Mathieu Boulègue. Analyste spécialisé sur l’espace post-soviétique. Research Fellow pour le programme Russie et Eurasie de Chatham House. Responsable du programme Sogdiane sur l’Eurasie pour le think-tank CapEurope.
Voici une étude époustouflante de maîtrise. Research Fellow de Chatham House, Mathieu Boulègue démontre pourquoi la Russie se retrouve aujourd’hui face à un dilemme pour l’instant insoluble entre coopération et compétition avec LA grande stratégie chinoise de ce début de siècle. Un texte de référence pour comprendre les relations Russie-Chine et les perspectives de chacun de ces acteurs géopolitiques.
DEBUT juillet 2017, les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping se rencontraient à Moscou dans le cadre d’une visite officielle de la Chine afin d’approfondir la coopération stratégique entre les deux États. Si, depuis 2015, Beijing et Moscou ont opéré un rapprochement bilatéral d’ampleur, peut-on réellement qualifier leurs relations de « partenariat stratégique » ? En effet, l’exemple des divergences grandissantes entre l’Union Economique Eurasienne [1] (UEE), pilotée par Moscou d’une part, et la Belt & Road Initiative [2] (BRI), gérée par Beijing d’autre part, permet de remettre en question l’aboutissement d’une collaboration réellement « stratégique » sur le long terme. Ainsi, l’apparente « lune de miel » caractérisant en 2017 les relations sino-russes ne saurait cacher les tensions persistantes entre les deux puissances, dont l’exemple le plus probant est en 2017 le caractère a priori irréconciliable de l’interaction entre l’UEE et la BRI.
La première partie de l’article s’attache à démasquer les zones d’ombres de cette « lune de miel » bilatérale afin d’en identifier les principaux points de divergence. La seconde partie rend compte des tensions entre Moscou et Beijing dans le contexte de la recherche d’un couplage entre l’Union Eurasienne et les « Nouvelles Routes de la Soie ».
La crise économique et financière qui affecte la Russie depuis 2008 et les conséquences des sanctions internationales contre Moscou marquent l’ouverture d’un réel « tournant » asiatique de la Russie en direction de la Chine – un tournant qui avait été toutefois initié avant 2008 mais qui a été accéléré depuis 2014 [3] et renforcé par la visite d’État du président Poutine en Chine en mai 2014. C’est sur cette nouvelle base qu’il convient d’appréhender la relation bilatérale.
Les relations bilatérales ont également été positivement impactées par l’arrivée au pouvoir du président Xi en 2012, qui semble avoir développé une affinité personnelle notable avec Vladimir Poutine. Le président Xi a d’ailleurs effectué sa première visite officielle en tant que président de la République populaire de Chine (RPC) à Moscou en mars 2013.
Moscou et Pékin convergent globalement sur le sens à donner à leur diplomatie et leurs intentions stratégiques l’une vis-à-vis de l’autre. Ainsi, les relations bilatérales sont officiellement fondées sur les principes d’égalité et de non-ingérence – deux leitmotiv fondamentaux qui tiennent à cœur à la Russie.
La non-ingérence revêt une importance particulière au regard des « points chauds » du moment – entre autres, Ukraine pour la Russie et Vietnam et mer de Chine Méridionale pour la Chine. Sur ces dossiers, les deux États se soutiennent mutuellement et évitent toute critique dans des affaires jugées comme « intérieures ». La non-ingérence dans les affaires internes et externes des États a d’ailleurs fait l’objet d’une caractérisation officielle entre la Russie et la Chine dans le cadre de la Joint Declaration on Promotion and Principles of International Law datant de juin 2016 [4].
La relation sino-russe est également fondée sur un « axe de convenance » [5] basé sur la stabilité stratégique que la Chine insiste pour qualifier de « mutuellement avantageuses ».
Les deux puissances disposent de visions du monde relativement alignées et font part d’un diagnostic du système international concordant : rejet des valeurs libérales et de la démocratie occidentale (et notamment américaine [6]), utilisation de la force ou de la menace de la force pour défendre les intérêts nationaux, etc. Les fondamentaux de leur politique étrangère, à différents degrés, sont par conséquent relativement proches.
La vision commune du système international s’illustre par exemple au travers de la réaction chinoise à l’intervention militaire russe en Syrie depuis septembre 2015 : Beijing a, en effet, largement insisté sur les « bénéfices » liés à l’intervention russe en Syrie dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international et le maintien de la stabilité régionale, tout en argumentant – dans le sens de Moscou – que les opérations militaires russes étaient synonyme de l’échec de la politique occidentale au Moyen-Orient [7].
La relation sino-russe est donc « stratégique » au sens premier du terme. Elle est également pragmatique car les deux puissances font en sorte que la coopération ne soit pas affectée par de simples anicroches.
Les deux puissances s’accordent également sur le fait qu’une relation bilatérale bancale vaut mieux qu’une forte présence américaine dans la région, donnant par conséquent un certain vernis (quoique non pleinement assumé) anti-américain et anti-unipolaire à la coopération sino-russe [8]. A titre d’exemple, les deux États ont une concordance de vue sur la question du déploiement du système de défense américain THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) en Corée du Sud.
En ce sens, la relation sino-russe est donc « stratégique » au sens premier du terme. Elle est également pragmatique car les deux puissances font en sorte que la coopération ne soit pas affectée par de simples anicroches ou des tensions non-résorbées [9].
Les intérêts nationaux de long terme entre la Russie et la Chine semblent toutefois diverger sur la coloration à donner au « nouveau ordre mondial » [10]. Là où Moscou conçoit les évolutions stratégiques futures dans un monde tripolaire avec la Chine et les États-Unis, Beijing perçoit le système international comme fondamentalement bipolaire avec Washington [11]. En ce sens, la Russie peut être un partenaire de la Chine mais pas LE partenaire privilégié, et encore moins son égal. Cette équation demande par conséquent à Beijing de ménager les susceptibilités russes quant à la réelle « égalité » des relations bilatérales, évitant ainsi d’abuser de sa position dominante grandissante.
La place des États-Unis et de l’Occident dans le système international n’est également pas la même : alors que la Russie cherche clairement à faire contrepoids au monde unipolaire et proposer une vision alternative du système international, la Chine cherche seulement à contrebalancer la puissance occidentale au profit de Beijing, sans toutefois la remettre en question ou la menacer directement, du moins pour l’instant.
Fort est de constater que Moscou semble avoir aujourd’hui plus besoin de la Chine que l’inverse, aussi bien sur le plan économique qu’en matière de recherche de contrepoids diplomatique. En effet, toute vision alternative à l’ordre international tel que voulue par la Russie ne pourra se faire sans l’appui économique et financier de la Chine. En ce sens, Beijing n’a pas d’intérêt réel à former une alliance stratégique formelle avec la Russie [12], au risque de s’aliéner les intérêts américains et multilatéraux ainsi que de mettre en péril sa stratégie de développement par le biais de la Belt & Road Initiative (BRI). Beijing a également été quelque peu refroidi par ce qui est perçu comme l’imprévisibilité de la politique étrangère russe, comme en témoigne son action en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014.
Au mieux – et faute d’animer une réelle coopération stratégique formelle – les deux puissances forment aujourd’hui une sorte d’entre-deux caractérisé par une « alliance molle » (soft alliance) [13] fondée sur le partage d’intérêts stratégiques communs sur le moyen terme mais sur des visions potentiellement adverses du système international sur le long terme.
Face aux points de divergence mentionnés, la Russie conserve vis-à-vis de Beijing une approche pragmatique de la montée en puissance chinoise dans l’espace post-soviétique. En réalité, en matière de perception en politique étrangère, les élites russes parlent de manière croissante de la « menace chinoise » et ont pleine conscience du différentiel de puissance entre les deux États, ce au détriment de la Russie. Moscou estime, officieusement, que « l’axe de commodité mutuel » [14] au niveau économique entre la Russie et la Chine risque de transformer le pays en simple pourvoyeur de matières premières vers la Chine et en simple pays de transit pour les infrastructures ferroviaires de la Belt & Road Initiative.
A grand renfort de média d’État, les élites russes font régulièrement passer le message que la Russie pourrait, à terme, potentiellement perdre une partie de ses territoires dans le Grand Est et en Sibérie, tombés sous le joug d’une hypothétique domination économique puis territoriale chinoise dans une logique « néocoloniale ». La peur de « l’invasion chinoise » dans le Grand Est russe n’est toutefois pas encore confirmée, ni au niveau des investissements chinois dans la région, ni au niveau de l’afflux de travailleurs chinois [15]. Ainsi, cette peur de la prise de contrôle chinoise est employée sciemment par Moscou dans le but de renforcer un imaginaire collectif sinophobe auprès de la population russe, et ce faisant tenter d’opérer une forme de contrepoids idéologique.
L’asymétrie sino-russe au niveau économique, au bénéfice de la Chine, s’est considérablement renforcée avec le « pivot asiatique » russe et la signature de nombreux contrats dans des secteurs clés (énergie, finance, défense, etc.).
A tel point que Moscou doit désormais accepter de manière résignée – mais non sans protestation – d’être le « partenaire junior » [16] d’une Chine économiquement et financièrement dominante dans la région. En effet, à mesure que la Russie effectue elle aussi un « pivot asiatique », elle renforce de facto l’asymétrie de la relation bilatérale au profit de Beijing. Un dilemme aujourd’hui insoluble pour Moscou, faute d’accepter de se retrouver le vassal de la Chine dans son propre « étranger proche » post-soviétique.
L’asymétrie sino-russe au niveau économique, au bénéfice de la Chine, s’est considérablement renforcée avec le « pivot asiatique » russe et la signature de nombreux contrats dans des secteurs clés (énergie, finance, défense, etc.). Depuis fin 2009, la Chine est désormais le premier partenaire commercial de la Russie (10% des échanges) – alors que la Russie n’était que le 16e partenaire de la Chine en 2016 (environ 3% des échanges). Ce faisant, la Russie reste un « petit » partenaire commercial pour la Chine, représentant par là-même un déséquilibre considérable dans les termes de l’échange. A noter que la Chine est également le premier investisseur étranger en Russie, et présente dans toutes les régions russes au travers de participations d’entreprises et de prêts syndiqués de l’Exim Bank et la China Development Bank.
La coopération économique bilatérale vise l’objectif de 200 milliards de dollars d’échange annuels d’ici 2020 – un chiffre qui sera compliqué à tenir : les échanges commerciaux sont passés de 95 milliards de dollars en 2014 à 60 milliards en 2016, corollaire de la baisse de la demande intérieure russe et de la chute du prix des hydrocarbures.
Les divergences mentionnées se retrouvent en 2017 de manière relativement visible dans le cadre de la recherche d’interactions entre l’Union Economique Eurasienne (UEE), portée par Moscou, et la Belt & Road Initiative (les « Nouvelles Route de la Soie ») soutenue par la Chine.
En bien des points, l’année 2015 a été marquée par des événements majeurs dans le cadre du développement des relations sino-russes : entrée en vigueur de l’Union Economique Eurasienne (UEE) le 1er janvier 2015, mise en place des premiers projets de la Belt & Road Initiative (BRI, à l’époque appelée One Belt-One Road) et signature, le 8 mai 2015, d’une déclaration d’intégration de l’UEE et de la Silk Road Economic Belt (voie terrestre de la BRI) par les présents Xi et Poutine.
Malgré les effets d’annonce sur une potentielle coopération (voire intégration) entre les deux projets quasi-messianiques des présidences Xi et Poutine, la réalité est plus complexe et incarne aujourd’hui les points de divergences grandissants entre les deux États.
En matière de finalités et de représentations, l’UEE et la BRI n’ont strictement rien de comparable. La liste des divergences est longue mais se résume aisément de manière schématique.
En résumé, là où l’UEE est une réinterprétation protectionniste de l’Eurasie post-soviétique, la BRI représente une réinvention de la projection de puissance chinoise dans le monde. Là où l’UEE est un vecteur russe avant tout géopolitique mais dont le bras armé géoéconomique est vacillant, la BRI propose une approche fonctionnaliste du régionalisme de manière avant tout géoéconomique.
Au-delà des finalités, les moyens investis et l’impact économique des deux projets sont difficilement comparables. D’un part, l’UEE est probablement à l’heure actuelle la seule union douanière dans le monde dont le commerce intra-zone soit déficitaire, synonyme évident d’un affaiblissement considérable du marché intérieur. En effet, la balance commerciale intra-UEE s’élevait à -11% en 2015 et -25% en 2015 [17]. L’UEE est également indexée à la santé économique de la Russie, Moscou représentant près de 90% du PIB cumulé de l’Union et plus de 60% des exportations intra-zone.
Face à cette asymétrie grandissante, tant au niveau économique que politique, l’un des points de friction potentiels entre la Russie et la Chine pourrait se concentrer dans les années à venir sur la façon de réconcilier l’UEE et la BRI et de les faire interagir.
La plupart des projets d’intégration plus poussés au sein de l’UEE (marché commun de l’énergie, monnaie commune, etc.) sont pour l’instant retardés et Moscou n’hésite pas à utiliser l’Union comme une arme de pression politique contre ses membres. Croulant sous le poids de problèmes structurels non-résolus (« guerre douanière » entre la Russie et le Kazakhstan sur fond de droits de douanes de l’Union, moratoire sur les droits de douane pour le Kirghizstan, tensions intra-UEE, désaccords politiques, etc.), l’Union Eurasienne pourrait rapidement devenir le cinquième projet d’intégration régionale post-soviétique mort-né…
D’autre part, la Belt & Road Initiative (BRI) – et notamment son volet terrestre de la Silk Road Economic Belt – représente un potentiel total d’investissements estimé, du moins sur le papier, à plus de 21 000 milliards de dollars, soit environ la moitié du PIB mondial actuel. En ce sens, la BRI sert réellement à ventiler l’importante hyper-accumulation d’excédents financiers chinois, représentant par là-même un projet fondamentalement géoéconomique. Toujours est-il que le commerce entre la Chine et l’espace post-soviétique a été multiplié par 10 en moins de 10 ans, passant de 5 milliards de dollars en 2005 à plus de 50 milliards en 2014.
Au-delà du commerce pur, la BRI dispose d’armes financières telles que la China Development Bank (jusqu’à 900 milliards de dollars investis dans 65 pays jusqu’en 2049), le Silk Road Fund créé en novembre 2014 (40 milliards de dollars d’investissements pour promouvoir les investissements privés le long du tracé de la Silk Road Belt) ou encore la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), créée en octobre 2014 et disposant d’environ 50 milliards de dollars de capitalisation pour les projets labélisés Routes de la Soie.
Face à cette asymétrie grandissante, tant au niveau économique que politique, l’un des points de friction potentiels entre la Russie et la Chine pourrait se concentrer dans les années à venir sur la façon de réconcilier l’UEE et la BRI et de les faire interagir.
Le 9 mai 2015, la Russie et la Chine signaient un accord de coopération portant sur la coordination du développement des relations entre l’UEE et la BRI, prévoyant même de mettre en place une future zone de libre-échange (ZLE) commune avec la Chine. La volonté d’interaction entre les deux projets a depuis été confirmée en juin 2016 par le président Vladimir Poutine, appelant de son souhait la création d’un « grand partenariat eurasiatique » [18], puis en août 2016 lors de la signature d’un Comprehensive Eurasian Partnership, scellant la collaboration officielle entre l’UEE et la BRI sur la base de la connectivité et la recherche de projets communs considérés comme mutuellement bénéfiques [19]. De manière relativement schématique, la Russie a besoin des infrastructures de transport pour développer l’UEE, les pays récipiendaires (et plus particulièrement la région centrasiatique) ont besoin des investissements BRI et la Chine a besoin des débouchés pour ses excédents financiers.
Marqué par une froideur initiale en 2013 quant à toute forme d’interaction avec le projet BRI, Moscou a depuis opéré un volte-face relativement spectaculaire, prenant même les devants de la coopération dès 2015. Entre temps, la Russie a probablement compris que les bénéfices réels de l’interaction avec le projet chinois dépassaient les risques. De plus, le Kremlin a probablement intégré que la meilleure façon de conserver son influence en Eurasie serait de rééquilibrer son rôle dans la région tout en s’accommodant (et en accommodant) les ambitions chinoises.
Malgré la volonté officiellement assumée de faire interagir les deux projets, la logique de couplage ne semble pas fondée sur les mêmes intentions. En effet, les réticences mutuelles sont nombreuses à collaborer sur une base plus approfondie. Les suspicions mutuelles se ressentent, côté russe, quant aux intentions chinoises avec les projets BRI et côté chinois quant à la rationalité économique (si ce n’est la viabilité à long terme) de l’UEE.
Pour la Chine, le territoire russe n’est qu’un incrément et un vecteur logistique parmi tant d’autres (...)
De manière plus concrète, l’hyper-régulation normative imposée par l’UEE s’accommode mal avec la souplesse des projets Routes de la Soie proposés par la Chine. La BRI ne représente en cela qu’une « agence de régulation » financière et n’existe pas comme entité supranationale – contrairement à l’Union Eurasiatique. Aussi, la politique de régulation extrême de l’UEE représente autant de blocage pour la BRI : existence de quotas en matière de politique commerciale, régulations techniques complexes, politique anti-trust et anti-dumping, etc. De plus, le protectionnisme commercial inhérent à l’UEE empêchera, sur le long terme, la mise en place d’une zone de libre-échange avec la Chine.
Pour la Chine, le territoire russe n’est qu’un incrément et un vecteur logistique parmi tant d’autres, d’autant plus que la Russie n’est pas une finalité en soi mais un pays de transit vers les marchés de consommation européens. Au final, la Russie a conscience qu’elle a plus besoin de la BRI que l’inverse n’est vrai. A Moscou de réaliser son propre « lobbying » pour que le territoire russe ne soit pas le grand absent des tracés ferroviaires de la Silk Road Economic Belt et pour que la Russie reste malgré tout un pays de transit continental entre la Chine et les espaces de consommation européens.
Beijing préfère évoluer dans un cadre strictement bilatéral plutôt que de passer par une structure supranationale institutionnalisée. Face à l’UEE, la Chine avance des accords bilatéraux avec ses États membres (notamment centrasiatiques) plutôt que d’utiliser l’Union comme une plateforme de négociation régionale. Autant de « portes de sortie » et d’échappatoires pour les États membres de l’UEE face à la Russie. Au final, les deux projets semblent pour l’instant « incompatibles conceptuellement » [20].
Au regard de la complexe interaction entre l’UEE et la BRI, la Russie craint que son projet multilatéral ne se retrouve, à terme, « noyé » au sein des projets Routes de la Soie. En 2017, le Kremlin fait par conséquent face à un dilemme encore non résolu entre coopération et compétition plus poussées avec la BRI dans le sens où trop de compétition pourrait pousser la Chine a complètement ignorer la Russie dans les tracés des corridors terrestres de la BRI alors que trop de coopération impliquerait un démantèlement des barrières douanières protectionnistes qui permettent pour l’instant à l’UEE d’exister face au commerce chinois.
Plutôt que de se retrouver ceinturée (le jeu de mot est facile…) par la Chine, la Russie pourrait tenter de faire contrepoids aux avancées des projets BRI dans son « étranger proche » post-soviétique par différents moyens de pression.
Moscou doit toutefois se résigner face à l’idée que la Russie n’est plus en mesure d’enrayer la montée de l’influence chinoise dans la région face à une Union Eurasienne en berne. En effet, il convient de rappeler que la Russie reste, au mieux, un client et un utilisateur de la Silk Road Economic Belt parmi d’autres et non pas un prescripteur de son évolution. La Chine dispose par conséquent, jusqu’à preuve du contraire, de la capacité de faire participer ou à l’inverse d’ignorer le territoire russe en matière de développement logistique des Routes de la Soie. L’inverse n’est pas vrai, la Chine réalisant déjà des projets labélisés BRI dans les États membres de l’UEE.
Plutôt que de se retrouver ceinturée (le jeu de mot est facile…) par la Chine, la Russie pourrait tenter de faire contrepoids aux avancées des projets BRI dans son « étranger proche » post-soviétique par différents moyens de pression. En premier lieu, Moscou se sert de la plateforme de l’Organisation de Coopération de Shanghai [21] (OCS) pour tenter d’opérer un balancier multilatéral. C’est en partie le sens à donner à l’élargissement de l’OCS à l’Inde et au Pakistan en 2015. Le problème est que le statut exact de l’OCS dans l’architecture UEE/BRI n’est pas encore réglé.
En deuxième lieu, la Russie pourrait tenter de bloquer certaines initiatives chinoises sous label BRI dans les pays de l’Union Eurasienne en insistant pour que les projets chinois adoptent les régulations et standards de l’UEE au préalable de toute coopération. L’Union Eurasienne pourrait donc potentiellement devenir une sorte d’arme de chantage géoéconomique permettant de contenir les avancées chinoises dans « l’étranger proche » russe.
Face à ces problèmes d’interaction, Moscou fait son possible pour (littéralement) éviter de rater le train en marche et de se rassurer quant aux intentions chinoises de faire coopérer l’UEE et la BRI.
En troisième et dernier lieu, Moscou compte probablement de servir des avancées chinoises dans la région afin que les États post-soviétiques opèrent une forme de balancier au profit de la Russie dans le but de limiter l’influence chinoise. Il en va ici de la « question chinoise » en Asie centrale, dans le Caucase et en Europe de l’Est, corollaire de la dichotomie entre sinophobie culturelle et « sino-optimisme » économique.
Face à ces problèmes d’interaction, Moscou fait son possible pour (littéralement) éviter de rater le train en marche et de se rassurer quant aux intentions chinoises de faire coopérer l’UEE et la BRI. Si l’acceptation de l’UEE par la Chine est primordiale pour Moscou, et Beijing l’a bien compris, l’inverse n’est pas vrai : la Chine n’a pas fondamentalement besoin du territoire russe pour pérenniser les tracés des Routes de la Soie.
Beijing utilise pour l’instant la rhétorique de la connectivité et du couplage entre les deux projets ainsi que les bénéfices économiques mutuels, ne serait-ce que pour ne pas froisser la sensibilité russe et rassurer le Kremlin que les deux puissances jouent bien sur un pied d’égalité. La question est de savoir pour combien de temps encore [22]. En effet, l’acceptation, purement symbolique, de la place de l’UEE dans l’écosystème BRI pourrait être renversée sur décision chinoise.
La Chine se garde également de devenir un acteur sécuritaire trop présent, notamment en Asie centrale, afin de ne pas empiéter de manière visible sur le « partage des tâches » implicite entre les deux États dans la région centrasiatique. A moins que Beijing ne soit un jour obligé d’intervenir militairement afin de protéger ses investissements et sécuriser ses infrastructures Routes de la Soie en cas d’impact sécuritaire majeur en Asie centrale. La question finira peut-être par se poser un jour…
Il est encore trop tôt, fin 2017, pour affirmer que les « Nouvelles Routes de la Soie » seront le fossoyeur de l’Union Eurasienne, destinée à être progressivement « absorbée » dans un carcan collaboratif « à la chinoise ». Il est également encore trop tôt dans la genèse des deux projets phares russe et chinois du XXIe siècle quelle forme exacte prendra leur inévitable intrication. Toujours est-il que la Russie se retrouve aujourd’hui face à un dilemme pour l’instant insoluble entre coopération et compétition avec LA grande stratégie chinoise de ce début de siècle. Au mieux, Moscou pourra compter sur une « interdépendance asymétrique » [23] vis-à-vis de la Chine mais aura de plus en plus de mal à faire valoir ses intérêts dans la région couverte par la Silk Road Belt – au risque d’accélérer sa vassalisation économique puis stratégique, corollaire de l’apparition de considérations sécuritaires déjà palpables.
Les tensions grandissantes dans la relation bilatérale pourraient s’incarner, dans les mois à venir, en contrepoint de la difficile interaction entre l’Union Eurasienne et la Belt & Road Initiative. Des axes de coopération possibles demeurent et pourraient être exploités dans les années à venir à mesure que la coopération entre l’UEE et la BRI devient une question critique. On peut par exemple citer la possibilité d’inscrire les deux projets au-delà d’une logique commerciale pure afin de les faire interagir du point de vue du marché du travail, des investissements croisés, des coopérations industrielles, etc. Aussi, Moscou et Beijing pourraient faire interagir leurs projets respectifs afin de réaliser un contrepoids aux divers projets américains et tenter de réorienter les termes de l’échange mondiaux à leur avantage.
Comme souvent, les relations interétatiques ne sont que le reflet des perceptions que les États ont d’eux-mêmes et de leur marge de manœuvre sur l’échiquier mondial. De ces perceptions entre la Russie et la Chine dépendra en grande partie la nature de l’équilibre stratégique mondial à venir.
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Plus
Vidéo. Isabelle Facon (FRS). Les relations entre la Russie et l’Asie
[1] Inaugurée le 29 mai 2014, l’UEE compte en août 2017 cinq membres (Russie, Kazakhstan, Biélorussie, Arménie, Kirghizstan), le Tadjikistan se trouvant en marche pour une possible accession. L’Ouzbékistan, le Turkménistan et la Moldavie font office, nolens volens, de candidats potentiels à l’UEE.
[2] Regroupant en 2017 environ 65 Etats intéressés, le projet des « Nouvelles Routes de la Soie » terrestres et maritimes a été officiellement inauguré par le président chinois Xi Jinping en 2013.
[3] Luzyanin S.G. (head) et al. ; Zhao H. (head) et al. (2015), Russian-Chinese Dialogue : the 2015 model, Russian International Affairs Council (2015), Report 18/2015.
[4] The Declaration of the Russian Federation and the People’s Republic of China on the Promotion of International Law, Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, 25 juin 2016.
[5] Bobo Lo (2008), Axis of Convenience : Moscow, Beijing, and the New Geopolitics, Brookings & Chatham House.
[6] Alexander Gabuev (2017), China and Russia : Friends with strategic benefits, The Interpreter, Op-Ed, April 7, 2017.
[7] Marcin Kaczmarski et Jakub Jakóbowski (2016), China on Russia’s intervention in Syria, OSW Commentary, Center for Eastern Studies, n°193, 19.01.2016.
[8] Niklas Swanström (2014), Sino–Russian Relations at the Start of the New Millennium in Central Asia and Beyond, Journal of Contemporary China, Volume 23, 2014 - Issue 87, pages 480-497.
[9] Samuel Charap, John Drennan and Pierre Noël (2017), Russia and China : A New Model of Great-Power Relations, Survival, vol. 59 no.1, February–March 2017, pp. 25–42.
[10] Dmitri Trenin (2015), From Greater Europe to Greater Asia ? The Sino-Russian Entente, Carnegie Moscow, April 2015.
[11] Bobo Lo (2017), New Order for Old Triangles ? The Russia-China-India Matrix, Russie.Nei.Visions, n°100, IFRI, April 2017.
[12] Fu Ying (2016), How China Sees Russia, Foreign Affairs, Essay, January/February 2016.
[13] Alexander Gabuev (2015), A “Soft Alliance” ? Russia-China Relations After The Ukraine Crisis, Policy Brief, European Council on Foreign Relations, February 2015.
[14] Céline Marangé (2015), Le rapprochement de la Russie avec la Chine : le triomphe de la stratégie sur la tactique ?, Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM), Note de recherche stratégique n°19, mai 2015.
[15] Alexander Gabuev & Vita Spivak (2016), Should Russia Be Afraid of Chinese Plans in the Far East ?, Carnegie Moscow, 7.06.2016.
[16] Isabelle Facon (2015), Quel tournant asiatique pour la Russie ?, Revue Défense Nationale, n°781, juin 2015.
[17] Statistiques de l’UEE et voir Iana Dreyer and Nicu Popescu (2014), The Eurasian Customs Union : The economics and the politics, EUISS Brief, 11/2014.
[18] Russian Beyond The Headlines, Putin proposes formation of a ’great Eurasian partnership’, June 17, 2016.
[19] Timofei Bordachev (2016), Russia’s Pivot to the East and Comprehensive Eurasian Partnership, Valdai Discussion Club, 31.08.2016.
[20] Catherine Putz (2016), China’s Silk Road Belt Outpaces Russia’s Economic Union, The Diplomat, March 10, 2016.
[21] Créée en juin 2001, l’OCS compte en 2017 huit États membres (Russie, Chine, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan et Ouzbékistan ainsi que Inde et Pakistan depuis juin 2017) et quatre membres observateurs (Biélorussie, Iran, Afghanistan, Mongolie).
[22] François Godement et al. (2016), China And Russia : Gaming The West ?, China Analysis, European Council on Foreign Relations, October 2016.
[23] Alexander Gabuev (2016), Friends With Benefits ? Russian-Chinese Relations After the Ukraine Crisis, Carnegie Moscow, Paper, June 29, 2016.
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