétaire devient significative à partir de 2014, avec le financement de projets stratégiques qui permettent de résister en 2022 lorsque la Russie coupe ses livraisons de gaz. Mais cette solidarité a des limites. Nord Stream, promu par l’Allemagne et soutenu par la France et les Pays-Bas, illustre la priorité donnée aux intérêts nationaux sur les intérêts partagés. De même, la France a bloqué le projet Midcat, qui devait relier la Péninsule ibérique au reste de l’Europe. Pourtant, les terminaux GNL espagnols auraient pu remplacer jusqu’à 40 % des importations gazières russes. Le coût de Midcat, environ 600 millions d’euros, paraît aujourd’hui dérisoire comparé aux milliards du “quoi qu’il en coûte énergétique” engagés par la France et au coût des terminaux flottants construits en urgence par l’Allemagne.
Le problème est plus large : malgré son degré d’intégration avancé, le marché européen de l’énergie est néanmoins incomplet. La France rechigne à ouvrir son marché intérieur à la concurrence, alors que ses entreprises se déploient ailleurs en Europe. Ses interconnexions avec la Péninsule ibérique restent très faibles pour le gaz et inférieures aux minima européens pour l’électricité. Une nouvelle liaison électrique devrait toutefois être opérationnelle en 2027. L’Allemagne, de son côté, s’est jointe à la France pour bloquer la révision des règles de concurrence sur les gazoducs venant de pays tiers, afin de protéger Nord Stream. La Commission européenne proposait simplement d’appliquer au gaz les mêmes règles de concurrence déjà en vigueur pour l’électricité. Enfin, certains responsables politiques français ont préféré accuser à l’été 2022 le marché européen pour la volatilité des prix, oubliant que la responsabilité directe de cette instabilité incombe à Vladimir Poutine, qui avait rompu les contrats avec les entreprises européennes avant même le sabotage de Nord Stream.
Sur le plan réglementaire, la solidarité ne pouvait pas fonctionner en cas de crise, faute de règles communes en matière de stockage ou d’achats groupés. Face à l’urgence extrême, ces mécanismes ont été mis en place rapidement à l’été 2022, illustrant la réactivité européenne devant les crises. Les achats groupés, proposés dès les années 1970 puis relancés par Donald Tusk après l’annexion illégale de la Crimée, ont systématiquement été bloqués par les États. Leur mise en œuvre a finalement permis de sécuriser des contrats équivalant à un tiers des anciennes importations de gaz russe. Quant au stockage, l’UE s’est dotée des objectifs obligatoires de remplissage, garantissant à la fois la sécurité et la solidarité, puisque les réserves d’un pays peuvent être mobilisées pour en soutenir un autre et l’achat de ces réserves peut se faire de manière groupée.
L’Union européenne s’est construite sur la conviction naïve qu’un bouquet énergétique diversifié suffirait à garantir un approvisionnement sûr et compétitif. Pour le gaz, l’Union européenne a externalisé sa sécurité d’approvisionnement vers la Russie, tout en s’appuyant sur une diversification jugée suffisante avec la Norvège, l’Algérie ou le GNL mondial. La volatilité géopolitique des marchés mondiaux a entraîné de multiples crises : les chocs pétroliers des années 1970 et le choc gazier de 2022.
Contrairement aux États-Unis, qui ont fait de l’indépendance énergétique une priorité stratégique, les Européens n’ont jamais poursuivi cet objectif. Le verdissement du mix énergétique grâce aux renouvelables devait accroître l’autonomie, mais il est resté insuffisant alors que d’importantes capacités de production nucléaire ont par ailleurs été fermées. L’interdiction de l’exploitation du gaz de schiste par certains États n’a fait qu’accroître la dépendance.
Parallèlement, l’Union européenne a construit un marché de l’énergie de plus en plus intégré et interconnecté, soutenu par des investissements massifs en infrastructure. Cette intégration, combinée au développement rapide des énergies renouvelables, devait sécuriser l’approvisionnement et réduire les coûts. Pour favoriser leur essor, les renouvelables ont bénéficié d’un accès prioritaire au réseau. Mais le gaz, resté dominant car bon marché, continue de fixer encore aujourd’hui le prix de l’électricité, car il est souvent la dernière source mobilisée pour répondre à la demande.
En 2025, cette dépendance se traduit par deux fragilités majeures : l’impossibilité de maîtriser la volatilité des prix du gaz importé, aggravée en période de tensions géopolitiques, et une intégration encore incomplète du marché européen, qui limite l’optimisation des coûts et l’efficacité de la transition. S’y ajoute un problème récurrent de fiscalité : la taxation de l’énergie reste largement nationale. Et les décisions se prennent à l’unanimité, ce qui bloque toute réforme structurelle pour favoriser les énergies décarbonées.
L’UE ne pourra maîtriser le prix de l’énergie qu’en réduisant sa vulnérabilité aux importations (...)
Pour que le prix de l’électricité cesse de dépendre du gaz, l’UE doit développer ses propres sources d’énergie bas carbone produites localement. Cela signifie que la montée en puissance des énergies renouvelables doit s’accompagner de capacités de stockage et de réseaux intelligents capables d’équilibrer l’offre et la demande. Mais cela ne suffit pas : il est indispensable de conserver une production pilotable solide, notamment grâce au nucléaire et à l’hydraulique, qui garantissent la stabilité du système électrique. Dans le même temps, il faut protéger une filière industrielle européenne dans le solaire et l’éolien, aujourd’hui menacée par la concurrence chinoise.
En somme, l’UE ne pourra maîtriser le prix de l’énergie qu’en réduisant sa vulnérabilité aux importations, en dotant son marché d’une gouvernance fiscale et en investissant dans une autonomie énergétique bas carbone.
Le traité Euratom (1957) portait une ambition industrielle claire : faire du nucléaire civil un pilier de l’autonomie énergétique européenne. Mais cette ambition n’a jamais abouti à la création d’une technologie commune. Chaque État a développé sa propre filière, ou a importé des technologies, souvent américaines.
Le développement du nucléaire civil a été freiné par les accidents nucléaires – Tchernobyl (1986), Fukushima (2011) – qui ont pourtant eu lieu ailleurs. Euratom garantit des standards de sûreté parmi les plus élevés au monde, mais cela n’a pas suffi à rassurer. L’Italie et l’Autriche ont interdit le nucléaire, l’Allemagne a décidé de l’abandonner après Fukushima, sans solution décarbonée alternative, ce qui a renforcé sa dépendance immédiate au gaz russe. Même la France, pourtant championne historique, a progressivement réduit ses ambitions. Fermeture de la centrale de Fessenheim, baisse programmée de la part du nucléaire : autant de choix dictés par des arbitrages électoraux de court terme plutôt que par une vision stratégique. Les retards et surcoûts de l’EPR de Flamanville s’ajoutent à cet affaiblissement.
L’invasion de l’Ukraine a changé la donne. La Pologne lance un vaste programme nucléaire, mais ses premiers réacteurs seront construits avec une technologie américaine. Le Danemark et la Belgique révisent leurs positions, il n’est plus question d’arrêter le nucléaire. La France relance un programme massif mais les experts s’accordent pour dire qu’il ne sera pas opérationnel avant 2040.
Les petits réacteurs modulaires (SMR) suscitent des espoirs, mais leur déploiement à grande échelle n’interviendra pas avant 2035. La Commission européenne reconnaît leur rôle stratégique en créant une alliance industrielle dédiée et en facilitant l’accès aux financements. Dans le même temps, elle s’est engagée en juillet 2025 à hauteur de 750 milliards d’euros pour l’achat de produits énergétiques américains, y compris de petits réacteurs. Cela veut simplement dire que nous renonçons à nouveau à avoir une autonomie technologique. Nous allons à nouveau nous doter d’une technologie importée.
Mais pendant des années, le nucléaire a été un tabou politique. Si des États comme l’Allemagne, le Luxembourg, l’Autriche ont bloqué politiquement toute nouvelle ambition européenne, il convient de souligner que la France aurait pu poursuivre seule une politique nucléaire ambitieuse, chose qu’elle n’a pas faite. L’heure du nucléaire européen semble enfin arrivée, mais son déploiement ne peut pas se faire rapidement. Et surtout, l’Europe autrefois leader dans l’énergie nucléaire ne mène plus la course mondiale, dominée par la Chine, la Russie, les Etats-Unis, l’Inde et la Turquie.
Depuis 2007, l’Union européenne s’est dotée d’objectifs ambitieux en matière d’énergie et de climat. Le paquet « 3 × 20 », adopté à l’unanimité des États membres sous la Commission Barroso, a marqué un tournant : réduction des émissions, hausse des énergies renouvelables, amélioration de l’efficacité énergétique. Ce cadre normatif inédit a transformé l’énergie en pilier de la transition climatique, positionnant l’Union comme leader réglementaire mondial.
Pourtant, cette ambition n’a jamais été accompagnée d’une politique industrielle cohérente. La demande européenne a explosé, mais la production a été largement externalisée. La Chine a su tirer parti de cette situation, alors que les industriels européens avaient été pionniers dans le photovoltaïque et étaient compétitifs avant le début des subventions massives chinoises. À partir de 2012, l’industrie photovoltaïque européenne a décliné, faute de protection commerciale rapide. L’Allemagne a privilégié la négociation diplomatique avec la Chine, ce qui a retardé la mise en place de mesures européennes strictes.
Ce déficit de vision industrielle ne se limite pas aux renouvelables. Il s’applique également au nucléaire. La Communauté Euratom n’a jamais été un moteur industriel commun. Par ailleurs, la fermeture de centrales, la sortie de l’Allemagne du nucléaire et les retards dans le développement de nouvelles capacités ont fragilisé l’ensemble de la filière.
L’UE affirme avoir tiré les leçons du passé. C’est dans ce contexte qu’elle a adopté plusieurs plans industriels pour accompagner le Pacte vert dont le but est de transformer son économie en vue de la neutralité climatique en 2050. Une vingtaine de filières ont été désignées comme prioritaires, avec l’objectif de produire 40 % des besoins européens d’ici 2030.
Ces technologies bénéficient désormais de mesures concrètes : critères de durabilité dans les marchés publics, procédures d’autorisation accélérées et simplifiées et soutien au développement de clusters industriels pour concentrer les investissements. Cependant, plusieurs obstacles persistent : l’UE vient d’annoncer l’achat massif de certaines technologies américaines dans le cadre du récent accord commercial, et le coût de l’énergie en Europe limite la compétitivité des filières locales par rapport à la Chine et aux États-Unis, la dépendance aux technologies vertes chinoises est réelle ainsi que celle liée aux matières premières critiques.
Il est indispensable de coupler réglementation et politique industrielle.
Même avec un soutien public important, des entreprises comme Nordvolt (Suède), symbole des ambitions d’indépendance en matière de batteries, font faillite, malgré une aide allemande record de 900 millions d’euros pour développer la production en Europe. L’aide publique ne suffit pas pour s’imposer face aux leaders asiatiques, qui ont une longueur d’avance y compris en termes d’innovation.
Même les entreprises européennes historiquement actives dans les énergies fossiles et ayant réussi leur transition vers les renouvelables rencontrent des difficultés. Ørsted (Danemark) en est un exemple récent : en août 2025, l’entreprise a annoncé une augmentation de capital de 8 milliards d’euros pour renforcer sa situation financière, après une chute de plus de 30 % de son action en Bourse. Elle a également suspendu le versement de son dividende et réduit ses objectifs de déploiement de nouvelles capacités renouvelables d’ici 2030.
Pour que l’Union européenne transforme ses ambitions climatiques en puissance industrielle et stratégique, il est indispensable de coupler réglementation et politique industrielle. Sans cette cohérence, les innovations et les efforts de transition risquent de rester dépendants de fournisseurs étrangers, limitant la souveraineté énergétique et industrielle de l’Union.
Ainsi, il apparaît clairement que l’Union européenne a longtemps privilégié des objectifs réglementaires et climatiques sans les articuler à une véritable politique industrielle ni à une vision stratégique européenne. La dépendance aux importations de gaz, de pétrole et de certaines technologies, l’absence de solidarité efficace, le recul du nucléaire et la volatilité des prix, accentuée par des facteurs géopolitiques, révèlent une vulnérabilité structurelle. Malgré des avancées importantes — renforcement des interconnexions, diversification des sources, développement massif des renouvelables et premiers efforts pour relancer le nucléaire — l’Union européenne reste confrontée à des défis majeurs : construire une autonomie industrielle, garantir la sécurité énergétique et aligner marché, fiscalité et planification. La transition énergétique ne pourra se faire que si elle s’accompagne d’une vision européenne cohérente, intégrant réglementation, investissements industriels et stratégie géopolitique.
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. Adina Revol « Rompre avec la Russie – Le réveil énergétique européen », éd. Odile Jacob, 2024
4e de couverture
La Russie a longtemps utilisé l’énergie comme arme politique pour diviser et affaiblir les Européens. Adina Revol révèle dans ce livre comment la Fédération menée par Vladimir Poutine a activement cultivé la dépendance énergétique des États de l’Union européenne et empêché la construction de l’Union de l’énergie.
L’invasion « inattendue » de la Russie en Ukraine s’inscrit dans une série de guerres de transit bilatérales qui ont mis en danger la sécurité énergétique européenne, l’Ukraine étant le point névralgique des routes gazières.
À la grande surprise de Vladimir Poutine, les Européens ont décidé très rapidement de ne plus dépendre de l’énergie russe. Ce livre expose avec clarté les actions engagées, axées sur l’accélération de la transition verte et la recherche de nouveaux partenaires. S’il reste encore du chemin avant une véritable indépendance énergétique, l’Europe a enfin pris son destin en main pour trouver la voie de la puissance.
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