Conception des cartes Blanche Lambert, Selma Mihoubi et Pierre Verluise. Réalisation des cartes Blanche Lambert d’AB Pictoris. Rédaction du commentaire : Blanche Lambert.
AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Selma Mihoubi, s’exprime ici à titre personnel. Docteure en Géographie, politique, culturelle et historique de l’Institut de Géographie (Sorbonne Université Paris IV), Selma Mihoubi est spécialiste des questions de Géopolitique des médias. Elle a notamment publié des travaux de recherche sur l’influence des médias chinois en Afrique francophone.
Pierre Verluise, Docteur en géopolitique de l’Université de Paris IV – Sorbonne. Fondateur du premier site géopolitique francophone, Diploweb.com, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages, producteur de trois Masterclass géopolitiques.
La lutte d’influence entre la Russie et la France n’est pas nouvelle, mais elle s’accentue incontestablement ces dernières années. Les deux cartes qui accompagnent cette étude le démontrent dans le temps et dans l’espace.
Le départ des forces françaises de la République centrafricaine, du Mali et du Burkina Faso, où la Russie renforce sa présence, ne semble pas favorable à l’influence de Paris dans le domaine sécuritaire des pays subsahariens, où le discours anti-français gagne du terrain. La Russie use d’un passé soviétique et d’une stratégie informationnelle qui la présentent sur le continent africain comme un partenaire fiable, qui se démarque de la France par son discours anticolonialiste. Paradoxe, la Russie se pense encore comme un empire et a relancé en 2022 une guerre coloniale et impérialiste en Ukraine. Il n’en demeure pas moins que la Russie marque des points en Afrique.
SERGEI Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a déclaré lors d’une visite historique [1] à Bamako le 7 février 2023 : « La lutte contre le terrorisme reste une priorité pour les [pays de la région sahélo-saharienne et du Golfe de Guinée] […] Nous [la Russie et le Mali] voyons la réaction des États occidentaux vis-à-vis de l’évolution de nos relations, […] et cela reflète [leurs] approches néo-coloniales et [leur] politique du « deux poids-deux mesures » […] [Ils] veulent décider du sort de tous les continents, […] mais nous pensons que ces anciennes métropoles oublient comment elles ont exploité et envahi ces territoires ; elles doivent, à mon sens, comprendre que le monde a changé » [2].
La visite de Lavrov, qui intervient dans le cadre de sa tournée africaine en préparation du deuxième sommet Russie-Afrique [3], n’a rien d’anodine et confirme bien le renforcement des relations russo-maliennes, et plus largement des relations russo-africaines. Cette tournée a par ailleurs lieu quelques mois après le départ des derniers contingents français du Mali et de la République centrafricaine dans le cadre de l’arrêt des accords militaires qui unissaient Paris à Bangui et à Bamako, où sont désormais déployés des mercenaires du groupe Wagner.
Après le départ des forces françaises de la République centrafricaine [4] et du Mali, achevé en 2022, c’est au tour du Burkina Faso en janvier 2023 d’annoncer l’arrêt de son accord d’assistance militaire technique (AMT) avec la France. Cet arrêt signe donc le retrait de l’armée française qui continuait sa lutte anti-terroriste dans le pays, alors que l’État burkinabé semble suivre la voie malienne et se rapprocher à son tour de Moscou. Le symbole de la tournée russe de février 2023 en Afrique est donc très fort : la Russie montre qu’elle ancre durablement sa présence en Afrique subsaharienne francophone, historiquement liée à la France [5], où Paris continue d’exercer une influence, dans une moindre mesure sur les plans économique et culturel, mais surtout dans le cadre sécuritaire. Les forces françaises, au Mali et en République centrafricaine, cèdent désormais leur place à des sociétés militaires privées (SMP) russes, telles que le célèbre groupe Wagner, dans la lutte anti-terroriste.
Il est nécessaire de noter que ce renforcement de la présence russe en Afrique subsaharienne francophone intervient dans un espace post-colonial où il existe une montée du sentiment « anti-français » depuis le début des années 2000, qui se renforce notamment depuis ces six dernières années avec une multiplication des manifestations en faveur du retrait des forces françaises. La Russie, en tant qu’héritière de l’Union soviétique, commençait déjà à investir l’échiquier africain à l’époque des indépendances en appuyant sur l’aspect « anti-impérialiste » associé à l’idéologie communiste pour se démarquer des anciennes puissances coloniales, et notamment de la France. Comme nous pouvons le voir dans la déclaration de Lavrov en accroche, cette idée est abondamment reprise et semble trouver écho dans un espace où le passé colonial a laissé des traces.
Les relations ne cessant de se détériorer entre l’État russe et les États occidentaux depuis 2014 [6], et plus notamment entre la Russie et la France, dont les relations connaissaient déjà des rebondissements sur le dossier libyen [7], la volonté russe d’investir un espace fortement associé à la France accentue cette rivalité. Elle mène à une véritable lutte d’influence entre les deux pays dans un espace qui leur est, somme toute, particulièrement stratégique. Alors, dans quelle mesure et par quels moyens la Russie ancre-t-elle son influence dans un espace où la France a une influence historique ?
Nous répondrons à partir de deux cartes dont le commentaire s’organise en trois parties : De l’influence soviétique dans un espace tout juste décolonisé par la France : pierre angulaire de l’influence russe d’aujourd’hui ? (I) ; Lutte contre l’insécurité et contre le terrorisme en Afrique : quand la présence russe sur le continent s’intensifie et intervient dans l’ancienne sphère d’influence française (II) ; De nouveaux outils d’influence en Afrique francophone face au maintien d’un système favorisant la coopération avec la France : les moyens d’une lutte d’influence franco-russe (III).
Décolonisation et réorganisation de l’influence française dans ses anciennes colonies
En 1958, la France se rend à l’évidence qu’elle doit amorcer un processus de décolonisation au sein de son empire colonial. Le général de Gaulle propose un référendum dans les territoires de l’Union française qui vise, si accepté, à transformer l’Union en une Communauté d’États. En effet, cette Communauté française ouvre aux territoires colonisés le statut d’État, même si dans les faits, elle restreint leur souveraineté afin de les maintenir dans le giron français. À l’exception de la Guinée, qui refuse la Constitution et accède à l’indépendance en 1958, tous les « territoires d’outre-mer » [8] deviennent des États de la Communauté française, avant d’accéder à l’indépendance en 1960. Malgré les indépendances des pays africains, la France souhaite maintenir avec eux une certaine proximité et une importante coopération dans plusieurs secteurs, notamment monétaire, économique, culturelle et sécuritaire.
Par exemple, cette proximité et cette coopération monétaire se perçoit dès 1960 dans le très controversé Franc CFA, indexé sur le Franc français. Présenté comme une monnaie qui a pour but de renforcer la stabilité monétaire des pays en évitant les brusques dévaluations et en facilitant les transferts de capitaux au sein de la zone Franc [9], il suscite de nombreuses critiques idéologiques depuis cette époque. Ces critiques, poussant d’ailleurs quelques pays à sortir de la zone monétaire tels que le Mali [10] ou encore la Guinée, sont par ailleurs un des points d’orgue du discours soviétique (et maintenant russe) dans la région. Il est alors présenté comme un vestige de la colonisation française, et donc comme un instrument au service de l’impérialisme français.
De plus, et peut-être de manière plus significative, cette proximité se traduit par la signature d’accords de défense et d’accords d’assistance militaire technique (AMT) avec la grande majorité des États issus de la Communauté française dès 1960. Les accords de défense permettent à Paris de maintenir son influence et de déployer un dispositif militaire sur place, et donc d’acquérir son statut de partenaire de prédilection dans leur sécurité. C’est notamment dans ce cadre que la France possède encore en janvier 2023 des forces pré-positionnées en Afrique, au sein des États qui possèdent toujours des accords de défense avec Paris : c’est le cas du Gabon, du Sénégal [11], de la Côte d’Ivoire, du Togo, du Cameroun, et de Djibouti. La République centrafricaine, qui possédait encore des accords de défense avec la France, les a annulé en 2021 lorsqu’elle a appelé au départ des forces françaises.
Il est cependant important de noter que plusieurs États, au cours des années 1970, ont révisé ou annulé leurs accords de défense avec la France pour privilégier leur accord AMT [12]. Cela se fait notamment dans un contexte où la France est vivement critiquée, en Afrique comme ailleurs, pour ses nombreuses interventions au cours de la deuxième moitié du XXème siècle au sein de ses anciennes colonies sur la base de ces accords de défense. À nouveau, et à l’instar du Franc CFA, cette représentation, souvent utilisée par l’URSS lors de la Guerre froide et aujourd’hui par la Russie, conforte dans cet espace post-colonial la vision d’une France en tant que puissance « à l’approche néo-coloniale », pour reprendre les termes de S. Lavrov lors de sa visite du 7 février 2023 à Bamako.
Du soutien au « Groupe de Casablanca » à la pérennisation de l’Université Patrice-Lumumba à Moscou : quand l’URSS souhaite s’implanter sur l’échiquier africain
L’URSS n’ayant pas réellement réussi à ancrer une influence au Moyen-Orient, mis à part en Syrie, elle se tourne dès la fin des années 1950, comme la Chine communiste, vers le continent africain. La Guerre froide, qui s’est installée à partir de 1947, couplée au processus de décolonisation sur le continent, lance une nouvelle « course à l’Afrique » entre les deux blocs.
Moscou finance des mouvements révolutionnaires et indépendantistes, tels que le Parti communiste en Afrique du Sud, le Mouvement populaire pour la libération de l’Angola, le Front de Libération du Mozambique ou encore l’Union du peuple africain du Zimbabwe [13]. Cela influencera notamment la construction politique de quelques nouveaux États indépendants, certains pays africains rejoignant dès 1964 le Système communiste mondial, tels que le Burkina Faso, le Bénin, le Congo, l’Angola ou encore le Mozambique. L’Union soviétique entend également se positionner comme un partenaire commercial de choix sur le continent. Elle entame donc des relations commerciales avec des pays qui venant d’accéder à l’indépendance, comme l’Égypte, qui devient le premier pays africain à signer un traité commercial avec l’URSS en 1956, la Tunisie en 1957, le Maroc en 1958 ou encore la Guinée en 1959.
Ayant amorcé sa lutte contre l’impérialisme à l’échelle mondiale, l’Union soviétique commence également à jouer la carte de l’anticolonialisme sur le continent africain, en étant précédemment à l’origine à l’Assemblée générale des Nations Unies de la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux » en 1960. Elle soutient également en 1958 le « Groupe de Casablanca », composé du Maroc, de l’Algérie, de la Libye, du Soudan, du Mali, de la Guinée et du Ghana, qui promeut une unité africaine sous le signe de l’émancipation coloniale. Cela lui confère un avantage de choix vis-à-vis des anciennes puissances coloniales, notamment la France et le Royaume-Uni, pour le renforcement de sa présence dans un espace post-colonial. Entre 1950 et la fin des années 1980, l’Union soviétique investit cet espace en envoyant de nombreux conseillers militaires, en formant des « experts », et aussi, en invitant environ 25 000 Africains [14] à étudier en URSS. L’Université Patrice-Lumumba [15] est l’incarnation de cette influence soviétique par l’enseignement, en accueillant des étudiants venus d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Renommée « Université russe de l’Amitié des peuples » en 1992 à la chute de l’Union soviétique, ce n’est pas un hasard si elle retrouve en 2023 le nom de Patrice-Lumumba [16], alors que la Russie vise à ancrer durablement son influence sur le continent.
De la présence militaire française en Afrique : le dispositif militaire français à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme
Après la première guerre civile libyenne (février-octobre 2011), la mort de Mouammar Kadhafi et l’échec de la transition politique en Libye, de nombreux groupes armés terroristes (GAT) ont fait leur apparition dans le pays, et s’y sont durablement implantés. La forte instabilité du pays, qui a d’ailleurs engendré une seconde guerre civile (2014-2020), transforme le territoire libyen en un refuge pour les combattants djihadistes, menaçant alors directement toute la bande sahélo-saharienne. Cette région, où la gouvernance étatique est déjà compliquée et en proie à un extrémisme violent, au trafic illicite ou encore à la radicalisation, se retrouve alors face à une extrême insécurité à laquelle il faut urgemment remédier.
C’est dans ce contexte qu’à partir de janvier 2012, le mouvement salafiste Ansar Dine, couplé du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), menacent directement l’intégrité territoriale malienne et font craindre l’installation durable de GAT au Sahel. La prise de la ville de Konna en janvier 2013 pousse le président malien Dioncouna Traoré à envoyer une lettre au Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, demandant à la France une aide militaire urgente. La France décide d’intervenir au Mali dans le cadre de l’opération Serval (2013-2014), qui sera élargie à tout l’espace du G5 Sahel et renommée opération Barkhane (2014-2022) à cause de l’expansion de la présence des GAT dans la région.
La France semble donc avoir acquis un rôle de partenaire de prédilection dans la sécurité des pays subsahariens. En effet, la présence de forces françaises pré-positionnées en Afrique (Sénégal, Gabon, Côte d’Ivoire, Togo, Cameroun, Djibouti) en plus des forces déployées dans le cadre de l’opération Épervier au Tchad permet à la France d’adapter son dispositif à cette nouvelle menace, et ainsi de garder une réelle proximité, et donc une influence, avec les États de la région. Le maintien de ses forces, en plus du poids de la France dans les importations africaines d’armes, font d’elle un acteur de taille dans la sécurité subsaharienne. En effet, l’État français est la première source des importations d’armes du Gabon et de la Côte d’Ivoire entre 1960 et 2021 [17], et est la deuxième source de celles du Burkina Faso, de la Mauritanie, du Niger, ou encore du Cameroun sur la même période [18]. De plus, cette place dans les importations africaines d’armes n’est pas seulement réservée à l’Afrique francophone : d’autres pays africains achètent des armes à la France, tels que l’Éthiopie, le Kenya, la Somalie, l’Ouganda ou encore l’Angola [19]. Paris a par ailleurs conclu des accords AMT en dehors de son ancienne sphère d’influence, notamment avec la République démocratique du Congo, le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie ou encore la Guinée équatoriale.
L’influence française en Afrique passe ainsi incontestablement par les moyens associés à la sécurité des États. Cependant, c’est peut-être dans ce domaine que la France perd le plus d’influence face à la Russie. En effet, et comme mentionné plus haut, Paris a du faire face, dans un contexte de renforcement du sentiment « anti-français » [20], à l’arrêt brutal de ses accords AMT d’abord en République centrafricaine en 2021, puis au Mali en 2022, les deux pays s’étant fortement rapprochés de la Russie. Le même scénario se produit en 2023 au Burkina Faso, Ouagadougou semblant prendre la même direction que la junte malienne. La France a alors adapté son dispositif à ces changements politiques en redéployant ses troupes après la fermeture des bases militaires françaises au Mali et en mettant fin à l’opération Barkhane en novembre 2022 [21].
Intensification de la présence russe en Afrique par le retour des accords de coopération militaire avec Moscou
Alors que la chute de l’Union soviétique (décembre 1991) engendre la fermeture sur le continent africain de neuf ambassades, de trois consulats et de 13 centres culturels russes [22], les relations russo-africaines passent au point mort et la lourde crise économique que subit la Russie pousse le président B. Eltsine à mettre un coup d’arrêt à l’aide étrangère russe. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 2000 que la Russie, avec la visite de V. Poutine en Afrique du Sud en 2006, et celle de D. Medvedev en Angola, en Namibie et au Nigeria en 2009, retourne sur le continent. Ce retour de la présence russe est à étudier à la lumière de sa volonté de déconstruire un ordre mondial jugé trop « américano-centré » [23] pour retrouver une place de choix sur la scène internationale. L’implication russe sur celui-ci devient donc un outil pour porter la voix et les intérêts de la Russie sur la scène internationale. La diplomatie russe use de l’Afrique dans un objectif de « rééquilibrage » des dynamiques de puissance, servant ses propres intérêts et velléités de pouvoir.
Tout s’accélère donc au début de la décennie 2010 : la Russie établit de nombreuses relations diplomatiques et ouvre 40 ambassades sur le continent, qui se mobilisent pour promouvoir les intérêts russes. Elle envoie également des représentants au sein de l’Union africaine et d’autres communautés économiques plus régionales telles que la CEDEAO ou encore la Communauté d’Afrique de l’Est. Sous couvert de « rattraper le temps perdu », Moscou, qui a tout intérêt à user de son influence sur le continent, y reprend une certaine place même si sa présence, au début des années 2010, reste faible en comparaison avec la place de la France en Afrique.
Cependant, la Russie, en tant qu’héritière de l’Union soviétique, possède un atout indéniable sur le continent africain : celui d’être un grand exportateur d’armes fiables et peu chères. En effet, l’Union soviétique représentait déjà, et de loin, la première source d’importations d’armes pour l’Angola, le Congo, l’Éthiopie ou encore le Mozambique entre 1960 et 1991. C’est donc dans cette lignée que la Russie continue à exporter ses armes de fabrication soviétique aux pays africains : à l’instar de l’URSS, elle continue d’être la première source des importations d’armes pour les pays cités ci-dessus [24], mais également pour l’Algérie, le Mali ou encore pour Madagascar entre 1992 et 2021 [25]. C’est donc sur ce terrain de la sécurité que l’influence russe connait un nouvel essor, tout en s’appuyant sur les relations que l’Union soviétique entretenait notamment avec les pays au développement socialiste : c’est notamment le cas de l’Angola, avec qui la Russie signe deux nouveaux accords de coopération militaire en 2006 et en 2013 [26].
C’est pourtant après le conflit en Libye de 2011 qui a tendu les relations russo-françaises, et surtout après l’annexion russe de la Crimée en 2014, que la Russie devient plus agressive sur le continent africain, et ce notamment dans le domaine de la sécurité. Alors que la Russie ne possédait que 7 accords de coopération militaire en Afrique subsaharienne en 2017 [27], elle en possède 30 en février 2023. L’État russe livre donc une importante lutte d’influence à la France dans ce domaine, et ce notamment en concluant des accords avec des États issus de l’ancienne sphère d’influence française, tels que le Niger, le Tchad, ou encore, bien sûr, le Mali, le Burkina Faso et la République centrafricaine. Dans le cadre de ces accords militaires, Moscou envoie des éléments de SMP en tant que conseillers militaires, qui semblent connaître un grand succès sur le continent. Ces SMP sont envoyées dès 2016 en Afrique, avec le groupe Wagner en Libye [28] pour participer aux affrontements. Les SMP participent également à d’autres missions, telles que la protection présidentielle comme c’est le cas en République centrafricaine, ce qui permet notamment à la Russie d’ancrer son influence dans les plus hautes sphères politiques d’Afrique subsaharienne.
La coopération économique et commerciale franco-africaine : quand la France, même en recul, reste un acteur de taille en Afrique
Le continent africain, représentant un marché en pleine croissance, mais abritant aussi de nombreuses ressources stratégiques, est devenu un nouveau lieu de la compétition économique mondiale. Certains chercheurs parlent même d’un nouveau « partage de l’Afrique » (« The new scramble for Africa » [29] ), faisant ainsi référence à la période où les puissances européennes se sont divisées le continent pour le coloniser. La France, par son histoire et donc par les liens de proximité qu’elle a créé et entretenu sur le continent, reste un acteur économique de taille, et ce, même si elle perd de l’importance. En effet, en 2019, la France est le deuxième pays exportateur en Afrique, avec 29,4 milliards de dollars d’exportations. La Chine, devenue le premier partenaire commercial du continent, se place loin devant avec 111 milliards de dollars d’exportations [30].
La Russie ne figure pas dans les cinq premiers pays exportateurs en Afrique, et sa présence commerciale semble reposer sur les exportations d’armes et sur de l’exploitation de nombreuses matières premières, telles que le manganèse au Gabon ou en Afrique du Sud, les diamants en Angola et en République centrafricaine, ou encore l’uranium en Tanzanie. Les échanges commerciaux franco-africains sont bien plus importants que les échanges russo-africains, et la France, en utilisant sa place de premier fournisseur européen de la zone franc, peut continuer à maintenir une certaine influence en Afrique subsaharienne.
Comme mentionné plus haut, la France continue à exercer son influence par la coopération monétaire qu’elle entretient via le Franc CFA, ce qui continue de nourrir par ailleurs la vision d’une présence française « néo-coloniale ». Cependant, bien que Paris soit garant de l’indexation du Franc CFA sur l’Euro, cela ne lui permet pas d’avoir toutes les parts du marché de ces zones monétaires. En effet, les trois zones du Franc CFA ne représentent pas forcément un « pré-carré » pour les entreprises françaises. La France privilégie en effet les importations de pétrole en provenance du Nigeria ou de l’Algérie, qui assurent ensemble 23% des importations françaises totales de pétrole en 2021, soit quasiment autant que la part des importations de pétrole en provenance de Russie la même année (22,7%) [31]. Il est en revanche clair que la zone franc, du fait de son indexation sur l’Euro, donc de sa stabilité, et de sa proximité avec la France, reste une zone fiable qui attire les investisseurs français et les entreprises françaises d’import-export [32].
C’est donc en ce sens que l’on peut parler de la zone franc comme un outil d’influence économique française en Afrique subsaharienne, contrairement au discours prôné par la Russie sur le continent africain. Le passé colonial de la France en Afrique entache visiblement ses relations avec les pays du continent et son influence semble reculer. Le narratif de la « Françafrique » [33] est particulièrement exploité par les officiels russes en Afrique, afin d’étendre l’influence de la Russie dans un espace avec lequel elle n’a pas entretenu de liens de même nature.
Il est en cependant important de nuancer le récit russe vis-à-vis du colonialisme. Rappelons que la Russie, qui prône l’anti-impérialisme et l’anti-colonialisme, a également eu recours à la colonisation, à l’instar d’autres puissances européennes : l’Asie centrale et le Caucase sont des exemples probants en ayant été colonisés par l’Empire russe au cours du XIXème siècle. Moscou subit également les effets du post-colonialisme au sein de ces espaces, où les États n’ont acquis leur indépendance qu’à la chute de l’Union soviétique (1991). Par ailleurs, la Russie utilise encore ces vestiges coloniaux pour servir ses intérêts : la Transnistrie en Moldavie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie, ou encore plus récemment, la Crimée et les « républiques » autoproclamées du Donbass sont le résultat de découpages frontaliers et de déplacements de population mis en place sous l’Union soviétique dans le but d’éviter les mouvements indépendantistes fondés sur le nationalisme. La Russie s’en sert encore aujourd’hui pour faire valoir son discours, comme le prouve l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine en février 2022 que Moscou légitime par « la protection du monde russe et des russophones ». La guerre russe en Ukraine n’est rien d’autre qu’une guerre coloniale à visée impérialiste.
Un renforcement de la présence russe par l’utilisation du soft-power dans la sphère informationnelle francophone en Afrique subsaharienne
Forte de son discours anti-colonialiste en Afrique subsaharienne, la Russie ancre cependant son influence et sa présence, notamment dans le domaine de la sécurité, par une stratégie informationnelle qui prend de plus en plus d’ampleur. La France semble en effet avoir négligé sa stratégie d’influence informationnelle ces dernières années en Afrique, laissant la place à des voix alternatives.
La diplomatie russe travaille activement à l’arsenal de son soft power en dehors du territoire national dès 2000, avec par exemple, la mention dans son Concept de politique étrangère de 2000 de « la nécessité de transmettre à la communauté mondiale dans son ensemble des informations objectives et véridiques sur la Russie et ses positions vis-à-vis des grands enjeux internationaux » [34]. La mise à jour de ce Concept en 2008 place une emphase importante sur « le renforcement de la place des médias de masse russes dans l’espace informationnel mondial » [35] et ouvre la voie à la création la même année de trois organes incontournables : la fondation Russkiy Mir, la chaîne de télévision Russia Today (RT), et l’agence Rossotroudnitchestvo, dont l’objectif est de promouvoir le discours russe à l’étranger. Cette utilisation de l’espace informationnel, notamment via RT mais aussi Sputnik, dans le cadre du soft power russe n’est donc pas nouvelle, et la diffusion d’un discours « pro-russe » et « anti-français » par ce biais dans un espace qui n’a pas de liens particuliers avec la Russie semble particulièrement adéquate.
Même si l’on ne peut réduire la montée du discours anti-français qu’à la seule stratégie russe, il est intéressant de voir que le Mali et le Burkina Faso, pays ayant demandé le retrait des forces françaises et seuls pays ayant suspendu au moins un média du groupe France Médias Monde, représentent à eux deux quasiment 10% du trafic mondial du site Sputnik Afrique [36]. Notons ici que la part de la Côte d’Ivoire dans le trafic mondial de Sputnik Afrique s’élève à elle seule à 7,5% [37]. Ajoutons ici que le Mali, la Guinée et la République centre-africaine, après la fermeture de RT France à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine de 2022, sont devenus des « cibles » pour la réouverture de RT en langue française [38]. Il est également intéressant de voir que cette chaîne russe est diffusée dans un grand nombre de pays de l’ancienne sphère d’influence française tels que la Mauritanie, le Tchad, la République centrafricaine, la Côte d’Ivoire, le Congo et Djibouti.
En plus de la diffusion de RT, Moscou conclut également des accords avec des médias des pays d’Afrique subsaharienne qui comprennent notamment l’échange de contenus et la formation dans les pays concernés de journalistes. L’influence russe passe également par les réseaux sociaux : la maison-mère de Facebook, Meta, a en effet mis fin à plusieurs campagnes d’influence ciblant l’Afrique sur sa plateforme. Visant à promouvoir le discours russe et le sentiment anti-français en misant notamment sur la désinformation, l’utilisation de l’espace informationnel par la Russie a également pour but de légitimer la présence russe en manipulant l’opinion publique dans les pays concernés. La diffusion de petits dessins animés [39] dans les États hébergeant le groupe Wagner, qui diabolisent la France et blanchissent la Russie et ses mercenaires, est un exemple probant d’une stratégie informationnelle basée sur la manipulation de l’opinion et la diffusion de fausses informations.
Conclusion
Ainsi, la lutte d’influence entre la Russie et la France n’est pas nouvelle, mais elle s’accentue incontestablement ces dernières années. Le départ des forces françaises de la République centrafricaine, du Mali et du Burkina Faso, où la Russie renforce sa présence, ne semble pas favorable à l’influence de Paris dans le domaine sécuritaire des pays subsahariens, où le discours anti-français gagne du terrain. La Russie use d’un passé soviétique et d’une stratégie informationnelle qui la présentent sur le continent africain comme un partenaire fiable, qui se démarque de la France par son discours anticolonialiste.
Cependant, la perte d’influence de la France en Afrique n’est pas le seul fait de la présence russe. Elle est avant tout le résultat d’une reconfiguration géopolitique dans laquelle des États de plus en plus puissants, tels que la Russie ou la Chine, usent de moyens politiques, économiques et informationnels afin de concurrencer les puissances dites traditionnelles, comme la France, sur le continent africain. Dans le même temps, les partenaires africains de la France voient en ces nouveaux partenaires un moyen de se détacher symboliquement de l’ancienne puissance coloniale, tout en assurant de nouvelles perspectives économiques. Néanmoins, le développement de l’influence économique de la Russie et de la Chine en Afrique n’a pas que des aspects favorables pour ces pays qui voient leurs dettes augmenter considérablement, notamment vis-à-vis des banques chinoises.
Enfin, même si les sociétés militaires privées russes semblent fleurir en Afrique, il sera nécessaire, à terme, d’établir un bilan de leur présence. Celle-ci n’a pas forcément été décisive en Libye, où le groupe Wagner a été largement déployé, et il en va de même avec le Mozambique, où il s’est retiré après avoir reculé face aux combattants djihadistes. Ainsi, avec l’utilisation massive des SMP, et plus particulièrement du groupe Wagner, par la Russie dans son offensive en Ukraine, il conviendra d’établir un bilan de leur déploiement au Mali, où les attaques djihadistes ne cessent de se multiplier.
Copyright pour le texte 18 février 2023-Lambert/Diploweb.com
Carte 2/2 mise à jour le 20/02/2023
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[1] Il s’agit en effet de la première visite d’un ministre russe des Affaires étrangères au Mali.
[2] Conférence de presse des ministres russe et malien des affaires étrangères, Bamako, 7 février 2023. Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=qtadDRr4Zls&ab_channel=ORTM
[3] La deuxième édition du Sommet Russie-Afrique a lieu à Saint-Pétersbourg en juillet 2023.
[4] La République centrafricaine possédait des accords de défense en plus d’un accord d’assistance militaire technique avec la France.
[5] La France a en effet colonisé l’espace sahélien (actuels Mali, Burkina Faso, Niger, Mauritanie et Tchad) entre 1890 et 1960 ; après les indépendances, Paris a signé de nombreux accords avec les pays de la région et en est resté très proche.
[6] Annexion de la Crimée par la Russie, non reconnue par l’ONU.
[7] La Russie et la Libye de Kadhafi avaient établi de très bonnes relations ; l’entrée en guerre de la France contre le régime libyen n’a jamais été véritablement digéré par Moscou.
[8] Terme utilisé à cette époque pour parler des territoires colonisés par la France.
[9] Il existe trois zones Franc : la zone de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (qui devrait être renommée Eco et devenir la monnaie unique de la CEDEAO), la zone de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) et le Franc des Comores. Certains États issus de la colonisation d’autres puissances européennes, telle que la Guinée équatoriale et la Guinée Bissau sont entrées dans la zone Franc sur leur demande.
[10] Le Mali entre à nouveau dans la zone Franc en 1984.
[11] Les éléments français du Sénégal ont remplacé les forces françaises du Cap Vert, qui étaient également déployées à Dakar.
[12] Un tableau recensant l’évolution des accords de défense et les AMT franco-africains est à retrouver dans C. Evrard, « Retour sur la construction des relations militaires franco-africaines », Relations internationales, n°165, pp.23-42, disponible en ligne : https://hal.science/hal-01475443/document
[13] A. Arkhangelskaya, « Le retour de Moscou en Afrique subsaharienne ? Entre héritage soviétique, multilatéralisme et activisme politique », Afrique contemporaine, 2013/4 (n°248), pp.61-74, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2013-4-page-61.htm
[14] Idem.
[15] Le nom de l’université a été donné en l’honneur de Patrice Lumumba, considéré comme un héros de la décolonisation du Congo belge ; en 1992, l’université est renommée « université russe de l’Amitié des peuples ».
[16] Annonce de la représentante du Ministère russe des Affaires étrangères, M. Zakharova, le 5 février 2023 : https://www.mid.ru/ru/foreign_policy/news/1852408/
[17] Chiffres du SIPRI.
[18] Idem.
[19] Données SIPRI sur la période 2000-2021.
[20] Les manifestations demandant le retrait des forces françaises, et centrée de manière plus générale autour d’un sentiment anti-français, se sont intensifiées ces dernières années : au Mali, de telles manifestations ont eu lieu en 2014, 2017, 2019, 2020, 2021 et 2022 ; au Burkina Faso, en 2021 et 2022 ; au Niger, en 2015, 2021 et 2022 ; au Tchad, en 2021 et 2022 ; au Sénégal en 2021.
[21] L’annonce de l’arrêt de Barkhane a eu lieu en juin 2021, une semaine après l’annonce par le Mali de l’arrêt des opérations militaires conjointes.
[22] A. Arkhangelskaya, « Le retour de Moscou en Afrique subsaharienne ? Entre héritage soviétique, multilatéralisme et activisme politique », Afrique contemporaine, 2013/4 (n°248), pp.61-74, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2013-4-page-61.htm
[23] L’entrée dans un monde aux logiques multipolaires est vue par Moscou comme un moyen de retrouver sa place sur la scène internationale.
[24] À l’exception du Congo et du Mozambique où elle est la deuxième source d’exportation.
[25] Chiffres du SIPRI.
[26] Le premier avait été signé en 1998.
[27] P. Tchoubar, « La nouvelle stratégie russe en Afrique subsaharienne : nouveaux moyens et nouveaux acteurs », note n°21/19, FRS, octobre 2019.
[28] M. Pinel, « Les sociétés militaires privées russes en Afrique : vers un nouveau modèle d’intervention ? », Revue Défense Nationale, février 2022, pp.99-104.
[29] P. Carmody, The New Scramble for Africa, Cambridge, Polity Press (2e éd.), 2016.
[30] J-M. Bos, « L’économie française continue de reculer en Afrique », DW, 2021.
[31] INSEE, 2021.
[32] L. Viallet, « « Non, les entreprises françaises n’ont pas de pré carré économique en Afrique », Les Echos, 23 février 2021, disponible en ligne : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-non-les-entreprises-francaises-nont-pas-de-pre-carre-economique-en-afrique-1292683
[33] Le terme de « Françafrique », qui aurait été employé pour la première fois en 1955 par Félix Houphouët-Boigny, désigne au départ la volonté de certains dirigeants africains de garder une forte proximité avec la France. Ce terme devient très connoté dès la fin du XXème siècle avec la parution en 1998 de l’ouvrage de F-X. Verschave La Françafrique, le plus long scandale de la République. Il est alors utilisé pour désigner l’opacité des relations entre Paris et ses anciennes colonies dans le but de prêter à la France une attitude néocolonialiste.
[34] Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie, juin 2000, disponible en ligne : https://docs.cntd.ru/document/901764263
[35] Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie, juillet 2008, disponible en ligne : https://normativ.kontur.ru/document?moduleId=1&documentId=131926
[36] Données issues de similarweb.com, février 2023
[37] Idem. Même si cela peut paraître peu, la France représente 30% du trafic mondial de Sputnik Afrique, les pays mentionnés apparaissent ensuite dans le top 10 des pays à la part du trafic la plus élevée. La part du trafic ne dit pas forcément que les internautes la lisent et la préfèrent à d’autres médias locaux, mais il semble intéressant de prendre cette donnée en compte, et surtout de voir que ce sont des pays issus de l’ancienne sphère d’influence française qui apparaissent dans ce classement.
[38] Agence Ecofin, « La chaîne russe RT choisit l’Afrique du Sud pour s’établir en Afrique francophone », juillet 2022.
[39] Ces dessins animés ont commencé à apparaitre en 2018 en Centrafrique, avec la diffusion de « L’Ours et le Lion », et d’autres vidéos ont été diffusées dernièrement dont le but était de discréditer la présence française et d’appuyer sur le discours anticolonialiste en Afrique.
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