Ukraine : quelles perceptions du conflit par les think tanks occidentaux ? Convergences et divergences

Par Alix DELORME, Marc VERSINI-CAMPINCHI, le 18 mai 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Alix Delorme et Marc Versini-Campinchi sont étudiants en Master à l’ISIT.

Quelle est la perception de différents think tanks occidentaux du conflit russo-ukrainien ? Cette présentation non exhaustive mais significative des analyses émises autour de cette situation géopolitique permet d’apprécier les convergences et - rares - divergences.

APRES avoir reconnu l’indépendance des "républiques populaires" de Donetsk et de Louhansk le 21 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine trois jours après, le 24 février 2022. Cette invasion signe alors la relance d’une guerre d’agression russe engagée en mars 2014 par l’annexion russe de la Crimée, en dépit de ses engagements internationaux, notamment par le mémorandum de Budapest (1994) quant aux frontières de l’Ukraine. Nous aborderons ici la perception de différents think tanks occidentaux du conflit russo-ukrainien, ceci dans le but d’établir une présentation non exhaustive mais significative des analyses émises autour de cette situation géopolitique.

Ukraine : quelles perceptions du conflit par les think tanks occidentaux ? Convergences et divergences
MINARM (France) Point de situation en Ukraine 17 mai 2022
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Crédits : MINARM. Source https://infogram.com/1t4m3lxk6koxv3bw1m8yl06e93fdy7xk0z8 Consulté le 18 mai 2022. Cette carte est régulièrement actualisée. Cette page présente aussi les versions précédentes ce qui permet d’apprécier les évolutions.
MINARM

Le 24 février 2022 le think tank britannique (hors UE) Chatham House publiait un article nommé « Moscow’s fabrication of excuses for renewed war » [1] (« Les prétextes russes pour une nouvelle guerre »), un titre qui en dit long sur un point de vue occidental de l’invasion russe en Ukraine. Cet article a été complété par « Debunking Russia’s legal justifications to war » [2] (« Dénoncer la mascarade juridique russe justifiant la guerre »), qui dénote une volonté de démontrer de manière logique, mais surtout via les bases du droit international et des Nations Unies, que les raisons juridiques qu’avance la Russie pour justifier son invasion ne sont pas recevables au regard de la réalité des faits. L’utilisation du terme « renewed war » est par ailleurs significative : cette guerre avait déjà commencé depuis bien longtemps. En effet, le 24 février 2022, la Russie n’a fait que mettre en œuvre ce que certains redoutaient depuis plusieurs mois, à commencer par les think tanks et services de renseignement anglo-saxons. C’est d’ailleurs assez visible dans les publications du think tank américain Belfer Center qui, dans une publication du 19 janvier 2022, évoquait une situation déjà critique [3]. À la mi-janvier 2022, alors que le conflit n’avait pas encore éclaté, le think tank évoquait déjà la possibilité d’une invasion russe sur le territoire ukrainien comme de plus en plus probable. On notera par ailleurs que les think tanks américains ont porté un regard bien plus négatif sur la situation, que ne l’ont fait les think tanks européens, en condamnant par exemple l’utilisation d’une théorie des relations internationales erronée, l’idéalisme, au détriment du réalisme. Théorie selon laquelle chaque État devrait veiller à garantir sa sécurité et étendre sa puissance dans un contexte de compétition perpétuelle, plutôt que de promouvoir une diplomatie ouverte et multilatérale [4]. Dans « The West is sleepwalking into war in Ukraine » (L’Occident se rapproche de la guerre en Ukraine à la manière d’un somnambule), publié le 23 février 2022, le Belfer Center laisse transparaître une incompréhension patente face aux réponses apportées par les États-Unis et l’Union européenne pour répondre aux tensions présentes. Le think tank condamne également une stratégie qu’il juge inadaptée et des réponses insatisfaisantes face à un Vladimir Poutine sûr de lui [5]. Au-delà de tout ce qui a pu être évoqué, ce qui transparaît surtout dans les publications du Belfer Center est la critique d’une Union européenne jugée trop dépendante de la relation russo-américaine et incapable de subvenir à ses besoins en matière de sécurité. En France, l’Institut Montaigne évoque une crise qui « se profile depuis l’automne » (2021) et qui s’incarne principalement autour du président français Emmanuel Macron, mais aussi automatiquement autour de l’UE, puisque ce dernier préside le Conseil des ministres de l’Union européenne au 1er semestre 2022. Le 8 février 2022, ce think tank fait d’Emmanuel Macron le véritable arbitre du conflit, occultant les États-Unis, pourtant bien présents, des négociations, alors même que la relation entre le chef d’État français et Vladimir Poutine était d’abord décrite comme « étrange », évoquant même « un soupçon de complaisance à l’égard de Moscou ». La prise d’initiative du président Emmanuel Macron apparaît avant tout comme permettant à l’Union européenne d’exister dans les négociations, mais surtout comme étant positive pour les 27, pour qui la présence sur cette scène est importante, de par la proximité géographique du conflit et l’enjeu démocratique en cours.

Si les think tanks espagnols et britanniques n’évoquent pas forcément les négociations à travers le prisme du Président français, l’Institut Montaigne quant à lui évoque ce moment comme étant celui pour Emmanuel Macron d’incarner véritablement l’Union européenne, apparaissant ainsi comme la voix naturelle de l’Union, un peu à la manière du Président Mitterrand dans les années 1980 [6]. Le Real Instituto Elcano évoque quant à lui une exclusion de l’Union européenne des discussions bilatérales, alors même que celle-ci doit se préparer à une confrontation dans laquelle elle se doit d’être au premier plan [7]. Cette crise est chargée de dangers certes, mais elle pourrait permettre à l’Union européenne d’affirmer son rôle en termes de sécurité tout en renforçant les relations transatlantiques [8]. Si l’Union européenne a été mise à l’écart dans les discussions, cela n’a cependant pas fissuré la cohésion occidentale, toujours selon le think tank espagnol. Par ailleurs, en janvier 2022, le Real Instituto Elcano estimait que la réponse la plus efficace aux évolutions de la crise semblait forcément passer par la préservation de la relation entre l’Union européenne et les États-Unis, dans le cadre de l’OTAN notamment. La réponse apportée doit pouvoir montrer que l’Union européenne et les États-Unis restent des partenaires prioritaires sur les questions sécuritaires. Par ailleurs, la crise doit venir renforcer la confiance entre les deux alliés et apaiser les craintes d’une « Europe de la défense » qui prendrait le pas sur le pacte transatlantique. Les États-Unis ne peuvent pas se désintéresser des affaires de l’Union [9].

Beaucoup plus que les think tanks américains, les think tanks européens abordent massivement la question de l’arme nucléaire et la possibilité de son utilisation par la Russie. Dans l’un de ses articles, Chatham House évoque dans l’ordre suivant : la possibilité d’utilisation de l’arme nucléaire, de quelle manière pourrait répondre l’OTAN et en dernier lieu de quelle manière l’Ukraine (hors OTAN), qui est pourtant la première concernée, répondrait et serait impactée par une guerre nucléaire [10]. En cela, il est intéressant de percevoir l’égocentrisme qui règne dans les différentes publications en France, au Royaume-Uni ainsi qu’en Espagne, puisque ce n’est jamais l’Ukraine qui est placée au centre des préoccupations, mais bien l’ordre sécuritaire de l’UE et la cohésion occidentale dans son ensemble. Concernant la réponse qu’il faudra apporter au conflit s’il venait à dégénérer, dans un article datant du 22 février 2022, l’Institut Montaigne préconise une riposte stratégique de l’Union, qui affaiblirait la Russie sur le long terme, les sanctions étant considérées comme insuffisantes. Il faut selon cet Institut cesser de croire que la diplomatie est la solution et qu’elle peut se substituer à la force, qu’il est temps au contraire de mettre en place une « Europe de la défense » [11]. Ce qui ressort des articles de l’Institut Montaigne est que ce n’est pas la présence de l’OTAN aux frontières de la Russie qui menace Moscou mais plutôt l’extension de la démocratie [12], tandis que pour le Real Instituto Elcano ce n’est pas uniquement la question de la préservation de la démocratie qui importe à l’UE dans ce conflit, mais également le renforcement de la relation transatlantique [13]. Par dessus tout, ce n’est donc pas uniquement la démocratie que la guerre semble ébranler mais bien la sécurité internationale et plus particulièrement la sécurité de l’UE. L’Institut Montaigne souligne que l’invasion de l’Ukraine par la Russie incarne l’échec de la dissuasion et des sanctions, combiné à un interventionnisme américain de plus en plus limité qui représente bel et bien une fracture, à la fois en termes de politique étrangère, mais aussi pour l’Occident [14].

Toute guerre crée des dissensions : si l’Union européenne a relativement bien promu son label d’« union » depuis l’entrée en guerre de la Russie le 24 février 2022, à la surprise de certains (la Russie notamment, qui comptait exploiter le « désarroi occidental » à son avantage) [15], tous les gouvernements de l’UE ne sont pas pour autant au diapason et certaines divergences demeurent. Il est en premier lieu important de rappeler que les dirigeants des 27 ont été capables de mettre de côté leur pusillanimité souvent reprochée, en infligeant à la Russie cinq salves de sanctions en l’espace de tout juste deux mois. La première salve a été adoptée le 22 février 2022 en réaction à la reconnaissance par Vladimir Poutine des oblasts ukrainiens de Donetsk et Louhansk (qui forment à eux deux la région du Donbass) et la cinquième, le 7 avril 2022, suite à la découverte des massacres de Boutcha début avril. Ainsi, en imposant à la Russie des sanctions allant de l’exclusion de sept banques russes du système Swift (le 28 février 2022, lors de la troisième salve) jusqu’à l’embargo portant sur le charbon russe (le 7 avril, cinquième salve), l’Union européenne a su faire preuve d’une puissance à l’encontre de la Russie à laquelle ne s’attendait pas notamment le Real Instituto Elcano moins d’un an avant le début du conflit, en mai 2021 [16]. Ceci étant et malgré cet embargo sur le charbon russe, qui représente pourtant 45 % des importations totales de l’UE de ce minerai, l’Union européenne peine à mettre en place un embargo plus global qui concernerait aussi le pétrole et le gaz en provenance de Russie. Josep Borrell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, n’a pas hésité à rappeler début avril 2022 que l’Union européenne avait payé 35 milliards d’euros d’énergie à la Russie, somme qui contribue à l’effort de guerre de Vladimir Poutine en Ukraine [17]. Si l’intégralité des dirigeants des 27 s’accordent pour dire qu’il faut diminuer la dépendance des pays de l’Union européenne au gaz russe, certains réfutent totalement l’idée d’élargir l’embargo concernant le charbon russe, au gaz et pétrole. Comme le pointe en effet ce rapport du think tank Chatham House, la Russie représente 41,1 % des importations de gaz naturel de l’Union européenne et 35 % de sa consommation totale [18]. Un sujet source de tensions entre les 27 puisque si la Russie tient une part importante dans les importations d’énergie de l’Union, tous les pays ne sont pas à égalité dans ce domaine. Toujours dans ce rapport de Chatham House, il serait en effet particulièrement difficile, économiquement comme politiquement, pour Olaf Scholz, de décréter un tel embargo à l’encontre de la Russie, sachant qu’en 2020, la moitié des importations de gaz allemandes provenaient de Russie. À contrario, il serait plus simple pour Emmanuel Macron de se dispenser du gaz russe qui, bien qu’il représente 20 % de son total d’importation, ne représente tout juste que 1 % de son mix énergétique grâce au nucléaire. L’Ifri, tout comme Chatham House, pointe d’ailleurs du doigt cette dépendance de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie puisque, si au 29 avril 2022 selon l’Insee, l’inflation sur un an en France était de 4,8 %, en Allemagne, la hausse des prix en mars sur une année s’élevait à 7,3 %. Une inflation significative qui s’explique selon le think tank par la dépendance énergétique qui demeure outre-Rhin à l’égard de la Russie [19].

En ce qui concerne les livraisons d’armes, là encore, si les gouvernements des 27 (et les États-Unis) abondent en armes l’Ukraine, nombreux sont les désaccords en ce qui concerne les modalités d’un tel appui. En effet, se pose la question de la ligne rouge à ne pas franchir, c’est-à-dire le stade de la cobelligérance qui entraînerait une escalade du conflit. À ce stade, Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’IFRI, assure que « La livraison d’armes en tant que telles ne constitue pas une belligérance en droit international » [20]. En revanche, l’envoi d’armes de nature offensive et non plus seulement défensive représenterait un tournant dans le conflit, puisqu’elles permettraient à l’Ukraine d’attaquer en plus de se défendre (notamment dans le Donbass). À ce titre et au sujet de la récente demande du Président Joe Biden auprès du Congrès américain, le 28 avril 2022, de voter un nouveau plan d’aide à l’Ukraine de 33 milliards de dollars dont 20 milliards seront destinés à l’achat d’armes offensives, le CSIS (Center for Strategic and International Studies) basé à Washington estime que c’est un plan d’aide sur le long terme [21]. En effet, selon le think tank, le fait que l’armée russe n’ait pas été accueillie « par des fleurs » à Kyiv, mais que les Ukrainiens aient commencé à se battre, signifie que le conflit va se prolonger bien au-delà de ce que l’on pouvait initialement penser [22]. Dans le cadre de ce soutien logistique des pays de l’UE (et du Royaume-Uni), il est important de noter que l’Allemagne a décidé peu de temps après le début du conflit de rompre avec sa politique d’interdiction d’exportation d’armes létales en zone de conflit en livrant à l’Ukraine de nombreux blindés, missiles sol-air Stinger et lance-roquettes antichar. La Pologne, dès fin février 2022, se transforme en plaque tournante de la livraison d’armes au gouvernement ukrainien en devenant le centre logistique pour le transfert d’équipements militaires vers l’Ukraine. Comme le signale d’ailleurs le think tank Chatham House, des divergences ont été observées début mars 2022 entre la Pologne, qui souhaitait fournir au gouvernement ukrainien des avions de chasse et les États-Unis qui eux ont refusé, par crainte d’un affrontement perçu comme trop direct par Vladimir Poutine. Un gouvernement polonais au premier rang du soutien à l’Ukraine, donc, au contraire de la Hongrie, dont le dirigeant, Viktor Orban, refuse de soutenir militairement l’Ukraine, en entretenant une relation ambivalente avec Vladimir Poutine et en acceptant de payer le gaz russe en roubles, comme l’exige le dirigeant russse des pays de l’UE. Le CSIS estime à cet égard que Viktor Orban représente au sein de l’Union européenne le dernier appui à la Russie, puisqu’il est le seul dirigeant des 27 à refuser d’imposer à la Russie toute sanction supplémentaire, notamment sur le terrain de l’énergie [23]. Pour finir et au sujet de la Lituanie, que Vladimir Poutine souhaite garder dans son giron, le dirigeant Gitanas Nausèda a décrété l’état d’urgence dès le 24 février 2022. Ce pays, dont le destin est de partager une frontière commune avec l’oblast russe de Kaliningrad, a lui aussi fourni de l’aide militaire pour plusieurs dizaines de millions d’euros à l’Ukraine.

Copyright Mai 2022-Delorme-Versini-Campinchi/Diploweb.com


Plus

Compte twitter des think tanks étudiés

@IFRI_
@i_montaigne
@i_montaigneEN (version en anglais)
@rielcano
@ChathamHouse
@BelferCenter
@CSIS


. Voir aussi Laurence Saint-Gilles, Comment expliquer le revirement de la politique russe de l’administration Biden ?
Comment expliquer le revirement de ce président modéré, qui ne craint pas de défier le Kremlin en dépit du chantage nucléaire de Vladimir Poutine ? Cet article documenté propose de retracer le cheminement qui a conduit au sursaut du Président Biden.
En présentant la guerre en Ukraine comme « une transposition internationale et paroxystique de la lutte entre populistes et libéraux », le Président Biden peut relier son combat interne contre le trumpisme et la défense de l’ordre mondial fondé sur le droit et la démocratie qui se joue en Ukraine.


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[4Ibid.

[9Ibid.

[16La nueva estrategia de la UE para Rusia : un equilibrio de debilidad - Real Instituto Elcano

[1703 Direct impacts on energy and food markets | Chatham House – International Affairs Think Tank

[18The Ukraine war and threats to food and energy security

[22Ibid.


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