Cécile Marin est titulaire d’un doctorat en histoire contemporaine à l’INALCO. Ses recherches portaient sur les relations franco-soviétiques sur le terrain africain. Également diplômée de Sciences Po et de Paris 1 Panthéon Sorbonne, elle travaille depuis plus de 15 ans dans le secteur de la coopération universitaire. Elle a notamment travaillé à l’ambassade de France à Moscou et a participé au développement des relations franco-russes dans le secteur de l’enseignement supérieur entre 2007 et 2022.
Contact : marincecile gmail.com
Mise au ban et sanctionnée par de nombreux pays occidentaux depuis l’annexion illégale de la Crimée en 2014, la Russie tente de jouer un rôle de puissance globale dans d’autres parties du monde. C’est ainsi qu’en Afrique, Vladimir Poutine a réussi en dix ans à rétablir l’influence militaire et diplomatique dont le pays bénéficiait durant la Guerre froide. Il a par ailleurs déployé un outil d’influence plus sophistiqué, notamment par le biais de l’audiovisuel extérieur et les réseaux sociaux. Au sein de ces trois leviers de puissance (militaire, diplomatique et informationnel), la Russie ravive l’héritage soviétique de ses liens avec l’Afrique.
En jouant la carte historique, Moscou ravive aussi un récit anti colonial et anti-impérialiste. Or, la question d’un éventuel impérialisme russe n’est pas soulevée par les élites africaines proches de Moscou alors même que le conflit en Ukraine fait émerger une prise de conscience du caractère colonial et impérial de la Russie. Il y a aujourd’hui des logiques de prédation dans la présence russe en Afrique, similaires aux manœuvres de ce que certains chercheurs qualifiaient autrefois d’”empire soviétique”. La question du “colonialisme dans toutes ses expressions”, exprimée il y a 70 ans à Bandung, est à nouveau d’actualité.
C. Marin fait ici preuve d’une impressionnante maitrise du sujet sur la longue durée.
LA RUSSIE opère un retour en force en Afrique depuis la fin des années 2000. Sur ce continent devenu un nouveau terrain de confrontation entre les grandes puissances, Moscou a développé des coopérations économique et sécuritaire mais s’est appuyé avant tout sur des moyens indirects pour soutenir sa politique africaine. La Russie sollicite par ailleurs un autre outil d’influence, celui de la politique mémorielle. Elle tente ainsi de raviver l’héritage historique des relations, parfois très étroites, entre l’URSS et certains pays du continent, tout en dénonçant le passé colonial de l’Occident. Quels sont ces liens et cet héritage de la présence russe en Afrique ? Comment se manifeste cette politique mémorielle ?
Une lecture historique des relations entre la Russie et l’Afrique permet de mieux appréhender la politique d’influence du pays sur le continent et l’utilisation de cette histoire commune à des fins stratégiques. Prenant ses racines après la révolution d’Octobre en 1917, la coopération russo-africaine mêle les idées du socialisme à celles de la libération nationale et connaît son point culminant après les décolonisations. La fin de la Guerre froide voit Moscou délaisser cette partie du monde pendant plus de 15 ans. Puis la Russie fait son retour en Afrique.
Les prémices d’une politique africaine de la Russie voient le jour en 1917 : la révolution d’Octobre est une source d’inspiration pour les colonies et les pays dépendants. Elle fait de l’idée du socialisme une réalité et ébranle les bases du régime social qui sert de fondement au colonialisme. Cela signifie, pour les peuples africains, la création de conditions favorables au triomphe de leur lutte pour l’indépendance nationale [1].
Dans les années 1920 et 1930, la politique étrangère de l’URSS donne la priorité au développement des forces révolutionnaires dans le monde mais son action se concentre principalement en Europe. Les premiers contacts avec les pays africains se font via des réseaux globaux d’amitié et de solidarité créés par Moscou : la VOKS [2] (1925), qui promeut les contacts internationaux avec d’autres pays ; l’association Internationale des Amis de l’Union soviétique (1927), qui coordonne les efforts de solidarité avec l’URSS dans le monde ou encore Intourist (1929), qui guide les voyageurs étrangers à travers le pays. L’Afrique s’insère dans ces réseaux et des partis communistes, des organisations et des cercles marxistes sont créés dans de nombreux pays du continent. En 1927, des délégués de l’Algérie, de la Sierra Leone, de la Tunisie et de l’Union Sud-africaine se rendent à Moscou pour le 10ème anniversaire de la Révolution.
Au début des années 1950, l’Afrique est vue à Moscou comme une arrière-garde révolutionnaire dont la valeur géopolitique reste limitée.
La fin de la Seconde Guerre mondiale laisse place à la Guerre froide, une longue épreuve de force politique et idéologique qui s’engage entre l’URSS et le bloc occidental. Il s’agit, pour chaque camp, d’acquérir des alliés et de limiter les alliances des autres.
Joseph Staline estime que le soutien aux mouvements d’indépendance en Afrique serait profitable à l’URSS pour exercer une pression sur les États vus comme impérialistes et colonialistes. Mais le continent est perçu comme une arrière-garde qui n’a pas la capacité d’adopter et de diffuser les doctrines communistes. En l’absence d’un prolétariat conscient et militant, Moscou voit avec scepticisme le potentiel révolutionnaire de leaders tels que Kwame Nkrumah au Ghana et Nnamdi Azikiwe au Nigeria, qui parlent de « révolution africaine ». Même au début des années 1950, quand la décolonisation est en marche, l’attitude de Moscou envers les futurs leaders des nouveaux pays indépendants reste, selon l’historien russe Vladimir Bartenev, « idéologisée, dogmatique et méprisante » [3].
Il faut attendre l’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev en 1953 et le XXème congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique (PCUS) en 1956 pour voir se dessiner une politique globale, au-delà des frontières européennes et notamment dans le Tiers-Monde. La politique soviétique cesse ainsi d’être régionale.
En Afrique, Moscou développe des projets de coopération dans les domaines économique, technique, politique et culturel avec les pays indépendants. Elle noue des liens avec l’Égypte du président Nasser, chef de fil du mouvement socialiste, reconnaît en 1956 la nationalisation du canal de Suez comme légitime et signe avec le Caire un important contrat d’armements. Au Libéria, les Soviétiques encouragent la propagande anti-américaine grâce à l’activité de noirs américains communistes. Dans l’Union sud-africaine, les opposants à la politique de ségrégation raciale obtiennent l’appui de Moscou. L’Éthiopie et la Libye se voient proposer une aide économique à des conditions avantageuses. Enfin, Moscou offre des cours de langue russe via VOKS. La presse américaine, telle que le New York Herald Tribune, y voit un moyen de former en douceur la future élite communiste en Afrique. Elle décrit les initiatives soviétiques comme une tentative de fomenter des révoltes parmi les peuples du continent par l’établissement d’écoles d’entraînement communistes, l’envoi de missions commerciales et culturelles ou encore l’infiltration dans les missions de religieux africains [4].
Les premiers programmes d’assistance sont par ailleurs lancés dans des pays qui aspirent à la décolonisation, comme le Ghana, le Kenya, le Cameroun ou le Mozambique. L’URSS renforce son soutien aux mouvements de libération nationale dans la dynamique de la conférence de Bandung en 1955. Elle n’est qu’un pays observateur durant cet événement qui marque l’entrée sur la scène internationale des pays décolonisés. N’ayant pas de colonies [5], l’URSS pense être à l’abri des critiques. Mais une des questions cruciales évoquée lors de la conférence est de décider s’il faut condamner seulement le colonialisme du monde occidental ou aussi « le colonialisme idéologique » de l’Union soviétique [6]. La conférence trouve finalement une formulation qui condamne « le colonialisme dans toutes ses expressions ». C’est un point d’attention majeur pour l’URSS.
Lors du XXème congrès du PCUS en février 1956, Nikita Khrouchtchev met de côté la rigidité doctrinale et le scepticisme du début des années 1950 pour laisser place à une approche plus souple et plus pragmatique de la vision soviétique en Afrique : si les indépendances sont conquises au détriment de l’impérialisme, les nouveaux États, par leur existence même, viennent renforcer les pays du socialisme [7]. En l’absence de prolétariat, Nikita Khrouchtchev souhaite composer avec la bourgeoisie et l’intelligentsia locales pour déstabiliser l’impérialisme. Mais cela ne signifie pas un abandon idéologique : il s’agit de trouver des alliés pour mieux servir, par la suite, le principe de la dictature du prolétariat.
Ainsi l’URSS opère un changement radical en s’identifiant à l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme à travers des leaders non communistes. Tout en étant consciente de l’importance de la coexistence pacifique et de la nécessité de limiter l’affrontement avec les États-Unis, elle estime que la décolonisation peut lui permettre de gagner de nouveaux alliés.
Notre seule condition est qu’il n’y ait pas de condition.
De nouvelles initiatives à destination de l’Afrique voient le jour telles que le comité soviétique de solidarité avec les peuples d’Afrique et d’Asie en mai 1956. Ce dernier lance un vaste programme de bourses, qui permet aux étudiants africains de plus de 30 pays de poursuivre leur scolarité en URSS et aux Soviétiques d’entrer en contact avec les mouvements de libération nationale.
En décembre 1958 au Caire, se tient la conférence économique des pays africains et asiatiques, dont l’URSS est membre à part entière. Anušavan Arzumanyan, chef de la délégation, présente la nouvelle vision des relations de Moscou avec ces pays : « Dites-nous ce dont vous avez besoin et nous vous aiderons...Nous ne cherchons aucun avantage, profit, privilège, concession. Nous ne vous demandons ni d’entrer dans un bloc de pays, ni de changer de gouvernement ou de politique intérieure ou extérieure. Nous pouvons vous accorder le soutien comme on le ferait à son frère, car nous savons nous-mêmes comme il est difficile de se délivrer de l’indigence. Notre seule condition est qu’il n’y ait pas de condition » [8]. En d’autre termes, les pays nouvellement indépendants peuvent recourir à l’aide fraternelle et désintéressée de l’Union soviétique : on ne leur demandera même pas de devenir communistes, leur neutralité suffit.
L’URSS s’érige par ailleurs en défenseur des pays d’Afrique sur la scène internationale. En 1960, elle présente un projet de résolution à l’Assemblée générale de l’ONU, appelant toutes les puissances coloniales à accorder l’indépendance à leurs possessions. En 1961, elle fait adopter la résolution sur la mise en œuvre du processus de décolonisation.
L’influence stratégique de l’URSS ne pouvant être exercée de façon efficace sur tous les pays du continent, Moscou concentre son action sur ceux qu’il considère comme les plus enclins à adopter ses idées : le Ghana, la Guinée et le Mali. Le pouvoir soviétique met en place avec ces pays une coopération dans les domaines économique, commercial, culturel et technique. La Guinée et le Ghana s’alignent sur la politique soviétique à l’ONU. Le chef d’Etat guinéen Sékou Touré effectue des visites à Moscou en 1959 et 1960. Un an plus tard, Leonid Brejnev, alors président du présidium du Soviet suprême, se rend au Ghana et en Guinée. En octobre 1961, trois délégations des partis uniques guinéen, ghanéen et malien participent au XXIIème congrès du PCUS. Enfin, Sékou Touré (1961), Kwame Nkrumah (1962) et Modibo Keïta (1963) sont honorés du prix Lénine pour la paix .
Moscou accompagne les trois pays vers la mise en place de sociétés socialistes telles qu’elles sont définies par les dogmes marxistes-léninistes. La situation du communisme en Afrique est pourtant ambiguë : les partis se réclamant du marxisme sont peu nombreux et là où ils existent, leur influence est limitée par la faiblesse des classes ouvrières, les idéologies traditionnelles et les religions. Mais les théoriciens soviétiques considèrent que les indépendances sont des coups portés au colonialisme et à l’impérialisme par des mouvements, même non communistes. Ce point important du « non-communisme » les amène à définir une voie de développement pour les pays africains : le socialisme africain, une adaptation de la doctrine marxiste-léniniste sur le continent.
C’est donc au début des années 1960 que l’URSS renforce sa présence en Afrique. Elle prend position sur les différents événements se déroulant sur le continent, que ce soient les processus d’accès à l’indépendance ou les tensions naissantes, comme au Congo. Outre ces objectifs politiques, la percée soviétique permet de couper les routes d’approvisionnement des économies occidentales en matières premières et en énergie.
L’URSS renforce aussi les liens en dehors des trois partenaires privilégiés : elle livre des armes à la Somalie en 1963, signe en 1964 des accords avec l’Algérie d’Ahmed Ben Bella, qui choisit le socialisme, accueille en 1965 le président du Congo-Brazzaville Alphonse Massemba-Débat tout comme le Premier ministre ougandais Milton Obote et le chef de l’État algérien Houari Boumediene, au pouvoir après le coup d’État de 1965. Au total elle signe des accords commerciaux ainsi que des accords de coopération culturelle avec 20 pays africains. Des ambassades voient le jour. Mais seuls 9 accords de coopération économique ou technique sont signés.
Le milieu des années 1960 marque déjà une inflexion dans l’approche stratégique de l’URSS en Afrique. L’aide économique de l’URSS est jugée décevante. Par ailleurs, Moscou n’a pas la capacité de prévenir les coups d’État au Ghana (1968) et au Mali (1968), ainsi que la dérive autoritaire en Guinée. On voit dès lors se dessiner une nouvelle forme d’engagement de l’URSS en Afrique.
Au début des années 1970, la détente Est-Ouest est à son apogée. L’URSS se définit en termes de compétition et de coopération avec les États-Unis. Mais elle estime que cette détente n’exclut pas tout soutien au militantisme révolutionnaire, car elle considère qu’elle est légitime à vouloir aider des pays ou des partis amis africains. Elle s’engage ainsi davantage dans les affaires intérieures africaines et favorise la coopération militaire avec les mouvements de libération nationale. Ses principaux partenaires sont cette fois la Somalie, l’Éthiopie mais surtout le Mozambique et l’Angola [9]. Des traités d’amitié et de coopération sont signés avec ces quatre pays entre 1974 et 1981. Au-delà de ce cercle restreint, Moscou coopère avec les États dits « à orientation socialiste » tels que le Bénin, l’Algérie, le Congo, la Guinée, Madagascar, la Tanzanie mais aussi le Cap Vert, la Guinée Bissau, le Mali ou Sao Tomé.
Ce nouveau volet de la politique africaine de l’URSS est favorisé par l’indépendance des colonies portugaises en 1975. Cet événement majeur intervient dans un contexte international qui donne à l’URSS une occasion inédite de renforcer ses positions en Afrique. Outre le retrait américain de la scène internationale en raison du conflit au Vietnam, Moscou est « libre » de ses mouvements après la signature en août de l’Acte final d’Helsinki (1975), qui était une priorité. La décolonisation des territoires portugais crée un vide politique et Moscou utilise ces conditions favorables pour s’ériger en acteur global capable de projeter sa puissance sur le continent. Cette opportunité conduit nombre de Soviétiques à penser que l’URSS peut contribuer de façon décisive à une percée du socialisme. C’est dans ce contexte que celle-ci engage une coopération militaire d’ampleur avec le Mozambique et l’Angola, tous deux plongeant dans la guerre civile.
Au Mozambique, un conflit oppose à partir de 1977 le FRELIMO, organisation marxiste-léniniste soutenue par Moscou, à la RENAMO, d’orientation antimarxiste. Les Soviétiques fournissent une aide financière et logistique au mouvement, notamment avec l’envoi d’armes.
Mais c’est en Angola que l’URSS s’engage massivement. Moscou se montre d’abord prudent avant l’indépendance, tout en approuvant le rôle actif joué par La Havane dans l’aide au Mouvement Populaire de Libération de l’Angola, le MPLA. L’indépendance du pays proclamée, une guerre civile éclate, opposant le mouvement pro-soviétique au FNLA et à l’UNITA, ce dernier étant soutenu par l’Afrique du Sud et les Etats Unis.
Entre 1975 et 1991, Moscou envoie près de 11 000 conseillers et spécialistes soviétiques en Angola.
Le traité d’amitié et de coopération signé avec Luanda comprend une assistance technique dans la préparation des militaires du MPLA. Pendant les 15 années de guerre civile, Moscou envoie ainsi près de 11 000 conseillers et spécialistes soviétiques et fournit des armes au MPLA à hauteur de 3,7 milliards de roubles [10]. L’engagement en Angola a un coût financier important, d’autant plus qu’il s’ajoute, à partir de 1979, à la participation directe de l’URSS au conflit afghan (1979-1989).
L’accession de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS en 1985 entraîne une profonde modification de la politique soviétique en Afrique. La perestroïka, nouvelle approche de politique intérieure instaurée au printemps 1985, questionne aussi la politique extérieure du pays et replace le principe léniniste de coexistence pacifique au cœur des discussions sur le Tiers Monde. Tout en donnant à l’Afrique une place centrale dans les discussions avec Washington, Gorbatchev porte un autre regard sur le continent : il prône la résolution des conflits régionaux par des moyens politiques. On passe ainsi d’une idéologie socialiste internationale à des principes de non-intervention. Il y a une désidéologisation de la stratégie diplomatique de l’URSS à partir de 1985. L’accent est mis sur le pragmatisme au détriment de l’idéologie et le rôle grandissant du ministère des Affaires étrangères voit parallèlement baisser celui du département international du PCUS.
La “nouvelle pensée” prônée par Mikhaïl Gorbatchev représente une nouvelle ère et une rupture avec le discours officiel du Kremlin.
Lors du XXVIIème congrès du PCUS en février 1986, Mikhaïl Gorbatchev énonce le nouveau programme du Parti pour l’URSS et pour le monde. La “nouvelle pensée” représente une rupture avec le discours officiel du Kremlin et fait par ailleurs évoluer les relations entre les deux puissances. Après l’accord historique de Washington en décembre 1987 sur le démantèlement des forces nucléaires intermédiaires, les deux chefs d’État signent en mars 1988 une déclaration conjointe désignant l’Afrique australe comme une priorité dans la résolution des conflits régionaux. Moscou participe pour la première fois à des négociations de paix sur le continent africain, en Angola et au Mozambique.
La chute de l’URSS porte un coup d’arrêt à la politique russe en Afrique. Le président russe Boris Eltsine se tourne vers l’Ouest et se retire totalement du continent. Moscou y perd ses points d’appui politique et militaire, tout comme certaines de ses représentations diplomatiques et culturelles.
A partir de la fin des années 2000, la Russie réinvestit le continent. D’abord empreint d’opportunisme économique, ce retour revêt une dimension stratégique à partir de 2014. L’Afrique est à nouveau, si ce n’est davantage que durant la Guerre froide, un enjeu de rivalités entre les États-Unis et la Russie, mais aussi la Chine, l’Inde, les États du Golfe ou encore l’Union européenne, dont la France. Les Etats africains prennent leurs distances avec les anciennes puissances coloniales et se tournent vers des partenaires qui, pensent-ils, répondront mieux à leurs besoins immédiats. Dans ce contexte, la Russie, comme à l’époque soviétique, se présente aux Africains comme une puissance anticoloniale. Et la France, qui n’est plus la référence unique et évidente, devient la cible d’une stratégie russe de déstabilisation.
La Russie veut être un acteur clé sur tout le continent et développe une stratégie africaine globale. En témoignent les deux sommets Russie-Afrique en octobre 2019 et en juillet 2023. En 2019, 43 chefs d’États africains sont présents et 92 accords et protocoles d’accord sont signés. Dans le domaine économique, les résultats ne sont pas à la hauteur. Les accords signés ne sont pour la plupart pas concrétisés et les retombées économiques sont plus faibles qu’annoncé : Vladimir Poutine avait promis une multiplication par deux des échanges pour la période 2019-2024, pour atteindre 40 milliards de dollars. Ils atteignent finalement 14 milliards en juillet 2023 [11]. On retrouve, dans ce que le chercheur Thierry Vircoulon qualifie de « contrats d’apparat », une approche que Moscou employait déjà durant la Guerre froide. La Russie est un client économique secondaire et d’autres puissances comme l’Inde et la Chine investissent davantage sur le continent. Cette relative déception s’illustre en 2023, lors du deuxième sommet Russie-Afrique : 45 des 54 pays africains y participent mais seuls 17 chefs d’États sont présents.
Les moyens indirects auxquels a recours la Russie donnent davantage de résultats : déploiement de forces paramilitaires, ingérence électorale, désinformation, politique mémorielle, livraisons d’armes en échange de ressources. Par ailleurs, Moscou n’exige aucune contrepartie en lien avec la démocratie ou les droits de l’Homme, contrairement à certains acteurs occidentaux qui conditionnent l’octroi d’aides ou la signature de partenariat au respect de certains principes. Ces partenariats « sans condition » font de la Russie un allié privilégié, parfois le seul partenaire international des pays isolés et sous sanctions, tels que la Guinée ou le Burkina Faso.
La question de la formation a joué un rôle majeur durant la Guerre froide et participe au capital de sympathie dont bénéficie la Russie aujourd’hui.
L’influence culturelle tient, comme à l’époque soviétique, une place prépondérante dans la politique extérieure de la Russie. Elle s’illustre par l’ouverture de centres culturels russes dans une quinzaine de pays dont l’Angola, l’Algérie, l’Éthiopie ou le Mali. Dans les établissements de Zambie, de Tanzanie et d’Éthiopie, une faculté préparatoire est créée en août 2024 pour les étudiants souhaitant intégrer des universités russes. L’action culturelle comprend en effet une politique de formation, qui a joué un rôle majeur durant la Guerre froide : elle participe grandement à la création du capital de sympathie dont bénéficie la Russie aujourd’hui. L’héritage historique de cette coopération culturelle est mis en avant, notamment grâce à certains cadres politiques africains en poste qui ont effectué leurs études en URSS, comme le premier ministre malien Choguel Maïga ou le président de l’Angola João Lourenco.
Autre levier très efficace, celui de la propagande, de l’information et la manipulation de l’information : l’implantation de Sputnik et Russia Today en Afrique a connu un développement majeur sur les cinq dernières années (2019-2024), tout comme la masse des contenus produits sur l’actualité africaine. Le dernier projet à voir le jour, African initiative, est décrit comme une agence de presse russe sur les événements du continent africain. Elle consacre une grande partie de son site à glorifier l’histoire des relations de l’URSS avec l’Afrique tout en dénonçant le passé impérialiste des puissances occidentales. Russia Today fait de même : les villes d’Afrique anglophone ont vu dernièrement apparaître des panneaux publicitaires pour le média russe, montrant et citant les leaders de l’indépendance et du panafricanisme, tels que Kwame Nkrumah, Julius Nyerere ou Milton Obote. Une manière pour le média de montrer qu’hier comme aujourd’hui, la Russie partage avec l’Afrique les valeurs de l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme.
En 2023, la Russie est le premier fournisseur d’armes en Afrique.
Même dans le secteur de l’armement et de la sécurité, qui reste l’outil de coopération incontournable de la Russie en Afrique, Vladimir Poutine a recours à cette politique mémorielle. Lors du sommet Russie-Afrique de 2023, il rappelle le soutien de l’URSS aux peuples africains “dans leur lutte de libération de l’oppression coloniale”, en insistant sur sa dimension militaire : “ La voix que portait l’URSS, c’était une chose, mais cette voix combinée au son de la Kalachnikov était bien plus efficace à cette époque, c’est la raison pour laquelle tout le monde se souvient de notre aide concrète aux pays africains dans leur lutte pour la liberté” [12]. Ce fusil d’assaut que l’URSS a fourni par milliers durant la Guerre froide apparaît toujours sur les armoiries du Zimbabwe ou le drapeau du Mozambique. Moscou est en 2023, le premier fournisseur d’armes en Afrique devant la Chine, les Etats-Unis et la France [13]. Entre 2017 et 2019, la Russie signe des accords de coopération militaire avec 20 pays du continent (contre seulement 7 de 2010 à 2017), dont 10 avec des pays n’ayant jamais coopéré avec la Russie auparavant, comme le Niger, la République centrafricaine ou le Burundi. La politique d’engagement militaire était très présente sous l’URSS et dépendait directement du ministère de la Défense. Sous l’ère Poutine, une grande partie de l’activité est menée par des sociétés privées affiliées à l’État, telles que Wagner (désormais nommé Africa Corps).
La politique mémorielle développée par Vladimir Poutine mobilise donc l’héritage d’une coopération fructueuse du passé entre la Russie et l’Afrique, de la solidarité de Moscou avec le continent, de son aide militaire aux mouvements de libération nationale. En témoignent certains partenaires majeurs du pays : l’Afrique du Sud où l’URSS a activement soutenu la lutte contre l’apartheid ; l’Algérie, partenaire de Moscou depuis 1962 et par laquelle la Russie opère son retour en Afrique en 2006 ; l’Égypte, qui entretient des relations fortes avec Moscou dès les années 1950 et qui signe un contrat d’armements de 3 milliards de dollars en 2014 ; ou encore l’Angola. En mars 2018, à Luanda, la Russie érige un monument à la mémoire des militaires soviétiques morts entre 1975 et 1991. Cinq années plus tard, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov compare le conflit ukrainien à la guerre civile en Angola, soulignant une similitude entre les deux peuples dans leur lutte pour l’indépendance et la liberté d’exercer leurs droits fondamentaux [14]. Il fustige par ailleurs les « tactiques coloniales » de l’Occident. On retrouve, dans les discours de Sergueï Lavrov et de Vladimir Poutine, un vocabulaire d’opposition et de confrontation similaire à celui de la Guerre froide.
Conclusion
Mise au ban et sanctionnée par de nombreux pays occidentaux depuis l’annexion illégale de la Crimée en 2014, la Russie tente de jouer un rôle de puissance globale dans d’autres parties du monde. C’est ainsi qu’en Afrique, Vladimir Poutine a réussi en dix ans à rétablir l’influence militaire et diplomatique dont le pays bénéficiait durant la Guerre froide. Il a par ailleurs déployé un outil d’influence plus sophistiqué, notamment par le biais de l’audiovisuel extérieur et les réseaux sociaux. Au sein de ces trois leviers de puissance (militaire, diplomatique et informationnel), la Russie ravive l’héritage soviétique de ses liens avec l’Afrique.
Un héritage qui, nous l’avons vu, prend ses racines sous Lénine et connaît son point culminant à partir des années 1950, durant trois décennies d’une coopération parfois très aboutie entre Moscou et certains pays du continent, sur fond de Guerre froide, de lutte de libération, d’anticolonialisme et d’anti-impérialisme. La Russie met à profit cette histoire commune et ces liens anciens, expliquant en partie l’accueil que le pays reçoit en Afrique. Cette stratégie de politique mémorielle se manifeste dans les médias, la culture mais aussi dans les discours ou l’espace public.
La question d’un éventuel impérialisme russe n’est pas soulevée par les élites africaines proches de Moscou.
En jouant la carte historique, Moscou ravive aussi un récit anti colonial et anti-impérialiste. Or, la question d’un éventuel impérialisme russe n’est pas soulevée par les élites africaines proches de Moscou alors même que le conflit en Ukraine fait émerger une prise de conscience du caractère colonial et impérial de la Russie. Il y a aujourd’hui des logiques de prédation dans la présence russe en Afrique, similaires aux manœuvres de ce que certains chercheurs qualifiaient autrefois d’”empire soviétique”. La question du “colonialisme dans toutes ses expressions”, exprimée il y a 70 ans à Bandung, est à nouveau d’actualité.
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[1] GROMYKO A., L’Afrique d’aujourd’hui : progrès, difficultés, perspectives, Académie de Sciences de l’URSS, 1984, traduit du russe
[2] VOKS - est l’acronyme de Vsesoiuznoe Obshchestvo Kul’turnoi Sviazi s zagranitsei — Всесоюзное общество культурной связи с заграницей - Société pan-soviétique pour les relations culturelles avec les pays étrangers. Cette entité promeut principalement les contacts culturels entre les écrivains, compositeurs, musiciens, cinéastes, artistes, scientifiques, éducateurs et athlètes soviétiques et ceux d’autres pays.
[3] BARTENEV V., « L’URSS et l’Afrique noire sous Khrouchtchev : la mise à jour des mythes de la coopération » in Outre-mers,tome 94, 2007
[4] RYAN W.L., “Soviet Propaganda in Ethiopia”, in New York Herald Tribune, 11 septembre 1953
[5] NDLR : non contiguës à la Russie.
[6] MELASUO T., « De Bandung à l’Ukraine - De la décolonisation et de la Guerre froide » in NAQD, 2023, n°41-42
[7] CARRERE D’ENCAUSSE H., Ni paix ni guerre : le nouvel Empire soviétique ou du bon usage de la détente, Flammarion, 1987
[8] BARTENEV V., « L’URSS et l’Afrique noire sous Khrouchtchev : la mise à jour des mythes de la coopération », art.cit.
[9] La Somalie rompt ses liens avec l’URSS à partir de 1977 et du déclenchement de la guerre de l’Ogaden, l’opposant à l’Éthiopie, un autre allié de l’URSS.
[10] ŠUBIN V. and TOKAREV A., “War in Angola : A Soviet Dimension”, in Review of African Political Economy, Dec., 2001, N°90
[11] SIEGLE J., « De l’usage de l’Afrique comme scène au sommet Russie-Afrique » in The Conversation, 24 juillet 2023
[12] Source : site officiel de la présidence russe
[13] Source : Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI)
[14] Source : Site du Ministère Russe des Affaires Étrangères - https://www.mid.ru/ru/maps/ao/1849674/
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