Docteur en géopolitique de l’Université de Paris IV – Sorbonne, fondateur du premier site géopolitique francophone, Diploweb.com. Producteur d’évènements géopolitiques (conférences, vidéos, formations, publications, etc.). Auteur ou co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages sur la géopolitique de l’Europe et la géopolitique mondiale.
Des pays précédemment Républiques de l’URSS ou satellites de Moscou – auparavant derrière le Rideau de fer - ont pris des mesures diplomatiques contre la Russie. L’affaire Skripal permet donc de mieux saisir la radicale nouveauté du contexte stratégique de l’Europe géographique. Cet article est illustré d’une carte conçue par Pierre Verluise et réalisée par Florent Amat, sous deux formats : JPEG dans l’article, PDF en pied de page.
LA TENTATIVE d’empoisonnement par un agent innervant de Sergueï Skripal et de sa fille, le 4 mars 2018 au Royaume-Uni, a produit des effets géopolitiques en série. Parce que Londres a accusé Moscou d’avoir organisé cette opération contre un ex-agent double russe, une dynamique de sanctions et contre-sanctions s’est rapidement enclenchée. Au nombre des mesures prises en réponse à cette attaque chimique sur le territoire du Royaume-Uni, les expulsions de diplomates et personnels russes du Royaume-Uni et de pays solidaires ont fait la « Une » des journaux. La Russie a – évidemment – nié toute implication dans cette affaire, et rétorqué par des contre-mesures via l’expulsion de diplomates et personnels de pays solidaires du Royaume-Uni présents en Russie. La presse a suivi quelque temps les annonces et contre-annonces, puis s’est perdu dans le décompte, alors que le « score » du match UE / Russie est nettement à l’avantage de Moscou : 58 Russes pour 108 diplomates et personnels de l’UE expulsés à la date du 10 avril 2018. Surtout, quelques-uns se sont laissés aller à la facilité de recycler une nouvelle fois le concept de « Guerre froide ». Une période (1947-1990 ou 1991) notamment caractérisée par une structure bipolaire du monde, avec d’un côté les Etats-Unis et leurs alliés et de l’autre côté l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) et ses satellites. Une URSS dont la Russie est héritière sur bien des points, comme la dette extérieure, le siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies ou bien encore l’arsenal nucléaire… et chimique.
Que révèle l’affaire Skripal des nouvelles solidarités post-Guerre froide ? Le Royaume-Uni reste un allié (I) pour beaucoup de pays de l’UE ou tiers (II) mais certains restent en arrière de la main (III).
Rappelons que le Royaume-Uni est membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) depuis 1949, une organisation militaire qui compte désormais 29 pays membres, dont les Etats-Unis et le Canada. Le Royaume-Uni adhère à la Communauté économique européenne en 1973 – devenue Union européenne (UE) en 1993. L’UE compte 28 membres depuis 2013, dont 22 sont membres de l’OTAN. A la suite d’un calcul électoral de son Premier ministre – David Cameron – les électeurs du Royaume-Uni votent le 23 juin 2016 en faveur de la sortie de l’UE (Brexit). Ils découvrent - depuis - le principe de réalité mais la sortie du Royaume-Uni de l’UE est envisagée pour 2019. Parce que le Brexit fait apparaître l’UE comme répulsive et coûte une énergie politique considérable pour les négociations, Londres aurait pu se retrouver bien seule face aux dénégations scandalisées des dirigeants russes. « Que l’ingrate Albion se débrouille avec Poutine ! » aurions-nous pu entendre à Bruxelles… où se trouvent aussi bien des institutions de l’UE que de l’OTAN. Bien au contraire, nous avons assisté à des annonces de mesures diplomatiques d’Etats se solidarisant avec le Royaume-Uni pour signifier à la Russie qu’une énième ligne rouge [1] avait été franchie. Ce qui permet de dessiner une carte des nouvelles solidarités post-Guerre froide.
Cette carte rend particulièrement visible que des pays précédemment Républiques de l’URSS ou satellites de Moscou – auparavant derrière le Rideau de fer - ont pris des mesures contre la Russie. Aussi permet-elle de mieux saisir la radicale nouveauté du contexte stratégique de l’Europe géographique. Voici pourquoi le paresseux recyclage du concept de « Guerre froide » empêche la compréhension : les regroupements ne sont plus les mêmes. Ajoutons que les moyens utilisés par les uns et les autres diffèrent également, par exemple les réseaux sociaux qui n’existaient pas sous cette forme à l’époque de la Guerre froide. Jusqu’à preuve du contraire, l’URSS n’a jamais été soupçonnée de peser sur les élections présidentielles aux Etats-Unis par une utilisation habile de réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter… qui n’existaient pas à cette époque révolue.
Quels pays de l’UE, pays tiers et organisation militaire, ont pris des mesures de solidarité avec le Royaume-Uni à l’encontre de la Russie ?
Onze Etats membres de l’UE avant l’élargissement de 2004 ont pris des mesures d’expulsion de diplomates russes : Allemagne (4), Belgique (1), Danemark (2), Espagne (2), Finlande (1), France (4), Irlande (1), Italie (2), Pays-Bas (2), Suède (1) et... le Royaume-Uni (23).
Huit Etats devenus membres de l’UE depuis l’élargissement de 2004 [2] ont également pris des mesures d’expulsions. Il est possible de distinguer trois sous groupes (A, B, C).
A. Trois anciennes Républiques socialistes soviétiques ont pris des mesures contre la Russie post-soviétique : Estonie (1), Lettonie (1) et Lituanie (3).
B. Quatre Etats satellites de l’URSS au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis bénéficiaires de l’ouverture du Rideau de fer en 1989, et devenus membres de l’Union européenne depuis 2004, ont pris des mesures contre la Russie : République tchèque – née en 1993 de la division pacifique de la Tchécoslovaquie - (3), Hongrie (1), Pologne (4), et la Roumanie (1) entrée dans l’OTAN dès 2004 mais dans l’UE en 2007.
C. Un Etat membre de l’UE issu de l’ex-Yougoslavie – communiste mais en froid avec l’URSS – a pris une mesure contre la Russie : la Croatie (1) qui entre dans l’OTAN en 2009 et dans l’UE en 2013.
Notons que la République d’Allemagne fédérale (RFA) – agrandie depuis le 3 octobre 1990 du territoire de l’ex-République démocratique d’Allemagne (RDA) précédemment satellite de l’URSS – se trouve à cheval sur deux catégories : ancien membre de l’UE et ancien satellite. Ce qui est un des nombreux impensés des élargissements non dits de l’OTAN et de l’UE en 1990.
Les pays tiers (non membres de l’UE) suivants ont pris des mesures d’expulsion : trois Etats précédemment intégrés à l’URSS ont pris des mesures contre la Russie : Géorgie (1), Moldavie (1) et Ukraine (13) Notons que ces trois pays sont engagés dans des accords d’association avec l’UE… qui ne sont pas censés déboucher sur une adhésion. Il faut ajouter que ces trois pays ne sont pas souverains sur la totalité de leur territoire [3].
Deux Etats issus de l’ex-Yougoslavie et maintenant candidats à l’UE ont pris des mesures contre la Russie : Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM) (1) et Monténégro (1).
Autres pays tiers, l’Albanie (2), précédemment proche de l’URSS mais candidate à l’UE ; et la Norvège (1) membre de l’AELE mais qui a refusé par deux fois d’adhérer à l’UE. Hors Europe géographique nous trouvons les Etats tiers suivants : Australie (2), Canada (4 expulsions + 3 refus d’agrément) et les Etats-Unis (60). Compte tenu des relations peu claires entre le président des Etats-Unis Donald Trump et la Russie de Vladimir Poutine, il serait possible de s’interroger sur les motivations de la Maison Blanche. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a rejoint - ou contribué à stimuler ? - le mouvement (7 expulsions et 3 refus d’agrément).
Soulignons que la carte apporte une information supplémentaire : l’appartenance des Etats – ou non – à l’OTAN. Une organisation militaire qui a contribué au rythme et au périmètre des élargissements de l’UE [4]. Cependant, certains Etats membres de l’OTAN n’ont pas, à la date considérée, pris de mesure contre la Russie.
Six pays membres de l’UE se sont contentés de rappeler leur ambassadeur en Russie pour consultation dans sa capitale d’origine : Bulgarie, Luxembourg, Malte, Portugal, Slovaquie et Slovénie. Dans trois cas, il s’agit d’anciens pays communistes (Bulgarie, la Slovaquie, née de la partition pacifique de la Tchécoslovaquie en 1993, et la Slovénie issue de l’ex-Yougoslavie implosée en 1991-1992).
Sept pays membres de l’UE ou candidats s’abstiennent de toute sanction à l’égard de la Russie à la date du 10 avril 2018. Trois Etats membres de l’UE n’ont pas fait preuve de solidarité au bénéfice du Royaume-Uni : Autriche (entrée en 1995), Chypre (2004) et Grèce (1981). Il serait intéressant de se pencher sur les raisons de l’abstention du gouvernement autrichien. Quatre pays candidats officiels* ou potentiels** à l’UE n’ont semble-t-il pris aucune mesure à l’encontre de la Russie : Serbie* et Turquie* ; Bosnie-Herzégovine** et Kosovo**. Faut-il y voir pour autant des pays qui « roulent » pour Moscou ?
Dans le cas de Chypre, de la Grèce et de la Serbie – voire, dans une moindre proportion de la Bosnie-Herzégovine- la proximité culturelle et religieuse de l’orthodoxie conduit-elle à une proximité diplomatique ? Dans le cas de la Turquie, faut-il y voir un signe de plus du jeu « trouble voire double » d’Ankara, tant à l’égard de l’OTAN que de l’UE ? Rappelons que la Turquie avait durant la Guerre froide la responsabilité du flanc sud de l’URSS… N’alourdissons pas le propos en rappelant que la Turquie est supposée – depuis 2005 – être candidate à l’Union européenne, ce qui implique une forme d’harmonisation avec sa politique étrangère… Depuis qu’Ankara bloque les flux de migrants venus du Moyen-Orient, tout lui semble permis mais la fin de ce petit jeu pourrait être pénible.
Quoi qu’il en soit, pour en revenir aux Etats membres, en dépit de tous les efforts faits pour mettre en œuvre des réactions communes, une fois de plus, l’UE reste « Unie dans la diversité », comme le veut sa devise…
Ainsi, depuis l’ouverture du Rideau de fer (1989) et l’implosion de l’URSS (1991), le monde post-Guerre froide a bien changé. La Russie a perdu la main sur plusieurs anciennes Républiques soviétiques et d’anciens satellites. Certes, cela ne l’empêche pas de continuer à essayer de tirer les ficelles dans ces espaces mais encore dans les anciens Etats membres de l’Union européenne, notamment via les réseaux sociaux mais aussi via des médias à sa botte comme « RT » et « Sputnik ». Par ailleurs, les expulsions de diplomates russes par certains pays d’Europe centrale (dont la Pologne, et même la Hongrie) ne les transforment pas en pays exemplaires au vu de leur respect des valeurs de l’UE, à commencer par l’Etat de droit.
Cependant, n’en déplaisent aux nostalgiques d’une Guerre froide durant laquelle la France pesait peut-être davantage dans le monde, les grilles de lecture d’hier ne permettent plus de comprendre le monde d’aujourd’hui. L’Ukraine, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Moldavie et la Géorgie auraient-elles pris des mesures contre Moscou durant la Guerre froide ? Les satellites de l’URSS auraient-ils expulsé des diplomates soviétiques ? Certainement pas, ce qui démontre par l’absurde combien l’usage du concept de « Guerre froide » doit être réservé à la période 1947-1990 ou 1991. Parler de « nouvelle Guerre froide » est un non sens qui perturbe l’appréhension des réalités et des espaces considérés.
Il convient donc, en tenant compte des héritages, de prendre acte des nouveautés géopolitiques et stratégiques de l’Europe géographique.
La Guerre froide ne reviendra pas, les dinosaures non plus.
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Selon des sources de l’Union européenne à la date du 10 avril 2018, 159 diplomates et personnels russes ont été expulsés ou vu leur demande d’accréditation refusée par l’UE, des pays tiers ou l’OTAN. En réponse, la Russie a expulsé 194 diplomates et personnels des pays de l’UE ou de pays tiers s’étant porté solidaires du Royaume-Uni. La Russie a donc expulsé 35 personnes de plus que les acteurs qui lui reprochent d’avoir tenté d’assassiner Sergueï Skripal et sa fille au Royaume-Uni. Vu de Moscou, s’agit-il d’une « preuve » de l’innocence de ses services ?
Au sein de la seule Union européenne, à la date du 10 avril 2018, 58 diplomates et personnels Russes ont été expulsés, mais 108 diplomates et personnels des pays membres de l’UE ont été expulsés de Russie. La Russie a donc expulsé 50 personnes de plus que les pays de l’UE qui lui reprochent d’avoir franchi une ligne rouge : ce sont des ressortissants du Royaume-Uni oeuvrant au « British Council » et des mesures contre le personnel du consulat britannique de Saint-Petersbourg. Le « score » du match UE / Russie est donc nettement à l’avantage de Moscou.
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[1] Au nombre de ces lignes rouges, l’annexion par la Russie de la Crimée en mars 2014, en violation des frontières de l’Ukraine, ou bien le soutien de Moscou au président syrien accusé d’utiliser des armes chimiques.
[2] Après l’élargissement de 1995 à trois pays, l’élargissement du 1er mai 2004 est le deuxième élargissement post-Guerre froide. Il se fait au bénéfice de dix pays dont deux îles méditerranéennes (Malte et Chypre) et huit pays précédemment communistes.
[3] Depuis 1991, la Moldavie a perdu le contrôle de la Transnistrie où campe l’armée russe. Depuis 2008 la Géorgie a perdu de la maîtrise de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie où stationnent des troupes russes. Depuis 2014, l’Ukraine a perdu le contrôle de la Crimée, voire d’une partie du Donbass.
[4] Cf. Gérard-François Dumont et Pierre Verluise, « Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural », Paris, Presses universitaires de France, réed. 2016.
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