La menace nucléaire. Entretien avec J-M Le Page

Par Jean-Marc LE PAGE, Louise CHOQUET, le 25 juin 2023  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Jean-Marc Le Page est un spécialiste de la guerre d’Indochine, de l’histoire du renseignement et de la Guerre froide en Asie. Il est professeur agrégé et docteur en histoire ainsi que chercheur associé à l’EA Tempora de l’université de Rennes 2. Jean-Marc Le Page a publié : « La menace nucléaire, de Hiroshima à la crise ukrainienne » aux éditions Passés Composés.
Propos recueillis par Louise Choquet. Après une licence en langues étrangères appliquées aux affaires à l’Université de Lille, Louise Choquet étudie les relations internationales à l’Université catholique de Lille (UCL).

Que nous apprend l’histoire au sujet de la dissuasion nucléaire ? Quelle est la place du renseignement dans l’histoire de la menace nucléaire ? Quelles sont les limites de la dissuasion nucléaire ? Louise Choquet s’entretient pour Diploweb avec Jean-Marc Le Page, auteur de "La menace nucléaire, de Hiroshima à la crise ukrainienne" publié aux éditions Passés Composés.

L. C. : Sur le sujet de la menace nucléaire, quelles sont les idées fausses qui traînent dans le débat public ou dans la presse ?

J.-M. L. P. : Il en existe plusieurs concernant la question du nucléaire. Si l’on prend la perspective historique, la principale serait de considérer que nous avons été souvent au bord du gouffre nucléaire, que nous avons été à quelques minutes - pour reprendre l’idée de l’horloge de l’Apocalypse - d’une troisième guerre mondiale qui aurait été inévitablement nucléaire. Cependant, une étude approfondie des crises passées montre que cette perception est assez éloignée de la réalité. Une autre dimension serait de penser que le nucléaire est une affaire strictement militaire ou contrôlée par les militaires, et d’oublier que c’est avant tout un outil diplomatique qui permet de réguler les relations internationales d’une certaine manière.

L. C. : Dans ce cas, avec toutes les réserves d’usage, quelles sont les informations que vous jugez crédibles ?

J.-M. L. P. : En ce qui concerne la guerre en Ukraine, il y a une rhétorique régulière venant du Kremlin, voire de V. Poutine lui-même, suggérant que les Russes seraient prêts à employer l’arme nucléaire. Les médias ont tendance à prendre pour argent comptant ces annonces, même si les spécialistes répètent sans cesse qu’il n’y a pas de risque nucléaire avéré et que l’utilisation de ces moyens est relativement improbable à l’heure actuelle. Il y a donc deux discours, avec d’un côté une surréaction des médias aux annonces venant de l’Est et de l’autre un manque d’attention à ce que les spécialistes ont à dire sur ces questions.

La menace nucléaire. Entretien avec J-M Le Page
Le 9 août 1945, à 11 h 02, Nagasaki fut martyrisée par le feu nucléaire. (© Barthélémy Courmont)
Courmont/Diploweb

L. C. : Revenons à l’éclairage historique. Comment expliquer que le renseignement américain n’était pas au point lors de la guerre de Corée (1950-1953) ?

J.-M. L. P. : Les États-Unis s’appuient largement sur le renseignement technique, en particulier les interceptions des communications de leurs adversaires, et moins sur le renseignement humain. Cependant, ils ont peu de moyens pour connaître ce qui se passe derrière le rideau de bambou durant la guerre de Corée. Quelques points d’écoute et quelques postes donnent une petite idée de la situation, mais globalement, les Américains, les Britanniques et les Français, qui sont encore présents dans la région avec l’Indochine, ne savent rien. En 1950, il y a eu un « black-out » des communications soviétiques et chinoises, car les Chinois ont changé leurs chiffres, empêchant ainsi les Américains de décrypter les informations. Cela explique en grande partie la surprise de juin 1950. Une autre difficulté est que, historiquement, les renseignements ont été souvent ignorés. Bien que la CIA ait fourni des informations à MacArthur, qui dirigeait les forces américaines dans le Pacifique, celui-ci avait du mal à prendre en compte les renseignements qui venaient d’autres services que les siens. Par conséquent, les raisons principales sont la pénurie d’informations venant de Chine, la période de black-out, qui a limité l’accès aux sources d’informations primaires, et la réticence du commandement américain à prendre en compte les informations qui lui parvenaient.

L. C. : Selon vous, pouvons-nous affirmer que la guerre de Corée a servi de calibrage pour la doctrine de dissuasion nucléaire que l’on connaît actuellement ? Si oui, pourquoi ?

J.-M. L. P. : Oui, en effet, nous assistons à un moment crucial de l’histoire de la bombe nucléaire, même si les prémices en ont été observées dès 1945. Dès le début, Harry Truman réalise que l’utilisation de la bombe ne doit pas être laissée aux mains des militaires. Les scientifiques américains qui ont travaillé sur la bombe depuis 1945 font donc tout leur possible pour que les militaires n’aient pas la main dessus. Ensuite, la bombe est clairement utilisée par Truman et ses successeurs comme une arme politique, destinée à protéger le territoire national et qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours. Le tabou nucléaire a été mis en place à partir de 1950, ce qui signifie qu’elle ne doit surtout pas être utilisée en premier. L’un des meilleurs exemples de cette période est peut-être la dispute entre le général Douglas MacArthur et le président H. Truman en novembre 1950, où MacArthur demande le déploiement de bombes atomiques qu’il pourrait utiliser à discrétion contre la Chine et la Corée du Nord. Cependant, le président Truman refuse cette demande, ce qui provoque un scandale. Ainsi, en 1950, nous avons atteint un moment de bascule où la dissuasion est devenue le principal objectif de l’arme nucléaire, qui ne doit être utilisée que dans des cas bien définis de protection des aspects vitaux de la nation.

L. C. : Dans la même idée, la crise du canal de Suez (1956) peut-elle être considérée comme un exercice grandeur nature de ce que sera Cuba (1962) ?

J.-M. L. P. : Dans la conclusion de l’affaire de Suez, N. Khrouchtchev est convaincu que c’était la menace que l’Union Soviétique avait faite à la France et à Londres qui avait provoqué leur retrait. Cela s’est avéré légèrement moins vrai que ce qu’il pensait, car c’était surtout l’action économique des États-Unis sur le Royaume-Uni qui avait joué un rôle décisif. Khrouchtchev a toutefois été convaincu que cela avait fonctionné, et a donc pensé qu’il y avait peut-être un coup à jouer en utilisant l’arme nucléaire pour protéger un allié et faire bouger les lignes, à l’image de ce que les Américains avaient fait dans le détroit de Formose en 1955 et à Cuba en 1962.

Cependant, les affaires de Suez et de Cuba sont très différentes dans leur mise en œuvre, leurs tenants et leurs aboutissants. L’affaire de Suez a surtout influencé la perception que Khrouchtchev avait de l’arsenal nucléaire et de ses capacités à changer les choses en jouant sur la peur de l’arme atomique. Bien que l’Union soviétique ait eu l’arsenal nucléaire depuis 1949 et la bombe à hydrogène depuis 1952, elle n’avait pas encore les vecteurs nécessaires pour les utiliser, car les missiles étaient en cours de développement. Khrouchtchev a donc utilisé la menace nucléaire pour faire reculer les ennemis, mais n’avait pas l’intention de l’utiliser réellement. Finalement, comme c’est encore le cas aujourd’hui, le mot "nucléaire" fait peur et a été utilisé pour faire reculer les adversaires dans l’affaire de Suez. Khrouchtchev était convaincu que cela avait fonctionné et a pensé qu’il continuerait à l’utiliser tant qu’il gagnerait.


Bonus vidéo de la conférence de l’Ambassadeur Eric Danon : La dissuasion nucléaire a-t-elle un avenir ? (2017)

Super bonus, le résumé de cette vidéo


L. C. : Quelle est la place du renseignement dans l’histoire de la menace nucléaire ?

J.-M. L. P. : Le renseignement joue un rôle primordial en ayant un effet modérateur extrêmement important. En effet, le problème de toute menace, y compris nucléaire, est de savoir quelle est la réalité de cette menace. Lorsque vous n’êtes pas en mesure de savoir ce qui se passe de l’autre côté, vous pouvez facilement donner foi à cette menace et croire qu’ils ont des moyens extrêmement lourds et importants pour vous attaquer à tout moment. C’est là où les services de renseignement interviennent, en éclaircissant ce qu’on appelle le « brouillard de la guerre ». Dans l’affaire ukrainienne actuelle, les services de renseignement ont pour mission de surveiller de près les moyens nucléaires russes. Ainsi, les menaces ne sont que des paroles et nous savons qu’il n’y a généralement pas de mouvement réel. Cela a également été le cas en 1983 avec Able Archer quand les services américains ont réalisé que les Soviétiques ne bougeaient pas autant que prévu. À l’inverse, dans l’affaire de Cuba, la CIA a réussi à faire son travail, avec quelques difficultés au départ, et à révéler une véritable menace soviétique. Par conséquent, les services de renseignement jouent un rôle fondamental dans la clarification des menaces et dans la prise de décision.

L. C. : En cas d’attaque chinoise sur Taïwan, pensez-vous qu’une nouvelle escalade verra le jour, ou peut-on imaginer que la situation se cristallisera à peu près de la même manière que pour l’OTAN et la Russie concernant la guerre en Ukraine jusqu’à ce jour ?

J.-M. L. P. : Le contexte diffère entre l’Ukraine et Taïwan. L’Ukraine n’étant pas membre de l’OTAN, il n’y a pas d’accord de défense ou de traité entre l’Ukraine et l’OTAN ou les États-Unis. Les Occidentaux aident l’Ukraine de toutes les manières possibles, sauf en s’engageant dans un conflit militaire direct qui pourrait amener à une escalade de la situation. En revanche, Taïwan dispose d’accords de défense avec les États-Unis, qui ont affirmé leur soutien continu à Taïwan. Si un démocrate reste président, il est peu probable qu’il y ait une cristallisation de la situation. Si la Chine devait tenter d’envahir Taïwan, il est probable que les États-Unis interviendraient directement, et d’autres pays comme le Japon et l’Australie pourraient être impliqués en vertu des accords de défense régionaux. Cependant, si Trump entame un deuxième mandat, son isolationnisme pourrait susciter des craintes chez les Taïwanais. Les estimations d’une éventuelle offensive chinoise sur Taïwan varient entre 2027 et 2034 selon les experts. Si 2027 semble assez proche, 2034 est assez éloigné. À l’heure actuelle, la situation semble différente et une implication plus large des États-Unis est probable.

L. C. : Quels sont les risques cyber concernant la menace nucléaire ?

J.-M. L. P. : Il est peu probable qu’une attaque directe soit lancée sur les SNLE (Sous-marins Nucléaires Lanceurs d’Engins) en France en raison de leur système de protection sophistiqué. Les SNLE constituent la base de la force de dissuasion en France et dans de nombreux autres pays. Ils ont été conçus pour être indépendants des systèmes de satellites ou des systèmes informatiques, ce qui les rend totalement hors réseau et donc peu vulnérables. Même en ce qui concerne les installations nucléaires civiles, les systèmes de sécurité sont bien pensés et le risque est limité. Bien sûr, certains pourraient être d’un avis contraire et affirmer que les systèmes informatiques peuvent être percés, mais les protections mises en place en Occident sont assez solides pour éviter une utilisation détournée d’une arme nucléaire. Toutefois, il est important de rester vigilant et de prendre des mesures de sécurité adéquates. Dans l’ensemble, il est peu probable d’assister à une attaque de manière directe car si cela était possible, certains y seraient déjà parvenus. Cela étant dit, la situation peut être différente dans d’autres pays comme le Pakistan, où les systèmes de sécurité peuvent être moins fiables.

L. C. : Quelles sont les limites de la dissuasion nucléaire ?

J.-M. L. P. : Il y a plusieurs limites à la dissuasion nucléaire. La première est d’être confronté à un adversaire qui ne considère pas la vie humaine ou les citoyens comme des priorités. Cette situation est un peu similaire à ce que disait Mao dans le contexte des crises du détroit de Formose avec le tigre de papier en référence à l’arsenal nucléaire des États-Unis. Si un tel adversaire n’a pas peur des pertes humaines, la dissuasion est inefficace. La deuxième limite est de maintenir un discours crédible et flou sur les intérêts vitaux de la nation pour ne pas donner de brèches à l’adversaire. Si le discours devenait trop précis, cela pourrait affaiblir la détermination et la crédibilité de la dissuasion. Par exemple, il serait impensable que le président français annonce que la dissuasion française se limite aux seules frontières de la France métropolitaine car à ce moment-là, rien n’empêcherait Xi Jinping d’aller envahir la Nouvelle-Calédonie. Enfin, la troisième limite peut être la capacité technologique de l’adversaire à contrer la dissuasion, mais cela relève plus d’une limite technologique.

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L. C. : Pour terminer, selon vous, quelles sont les actualités qu’il faudrait suivre concernant ce sujet ?

J.-M. L. P. : Il est important de suivre de près l’issue des négociations rompues par la Russie sur le traité « New Start ». En ce qui concerne la question nucléaire, il est également crucial de surveiller les développements en Iran. Malgré leur capacité à produire des armes nucléaires, ils ne l’ont pas encore fait, ce qui soulève des questions importantes. Ces deux sujets sont actuellement les plus importants à suivre selon moi, bien qu’il y en ait probablement d’autres également dignes d’attention.

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