Que nous apprend la crise politique au sujet de la Bélarus et de l’Union européenne ?

Par Frédéric PETIT, le 19 août 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Frédéric Petit s’exprime ici à titre personnel. Député de la 7eme circonscription des Français établis à l’étranger. Membre de la commission des affaires étrangères. Ingénieur.

La crise politique en Bélarus témoigne du retour d’une quête identitaire sur un territoire à l’histoire complexe. Quelle oreille prêter aux forces polonaises et lituaniennes qui soutiennent une intégration à terme de la Bélarus à l’Union européenne ? Que nous apprend cette crise Bélarusse des frontières de l’UE ?

LES événements qui secouent depuis fin juillet 2020 le Bélarus ont amené ce pays sous les feux de l’actualité.

Je voudrais amener à la réflexion générale trois éléments qui me semblent parfois oubliés, ou mésestimés, et que j’ai la chance de percevoir peut-être de façon plus immédiate : je suis non seulement élu des Français d’Allemagne, d’Europe Centrale et des Balkans, mais j’y habite, j’y vis et j’y travaille depuis plus de vingt ans. Entre autres, je suis même allé à deux reprises au Bélarus pour raisons professionnelles (Gomel en 2003, et Grodno en 2015).

Que nous apprend la crise politique au sujet de la Bélarus et de l'Union européenne ?
Frédéric Petit, député de la 7eme circonscription des Français établis à l’étranger
Petit

Quels projets politiques ?

Le premier de ces éléments, c’est l’absence de projets politiques et d’enjeux réels programmatiques de l’élection présidentielle.

On s’imagine de façon un peu trop convenue que le Bélarus est un « état » indépendant ; mais les marges de manœuvres économiques, et même culturelles dans une certaine mesure, sont très faibles, quel que soit le vainqueur de l’élection présidentielle. Le Bélarus était une république soviétique parmi celles qui ne fonctionnaient pas trop mal, et la prise de pouvoir de Lukaszenko en 1993 était moins une « nostalgie » du communisme, que le souhait, majoritaire à l’époque, de ne pas se lancer dans une l’aventure isolée avec un pays sans ressources naturelles propres. Aujourd’hui, la société bélarusse est homogène, les inégalités sont contenues. J’ai pu constater également que le niveau de vie quotidien est en progression, le système de santé, bien qu’un peu obsolète, est étendu et couvre bien le territoire, l’éducation est efficace.

Et surtout, l’économie du Bélarus est intimement intégrée à celle de son voisin russe. Que signifie une activité bélarusse de raffinage, quand, physiquement et contractuellement, le pétrole brut ne peut venir que de Russie, et quand la commercialisation des produits ne peut être faite que dans le cadre des contrats d’export signés par la Russie ? C’est la même imbrication dans le domaine du ciment et du bâtiment en général, des entreprises énergétiques et de chauffage urbain…

Pour imager ce premier élément dans les catégories plus familières à l’Ouest, le gouvernement Bélarus doit aujourd’hui être surtout un gestionnaire avisé, coriace et habile dans ses négociations avec son voisin russe (et associé, rappelons-le, dans le cadre d’une union confédérale signée en 1999). Qu’une nouvelle équipe arrive aux affaires ne changera pas de sitôt la conduite du pays. C’est d’ailleurs un constat partagé par la population, qui, dès les années 1990, a plutôt soutenu ce choix de la non-rupture avec l’organisation générale précédente. Les livres de Svetlana Alexeievicz parlent de soldats morts en Afganistan (« Les cercueils de zinc »), parlent de la place des femmes dans l’avenir du monde (« La guerre n’a pas un visage de femme »), mais sans revendications nationales bélarusses particulières. Cela se ressent également dans l’activité du quotidien, où l’on parle russe parce que c’est comme ça que cela a fonctionné et continue de fonctionner.

Si Lukaszenko finit par passer la main, le changement politique ne sera donc pas aussi décisif que ce que nous avons tendance à projeter dans l’ouest de l’Union européenne ; la situation ne peut être comparée à la situation ukrainienne ou géorgienne.

Le retour d’une quête identitaire

Le deuxième élément, c’est le retour d’une quête identitaire de la part des Bélarusses, une question identitaire qui remonte à plusieurs siècles.

Nous prenons peu conscience, dans l’ouest de l’Union européenne, de ce que représente historiquement et culturellement cet espace, qui va, pour reprendre l’antienne célèbre dans plusieurs cultures, « de la Mer Baltique à la Mer Noire ». C’est un espace qui a toujours eu un statut particulier, vécu comme son propre territoire par des cultures différentes, parfois opposées, mais qui se sont souvent acceptées. Le sommet historique de cet espace est la ‘Rzeczpospolita Obojga Narodów’ (la ‘République des deux Nations’), grande Europe à cette époque (de 1569 à la fin du XVIIIème), et qui rassemblait des nations différentes dans une construction que l’on aurait déjà pu qualifier « d’unie dans la diversité » : les Lituaniens, héritiers de Jagiełło (le premier prince lituanien s’étant fait baptisé au XIVème pour épouser Jadwiga, Reine de Pologne), les Polonais, des Ukrainiens, mais aussi les juifs, très organisés, des anciens « rus », des populations de tradition allemande, des Tatars plus ou moins mercenaires, musulmans et libres… Des nations qui vivaient ensemble, souvent en paix, parfois plongées dans des éruptions de haines et d’horreurs, toujours imbriquées. Elles vivaient ensemble dans un territoire commun, charnière entre l’Europe des Universités et de la Renaissance, et la puissance montante des Moscovites à l’Est. Cet espace, indépendamment de ce qu’il est devenu par la suite, des pays et des états qui le composent aujourd’hui, a encore un nom en polonais : les Kresy (les marges, les confins). Adam Mickiewicz est né pas loin de Grodno, dans l’actuel Bélarus : il est l’âme de la poésie polonaise, leur Victor Hugo, mais il est souvent qualifié à Vilnius de grand poète lituanien, et à Minsk, de grand poète bélarusse. La « vallée de l’Issa », du Nobel polonais Czeslaw Milosz, au bord de laquelle il est né, et qui porte ce récit quasi-autobiographique, est celle de la rivière Nevezis, qui coule au nord de Kaunas, en Lituanie…

Lors de mon séjour de trois ans en Lituanie, dans les années deux mille, un ami polonais, ou lituanien, ou « Kresowiec » – on lisait sur son passeport, qu’il était de citoyenneté « Lituanien », et de nationalité « Polonais » - m’a confié un jour : « Nous ne sommes ni russes, ni polonais, ni lituaniens, ni ‘rus’, nous sommes des tutajsi (toutaïchi), mot-à-mot, des ‘ici-ens’, des gens d’ici ». Les familles proches se répartissent allègrement de chaque côté des trois frontières, de Sejny (Pologne) à Vilnius (Lituanie) et jusqu’à Grodno (Bélarus).

Le fameux drapeau brandi par les manifestants de Minsk, ce cavalier rouge et blanc, symbole bélarusse, sera parfois compris comme un symbole lituanien, ou polonais, ou comme le blason de beaucoup de villes de la région, qu’elles se trouvent aujourd’hui en Pologne, en Lituanie, en Bélarus, ou même en Ukraine…

Ce qui est donc très émouvant dans ce mouvement sans précédent de l’été 2020, c’est cette question de la société bélarusse du XXIème siècle, remontée du fond de l’histoire : « Qui sommes-nous ? ». Les reproches adressés à Lukaszenko, en particulier ces derniers jours par les ouvriers des grandes usines d’état qui, jusqu’alors, soutenaient et comprenaient le régime, ont une tonalité beaucoup plus identitaire que revendicative : « Tu es notre président, et tu nous as frappés ! ». Les chants entonnés pendant la campagne autour de Svetlana Tichanovskaia venaient des années de résistance de Solidarnosc en Pologne. Et la cornemuse locale résonne dans les rues (la « duda », bien entendu autant lituanienne et polonaise que bélarusse).

Les Bélarusses ont besoin de faire projet culturel, de descendre dans la rue, moins pour changer leur vie radicalement, que pour affirmer ensemble une identité, multiple et complexe. Cette question peut être inquiétante pour les pouvoirs autoritaires, mais elle sera sans doute utile pour le monde multipolaire d’aujourd’hui, comme elle l’a été dans le passé. C’est une conviction personnelle profonde.

Cette transition est donc nécessaire, mais elle sera longue, et très spécifique, peu comparable à ce qui se passe ailleurs.

Quelle frontière pour l’Union européenne ?

Le dernier élément est une réflexion personnelle qui vient de cette perception particulière d’un Français établi au cœur de l’Europe : l’Union européenne a bien une frontière extérieure dont les Européens doivent prendre beaucoup plus conscience que ce qu’ils ne font aujourd’hui.

Il ne s’agit pas de frontière au sens de multiplier les barbelés et le travail de surveillance de malheureux migrants en quête de vie peut-être meilleure. La notion de frontière est beaucoup plus profonde, et, j’ose l’écrire, beaucoup plus noble dans la création d’une conscience collective. Cette réflexion, ce débat, cette éducation, est aujourd’hui absente, évincée des grands débats européens.

L’Union européenne est en train par exemple d’annoncer des ambitions environnementales que je salue. Mais comment affirmer cette ambition propre, sans comprendre que notre responsabilité est plus grande en Bulgarie, qu’en Turquie ? Sans que tous, de Lisbonne à Varna, se sentent responsable du Danube et du Pô, plus que du Dniepr et de la Volga ?

Autre exemple : l’Union européenne annonce une « politique de voisinage » depuis 2004, ce à quoi je suis également très attentif. Mais comment affirmer une politique de voisinage si la limite avec le voisin n’est pas claire, reconnue par tous ?

Je ne crois pas que l’Union européenne soit un accord multilatéral parmi d’autres, extensible sous simples conditions d’entrée plus ou moins exigeantes. L’Union européenne est pour moi d’abord et avant tout l’aventure de réconciliations, propre à des territoires bariolés et conflictogènes depuis des siècles. Les sociétés des membres de l’Union européenne, les peuples qui la composent, ne feront pas l’économie de cette question : « Où sommes-nous chez nous, responsables les uns des autres, unis dans notre diversité, prêts à assumer nos conflits d’intérêt sans guerre ? Et où cela finit-il ? ».

Et cette crise au à l’Est de l’Europe révèle aussi cette confusion : sommes-nous chez nous au Bélarus ou non ?

Mon opinion personnelle est claire : le Bélarus n’a pas vocation à être dans l’Union européenne. Mais il en est justement l’un des voisins importants, avec lequel l’Union européenne doit développer une relation particulière, marquée aussi par l’histoire commune que deux de ses États membres partagent avec lui. Après tout, c’est bien par l’histoire particulière de la France que l’Union européenne s’étend sur plusieurs océans, qu’elle peut bénéficier de l’un des plus grands domaines marins du monde ; c’est par l’histoire particulière de la Lituanie et de la Pologne que l’Union européenne pourrait bénéficier d’une relation sécurisée, multiculturelle, stable, avec ces confins de l’Union européenne !

*

Autant les enjeux économiques, ou ceux liés à l’indépendance, sont à mon avis très faibles dans l’immédiat pour le Bélarus, tant son économie, sa société, sa culture, même, sous un certain nombre de formes, sont imbriquées à la Russie, autant l’irruption de cette question identitaire peut être le début d’un vrai processus de démocratisation de cette société. Ce sont les principaux enjeux de ces événements : ce sont ces enjeux, présents depuis toujours mais pas sur la scène « électorale » ni même politique, qui ont marqué ces journées, et qui les ont rendues si émouvantes, en particulier aux deux autres pays qui ont partagé cet espace et cette histoire si particulière : la Pologne et la Lituanie.

Au lieu de laisser à ces deux pays l’exclusivité des émotions, au nom d’une histoire que certains jugent lointaine et dépassée (quand ils la connaissent), l’Union européenne a eu raison de réunir un Conseil des Ministres des Affaires étrangères sur ce sujet, et de convoquer un sommet du Conseil Européen ce mercredi 19 août 2020. L’Union européenne doit avoir des frontières claires, connues et défendues par les Européens de Lisbonne à Varna en passant par Copenhague ; et, au-delà de ces frontières clarifiées, intégrées, solides y compris sur le plan symbolique, nous ne devons plus imaginer d’élargissements dilutifs ou irréalistes, mais développer une vraie « politique de voisinage », qui pourra alors être vraiment équilibrée, source de souveraineté et de progrès. Elle pourra inspirer nos « voisins », comme ça vient d’être le cas au Bélarus, elle permettra de tisser de « bonne relations », basées sur l’économie, mais aussi sur la culture et la reconnaissance des histoires latentes, oubliées, ou douloureuses.

Copyright 19 août 2020-Petit/Diploweb.com


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