La résurgence des intimidations nucléaires et la pression qui en découle sur les stratégies de dissuasion nucléaire. R. Gottemoeller

Par Gabrielle GROS, Louis GAUTIER, Rose GOTTEMOELER, le 19 avril 2024  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Rose Gottemoeller, diplomate américaine, ancienne Secrétaire générale adjointe de l’OTAN. Maître de conférences à l’Institut Freeman Spogli et au Centre pour la sécurité et la coopération internationale de l’université de Stanford (Etats-Unis). Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Synthèse en français de la conférence par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.

Conférence organisée en Sorbonne par la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, le 25 mars 2024. La Chaire a pour objectif de mieux ancrer les études stratégiques dans le paysage universitaire français, de donner la parole à tous et d’établir des relations avec de grandes universités étrangères afin de pérenniser les activités d’enseignement, d’assurer le passage de relais à de nouvelles générations et de contribuer au rayonnement de la pensée stratégique française. Pour ce faire elle organise son 11e cycle de conférences du 22 janvier au 25 mars 2024. Madame Rose Gottemoeller est diplomate américaine, ancienne secrétaire générale adjointe de l’OTAN et première femme à occuper ce poste. Diplômée de l’université de Georgetown elle a notamment été négociatrice en chef du traité New Start (entré en vigueur le 5 février 2011) et entreprend en Sorbonne de nous parler de la dissuasion intra-guerre dans le cadre de la guerre russe en Ukraine. Synthèse en français de la conférence complète par Gabrielle Gros pour Diploweb.com

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Synthèse en français pour Diploweb.com de la conférence de Rose Gottemoeller, par Gabrielle Gros

À UN MOMENT qui nous parait charnière du point de vue des relations internationales il paraît pertinent de revenir sur le comportement du président Vladimir Poutine qui fait de nouveau retentir des bruits de sabres nucléaires après les quelques mois de silence qui ont suivi l’embourbement en Ukraine. Il semble en effet que Poutine ait besoin d’inquiéter les républicains au Congrès qui ralentissent le soutien américain en Ukraine. N’a-t-il pas tout intérêt à les rendre nerveux ? Par ailleurs le président russe adresse ainsi une réponse à ceux qui disaient en octobre 2022 qu’il n’était pas prêt à utiliser les armes nucléaires quand son armée était acculée près du Dniepr et au bord de la défaite. Ainsi toutes les discussions nucléaires de Poutine depuis le début de la guerre ont pour but d’orienter les décisions aux États-Unis et dans les capitales de l’OTAN : c’est une forme d’influence que l’on appelle la dissuasion intra-guerre. Si Thomas Schelling [1] a peut-être assigné trop d’ordre à l’idée d’escalade et de désescalade, Poutine a fait de son mieux pour perturber cette vision d’ordre bien que cela soit aussi le fait d’autres acteurs et notamment des Ukrainiens.

La résurgence des intimidations nucléaires et la pression qui en découle sur les stratégies de dissuasion nucléaire. R. Gottemoeller
Rose Gottemoeller
Copyright 2024 Gottemoeller / Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains

Voyons dans un premier temps comment la dissuasion intra-guerre fonctionne en Ukraine. En effet, en 2024, la dissuasion intra-guerre n’est plus aussi ordonnée et elle a parfois l’air irrationnelle. Au début le tableau était lugubre, la dissuasion globale de la Russie pour l’Ukraine avait échoué. Les États-Unis et l’OTAN avaient prévenus la Russie des sanctions avant la deuxième invasion d’Ukraine (24 février 2022 - ). Aussi, selon certains, l’OTAN n’a pas réussi à dissuader Poutine parce qu’il dispose d’armes nucléaires. Les bruits de sabres nucléaires du Kremlin alimentent ce point de vue en portant les armes nucléaires dans la conscience publique d’une façon que nous n’avions plus vue depuis des années. Alors que la guerre se prolonge il semble y avoir eu une dissuasion de la Russie par le discours du président Joe Biden pour éviter la généralisation de la guerre. De fait, il n’y a pas eu d’attaque du territoire de l’OTAN pour essayer d’arrêter les expéditions, ni de perturbation du transit sur le territoire otanien. Mais alors que la guerre continue, la dissuasion adopte un caractère plus complexe, à plusieurs couches et notamment des efforts afin de poursuivre les expéditions de céréales à partir des ports de la mer Noire malgré le retrait des Russes de l’accord organisé par l’ONU. En quittant cette accord en juillet 2023, la Russie a déclaré un blocus, menacé les navires et les ports. L’Ukraine a répondu en lançant un appel aux alliés et en se tournant vers le Danube. De ce fait, l’OTAN a organisé la police d’un espace aérien où fourmillent drones et appareils pilotés, produisant un effet dissuasif qui profite à l’Ukraine. Les Russes ont, certes, plusieurs fois attaqué le port d’Ismail mais pas avec la puissance de feu qui a détruit Odessa. De même, la présence d’appareils de l’OTAN au-dessus des voies maritimes représente une forme de dissuasion appelée « dissuasion par la proximité » selon laquelle plus une installation ukrainienne est proche du territoire de l’OTAN, plus elle pourra éviter des frappes de missiles russes massives. De même, plus les voies de transports maritimes sont proches de l’OTAN, plus il est probable que les navires qui les exploitent vont échapper aux attaques russes.

Mais combien de temps pourra durer cette notion plus nuancée de la dissuasion ? La limite en est que l’OTAN ne fournit pas d’escorte navale et que la Russie et l’Ukraine se sont engagées dans une dynamique de frappes et contre frappes qui évolue au jour le jour. La Russie a frappé fort sur Odessa le 15 mars 2024 et l’Ukraine a détruit le patrouilleur avancé Sergueï Kotov en retour. Le fait de cibler les navires commerciaux russes et notamment les pétroliers est un message clair de la volonté ukrainienne de riposter sur la mer Noire. Les Ukrainiens sont des utilisateurs de missiles confirmés et ils utilisent de plus en plus leurs capacités en missiles qui évoluent rapidement. Nonobstant, ils perfectionnent leur jeu en matière de dissuasion intra-guerre avec un succès remarquable. En effet, leurs attaques sans répit sur les forces navales russes ont repoussé la flotte russe vers les régions orientales de la mer Noire hors de portée des missiles ukrainiens et ils ont même dénié aux russes leur quartier général de Sébastopol (Crimée).

D’ailleurs, les Ukrainiens ont dans une grande mesure dissuadé les Russes de fonctionner à partir de la Crimée. Aujourd’hui la Crimée est, au mieux, un territoire disputé qui a une utilité limitée en tant que base navale ou plaque tournante de la logistique pour l’armée russe dans la partie orientale de l’Ukraine. L’Ukraine a utilisé cette réussite pour solidifier le couloir maritime dans les régions de l’ouest de la mer Noire. A la date du 11 mars 2024, 1000 bateaux avaient utilisé le couloir pour transporter 30 millions de tonnes de céréales et autres produits. Il est intéressant de noter qu’ici la dissuasion intra-guerre a été renforcée au moyen des intérêts liés aux transports maritimes et à l’assurance. Les compagnies se sont assurées que la Russie et l’Ukraine reconnaissaient les avantages et les inconvénients à frapper l’un sur l’autre, car en cas de frappe la hausse des primes d’assurance et de guerre n’arrange personne, aussi chacun est dissuadé d’attaquer les navires de l’autre. Mais alors que les houtis ne partagent pas ces intérêts commerciaux, quelles mesures dissuasives pourraient influer sur des acteurs non-étatiques ?

On observe actuellement un duel de missiles entre la Russie et l’Ukraine. Aucun n’est dissuadé de lancer des missiles à moyenne et longue portées sur l’autre camp. Les Russes se sont fait une spécialité d’attaquer les zones résidentielles y compris écoles et hôpitaux. Ils utilisent la technique du « double tap » : une première frappe suivie d’une deuxième quand les services d’aides interviennent. Cette méthode particulièrement méprisable a été perfectionnée en Syrie. De l’autre côté même si l’Ukraine a envoyé des drones sur Moscou, l’attaque de la capitale n’est clairement pas une priorité. Ils utilisent plutôt les drones pour attaquer des installations pétrolières et énergétiques. Ces drones produits localement et utilisés sur des missiles fournis par l’OTAN, sont lancés par le Service de sécurité ukrainien (SBU) et non par l’armée ce qui fait qu’ils sont traités comme une action irrégulière. Toutefois Russes comme Ukrainiens ne se cachent plus de ces attaques. Le président Zelensky dans son discours à la nation du 16 mars 2024 a mentionné que la machine russe avait des vulnérabilités inatteignables par les armes. Ainsi russes et ukrainiens continuent de se menacer réciproquement à moyenne et longue portées. Aucun n’est dissuadé de poursuivre ce duel de missiles.

À mesure que cette dynamique d’échange de missiles continue d’évoluer elle pourrait dégénérer. Il faut donc voir ce que doit être le rôle de l’OTAN pour ce qui concerne la dissuasion de la Russie actuellement. Madame Rose Gottemoeller exprime le souhait que les règles d’engagement de l’OTAN soient réitérées clairement et insiste fermement sur le fait que nous menons une assistance militaire à l’Ukraine sans troupes sur le terrain. Dans le même temps des rappels constants de l’engagement otanien doivent être fait pour défendre chaque kilomètre de terre d’un allié et avertir la Russie de ne pas franchir les frontières de l’OTAN. De plus l’alliance doit renforcer la dissuasion de proximité, la dissuasion avec l’action de police sur l’espace aérien à proximité de la mer Noire par la Roumanie, la Bulgarie, etc. Un point polémique : l’OTAN devrait renforcer le message qu’elle tolère les attaques ukrainiennes sur les cibles russes tant que l’Ukraine ne se sert pas d’armes ou de missiles de l’OTAN. Ceci peut renforcer la dissuasion à l’encontre de la Russie. En somme l’OTAN doit être prêt à renforcer la dissuasion qui pourrait se déliter à tout moment.

Cette dynamique de frappe et de contre-frappe fait qu’il n’est pas possible de prévoir l’avenir. Gardons bien en tête que bien qu’actuellement l’Ukraine bénéficie de la dissuasion de proximité dans la mer Noire et ses limites proches des zones de l’OTAN, mais que la Russie peut en théorie exercer une pression sur cette région ce qui aboutirait à l’échec de la dissuasion et à un affrontement direct entre la Russie et l’OTAN. Il est clair que la désescalade dans cette guerre ne ressemble pas à une échelle normale. Dans cette guerre la dissuasion intra-guerre a des facettes multiples avec une dynamique faisant intervenir des forces du combat, les dirigeants et les alliés qui dialoguent aussi bien avec l’Ukraine que la Russie. Nonobstant, l’escalade nucléaire doit être évitée à tout prix. Il importe donc qu’une certaine stabilité entre les États-Unis et la Russie se maintiennent afin de tenir les règles d’engagements données par le président Biden pour éviter la guerre totale et l’escalade nucléaire.

Sur l’issue, alors que l’Ukraine revendique les attaques qui visent l’industrie de guerre russe, la Russie n’a toujours aucun scrupule à attaquer des cibles civiles ukrainiennes. La première étape pour un cessez le feu serait que les deux parties soient décidées à arrêter les frappes longues portées. Les pays de l’OTAN en Europe aident militairement mais s’assurent surtout que l’économie ukrainienne continue de tourner. Aussi la cohésion de l’OTAN et de l’UE doit être univoque. Les forces de dissuasion font intervenir des jeux de l’esprit assez mystérieux. Il faut essayer de maintenir cette dissuasion alors que les zones grises du cyber et de l’information constituent déjà un théâtre de conflit.

Copyright pour la vidéo Mars 2024- Gottemoeller-Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains

Copyright pour la synthèse Avril 2024-Gros/Diploweb.com


Original English version

Rose Gottemoeller : The resurgence of nuclear intimidation and the resulting pressure on nuclear deterrence strategies

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[1Thomas Schelling : Économiste américain et professeur de politique étrangère, de sécurité nationale, de stratégie nucléaire et de contrôle des armes à l’université du Maryland. A notamment théorisé la « diplomatie de la violence » dans le contexte de la stratégie nucléaire.


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