Daphné Van Ossel, Journaliste. Jean-Sylvestre Mongrenier, Directeur de recherche à l’Institut Thomas More. Il a notamment publié « Le monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique » éd. PUF, 2020 ; et « Géopolitique de l’Europe », QSJ n°4177, éd. Humensis, 2020.
La Russie est-elle vraiment un paria ? Qui sont les alliés de Moscou ? La Russie est-elle vraiment en voie de « vassalisation » par la Chine ? Que veulent Poutine et les siens ? Sur quels théâtres se déroule le grand conflit russe contre l’Occident ?
Jean-Sylvestre Mongrenier répond aux questions de Daphné Van Ossel.
Daphné Van Ossel (D. V. O.) : En 2023, les dirigeants russes ont déployé une grande énergie diplomatique. Faut-il parler de « gesticulation » ou l’Occident a-t-il échoué à faire du président russe un paria ?
Jean-Sylvestre Mongrenier (J.-S. M.) : Ces grandes manœuvres diplomatiques sont bien plus que des « gesticulations ». La Russie maintient des relations normales et correctes - voire amicales, au sens politique du terme -, avec un grand nombre de pays extérieurs à la sphère de l’« Occident global » (l’expression semble plus adéquate que celle d’« Occident collectif », prisée par Vladimir Poutine). La « Russie-Eurasie » poutinienne, où l’on parle de fonder une nouvelle capitale en Sibérie, fait figure de « Grand Autre » de l’Occident, à la pointe d’un combat qui, à défaut d’être partagé de façon active par les pays en développement, rencontre leur sympathie. Nous aurions tort de négliger ce phénomène ou de croire que le dénigrement suffira à le dissiper. Passions et ressentiments sont d’importants facteurs historiques et politiques. Nietzsche a beaucoup écrit sur le ressentiment.
D. V. O. : Faut-il parler d’alliances russes ou de simples partenariats ?
J.-S. M. : N’ayons pas peur des termes d’« allié » et d’« alliance ». A définir de façon excessivement restrictive le concept d’alliance, au prétexte de ne pas le galvauder, la moitié des alliances ayant existé au cours de l’histoire universelle ne devrait plus être considérée comme telles. Le terme de « partenariat » est quant à lui beaucoup trop général ; il renvoie à une époque, les années 1990-2000, où tout le monde prétendait être le partenaire de tout le monde, ce qui n’avait pas grand sens. La Russie est bel et bien engagée dans différentes formes d’alliances avec la Chine populaire, l’Iran chiite ou encore la Corée du Nord, sans parler de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) qui, c’est vrai, est branlante (voir plus bas le cas de l’Arménie).
Les pays dont il est question sont unis par une commune hostilité à l’encontre de l’Occident en général, des Etats-Unis en particulier. En effet, l’Europe (NDLR : UE) est vue comme une « planche pourrie », un « ventre mou ». La Russie la convoite, la Chine populaire et l’Iran chiite cherchent à l’instrumentaliser contre les Etats-Unis.
Au-delà de ses alliances, la Russie-Eurasie bénéficie de complaisances et de rapports intéressés au Moyen-Orient, dans la région Caucase-Asie centrale, en Afrique, et jusqu’en Amérique latine, en sus des comparses cubains, vénézuéliens et autres. Voyez l’attitude du président brésilien Lula, longtemps encensé dans les capitales occidentales.
D. V. O. : Utiliseriez-vous le terme de « vassalisation » pour désigner la situation de la Russie par rapport à la Chine ?
J.-S. M. : Les Occidentaux aiment le terme de « vassalisation » en Occident car il nous rassure, avec l’idée que la Russie-Eurasie, surprise par cette interpellation (« Et toc ! »), se reprendrait ; elle sortirait de son alliance avec la Chine populaire et se tournerait vers l’Occident. C’était la théorie du « Nixon in reverse », mise en avant à l’articulation des décennies 2010-2020. Illusoire à court et moyen termes. Au-delà, il s’agit d’une pure spéculation, d’une expectative. Les dirigeants russes sont conscients de la dissymétrie des rapports de puissance internes à cette alliance, mais le principe d’hostilité à l’Occident est le plus fort : « Donnez-moi un bon ennemi et je vous ferai un bon ensemble ». Les griefs géopolitiques et les revendications territoriales de la Russie-Eurasie sont à l’Ouest, ceux de la Chine populaire sont à l’Est, et les deux puissances pratiquent une sorte de dos-à-dos, de l’Ukraine au détroit de Taïwan. Et même sur un plan global, avec la perspective d’un ordre mondial post-occidental dont les équilibres auraient basculé vers l’Orient.
Au-delà de l’Ukraine, ce que visent Poutine et les siens : une Europe fragmentée, manipulable à volonté
A Moscou comme à Pékin, les dirigeants sont persuadés que le déclin de l’Occident est irrémédiable et que leur heure est venue. Ils veulent et anticipent la formation d’une « Grande Asie », animée et dirigée par un axe sino-russe. Au cœur de cette configuration géopolitique, les dirigeants russes pensent pouvoir rééquilibrer leur rapport avec la Chine populaire par leur audace et leurs initiatives stratégiques, par une victoire en Ukraine et l’asservissement de l’Europe, qui serait transformée en « petit cap » occidental de l’Asie et poumon technologique et économie de la Russie-Eurasie. Un tel projet présuppose le découplage stratégique entre les Etats-Unis et l’Europe, et donc la dissolution des instances euro-atlantiques (Union européenne et OTAN). Au-delà de l’Ukraine, c’est ce que visent Poutine et les siens : une Europe fragmentée, manipulable à volonté.
D. V. O. : Quid de la notion de « Sud global », ou de « majorité globale », mise en avant par Poutine et Lavrov ? Au-delà de leur opposition à l’Occident, les pays ainsi désignés veulent-ils un monde multipolaire ou aspirent-il à un monde dominé par une Grande Asie sino-russe ? Une telle perspective est-elle réaliste au regard des dissymétries entre la Chine et la Russie ?
J.-S. M. : Pensée et conçue par le Russe Evgueni Primakov, successivement diplomate, chef des services secrets, ministre des Affaires étrangères puis premier ministre de Boris Eltsine, la « multipolarité » est une polémique au sens fort du terme, c’est-à-dire une doctrine de combat. Le thème vient sublimer la volonté de revanche de cette Russie post-soviétique, au moyen de coalitions dites « anti-hégémoniques », contre les Etats-Unis et l’Occident. L’insistance mise par Poutine et Lavrov sur la « majorité globale », ce que nous appelons le « Sud global », vise à rallier le maximum de pays dans l’ensemble afro-eurasiatique, voire en Amérique latine où les menées russes et les intérêts globaux chinois ne devraient pas être négligés.
Le schéma global d’une Grande Asie sino-russe n’est pas irréaliste et, une fois encore, ne prétendons pas mieux savoir que les Russes où se trouvent leurs intérêts profonds. Ils savent comme nous les dissymétries dans leur rapport à la Chine populaire, mais ces dissymétries sont tout aussi vraies dans leur rapport à l’Occident (pourquoi placer la Russie à la remorque de l’Occident ?). Et ils comptent bien, au moyen d’une victoire en Europe et de la subordination de cette dernière, compenser partiellement le déséquilibre avec la Chine populaire (voir ci-dessus). Ne négligeons pas non plus la force et la prégnance de l’eurasisme dans les représentations des dirigeants russes, d’où l’usage que je fais du terme de « Russie-Eurasie ». « Les idées ont des conséquences » (Richard Weaver)
Remémorons-nous l’histoire longue de la Moscovie : c’est après la destruction de Kiev par les Mongols, en 1240, que la modeste principauté de Moscou, tributaire de l’Empire mongol, a pu émerger. Alexandre Nevski privilégiait la menace occidentale (Suédois, chevaliers teutoniques et Porte-Glaive) et il s’appuyait sur les Mongols pour la contrer. Au service du Grand Khan, il levait le tribut sur les villes slaves orientales soumises aux Mongols. C’est ainsi que la principauté de Moscou a progressivement gagné en puissance, ce que propagandistes et idéologues de l’eurasisme rappellent aujourd’hui à Moscou. Il est vrai que cela nous éloigne du kitsch slave-orthodoxe et de l’histoire de la princesse Anastasia, prisés par certains russophiles en Occident. Qu’ils regardent donc le film d’Eisenstein sur Alexandre Nevski (1938).
D. V. O. : La présence russe en Afrique a-t-elle souffert de la guerre en Ukraine et de la mort de Prigojine ? Comment interpréter la présence moins importante qu’en 2019 des chefs d’État africains au sommet Russie Afrique de Saint-Pétersbourg ?
J.-S. M. : Au-delà de la Centrafrique, la présence russe au Sahel est consolidée et amplifiée. Les Russes comblent le vide généré par le retrait français de la région. Notons que la poussée russe s’est produite au moment où le président français tendait la main à son homologue russe et faisait même sien le discours poutinien sur l’« Europe de Lisbonne à Vladivostok ». Il semble avoir réalisé la réalité de l’expansionnisme et du révisionnisme géopolitique russes, bientôt étendu à l’Europe occidentale (voir les récents propos de Poutine sur la Belgique, qui devrait son existence à la Russie).
Le grand conflit russe contre l’Occident se déroule sur plusieurs théâtres
Si besoin était, l’accélération des choses en Afrique montre que la possible extension géographique de la guerre d’Ukraine n’est pas une fiction géopolitique. Le grand conflit russe contre l’Occident se déroule sur plusieurs théâtres, selon différents modes d’action et dans de multiples domaines. Il recoupe celui de l’Iran chiite au Moyen-Orient, celui de la Chine populaire dans la Méditerranée asiatique (les mers de Chine du Sud et de l’Est) et dans le Pacifique occidental, et celui de la Corée du Nord en Asie du Nord-Est.
En Afrique, le cas du Soudan montre cependant que la partie n’est pas gagnée pour la Russie : ce pays était destiné à être une porte d’entrée en Afrique subsaharienne, avec un projet de base navale à Port-Soudan, sur la mer Rouge. La guerre civile en cours, à laquelle des « proxies » russes participent (le groupe Wagner et ses épigones), contrarient ces projets. Mais ne croyons pas que le commentaire du nombre de participants aux sommets Russie/Afrique suffira à résoudre l’équation stratégique. Ce n’est pas un « concours de beauté ».
D. V. O. : Selon diverses analyses, les relations de la Russie avec le reste du monde seraient uniquement au service des besoins de guerre d’Ukraine. Elles donnent comme exemple la réaction de la Russie face à la nouvelle guerre du Haut-Karabakh (automne 2020) et ses développements depuis.
J.-S. M. : La guerre d’Ukraine, la désignation russe de l’Occident comme ennemi et les représentations géopolitiques qui surplombent la « grande stratégie » russe dominent sa politique étrangère. N’est-ce pas là une évidence ? Dans le Caucase du Sud, la Russie-Eurasie ne se contente pas de réagir. Elle avait changé son jeu géopolitique dès avant l’"opération spéciale" du 24 février 2022, ainsi que l’avait montrée la guerre des Quarante-quatre jours, à l’automne 2020. En raison de ses projets eurasiatiques, le Kremlin privilégie l’Azerbaïdjan, vu comme la puissance régionale avec laquelle il faut compter et transiger, aux dépens des Arméniens qui s’estiment trahis (l’Arménie a suspendu sa participation à l’OTSC).
Moscou veut développer des axes de circulation nord-sud à travers le Caucase et l’Iran, jusqu’au golfe Arabo-Persique et au Moyen-Orient (au-delà, un accès à l’océan Indien). L’attitude russe lors du coup final porté par Ilham Aliev n’a fait que confirmer les buts et intentions russes dans le Caucase du Sud. C’est antérieur au lancement de l’« opération spéciale » lancée le 24 février 2022.
D. V. O. : Selon ces mêmes analyses, la Russie serait passée du statut de « deal maker » à celui de « deal taker », contraint d’accepter les conditions fixées par ses partenaires …
J.-S. M. : Il est certain que toute alliance est régie par des rapports de force internes, de même le commerce avec les pays qui n’appliquent pas les sanctions mises en place par l’Occident. Mais, in fine, la Russie ne s’y retrouve-t-elle pas aussi ? Sans le commerce avec la Chine populaire, l’ouverture de débouchés énergétiques accrus en Asie du Sud (l’Inde, qui paie ses hydrocarbures en roupies, ce qui n’arrange pas Moscou), et les complaisances d’autres pays, depuis les Proche et Moyen-Orient jusqu’au Caucase et en Asie centrale, la Russie-Eurasie n’aurait pas les moyens financiers de mener cette « guerre d’Ukraine ».
Bref, les gains réalisés par les alliés et les partenaires commerciaux de la Russie-Eurasie ne signifient pas que celle-ci soit perdante. De cette dissymétrie dans les rapports de négociation, n’en déduisons pas que ces alliances n’existent pas ou du moins pas véritablement : se rassurer à bon compte fausserait l’évaluation stratégique de la situation.
D. V. O. : Le discours de Poutine et Lavrov sur la « majorité globale » veut imposer l’image d’un front vaste et uni, contre l’Occident. Comment analysez-vous la manière dont les pays du « Sud Global » réagissent à ce discours ? Leurs intérêts, tant à l’égard de la Russie que de l’Occident, primeraient-ils ?
J.-S. M. : De fait, la « grande stratégie » russe se joue sur plusieurs plans, dont celui de la propagande, la désinformation et la "psychagogie", un terme peu usité mais plus adéquat peut-être que l’expression de guerre psychologique. En somme, tout ce qu’à Moscou on nomme la « lutte informationnelle ». Comme votre question le souligne, l’idée est de produire l’impression d’un isolement de l’Occident sur le plan international. Aussi est-il bon de rappeler que l’Occident global constitue un vaste ensemble géopolitique, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique, qu’il conserve sa primauté. Certes, celle-ci est moins accentuée qu’autrefois en termes de PIB global et de production industrielle. Mais, si l’on se reporte à des indicateurs plus fins (prédominance monétaire, innovations et brevets, services, entre autres), cette primauté demeure. Par exemple, l’Atlantique Nord est toujours au cœur des échanges de capitaux, de services et de données numériques.
D’autre part, il est vrai que les pays occidentaux disposent de marges de manœuvre dans le « Sud global », dont l’unité est faible et avant tout réactive, i.e. par réaction à la primauté de l’Occident. Le concept de « Sud global » n’a pas une grande valeur heuristique et descriptive. Mais ne négligeons pas la force des slogans hostiles à l’Occident et leur capacité à produire des effets dans le champ géopolitique. D’autant plus que ces slogans entrent en résonance avec un mélange de masochisme occidental et d’arrogance post-moderne. En fait, le syntagme « Sud global » s’inscrit dans une logomachie qui frappe les esprits en Afrique, en Asie et en Amérique latine.
Il y a peu encore, la tragédie historique et la turbulence des passions étaient présentées comme solubles dans le marché mondial
Enfin, c’est peut-être l’axiomatique de l’intérêt qui aveugle l’Occident quant aux réalités du monde : il y a peu encore, la tragédie historique et la turbulence des passions étaient présentées comme solubles dans le marché mondial [1] et le calcul coûts/bénéfices des acteurs du système-monde. Pour mémoire, "la Russie-Eurasie n’attaquerait pas l’Ukraine", disait-on, "parce que cela lui coûterait trop cher".
Il n’est pas sûr que nous soyons sortis d’une telle logique. Ne prétendait-on pas amener Poutine à une table de négociations, au terme d’un calcul coûts/bénéfices qui, après un an et demi de guerre, se révèlerait par trop défavorable à la Russie, qui, en dernière instance se voudrait européenne et aurait intérêt à se rapprocher de l’Occident (« a good deal » !) ? La science politique et la pensée stratégique en Occident sont altérées par l’économisme.
La vraie question est de savoir comment les puissances adverses, hostiles, ou tout simplement autres, définissent et identifient leurs « intérêts ». Plus exactement, quels sont leurs mobiles et motivations ? Quelle sont la nature et la profondeur du socle psychologique qui sous-tend ces mobiles et motivations ? Répondre à ces questions mènerait très au-delà de la psychologie réductrice de l’homo œconomicus.
Manuscrit clos le 7 mars 2024.
MAJ 12 mars 2024.
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[1] NDLR : Cf. Sylvie Kauffmann, Les aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie, éd. Stock, 2023.
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