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www.diploweb.com Géopolitique de l'Europe, 1989-2003

Crise allemande, crise européenne ? par Edouard Husson,

maître de conférences à l'université Paris IV.

Entretien avec Pierre Verluise

 

E. Husson brosse ici une grande fresque de la situation géopolitique de l'Allemagne réunifiée. Il aborde notamment les relations avec la France, l'Europe centrale et orientale, la Russie et les Etats-Unis. Un propos solidement argumenté pour comprendre l'évolution des rapports de force et discerner les enjeux de demain.

Découvrir le livre de Pierre Verluise: "Géopolitique de l'Europe. L'Union européenne élargie a-t-elle les moyens de la puissance ?", éd. Ellipses, 2005.

Biographie de l'auteur en bas de page

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Voir une carte de la population des Etats de l'Espace UE25 en 2001

  Pierre Verluise : Comment la place de l'Allemagne a-t-elle évolué en Europe depuis la chute du Mur de Berlin et du Rideau de fer en 1989 ?

Edouard Husson : Durant les premières années, l'Allemagne réunifiée aspirait à une véritable hégémonie, par l’économie, sur le continent européen. Puisqu’elle ne serait pas imposée par les armes, comme en 1914 ou en 1939, on pouvait parler d’une "hégémonie douce", selon l'expression du Ministre allemand des Affaires étrangères Joseph Fischer. Il n'empêche que les élites allemandes souhaitaient fixer les grands cadres de la politique continentale, y compris de la politique russe.

11.01.2001, H. Vedrine (France), J. Fischer (Allemagne). Crédits: Ministère des Affaires étrangères

Renversement de situation

Fin 2002, nous observons une situation renversée : l'Allemagne est affaiblie, en particulier par une crise économique aux origines structurelles. Ce qui oblige la RFA à revenir à la méthode d'avant 1989, c'est à dire la concertation permanente avec les partenaires de l'Union européenne, en particulier la France.

La transition entre ces deux postures semble assez facile, parce que sur le papier l'Allemagne a toujours pratiqué ce qu'elle appelle le multilatéralisme. Les structures sont en place. Cependant, il faut prendre conscience qu'une Allemagne en crise, compte tenu de son rôle central dans toutes les structures de concertation européenne et en particulier l'Union européenne, cela peut devenir un facteur paralysant. Cela me paraît un point fondamental pour la politique française des prochaines années.

P.V : Quelle est la relation entre la réunification de l'Allemagne et l'évolution de l'Union européenne ?

E.H : L'Allemagne a accepté et encouragé le renforcement de l'Union européenne comme le complément indispensable à la réunification (1989-1990). C'est à dire comme le moyen de faire accepter la réunification par ses voisins, en particulier par la France de F. Mitterrand, président de la République française de 1981 à 1995. C'est une méthode habile, puisqu'elle a permis de mettre fin, à l’essentiel de l’indépendance francaise, au moins sur le papier. Paris pensait encadrer Berlin, mais c’est en fait l'Allemagne qui a corseté la France.

Début 2003, la crise irakienne, première manifestation française d’indépendance depuis longtemps, démontre a contrario qu’une coopération franco-allemande sur la base de l’indépendance nationale est possible. Mais je pense pour ma part que c’est G. Schröder qui a montré la voie à J. Chirac. C’est lui qui, le premier, a fait entendre une voix discordante contre les désirs d’unanimité occidentale des Etats-Unis.

L'Allemagne s'impose

De fait, des deux partenaires, l'Allemagne est celle qui impose sa volonté jusqu'en 1998-1999, même si c'est la France qui insiste régulièrement pour qu'il y ait des structures de concertation européennes. Et aujourd’hui (février 2003), la France ne prend une position gaullienne qu’après que l’Allemagne est revenue à l’inspiration de Willy Brandt.

L'exemple le plus connu de " suivisme francais " face à l’Allemagne est celui de l'Union Economique et Monétaire (UEM) qui donne forme à la monnaie unique. La France ne veut pas être écrasée par la puissance du Deutschemark. Principalement parce que les dirigeants français font une lecture de la réunification qui apparaît aujourd'hui comme erronée mais qui à l'époque semblait vraisemblable. Ils voyaient dans la réunification un gain de puissance pour l'Allemagne, alors que c'est le contraire qui s'est passé. Paris a beaucoup insisté pour que l'UEM se fasse, mais c'est Berlin qui en a fixé les critères. L'Allemagne est notamment à l'origine du pacte de stabilité, qui lui pèse en 2002. De même l'Allemagne réunifiée a-t-elle souhaité être dans l'OTAN. L'Allemagne a également voulu imposer sa vision dans la crise des Balkans.

P.V : Comment l'Allemagne a-t-elle influencé la suite donnée à la chute du Rideau de fer ?

E.H : Si l'on envisage maintenant la perspective de l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale, on observe que l'Allemagne a doublement imposé sa volonté. Non seulement elle a fait l'UEM selon les critères monétaires allemands, mais elle a parallèlement imposé à son partenaire français que l'Union européenne s'élargisse sans attendre. Il faut se rappeler que douze pays ont organisé des référenda pour la ratification du traité de Maastricht, en 1992. A peine la ratification validée, se posait déjà la question de l'entrée de quatre nouveaux pays dans l'Union européenne : l'Autriche, la Suède, la Norvège et la Finlande, dont trois sont devenus membres. L'élargissement de l'UE à ces trois nouveaux membres s'est fait en 1995. On peut se demander ce que signifie un traité voté à douze pays puis étendu à trois autres sans que leurs citoyens aient eu a se prononcer. Une fois encore, c'est l'Allemagne qui a imposé sa volonté dans un premier temps mais, là aussi, le processus semble se retourner contre elle. Essentiellement parce que, jusqu’à aujourd’hui, les Allemands ont buté, en Europe centrale et orientale, sur un partenaire plus fort qu’eux : les Américains.

Deux obsessions

L'élargissement de 1995 conduit à mettre en perspective celui prévu en 2004 pour les pays d'Europe centrale et orientale. En fait, il existe depuis 1990 une double obsession allemande. Premièrement, la RFA veut favoriser l'extension de sa puissance économique. Ce qui passe par la conquête de nouveaux marchés mais aussi par l'accès à des gisements de main d'œuvre bon marché qui permettent aux grandes entreprises allemandes de faire en retour pression sur la population allemande pour revoir à la baisse l'Etat providence et les salaires.

Deuxièmement, Berlin est obsédé par la stabilisation de l'Europe, telle qu'elle est sortie de l'effondrement du bloc soviétique en 1989-1991. Dans l'esprit des dirigeants économiques et politiques allemands, il s'agit pour l'Allemagne de retrouver sa vieille sphère d'influence. Quand on regarde l'extension de l'Union européenne, il s'agit de retrouver la sphère d'influence de la Prusse et de l'Autriche. Ce qui intègre à la fois la Scandinavie (Suède, Finlande), les pays baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie), l'Europe centrale (Pologne, République tchèque, République Slovaque, Hongrie) et les Balkans (ex-Yougoslavie, Macédoine).

Quand les Etats-Unis viennent jouer leur partition

Cette stratégie allemande a été poursuivie avec beaucoup d'esprit de suite, notamment grâce au Deutschemark qui reste longtemps un facteur important. Autre facteur clé : le désir des pays d'Europe centrale et orientale d'échapper au retour de la tutelle russe, dont ils ont souffert entre 1945 et 1989, ce qui les conduit à s’appuyer tantôt sur les Etats-Unis et tantôt sur l’Allemagne. Mais c’est là que la situation se complique, car d’une part, les pays de l’ancien bloc soviétique redoutent ce qu’ils appellent la dictature bureaucratique bruxelloise, d’autre part seuls les Etats-Unis apparaissent en mesure d’assurer leur sécurité militaire. Entre l’OTAN et une " identité européenne de défense ", ils choisissent la première. Du coup, l’Allemagne, qui avait profité de l’élargissement à 15 semble désormais redouter l’élargissement à 20, 25 ou 28 membres. Cela, entre autres éléments, explique le rapprochement avec la France depuis l’été 2002.

P.V : Quel bilan peut-on faire de la stratégie allemande en Europe centrale et orientale ?

E.H : Du point de vue de l'Allemagne, le bilan économique de sa stratégie en Europe centrale et orientale semble très positif. Les investissements allemands cumulés dans ces pays sont quatre fois supérieurs à ceux de la France. L'Allemagne a mis en œuvre une politique très cohérente d'implantation non seulement économique mais aussi culturelle, comme les Instituts Goethe. Berlin a fermé des Instituts en France et en Amérique Latine pour pouvoir en ouvrir en Europe centrale et orientale. Il faut savoir que les trois pays baltes ont chacun dans leur capitale un Institut Goethe. En dépit de la recherche d'économies budgétaires, ces implantations témoignent de véritables priorités. Les Allemands jugent visiblement important de financer un Institut Goethe dans chacun des pays baltes. En fait, il s'agit aussi de créer une demande par cette offre surdimensionnée. Ceci pour réactiver l'implantation de Berlin dans une vieille terre d'influence culturelle allemande. En dépit des expulsions des Allemands en 1945, en dépit des interdictions qui pèsent sur l'achat de biens fonciers par des Allemands, on constate que les dirigeants allemands ont tendance à favoriser des mouvements de réimplantation partout où il y avait une présence allemande - démographique, culturelle - avant 1945. Y compris pendant la Seconde Guerre mondiale, avec l'apogée de la puissance allemande en 1942 – voir leur intérêt pour l’Ukraine. Si les Allemands avaient les moyens de leurs ambitions, leur étalon de puissance serait les plans pendant la Première Guerre mondiale. Ce qui intègre au moins deux éléments. Premièrement, le programme de Theobald Von Bethmann-Hollveg (1856-1921) en septembre 1914 : celui-ci projette une grande zone d'influence économique allemande de la Scandinavie jusqu'aux Balkans. (Voir Georges-Henri Soutou, "L’or et le sang. Les buts de guerre économiques pendant la Première Guerre mondiale", Fayard, 1989, p.25 et suiv.)

Il y a loin des ambitions aux réalités

Deuxièmement, le traité de Brest-Litovsk, signé le 3 mars 1918 entre les puissances centrales et la Russie des soviets. ( Voir Jacques Droz, "Les causes de la première guerre mondiale, Paris", 1973, p.75-84) Ce dernier entérine un recul de la puissance russe et une implantation économique et politique de l'Allemagne jusqu'en Ukraine, soit une forme d'encerclement de la Russie. Voilà les ambitions.

Pour être exact, il faut bien noter qu'elles ne peuvent pas être réalisées. Depuis 1914, l'Allemagne a vécu deux guerres mondiales. Par rapport à 1914, sa population n'est aujourd'hui supérieure que de 12 millions, avec un total de 82 millions d'Allemands. Si nous étudions sa structure d'âge, nous observons que la population allemande est beaucoup plus vieillissante aujourd'hui qu'hier. D'autre part, l'implantation d'un régime communiste pro-soviétique en Allemagne de l'Est de 1945 à 1989 a complètement cassé les tissus économiques qui étaient essentiels à la puissance allemande dans l'entre-deux-guerres, par exemple en Saxe. Quelles que soient les capacités d'investissement, la présence allemande a pratiquement disparu de certaines régions, faute d'hommes. Il faudrait réimplanter une population allemande pour optimiser ce projet. On se heurte ici à la méfiance des populations locales, mais aussi au vieillissement de la population allemande. Il est difficile d'envoyer des pionniers quand les enfants manquent. De surcroît, les Allemands d'aujourd'hui n'ont pas envie d'aller vivre dans n'importe quelles conditions à l'Est de l'Europe. Pour le dire crûment, on observe un certain embourgeoisement de la population allemande. Beaucoup de ceux qui étaient partis tambour battant dans les nouveaux länder de l'ex-Allemagne de l'Est, expliquant que l'avenir s'y construisait, ont maintenant tendance à revenir s'établir en Allemagne de l'Ouest et si possible dans le Sud, parce que c'est la région la plus prospère, avec le niveau de vie le plus élevé du pays.

Par ailleurs, la remise à niveau de l'ex-Allemagne de l'Est se révèle plus coûteuse que prévue. Bien sûr, les grandes entreprises allemandes ont les capacités pour investir en Europe centrale et orientale. Elles le font d'autant plus volontiers que cela leur permet d'échapper à un certain nombre de contraintes sociales, cependant ce système à des limites. En effet, une expansion de type colonial - en étant polémique - n'a de sens que lorsque la métropole est elle-même dynamique et prospère. Si la métropole décline, il ne s'agit plus que d'exploiter des gisements de main d'œuvre bon marché et autres facteurs favorables, mais il n'y a plus guère de création de valeur. Cela se limite à trafiquer des bilans financiers.

P.V : Quels sont les passifs historiques entre l'Allemagne et les PECO ?

E.H : Il ne faut pas oublier le poids du souvenir historique des atrocités allemandes dans les pays d'Europe centrale et orientale. La question se pose moins pour la Roumanie et la Hongrie parce qu'elles étaient du côté des puissances de l'Axe, encore que la mémoire de l'Holocauste y complique singulièrement les choses. Les gouvernements d'un certain nombre de pays n'ont pas envie d'être assimilés totalement à l'Allemagne nazie (1933-1945). Ce qui est tout à fait compréhensible. Ils ont donc tendance à prendre une certaine distance vis à vis de l'Allemagne. Paradoxalement, on est moins frappé par la reconstitution d'une amitié germano-hongroise ou germano-roumaine que par la tendance à vouloir tenir l'Allemagne contemporaine à distance, notamment en jouant la carte américaine.

Roumanie, campagne. Crédits: Commission européenne

 

Enjeux de mémoire

En Pologne ou en République Tchèque, les enjeux de mémoire sont importants. Ce qui peut expliquer certaines réticences à rejoindre l'Union européenne, donc l'Allemagne. Dans le cas de la Pologne, les Allemands ont été plus adroits qu'à l'égard de la République Tchèque. En effet, le lobby des expulsés allemands des Sudètes implantés en Bavière est beaucoup plus actif que les représentants des expulsés de Silésie ou de Prusse orientale. Si Jorg Haïder était arrivé à ses fins en Autriche, on aurait vu se constituer une sorte d'alliance ultra-conservatrice austro-bavaroise soumettant la République Tchèque à une forte pression sur le thème: "Abolition des décrets Benes pour entrer dans l'Union européenne". On peut d'ailleurs penser que ce facteur explique en partie la virulence avec laquelle la France s'en est prise à la présence de ministres du FPÖ (le " parti libéral autrichien" de Jörg Haider) au gouvernement autrichien (de 2000 à 2002). Paris craignait de voir se constituer un bloc ultra-conservateur germanophone. Le Royaume-Uni est d’ailleurs bien plus vigilant encore que la France sur la question : Londres rappelle régulièrement à Berlin et à Munich que l'abolition des décrets Benec n'est plus un sujet à l'ordre du jour dans les négociations européennes. Comment expliquer cette attitude britannique ? D'une part, les accords de Munich (29-30 septembre 1938, suite à la crise germano-tchèque ouverte par la question de la minorité allemande des Sudètes), ont laissé un souvenir cuisant au Royaume-Uni. L'idée que l'on puisse faire ressortir ce passé choque la classe politique britannique. Puisque ce qui "légitime" les décrets Benec, c'est quand même le dépeçage de la Tchécoslovaquie par Adolf Hitler, suite aux accords de Munich (29-30 septembre 1938). D'autre part, le Royaume-Uni a sans doute conservé de la Seconde Guerre mondiale un regard réaliste sur la politique allemande et ses côtés les plus cyniques. Ce qui l'amène à être très attentif aux pressions – diplomatiques et financières - que l’Allemagne pourrait faire subir à ses voisins.

V. Havel. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

 

Sur les rives de la Baltique

Dans les pays baltes, les Allemands semblent plutôt bienvenus. Cependant, là comme dans l'ensemble des pays d'Europe centrale et orientale, on veut bien avoir à faire aux Allemands, mais pas à eux seuls. On accepte une aide économique et un rayonnement culturel allemands, mais on cherche d'autres partenaires.

La Lituanie, après avoir été très accueillante à l'égard des influences allemandes, scandinaves et américaines, aimerait actuellement se tourner vers la France, pour construire une sorte d'équilibre. Pour Vilnius, Washington et Paris sont là pour contrebalancer les influences prépondérantes - historiquement et géographiquement explicables - des pays scandinaves et de l'Allemagne.

Ce qu'on appelle le triangle de Weimar, c'est à dire l'idée qu'il n'y a pas de relations germano-polonaises sans relations franco-germano-polonaises, exprime bien la crainte des dirigeants polonais de se retrouver dans un tête-à-tête avec l'Allemagne.

Vers un rééquilibrage ?

Le bilan est donc à la fois assez positif pour l'Allemagne et mitigé à cause de ses difficultés économiques et du caractère encore vivace de la mémoire de la période nazie en Europe centrale et orientale. Si l'Allemagne s'implante effectivement en Europe centrale et orientale, elle a intérêt à le faire en partenariat avec d'autres pays, en particulier avec son partenaire principal dans l'Union européenne, la France. Nous sommes devant un rééquilibrage potentiel. La puissance allemande ayant eu "plus grands yeux que grand ventre" dans les premières années de la décennie 1990 doit au début du XXI e siècle digérer un certain nombre d'erreurs de calcul. Berlin a tendance à se retourner vers Paris en disant : "Etes-vous d'accord avec nous pour aller de l'avant ?" Cela semble d'autant mieux venu que les pays d'Europe centrale et orientale préfèreraient cette solution. Ils préfèrent un dialogue à trois à un tête-à-tête avec la République Fédérale d'Allemagne, aussi démocratique ce pays soit-il.

P.V : Quelles sont les relations entre Berlin et Moscou ?

E.H : Les relations entre l'Allemagne et la Russie sont complexes. Une évolution assez significative se dessine cependant ces dernières années, sans doute liée à la politique du chancelier allemand G. Schröeder (depuis son élection en 1998 ) et du Président russe Vladimir Poutine (élu en 2000 ). Ce dernier a passé quelques années en Allemagne de l'Est, parle allemand et réfléchi dans des coordonnées assez classiques de relations économiques germano-russes, en partie pour contrebalancer le poids de la puissance américaine.

H. Kohl. Crédits: Ministère des Affaires étrangères

Précédemment, qu'a fait le chancelier H. Kohl (1982- 1998) ? Il a eu tendance à étendre les implantations et la puissance allemande en Europe centrale et orientale, aux dépens de la Russie. H. Kohl a régulièrement déclaré à Boris Eltsine que l'Allemagne était la meilleure amie de la Russie. Cela n'empêchait pas, dans le même temps, le ministre des Affaires étrangères allemand Klaus Klinkel de passer son temps à rendre visite aux gouvernements des pays d'Europe centrale et orientale, pour discuter coopération et investissements. Les Balkans ne sont de ce point de vue qu'un des exemples les plus célèbres et les plus ambigus, mais nous pourrions multiplier les exemples.

Des relations privilégiées avec la Russie

Il semble que l'approche du gouvernement social-démocrate de G. Schroeder soit sensiblement différente – dans la tradition du SPD de Willy Brandt. Elle consiste plutôt à avoir des relations privilégiées avec Moscou, comme garantie d'un équilibre de sécurité en Europe. V. Poutine, lui-même, est très désireux de ce genre de relation. Peut-être faut-il voir aussi dans le passage de la méthode Kohl à la méthode Schröder, le constat d'un affaiblissement relatif de la puissance allemande, par rapport à ce qu'on a pu croire au début des années 1990. Mieux vaut alors aller à l'essentiel, c'est à dire stabiliser la région par de bonnes relations avec la Russie. Certes, il est possible de laisser prospérer les relations qui existent déjà en Europe centrale et orientale, mais sans s'engager davantage.

G. Schroeder. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

P.V : Avez-vous entendu parler d'un accord discret entre l'Allemagne et la Russie au sujet de la dette soviétique en échange de Kaliningrad ?

E.H : Je ne connais pas le détail du dossier, mais je sais que depuis l'été 1990 l'Allemagne fait pression sur les Soviétiques puis sur les Russes pour pouvoir implanter une zone franche dans l'exclave russe de Kaliningrad. Le sujet a été évoqué pour la première fois quand le chancelier allemand H. Kohl a rencontré le Président soviétique M. Gorbatchev afin de boucler le dossier de la réunification allemande, en août 1990, en Crimée (URSS). Depuis lors, des acteurs économiques allemands poussent discrètement leurs intérêts. Une institution française a semble-t-il été suffisamment "naïve" pour abriter un bureau représentant les intérêts allemands à Kaliningrad, c'est à dire l'ancienne Koenisberg. Les Allemands s'avançaient donc à l’abri de la coopération franco-allemande. Ce sujet est ressorti récemment dans le cadre des négociations entre la Russie et l'Union européenne.

P.V : Pour l'Allemagne, quels sont les enjeux de Kaliningrad / Koenisberg ?

E. H : Le sujet est complexe. Il y a d'abord un enjeu symbolique. Certes, même les plus âgés des dirigeants allemands ont fait une croix sur les "territoires perdus" après la Seconde Guerre mondiale, à l'Est de la ligne Oder - Neisse. (NDLR : Voir une carte des cessions territoriales de l'Allemagne après 1945) Malgré tout, l'idée de la défaite et de l'humiliation qu'elle a représentée n'est pas totalement digérée. Il est tentant de revoir le statut de Kaliningrad, tombée dans l'escarcelle de Staline en 1945. D'autant qu'elle reste un point d'implantation russe à cause de son statut d'exclave depuis l'indépendance des Baltes en 1991. Sans oublier la situation financière de la Russie, qui en fait une proie relativement facile. La dimension symbolique est donc la suivante : effacer le souvenir humiliant de la défaite à l'issue de la Seconde Guerre mondiale.

Je fais ici un rapide excursus : dans une autre zone, la Serbie a servi de " bouc émissaire ", dans les années 1990, à tous les ressentiments allemands suite à deux guerres perdus contre des Slaves orthodoxes. Il faut se rappeler qu’autant que la Grande-Bretagne, les résistants de Mihailovic ont contribué en une phase décisive – le printemps et l’été 1941 – à " fixer " des divisions allemandes qui auraient été plus utiles sur le front russe. L’inconscient collectif allemand ne l’a jamais pardonné aux Serbes. Ceci explique l’acharnement antiserbe des Allemands – bientôt rejoints par les autres Européens et les Américains dans les années quatre-vingt dix. Je pense pour ma part que Tudjman, historien négationniste avant de devenir président croate, était pire encore que Milosevic.

Vis-à-vis des Russes, les sentiments sont plus mêlés. La Russie suscite en Allemagne des sentiments ambivalents : sa puissance et sa culture admirent et rebutent à la fois. Cela n’empêche pas qu’un certain nombre d’Allemands n’ont pas oublié que c’est la Russie qui a expulsé une grande partie des minorités allemandes.

Faire de Koenisberg un point de contrôle des Baltes… et pourquoi pas aussi la Russie ?

Par ailleurs, Berlin entend créer une sorte de continuité géographique pour l'implantation des intérêts allemands sur l'ensemble du littoral de la mer Baltique. Il faut se rappeler la carte de H. D. Genscher, distinguant trois zones d'influences pour l'Allemagne. Le cœur du territoire allemand se présente comme un pivot. Autour, la zone baltique, la zone centrale et balkanique de l'Europe, puis la zone occidentale. Il importe de se rappeler également la conception de l'Europe en cercles concentriques, avec un noyau dur franco-allemand, puis des zones de domination de plus en plus diffuse. Un point d'ancrage comme l'ancienne Koenisberg est un point de contrôle du cercle incluant les Baltes… et pourquoi pas aussi la Russie ?

Voir une carte de Kaliningrad en 2004

Il existe manifestement en Allemagne la volonté de se réimplanter partout où il y a eu historiquement une présence allemande : l'ensemble hanséatique, la zone des catholiques germanophones - ce qui explique l'éclatement de la Yougoslavie en 1991, parce que l'Allemagne voulait récupérer les Croates et les Slovènes. Au sein de l'Union européenne, le phénomène des eurorégions est autre un moyen de retrouver la vieille zone d'influence du Saint empire romain germanique. Yvonne Bollmann ("La tentation allemande", Michalon, 1998), Pierre Hillard ("Minorités et régionalismes dans l’Europe fédérale", Paris, F.-X de Guibert, 2001) ou Hans Rudiger Minow ("D’une guerre à l’autre", Paris, F.-X de Guibert, 2002) l'ont bien montré.

Concurrences

Enfin, il ne faut pas oublier que Kaliningrad est un moyen de marchandage avec la Russie. Cela semble particulièrement important. Par rapport aux Etats-Unis, l'Allemagne a une position spécifique vis à vis de la Russie. Berlin et Washington sont notamment en concurrence pour l'accès aux marchés russes. C'est avec la Russie que l'Allemagne a fait jouer le plus évidemment la diplomatie du Deutschemark. C'est comme cela qu'on peut expliquer la reculade de M. Gorbatchev sur l'appartenance de l'Allemagne réunifiée à l'OTAN. Au début, il ne voulait rien entendre de cela. Finalement, à coup de prêts par milliards de Deutschemark, H. Kohl a d'une certaine manière acheté l'appartenance de l'Allemagne réunifiée à l'OTAN. De même pour Kaliningrad, les Allemands sont prêts à racheter ce territoire.

C'est d'autant plus important que l'Allemagne est le premier créancier de l'Union soviétique au moment de sa suspension de paiement en 1991, or les créances vis à vis de la Russie restent parfois difficile à récupérer. L'engagement de l'Allemagne sur ce terrain prouve son désir de s'implanter coûte que coûte, parce qu'elle y voit un moyen de renforcer son influence. Notamment pour devenir moins dépendante de pays comme la France, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis. Il y a des convergences évidentes, par exemple la participation d'une grande entreprise allemande à la mise en valeur du gaz russe. Il existe des intérêts d'approvisionnement en pétrole également.

Entre Berlin et Moscou, une fascination réciproque

Plus généralement, l'Allemagne et la Russie sont dans une relation de fascination réciproque.

Depuis le tsar Pierre le Grand (1682 - 1725), la Russie a besoin du savoir-faire allemand, notamment dans les domaines administratifs et économiques. Depuis la fin du XIX e siècle, l'Allemagne est à la fois fascinée par la Russie - un immense territoire où elle peut étendre son emprise et sa puissance politique et économique, directe ou indirecte - et inquiète parce que deux fois au XX e siècle la puissance russe s'est retournée contre la puissance allemande.

Du côté allemand, il existe à la fois la volonté de faire de bonnes affaires, de contrebalancer l'influence des Etats-Unis, et en même temps l'espoir de tenir à distance un danger potentiel.

C'était évident avec le chancelier H. Kohl. Tout en étant anti-communiste, il était capable de financer à fonds perdus l'Union soviétique puis la Russie. Parce qu'il voulait éviter que la Russie redevienne un facteur dangereux. Cela revenait à acheter la paix, avec toutes les ambiguïtés de ce genre d'opération.

P.V : Comment se caractérisent aujourd'hui les relations entre l'Allemagne et les Etats-Unis ?

E. H : Pour comprendre les relations germano-américaines contemporaines, il faut partir des années 1990, avec les "Mémoires" du chancelier H. Kohl. Il explique les choses franchement, comme les hommes politiques allemands aiment bien le faire, au moins depuis Bismarck. La réunification de 1989-1990 n'aurait pas été possible sans le soutien total des Etats-Unis. Puisque la France comme la Grande-Bretagne n'étaient pas favorables. L'Union soviétique, de son côté, avait mis comme condition la neutralisation de l'Allemagne, suivant un vieux plan soviétique qui consistait à dire que la neutralisation de l'Allemagne était la meilleure garantie de la sécurité européenne. Les Etats-Unis ont appuyé à fond la réunification de l'Allemagne. Parce qu'ils sont pratiquement les seuls à avoir perçu ce qu'il y avait d'authentiquement démocratique dans l'aspiration allemande à la réunification. Ce qui renvoie à la culture démocratique des Etats-Unis. Aussi pour des raisons d'intérêts, parce qu'en échange de l'appui américain, l'Allemagne s'engageait à rester le plus fidèle soutien des Etats-Unis en Europe.

Quand le bon élève veut devenir plus indépendant

Les Américains ont d'ailleurs failli s'apercevoir à leurs dépens que le bon élève allemand aillant grandi avait partiellement envie de définir lui-même ses objectifs. Il y a eu en particulier une tension très forte sur la question de la Yougoslavie, au début des années 1990. Au départ, les Etats-Unis étaient tout à fait sur la ligne franco-britannique : processus d'Helsinki et pacification de la région comme préalable à toute reconnaissance d'indépendance nationale. On pourrait multiplier les citations de membres du Département d'Etat américains exprimant leur colère entre 1991 et 1994 sur la politique allemande dans l'ex-Yougoslavie. Ils considéraient que l'Allemagne portait une lourde responsabilité dans l'aggravation du conflit. Cette épreuve de force entre les Etats-Unis et l'Allemagne a correspondu à la phase d'euphorie des dirigeants allemands. C'est à dire ce moment où ils pensaient que leur "hégémonie douce" sur l'Europe était un fait accompli. Ils allaient même jusqu'à penser que l'Allemagne - aidée par une Europe mise en position de la compléter - allait faire jeu égal avec les Etats-Unis dans bien des domaines. Des dirigeants comme des journalistes allemands déclaraient sans complexe qu'ils n'avaient plus qu'un seul partenaire à leur hauteur, les Etats-Unis, avec qui ils voulaient dialoguer sans s'embarrasser de contraintes européennes.

Retour à la complémentarité

A partir de 1994 - 1995, il devient de plus en plus évident que l'Allemagne a vu trop grand. Elle n'a pas les moyens de son ambition de puissance. C'est aussi à ce moment que les Etats-Unis envisagent d'intervenir dans les Balkans. Se met alors en place un jeu subtil de rivalité canalisée par les structures de l'OTAN. Fin 1998, l'allemand J. Fischer est le meilleur allié de l'Américaine M. Albright pour appuyer la politique américaine dure au Kosovo. Parce qu'elle correspond à des objectifs allemands tels qu'ils avaient été définis par le gouvernement Kohl. Il existe en la matière une continuité parfaite. On a même réussi, en octobre 1998, à réunir, après les élections, le Parlement sortant, pour faire voter par la majorité battue de Helmut Kohl, avec la caution du " presque chancelier " Schröder et de son futur ministre des Affaires étrangères, le principe d'une intervention allemande au Kosovo, avant que ne se réunisse leur nouvelle majorité, social-démocrate et verte, qui n’aurait jamais voté pour l’intervention. Fin 1998 et durant le premier semestre 1999, on assiste à une sorte de complémentarité : les Américains déclenchent la guerre parce qu'ils l'ont souhaitée, les Allemands étant leur plus fidèles alliés sur ce sujet.

Le même scénario se reproduit après les attentats aux Etats-Unis le 11 septembre 2001. La déclaration de solidarité illimitée du chancelier Schröeder vis à vis de Washington est le signe d'une tactique qui consiste à être le meilleur allié des Etats-Unis de manière à obtenir ensuite quelque chose à la table des négociations. C'est la technique que les Allemands mettent en œuvre depuis 1950, au sein de la Communauté Economique Européenne comme à l'OTAN. Pour retrouver leur souveraineté, ils coopèrent afin d'obtenir ensuite une marge de manœuvre.

Mauvaises manières américaines

Après la parenthèse 1991 - 1994, durant laquelle ils ont touché les limites de leur puissance géopolitique, ils ont voulu revenir à cette méthode. En 2002, ils se sont cependant heurtés comme les autres européens aux "mauvaises manières" du gouvernement de G. Bush, fils.

Alors que B. Clinton avait l'art de faire passer les décisions les plus unilatérales derrière une rhétorique multilatérale - ce qui convenait très bien aux Allemands - G. Bush fils a humilié à plusieurs reprises le chancelier G. Schröeder. Par exemple, alors que ce dernier proposait des soldats pour l’Afghanistan, la Maison Blanche a fait savoir brutalement qu'elle pouvait s'en passer. Ce qui peut contribuer à expliquer les prises de position de G. Schroeder durant la campagne électorale de l'automne 2002 au sujet de l'Irak, n'hésitant pas à heurter G. Bush.

Retour à un certain pacifisme allemand

Ce que je dis vaut cependant plus pour Joseph Fischer, ancien gauchiste qui ne cesse de vouloir donner des preuves de sa conversion à l’atlantisme et qui, dans la crise irakienne, n’était pas prêt à aller aussi loin que Gerhard Schröder. A propos de ce dernier j’émets au contraire l’hypothèse qu’il se situe dans la tradition de pacifisme rationnel qui était celle de Willy Brandt. Pendant longtemps, il avait fait taire ses convictions parce qu’il voulait accéder à la chancellerie. A présent, son intérêt, en situation de crise économique profonde, s’il veut rester à la chancellerie, est de laisser parler ses convictions sur l’inutilité d’une guerre pour désarmer l’Irak, point sur lequel au moins deux tiers des Allemands le rejoignent.

Ce qui conduit maintenant à s'intéresser à la population allemande. Celle-ci semble beaucoup moins impérialiste que ses milieux dirigeants. La population allemande aspire à vivre dans une espèce de grande Suisse au milieu de l'Europe, dans la paix - grâce à la stabilité du continent - et dans le confort, via la préservation du niveau de vie allemand. Le tout enrobé par un discours authentique sur la mémoire et la volonté de ne pas recommencer les erreurs du nazisme. Ce qui a parfois des aspects très ritualisés mais dénote aussi un réel désir de réparer les crimes du passé et de servir la paix.

P.V : Comment l'interpréter ?

E.H : Il est certain que les Allemands seront de moins en moins dans l'attitude de soumission qui a été la leur vis à vis des Etats-Unis entre 1950 et 1990. D'autant plus que les anciens Allemands de l'Est considèrent qu'ils ne doivent rien aux Etats-Unis. Bien au contraire puisqu'ils ont eu à subir la domination soviétique de 1945 à 1989. Du point de vu Est-Allemand, la célèbre phrase du président américain J. F. Kennedy (1960 - 1963) : "Ich bin ein Berliner" signifiait surtout :"Nous laissons les Soviétiques faire ce qu'ils veulent à l'Est. Nous nous contentons de défendre Berlin Ouest". Plus généralement, l'Allemagne contemporaine considère qu'elle est redevenue un pays comme les autres, normal, qui a peut-être d'ailleurs mieux que les autres tiré les leçons du passé. Il n'y a donc plus de raison de se battre la coulpe en permanence. Et encore moins d'accepter le chantage implicite que les partenaires Occidentaux ont toujours derrière la tête: "l'Allemagne reste moralement inférieure à cause de la Seconde Guerre mondiale". Ce qu'on se donne les moyens de lui faire sentir quand il s'agit d'imposer ses intérêts. Cette page est tournée.

Craintes sur le "modèle rhénan"

Là dessus vient s'ajouter l'inquiétude de la population allemande à l'égard de la mondialisation. Celle-ci est interprétée comme l'aspiration à étendre le modèle américain à l'ensemble de la planète. Ce qui implique pour les Allemands de renoncer à l'économie sociale de marché, le fameux " modèle rhénan ". Je ne crois pas qu'ils soient prêts à faire ce sacrifice. D'autant plus que c'est une population vieillissante, soucieuse de préserver son niveau de vie. Ce qui explique depuis le début des années 2000 la volonté de transformer le modèle économique et social allemand pour l'adapter à la nouvelle donne. Durant la période d'arrogance des élites allemandes, au début des années quatre-vingt dix, le discours dominant faisait explicitement référence au modèle américain : "Nous somme une société trop régulée, trop lourde, il faut nous ouvrir". Depuis la fin des années 1990, les dirigeants économiques et politiques allemands tiennent davantage compte des craintes de la population face au démantèlement du volet social de l'économie sociale de marché. Dans le même temps, ils se disent que dans la compétition internationale l'Allemagne dispose d'un certain nombre d'atouts liés à son système, par exemple la formation de la main d'œuvre et la capacité d'obtenir rapidement des gains de productivité.

Bien sûr, tout cela reste très incertain sur le plan économique. Sur le plan diplomatique, en revanche, les Allemands savent ce qu’ils veulent : des Etats-Unis qui se comportent comme un "primus inter pares" et non de façon unilatérale. Ce point de vue n’est pas très différent de celui des Français ou des autres Européens. Il y a cependant un certain pacifisme allemand, qui radicalise l’attitude moyenne en Europe, à cause du passé nazi et de la mémoire collective des deux guerres causées par des gouvernements allemands.

Berlin se trouve dans une situation paradoxale

Finalement, l'Allemagne se trouve lors du sommet de Copenhague en décembre 2002 dans une situation paradoxale. Elle a obtenu ce qu'elle voulait depuis 1990, c'est à dire un élargissement important de l'Union européenne, l'intégration de tous les pays qui faisaient partie de sa vieille zone d'influence historique. En même temps - au moment où elle pourrait recueillir les fruits d'une stratégie cohérente - en partie encouragée par les Etats-Unis pour qui l'extension de l'OTAN devait aller en même temps que l'élargissement de l'Union européenne - l'Allemagne se trouve à un moment d'affaiblissement. L'Allemagne sera donc difficilement en mesure de supporter le poids financier de l'élargissement qu'elle a voulu. Elle tendra donc à demander à ses partenaires de le faire à sa place, mais un partenaire comme la France sera d'autant plus en difficulté pour le faire que le degré d'imbrication de son économie avec l'économie allemande fait que toute crise prolongée outre-Rhin aura des conséquences prolongées sur l'économie française. Paris ne sera donc pas forcément plus à même que Berlin de financer l'élargissement. D'ailleurs, l'opinion française ne le voudrait pas.

Nous sommes donc début 2003 dans une situation paradoxale, certainement plus une situation d'"hégémonie douce" de l'Allemagne sur l'Union européenne. La question qui se pose maintenant est la suivante. Dans les années qui viennent, ne va-t-on assister à une forme de "paralysie douce" des institutions européennes à cause de la crise économique et sociale que va traverser l'Allemagne ?

L'Allemagne aura-t-elle les moyens de sortir rapidement et à peu de frais de la crise qu'elle traverse ?

P.V: Comment la France peut-elle se positionner dans ce contexte ?

E.H : Du point de vue français, nous nous retrouvons dans une situation qui est à la fois une ironie de l'histoire et très inconfortable. Il y aurait toutes les raisons de se sourire en disant: "l'Allemagne n'est plus invincible". Il y aurait surtout beaucoup de raisons de pleurer, parce que nos dirigeants ont cru pendant des décennies que l'Allemagne était absolument infaillible et que cela a coûté, par exemple du fait de la politique du " franc fort ", sous V. Giscard d'Estaing puis sous F. Mitterrand, plusieurs millions de chômeurs.

Aujourd’hui, la France ayant tellement mis d'elle-même dans la construction européenne, les dirigeants français ayant tellement exigé de leur peuple en la matière, son économie étant profondément imbriquée avec l'Allemagne, les Français ont plutôt intérêt à ce que l'Allemagne sorte au plus vite et au mieux de la crise.

Presque quinze ans après l'ouverture du Mur de Berlin, nous sommes dans la situation paradoxale d'une Allemagne affaiblie, en même temps que désireuse de continuer à jouer un rôle de pivot sur le continent européen, avec une France moins désavantagée vis à vis de l'Allemagne que ce que pensaient nos experts en 1990, mais en même temps totalement dépendante de la capacité de l'Allemagne à sortir de la crise. Il faut donc faire un bilan très mitigé des années écoulées depuis la chute du Rideau de fer, aussi bien du point de vue allemand que du point de vue français.

Paris a beaucoup déçu les pays d'Europe centrale et orientale

L'Allemagne continue à voir dans l'Europe centrale et orientale comme sa zone d'expansion naturelle de ses forces économiques et de son influence politique. C'est moins le cas de la France, pour des raisons à la fois géographiques et historiques. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la France est dans une position difficile vis à vis des pays d'Europe centrale et orientale. Elle serait à la fois appelée à devenir un partenaire important de ces pays, mais elle n'en a ni la volonté politique ni les moyens financiers. Durant les années 1990, il y avait dans les PECO une réelle attente vis à vis de Paris. Comme en témoigne une collaboration pour les nouvelles Constitutions, mais aussi des appels d'offre pour lesquels on attendait les Français.

Pologne. Crédits: Commission européenne

La France a de réels atouts, mais il a manqué la volonté politique, le dessein cohérent et des capacités financières à niveau.

Il faut dire que l'épargne française finançait la réunification de l'Allemagne et la reconstruction des länder de l'Est, via la politique du Franc fort et le jeu des taux d'intérêts… Cet argent là n'est pas allé dans d'autres directions qui auraient été plus profitables pour la France.

P.V : L'Allemagne a ainsi aspiré vers l'ex-Allemagne de l'Est les capacités financières françaises qui auraient été nécessaires à la France pour s'implanter en Europe centrale et orientale. Si cela avait été un plan, c'eût été génial.

E. H : La Bundesbank était tout à fait consciente du mécanisme et honnête vis-à-vis de la France. Elle a averti à l'époque le gouvernement français, dirigé par Pierre Bérégovoy et le Ministère de l'Economie et des Finances. La Bundesbank a dit en quelque sorte : "A cause des mauvais choix de politique monétaire faits par le gouvernement Kohl - en particulier l'échange 1 DM Est contre 1 DM Ouest - nous allons être obligés d'augmenter les taux d'intérêt de l'épargne de manière considérable. Cela sera extrêmement difficile à supporter pour l'économie française. Nous vous conseillons de descendre du train pour quelque temps, parce que cela va tanguer."

Berlin a su utiliser les peurs françaises

F. Mitterrand vieillissant, les gouvernements de Pierre Bérégovoy puis d'Edouard Balladur ont cru devoir tenir bon, "au nom de l'amitié franco-allemande". Le chancelier H. Kohl aurait probablement très mal pris que la France tire les conséquences des mauvaises décisions monétaires qu'il avait lui-même prises pour des raisons de gain politique à court terme. Si on ne peut pas dire qu'il y a eu en Allemagne un plan machiavélique contre la France, on peut dire qu'il y a eu à Berlin une disposition à instrumentaliser la peur française vis à vis de l'Allemagne. Après tout, si les capitaux français venaient financer la réunification ou si les capitaux étrangers qui auraient pu s'investir en France venaient en Allemagne, ce n'était pas une mauvaise chose. Cela faisait partie d'une "loi" de l'histoire qui voulait que l'unification de l'Europe soit le revers de l'unification de l'Allemagne. Bref, une sorte de bonne conscience impériale, sans machiavélisme mais témoignant d'une incapacité à prendre en compte les intérêts du pays voisin. C'est à dire faire preuve d'une véritable conscience européenne.

La Bundesbank a eu l'honnêteté de prévenir, après quoi chacun a pris en France ses responsabilités. Le chancelier H. Kohl a joué son jeu, "perso" comme diraient les enfants et personne en France n’a eu le courage, à l’époque, de lui dire son fait. Même Philippe Séguin et Jean-Pierre Chevènement ont fini par se rallier à l’euro. L'histoire sera probablement sévère avec H. Kohl, non seulement parce que, contre ses propres discours, il a fait passer l’intérêt de l’Allemagne avant celui de l’Europe, mais aussi parce que, privilégiant les décisions à court terme, il a desservi les intérêts de l’Allemagne à long terme. Il pourrait y avoir cinq millions de chômeurs en Allemagne fin 2003. Pour autant, les dirigeants français auraient pu dire à l'Allemagne : "L'Union Economique et Monétaire, oui, mais peut-être dans quatre ou cinq ans, quand vous aurez assaini vos finances". Cela n'a pas été fait.

Edouard Husson, Maître de conférences à l'université Paris IV

Entretien réalisé le 13 décembre 2002.

Manuscrit clos le : 1 er mars 2003

Copyright 20 mars 2003-Husson/www.diploweb.com

NDLR : Le 7 avril 2003, un extrait de ce document a été publié in La Quinzaine européenne, sous le titre "Les tentations allemandes sur Kaliningrad", n°36, page 10.

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  Date de la mise en ligne: avril 2003

 

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Biographie d'Edouard Husson, maître de conférences à l'université Paris IV

   

 

  Né en 1969

Activités scientifiques

Maître de conférences à l’université Paris IV.

Chargé de cours à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.

Correspondant de la revue L’Histoire.

Membre du comité de rédaction de la Revue d’Allemagne.

Membre du Conseil Scientifique du Centre de Documentation Juive Contemporaine et membre du comité de rédaction de La revue d’histoire de la Shoah.

Conseiller scientifique des Editions F.-X. de Guibert.

Activités antérieures

Janvier-juin 2001: Chercheur à l’Institut Historique Allemand de Paris.

1999-2000: Chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte (Munich, Allemagne).

1998-1999: Boursier de la Fondation Thiers.

1998 : Doctorat d’histoire (Université Paris IV).

1997-98 : Membre du Comité de rédaction de la revue Documents.

1995-1998 : Chargé de cours à l’université Strasbourg III (Centre d’Etudes Germaniques).

1993-1995 : Chercheur invité à l’Institut für Zeitgeschichte (Munich).

1992-1993: Service militaire à l’ENSOA (Saint-Maixent).

1992 : reçu à l’agrégation d’histoire.

1988-1992 : Ecole Normale Supérieure.

1986-1988 : Lettres Supérieures et Première Supérieure au Lycée Henri IV (Paris).

Publications :

Livres :

Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de République Fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949, Paris, Presses Universitaires de France, octobre 2000, préface de Ian Kershaw.

L’Europe contre l’amitié franco-allemande. Des malentendus à la discorde, Paris, F.-X de Guibert, 1998.

Une culpabilité ordinaire ? Hitler, les Allemands et la Shoah.Les enjeux de la controverse Goldhagen, Paris, F.-X de Guibert, 1997.

Préfaces :

- J.M. Keynes, "Les Conséquences économiques de la paix"; Jacques Bainville, "Les Conséquences politiques de la paix", collection Tel, éd. Gallimard, 2002.

- " La France, l’Angleterre et l’équilibre européen ", préface à la traduction francaise : John Laughland, La liberté des nations (voir-ci-dessous).

- Préface à la réédition de Joseph Billig, L’hitlérisme et le système concentrationnaire, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, octobre 2000.

- " Nietzsche, Marx et leurs épigones dans l’œuvre de Nolte ", préface à la traduction francaise : d’Ernst Nolte, Nietzsche champ de bataille, Paris, Bartillat, avril 2000.

- " Richelieu, Bismarck et la paix européenne ", postface à la traduction francaise : Jörg Wollenberg, Les trois Richelieu (voir ci-dessous).

Traductions :

John Laughland, La liberté des nations, Paris, F.-X. de Guibert, 2001. (Livre anglais : The Tainted Source, Londres, 1997).

Jörg Wollenberg, Les trois Richelieu. Servir Dieu, le roi et la raison, Paris, F.-X de Guibert, 1995 (préf. de Joseph Rovan) (Livre allemand : Richelieu. Kircheninteresse und Staatsräson, Bielefeld, 1977).

Une vingtaine d’articles dans L’Histoire, La Revue d’Allemagne, Documents, Francia, Le Débat. Plusieurs contributions au site géopolitique diploweb.com.

En cours :

-La crise du " modèle allemand ", à paraître aux Editions Gallimard.

- Biographie de Reinhard Heydrich (1904-1942), chef de la Gestapo, à paraître fin 2006 aux Editions F.-X de Guibert (France) et Schöningh (RFA).

   

 

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