Pierre Vimont est Ambassadeur de France et représentant du Président de la République française pour l’architecture de la sécurité et de confiance avec la Russie. Bruno Tertrais est Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Une visioconférence organisée le 16 novembre 2020 par Pierre Verluise pour Diploweb.com et la Prépa ENC Blomet (Paris) en partenariat avec le Centre géopolitique et Regard sur l’Est (RSE). Images et son : Jérémie Rocques. Montage : Jérémie Rocques et Pierre Verluise. Résumé pour Diploweb.com : Jeanne Durieux.
En 2019, Emmanuel Macron a annoncé vouloir renouer le dialogue avec la Russie. Cette initiative a été diversement appréciée, notamment par d’anciens satellites de l’URSS comme la Pologne, ou d’anciennes Républiques Soviétiques comme les Pays Baltes, membres de l’OTAN comme de l’Union Européenne (UE). Quel est le contexte de cette démarche française ? Quelles sont étapes du dialogue ? Quels sont les premiers résultats ? Pierre Vimont et Bruno Tertrais tentent de répondre à ces questions dans un débat instructif. Une visioconférence organisée le 16 novembre 2020 par Diploweb.com et la Prépa ENC Blomet (Paris) en partenariat avec le Centre géopolitique et Regard sur l’Est (RSE). Accompagné d’un résumé par Jeanne Durieux
Résumé par Jeanne Durieux pour Diploweb.com
Pierre Vimont explique que la motivation d’Emmanuel Macron en 2019 tient à la nécessité de faire le nécessaire pour combler le manque de dialogue avec la Russie, crucial dans les enjeux bilatéraux comme européens. Au plan bilatéral, pendant tout le quinquennat de François Hollande, il n’y a eu que très peu de contacts entre les gouvernements français et russe. La raison de cette absence de dialogue politique tient aux agissements de la Russie, et notamment à son intervention en Ukraine, avec l’annexion de la Crimée et l’ingérence russe dans le Donbass (2014). Si ces réactions étaient nécessaires, on a pu penser que du côté français, cet engagement dans une politique restrictive à l’égard de la Russie ne s’accompagnait d’aucun maintien d’une discussion. Idem pour Bruxelles, où l’on parlait de la nécessité d’un dialogue à deux voies, c’est-à-dire de prendre des sanctions tout en maintenant un dialogue avec la Russie. Or depuis 2013-2014, la deuxième voie n’a jamais été empruntée par les Européens. Les quelques tentatives lancées par les institutions européennes pour lancer un dialogue n’ont jamais débouché.
La France cherche donc en 2019 à lancer une initiative bilatérale, dans le souci de développer un dialogue de confiance et de sécurité avec la Russie. Paris s’inscrit dans l’optique de convaincre progressivement les partenaires européens de la nécessité de la voie du dialogue.
On a donc tenté de (re)lancer plusieurs groupes de travail sur des sujets qui paraissaient le plus susceptibles d’intéresser la partie russe. Plutôt que d’en rester à l’approche diplomatique, on a voulu élargir la discussion à d’autres sujets plus proches d’une coopération traditionnelle : industrie spatiale, lutte contre le réchauffement climatique, défense des droits de l’homme, prise de contact des sociétés civiles des deux pays. Les groupes de travail voient alors leur format élargi pour y inclure des représentants d’autres domaines et permettre ainsi d’avoir une meilleure connaissance de la société russe. En fait, il faut comprendre l’état d’esprit russe, pour adapter ainsi notre politique et notre diplomatie.
P. Vimont : Le principe même de la diplomatie consiste à lancer le dialogue. Sans cela, rien ne peut être fait, et l’Histoire le prouve bien.
Les Pays Baltes, la Pologne ou la Roumanie ont été très critiques en affirmant qu’ils connaissaient bien la Russie et que l’entreprise française était vouée à l’échec. Or, eux-mêmes ont reconnu par la suite que leur connaissance de la Russie s’était considérablement amoindrie depuis leur prise d’indépendance. On tente donc de rétablir aussi ce dialogue.
On a au fond reproché à la France sa supposée naïveté excessive : elle renoncerait à ses principes, et diviserait les Européens pour ouvrir la voie à la prédominance des intérêts russes.
En l’occurrence, la France a répondu que Paris ne remettrait absolument pas en cause la solidarité européenne et les mesures de Bruxelles. En terme de fermeté, la France a montré au moment de l’affaire Navalny (2020 - ) une grande rigueur. En outre, les détracteurs ont avancé qu’il n’y aurait rien à attendre de la part de Moscou. En faisant le premier pas, la France aurait fait une concession à la Russie qui ne devrait pas avoir lieu, alors même que la Russie ne fait preuve d’aucune ouverture sur les dossiers syriens et ukrainiens... pour diminuer les tensions avec la France et les Européens.
Pourtant, on semble oublier que le principe même de la diplomatie consiste à lancer le dialogue. Sans cela, rien ne peut être fait, et l’Histoire le prouve bien.
Il est certain que fin 2020 certaines des actions menées par la Russie ont compliqué cet effort de relance du dialogue entre Paris et Moscou. La crise en Biélorussie (2020 - ), ou encore l’affaire Navalny (2020 - ) montrent bien que la Russie reste sur une position fermée, soucieuse avant tout de défendre ses intérêts propres sans chercher à partager le dialogue et ses réflexions avec ses partenaires.
Pourtant, si nous avons bien réagi sur certaines affaires en instaurant des sanctions, il faut surmonter cette méfiance pour convaincre de la nécessité de l’échange, et de la possibilité de trouver un terrain d’entente. Le 20 janvier 2021, la nouvelle administration américaine verra probablement un partenaire américain plus soucieux de travailler avec l’UE sur les grands dossiers actuels et la collaboration avec la Russie.
Avec nos partenaires Européens, nous nous devons de commencer à réfléchir sur la redéfinition de notre politique avec les pays d’Europe de l’Est.
Bruno Tertrais salue ce dialogue renforcé. Il est important de tuer l’argument selon lequel « on a cessé de parler avec la Russie ». On a pu constater une nette perte de participation active des diplomates russes aux colloques et ateliers sur le sujet de la sécurité internationale : il est tout à fait bénéfique que les voisins se reparlent de nouveau. Alors que nous sommes dans un monde où la Turquie et la Russie font partie des acteurs les plus aptes à avancer leurs pions dans notre environnement immédiat, il est nécessaire d’avoir de bonnes relations avec les deux.
B. Tertrais : La Russie face à un pays avec lequel il faut être dans le pur rapport de force.
En revanche, Bruno Tertrais reste dubitatif face aux possibles résultats. L’ambition affichée par E. Macron est aussi la redéfinition d’une nouvelle architecture de confiance et de sécurité en Europe, et B. Tertrais n’en voit guère les prémisses, sceptique lorsque Macron affirme qu’il n’est pas naïf face à la politique du Kremlin.
Force est de constater que la manière dont les initiatives françaises ont été prises a suscité des critiques. On souffre d’une baisse de crédit dans notre diplomatie en raison du caractère unilatéral des initiatives françaises. Que la France parle à la Russie est souhaitable, mais il semble difficile de persuader les partenaires européens de la sincérité de notre engagement dans l’UE tout en annonçant presque sans prévenir les bases d’une reprise de dialogue bilatéral avec la Russie.
Il faudra patienter pour avoir un bilan plus définitif. La France est avec la Russie face à un pays avec lequel il faut être dans le pur rapport de force. Ce dialogue a tout à gagner à être irrigué par toute une partie de la société civile, mais c’est encore aujourd’hui le scepticisme qui domine.
Pierre Vimont lui répond en affirmant que ce scepticisme est en effet partagé par de grands connaisseurs. Sur le point de la méthode, on peut comprendre le caractère parfois unilatéral de la position des initiatives françaises qui peuvent surprendre nos partenaires. Néanmoins, l’Ambassadeur souligne que cette attitude relève vraiment du tempérament national : les dirigeants français aiment lancer des idées pour voir ensuite comment les partenaires réagissent. D’ailleurs, les possibles malentendus peuvent tomber après des explications, et engager des discussions très fructueuses. Sur le point du fond, pour répondre à Bruno Tertrais qui était assez critique à l’égard de la vision stratégique française de l’UE qui pourrait jouer dans la relation que la Russie entretient dans le triangle Russie-Chine-Etats-Unis, il semble que si l’UE souhaite retrouver sa souveraineté stratégique, il faut commencer à définir une vision de l’objectif à atteindre. Or, à refuser d’entrer dans un dialogue avec la Russie, on se prive d’un instrument qui permettrait de définir cet objectif. Ainsi, avec la politique de partenariat oriental avec les six pays dans le voisinage d’Europe de l’Est (Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan) se pose à terme l’hypothèse de leur adhésion à l’UE. Dans cette zone complexe où la Russie considère qu’elle a là une influence « naturelle » dans ce territoire qu’elle appelle post-soviétique, on voit bien que si nous, Européens, ne sommes pas capables de définir la vision stratégique de ce partenariat, nous allons au-devant de nombreuses difficultés avec la Russie.
Pierre Vimont ajoute qu’ayant vécu la crise ukrainienne à Bruxelles en 2014, la capitale européenne voyait cette crise arriver depuis des années. L’erreur tenait dans la manière dont les institutions européennes avaient considéré le problème ukrainien en le traitant seulement comme une simple question de négociation commerciale. Il faut alors une vision plus politique de la réalité en Europe. Maintenir un dialogue avec la Russie semble être la bonne manière de nourrir cette réflexion européenne.
Bruno Tertrais partage bien l’avis de P. Vimont sur la nécessité pour l’UE d’avoir une vision stratégique de son élargissement. En effet, l’élargissement européen est plus dangereux pour le Kremlin que l’élargissement de l’OTAN. La force d’attraction européenne risque d’être dommageable à la vision qu’a la Russie de son étranger immédiat. S’il conçoit qu’on ait pu avoir une vision étriquée de la crise ukrainienne à Bruxelles, B. Tertrais marquerait néanmoins son désaccord face à l’idée de dire que l’UE serait coupable de l’invasion russe de l’Ukraine. Il ne faudrait pas tirer d’une maladresse européenne une responsabilité excessive.
De fait, Le Kremlin nous entend bien, et il ne faut pas faire du malentendu le masque des désaccords. Sur la question de l’architecture de confiance et de sécurité, B. Tertrais ne continue à voir qu’un vieux rêve d’affaiblissement des alliances, et d’un droit de regard de Moscou sur les décisions stratégiques de ses partenaires immédiats, contraire au projet européen lui-même.
Sur la question de la relation Chine-Europe-Russie, B. Tertrais marque son scepticisme face à l’attitude des représentants. On semble, lorsqu’on espère arracher l’ours russe des bras de la Chine, faire une erreur. De fait, la relation sino-russe est construite sur des bases anciennes et solides. En outre, le choix politique eurasien du Kremlin est aussi dicté par la situation géographique de la Russie, il ne s’agirait pas de penser qu’on puisse faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.
Concernant l’Europe et l’interruption des relations Russie-UE, la France a-t-elle vocation à compenser cette interruption ? Quelle réception de la démarche française à Bruxelles ?
Notre rôle n’est pas de compenser l’absence de dialogue entre Bruxelles et la Russie, mais d’ouvrir la voie. L’une des conséquences immédiates de l’effort tient dans la convocation à Bruxelles d’une discussion, portant sur la question de définir les domaines dans lesquels on pourrait engager un dialogue avec la Russie. L’affaire Navalny et la situation en Biélorussie ont néanmoins refroidi certains partenaires qui considèrent que le moment n’est pas opportun pour faire un geste envers la Russie.
Finalement, observe B. Tertrais, nous pourrions dresser un parallèle des relations franco-russes avec la fable de la tortue et du scorpion qui représentent respectivement la France et la Russie. Le scorpion pique la tortue qui l’aide pourtant, et lui explique finalement que c’est « dans sa nature ».
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